Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre VII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 24-28).

CHAPITRE VII.

De l’accusation faite au roi du peuple de Languedoc en la ville de Beziers sur un nommé Betisac, trésorier au duc de Berry, pour les grandes extorsions qu’il avoit faites au peuple, et de sa confession, et comme il fut cruellement justicié en la dite ville.


Trois jours se tint le roi à Beziers en joie et en revel avec les dames et damoiselles avant que Betisac fût néant adhers ni demandé ; mais les inquisiteurs, qui commis y étoient par le conseil du roi, faisoient célement et secrètement enquête sur lui. Si trouvèrent par enquête plusieurs cas horribles sur lui, lesquels ne faisoient pas à pardonner. Or advint que, au quatrième jour que le roi eut là été, il fut mandé devant le conseil du roi et enclos en une chambre et examiné, et lui fut dit ainsi : « Betisac, regardez et répondez à ces cédules que véez-ci. » Lors lui furent montrées une grand’quantité de lettres et de complaintes, lesquelles avoient été apportées à Beziers et données au roi par manière de supplications, qui toutes parloient et chantoient du fol gouvernement de Betisac et des impressions et des extorsions qu’il avoit faites au peuple. Toutes lui furent lues en sa présence, l’une après l’autre. Aux unes répondit bien et sagement pour ses défenses, et aux autres non, et disoit de celles : « Je n’ai nulle connoissance ; parlez-en aux sénéchaux de Beaucaire et de Carcassonne et au chancelier de Berry. » Finablement pour l’heure il lui fut dit que pour le purger il convenoit qu’il tint prison. Il obéit et ce faire lui convint. Sitôt qu’il fut emprisonné, les inquisiteurs allèrent à son hôtel et saisirent tous les écrits et les comptes dont du temps passé il s’étoit entremêlé, et les emportèrent avecques eux et les visitèrent par grand loisir, et trouvèrent dedans moult de diverses choses et grands sommes de finances, lesquelles il avoit eues et levées du temps passé ens ès sénéchaussées et seigneuries du roi dessus dit, et les nombres si grands que les seigneurs, en oyant lire, en étoient tous émerveillés. Lors fut-il de rechef mandé devant le conseil et amené. Quand il fut venu, on lui montra ses escritps ; et lui fut demandé si toutes les sommes de florins qui levées avoient été de son temps ens es sénéchaussées dessus dites étoient bonnes, et quelle chose on en avoit fait, ni où tout pouvoit être contourné ni devenu. Il répondit à ce et dit : « Les sommes sont bonnes et vraies, et tout est tourné devers monseigneur de Berry et passé par mes mains et par ses trésoriers, et de tout je dois avoir et ai bonnes quittances en mon hôtel, en tel lieu. » On y alla ; et furent apportées devant le conseil et toutes lues, et se concordoient assez aux sommes des recettes. Adonc furent les inquisiteurs et le conseil tout abus, et Betisac remis en prison courtoise ; et parlèrent les consaulx ensemble sur cet état et dirent : « Betisac est net de toutes ces demandes que on lui demande ; il montre bien que toutes les levées dont le peuple se plaint, monseigneur de Berry les a toutes eues : quelle chose en peut-il, si elles sont mal allées ni mal mises ? »

À considérer raison, Betisac n’avoit nul tort en ses défenses et excusations, car ce duc de Berry fut le plus convoiteux homme du monde et n’avoit cure où il fût pris, mais que il l’eût. Et quand il avoit la finance devers lui, si l’employoit-il trop petitement, ainsi que plusieurs seigneurs font et ont fait du temps passé. Les consaulx du roi ne véoient en Betisac nulle chose pourquoi il dût mort recevoir, voir les aucuns et non pas tous ; car moyennement il y en avoit de tels qui disoient ainsi : « Betisac a fait tant de crueuses levées, et appovri tant de peuples pour accomplir le désir à monseigneur de Berry, que le sang humain du povre peuple s’en plaint et crie hautement, et dit qu’il a desservi mort ; car il, qui étoit es parties par deçà le conseil du duc de Berry, et qui véoit la povreté du peuple, lui dût doucement avoir remontré ; et si le duc de Berry n’y voulsist avoir entendu, il fût venu devers le roi et son conseil et leur eût remontré la povreté du peuple, et comment le duc de Berry les menoit ; on y eût pourvu ; et grandement il se fût excusé des amisses dont il est maintenant adhers et encoulpé. » Adonc fut Betisac remandé en une chambre devant le conseil. De rechef il fut moult fort examiné pour savoir que toutes ses finances pouvoient être devenues, car on trouva la somme de trente cents mille francs. Il répondit à ce et dit : « Messeigneurs, je ne le puis bonnement savoir : il en a mis grand’plenté en ouvrages et réparations de châteaux et hôtels, et en achat de terres au comte de Boulogne et au comte d’Estampes, et en pierreries ; ainsi que vous savez que telles choses il a acheté légèrement. Et si en a étoffé son état très grand que il a toujours tenu ; et si en a donné à Thibault et Morinot et à ses varlets autour de lui, tant qu’ils sont tous riches, » — « Et vous, Betisac, dit le conseil du roi, en avez-vous bien eu pour vos peines et services que vous lui avez faits cent mille francs à votre singulier profit. » — « Messeigneurs, répondit Betisac, ce que j’en ai eu, monseigneur de Berry me consent bien, car il veut que ses gens deviennent riches. »

Donc répondit le conseil d’une voix : « Ha ! Betisac, Betisac, c’est follement parler. La richesse n’est pas bonne ni raisonnable qui est mal acquise. Il vous faut retourner en prison et nous aurons avis et conseil sur ce que vous nous avez ici dit et montré : il vous faut attendre la volonté du roi à qui nous montrerons toutes vos défenses. » — « Messeigneurs, répondit Betisac, Dieu y ait part ! » Il fut remis en prison et là laissé, sans être mandé devant le conseil du roi, bien quatre jours.

Quand les nouvelles furent épandues parmi le pays que Betisac étoit pris de par le roi, et tenu et mis en prison, et que on faisoit enquête sur lui de toutes parts, et étoit la renommée telle que, qui rien lui savoit à demander si se trait avant, donc vissiez gens de toutes parts venir à Beziers et demander l’hôtel du roi, et jeter en place supplications et plaintes crueuses et douloureuses sur Betisac. Les aucuns se plaignoient que Betisac les avoit déshérités sans cause et sans raison ; les autres se plaignoient de force que il leur avoit fait de leurs femmes ou de leurs filles. Vous devez savoir que quand tant de divers cas venoient sur Betisac, les consaulx du roi étoient tous lassés de l’ouïr ; car à ce que les plaintes montoient, il étoit durement haï du peuple ; et tout lui venoit, à considérer raison, pour accomplir la plaisance et volonté du duc de Berry et pour emplir sa bourse. Les consaulx du roi ne savoient que faire ; car là étoient venus deux chevaliers de par le duc de Berry, le sire de Nantouillet et messire Pierre Mespin, qui apportoient et avoient apporté lettres de créance au roi ; et avouoient ces chevaliers, de par le duc de Berry ; tout ce que Betisac avoit fait du temps passé, et requéroit le duc de Berry au roi et à son conseil à r’avoir son homme et son trésorier.

Le roi avoit Betisac accueilli en grand’haine pour l’esclandre crueux et la fame diverse et crueuse qui couroit sur lui ; et s’inclinoient le roi et son frère à ce trop grandement qu’il fût perdu. Et disoient que bien l’avoit desservi. Mais les consaulx du roi ne l’osoient juger. Trop doutoient courroucer le duc de Berry. Et fut dit ainsi au roi : « Sire, au cas que monseigneur de Berry avoue tous les faits de Betisac à bons, quels qu’ils soient, nous ne pouvons voir, par nulle voie de raison, que Betisac ait desservi mort ; car du temps que il s’est entremis ès contrées de pardeçà, des tailles, des subsides et des aides asseoir et mettre, prendre et lever, monseigneur de Berry, en quelle instance il le faisoit, avoit puissance royale, comme vous avez pour le présent. Mais on pourra bien faire une chose selon les articles de ses forfaits, saisir tous ses meubles et héritages, et le mettre au point où premièrement monseigneur de Berry le prit, et restituer et rendre aux povres gens, par les sénéchaussées lesquels il a plus foulés et appovris. » Que vous ferois-je long conte ? Betisac fut sur le point d’être délivré, voire parmi ôtant sa çhevance, quand autres nouvelles revinrent en place ; je vous dirai quelles. Je ne sais, ni savoir ne le puis fors que par la connoissance de lui, si il étoit tel que il se jugea et dit : que il avoit été un grand temps hérétique et fait une moult merveilleuse chose et infortuneuse. Selon ce que je fus informé, on vint de nuit à Betisac pour le effrayer, et lui fut dit : « Betisac, vos besognes sont en trop dur parti ; le roi de France, son frère et le duc de Bourbon son oncle vous ont accueilli mortellement, car ils sont venus sur vous tant de plaintes diverses, de divers lieux, des oppressions que vous avez faites pardeça au temps que vous avez gouverné Languedoc, que tous vous jugent à pendre, ni vous ne pouvez passer pour votre chevance. On l’a offert au roi ; mais le roi, qui vous hait mortellement, a répondu que votre chevance est sienne et le corps aussi, et ne serez point longuement gardé ; nous le vous disons bien, car demain du jour on vous délivrera ; et supposons bien, par les apparences que nous en véons et avons vu, que vous serez jugé à mort. » Cette parole effraya trop grandement Betisac, et dit à ceux qui parloient à lui : « Ha ! Sainte-Marie ! Et est-il nul conseil qui y pût pourvoir ? » — « Oui, répondirent-ils ; de matin dites que vous voulez parler au conseil du roi ; ils viendront parler à vous, ou ils vous manderont. Quand vous serez en leur présence, vous leur direz : « Messeigneurs, je tiens Dieu avoir courroucé trop grandement, et pour le courroux que Dieu a sur moi me sourd cel esclandre. » On vous demandera en quoi ; vous répondrez que vous avez un grand temps erré contre la foi et que vous êtes hérite et tenez bien cette opinion. L’évêque de Beziers, quand il vous orra parler, vous chalengera et voudra avoir : vous serez délivré incontinent devers lui, car tels cas appartiennent à être éclaircis par l’Église. On vous envoyera en Avignon devers le pape. Vous venu en Avignon, nul ne se fera partie à l’encontre de vous, pour la doutance de monseigneur de Berry ; ni le pape ne l’oseroit courroucer. Par ce moyen que nous vous disons, aurez-vous votre délivrance, et ne perdrez ni corps ni chevanche. Mais si vous demeurez en l’état où vous êtes, sans issir jà du jour de demain, vous serez pendu, car le roi vous hait pour l’esclamasse du peuple dont vous êtes trop fort accueilli. »

Betisac, qui se confia sur cette fausse parole et information, car qui est en danger et en péril de mort il ne sait que faire, répondit : « Vous êtes mes bons amis qui loyaument me conseillez, et Dieu le vous puisse mérir, et encore viendra le temps que je vous remercierai grandement. » Cils se départirent, Betisac demeura.

Quand ce vint au matin, il appela le geôlier qui le gardoit, et lui dit : « Mon ami, je vous prie que vous allez quérir ou envoyez quérir tels et tels qu’il lui nomma, et lesquels étoient informateurs et inquisiteurs sur lui. » Il répondit : « Volontiers. » Ils furent signifiés que Betisac les demandoit en prison. Les informateurs vinrent, qui jà savoient espoir bien quelle chose Betisac vouloit ou devoit dire. Quand ils furent en la présence de Betisac, ils lui demandèrent : « Que voulez-vous dire ? » Il répondit et dit ainsi : « Beaux seigneurs, je ai regardé à mes besognes et en ma conscience. Je tiens grandement avoir Dieu courroucé ; car jà de long-temps ai erré contre la foi ; et ne puis croire que il soit rien de la Trinité, ni que le fils de Dieu se daignât oncques tant abaisser que il vînt des cieux descendre en corps humain de femme ; et crois et dis que quand nous mourons qu’il n’est riens d’âme. » — « Ha, Sainte-Marie ! Betisac, répondirent les informateurs, vous errez contre l’Église trop grandement. Vos paroles demandent le feu ; avisez-vous. » — « Je ne sais, dit Betisac, que mes paroles demandent, ou feu ou eau, mais j’ai tenu cette opinion depuis que j’ai eu connoissance, et la tiendrai toujours jusques à la fin. » Les informateurs n’en vouldrent pour le présent plus ouïr ; et furent espoir tout joyeux de ces paroles ; et commandèrent très étroitement au geôlier qu’il ne laissât homme ni femme parler à lui, afin que il ne fût retourné de son opinion ; et s’en vinrent devers le conseil du roi et leur recordèrent ces nouvelles. Quand ils les eurent ouïes, ils allèrent devers le roi, qui étoit en sa chambre et se levoit. Si lui dirent toute l’ordonnance de Betisac ainsi que vous avez ouï. Le roi en fut moult émerveillé et dit : « Nous voulons qu’il meure ; c’est un mauvais homme, il est hérite et larron. Nous voulons qu’il soit ars et pendu, si aura le guerdon de ses mérites ; ni jà, pour bel oncle de Berry, il n’en sera excusé ni déporté. »

Ces nouvelles s’épandirent parmi la cité de Beziers et en plusieurs lieux que Betisac avoit dit et confessé de sa volonté, sans contrainte, que il étoit hérite et avoit tenu un long temps l’opinion des boulgres[1], et que le roi avoit dit qu’il vouloit qu’il fût pendu et ars. Lors vissiez parmi Beziers grand’foison de peuple réjoui, car trop fort étoit haï et accueilli. Les deux chevaliers qui le demandoient de par le duc de Berry sçurent ces nouvelles. Si furent tout ébahis et émerveillés, et n’en savoient que supposer. Messire Pierre Mespin s’avisa et dit : « Sire de Nantouillet, je fais doute que Betisac ne soit trahi. Et peut-être secrètement on est allé à lui en prison et lui a-t-on informé de ce dire, et lui a-t-on donné à entendre que si il tient cette erreur, qui est horrible et vilaine, l’Église le calengera, et sera envoyé en Avignon et là délivré du pape. Ha du fol ! il est deçu, car jà oyez-vous dire que le roi veut qu’il soit ars et pendu. Allons, allons tantôt devers lui en prison, et parlons à lui et le réformons en autre état, car il est esvoyé et mal conseillé. »

Les deux chevaliers incontinent se départirent de leur hôtel, et vinrent devers la prison du roi, et requirent au geôlier que ils pussent parler à Betisac. Le geôlier se excusa et dit : « Messeigneurs, il m’est enjoint et commandé, et aussi à ces quatre sergens d’armes qui ci sont envoyés et commis, de par le roi, sur la tête, que nul ne parle à lui. Le commandement du roi ne oserions-nous briser. » Les chevaliers connurent tantôt que ils travailloient en vain et que Betisac avoit fait, et que mourir le convenoit, tant avoit-on tournoyé. Si retournèrent à leur hôtel et comptèrent, payèrent, montèrent et puis s’en retournèrent devers le duc de Berry.

La conclusion de Betisac fut telle que, quand ce vint à lendemain sur le point de dix heures, on le trait hors de la prison du roi, et fut amené au palais de l’évêque ; et là étoient les juges et les officiaux de par l’évêque et tous ceux de la cour. Le bailly de Beziers qui l’avoit tenu en prison dit ainsi aux gens de l’évêque : « Véez-ci Betisac lequel nous vous rendons pour bougre et hérétique[2], et errant contre la foi, et si il ne fût clerc nous eussions fait de lui ce que ses œuvres demandent. » L’official demanda à Betisac si il étoit tel que on leur rendoit, et que, oyant le peuple, il le voulsist dire et confesser. Betisac, qui cuida moult bien dire, et échapper parmi sa confession, répondit et dit : « Oui. » On lui demanda par trois fois, et par trois fois le connut tout haut, oyant le peuple. Or regardez si il étoit bien deçu et enchanté, car s’il eût toujours tenu sa parole et ce pourquoi il étoit pris et arrêté, il ne eût eu nul mal, mais l’eût-on délivré ; car le duc de Berry avouoit tous ses faits, tant que des assises, aides et extorsions lesquelles il avoit à son commandement mises et assises en Languedoc ; mais on peut supposer que fortune lui joua de son tour, et quand il cuida être le plus assuré sur sa roue, elle le retourna jus en la boue ainsi que elle en a fait tels cent mille depuis que le monde fut premièrement édifié et estauré. Betisac fut de la main du juge official rendu et remis en la main du bailly de Beziers qui gouvernoit pour le roi le temporel, lequel bailly, sans nul délai, le fit amener en la place devant le palais ; et fut si hâté Betisac qu’il n’eut pas loisir de lui répondre et desdire, car quand il vit en la place le feu et il se trouva en la main du bourreau, il fut tout ébahi ; et vit bien qu’il étoit deçu et trahi. Si requit en criant tout haut à être ouï, mais on n’en fit compte ; et lui fut dit : « Betisac, il est ordonné ; il vous faut mourir. Vos males œuvres vous amènent à male fin. » Il fut hâté, le feu étoit prêt. On avoit en la place fait lever unes fourches, et dessous ces fourches une estache et une grand’chaîne de fer, et au bout des fourches avoit une chaîne et un collier de fer. On ouvrit par une charnière le dit collier et lui fut mis au haterel, et puis reclos et tiré contre mont afin qu’il durât plus longuement. On l’enveloppa de cette chaîne autour de l’attache afin qu’il tînt plus roide. Il crioit et disoit : « Duc de Berry, on me fait mourir sans raison ; on me fait tort. » Sitôt qu’il fut lié à l’estache, on appuya autour grand’foison de bourrées et de fagots secs et on bouta le feu dedans. Tantôt les fagots s’allumèrent. Ainsi fut Betisac pendu et ars, et le pouvoit le roi de France voir de sa chambre si il vouloit. À cette povre fin vint Betisac. Ainsi fut le peuple vengé de lui, car au voir dire il leur avoit fait moult d’extorsions et de grands dommages depuis qu’il eut en gouvernement les marches de Languedoc.

  1. On appelait ainsi ceux qu’on accusait de professer le manichéisme. Cette doctrine avait passé de Grèce en Bulgarie et de là s’était répandue en Europe : c’est ainsi que le nom de Boulgres et Bulgares fut donné à ceux que l’église de Rome appelait hérésiarques. Les Albigeois avaient été, dans le siècle précédent, désignés par ce nom.
  2. Les manuscrits disent tantôt hérite et tantôt hérétique.