Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XL

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 197-200).

CHAPITRE XL.

Comment sire Jean Froissart arriva en Angleterre et du don du livre qu’il fit au roi.


Vérité fut et est que je, sire Jean Froissart, pour ce temps trésorier et chanoine de Chimai, séant en la comté de Hainaut et du diocèse de Liége, eus très grand’affectîon et imagination d’aller voir le royaume d’Angleterre, quand je, qui avois été à Abbeville, vis que les trèves étoient prises entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre, leurs conjoins et adhérens, à durer quatre ans par mer et par terre. Et plusieurs raisons m’émouvoient à faire ce voyage. La première étoit, pour ce que de ma jeunesse j’avois été nourri en la cour et hôtel du noble roi Édouard, de bonne mémoire, et de la noble roine Philippe sa femme, et entre leurs enfans et les barons d’Angleterre, qui pour ce temps vivoient et y demeuroient ; car toute honneur, amour, largesse et courtoisie j’avois vu et trouvé en eux. Si désirois à voir le pays. Et me sembloit en mon imagination que, si vu l’avois, j’en vivrois plus longuement ; car vingt-sept ans tous accomplis je m’étois tenu de y aller ; et si je n’y trouvois les seigneurs, lesquels à mon département j’avois vus et laissés, je y verrois leurs hoirs, et ce me feroit trop grand bien. Aussi pour justifier les histoires et les matières dont j’avois tant écrit d’eux. Et en parlai à mes chers seigneurs qui pour le temps régnoient, monseigneur le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande, de Zélande et sire de Frise, et à monseigneur Guillaume son fils, pour ces jours comte d’Ostrevant, et à ma très chère et honorée dame Jeanne, la duchesse de Brabant et de Luxembourg, et à mon très cher et grand seigneur, monseigneur Enguerrand, sire de Coucy, et aussi à ce gentil seigneur le chevalier de Gommignies, lequel, de sa jeunesse et de la mienne, nous étions vus en Angleterre en l’hôtel du roi et de la roine ; et aussi avoit fait le sire de Coucy et tous les nobles de France, qui à Londres tenoient ôtagerie pour la rédemption qui faite avoit été du roi Jean de France, si comme il est contenu en notre histoire et en ce livre bien derrière.

Ces trois seigneurs dessus nommés auxquels j’en parlai, et le sire de Gommignies et madame de Brabant, le me conseillèrent ; et me donnèrent toutes lettres adressans au roi et à ses oncles, réservé le sire de Coucy, car, pour ce qu’il étoit François, il n’y osa escripre, fors tant seulement à sa fille que pour lors on appeloit la duchesse d’Irlande. Et avois, de pourvéance, fait escripre, grosser et enluminer et recueillir tous les traités amoureux et de moralité, que au terme de trente-quatre ans je avois par la grâce de Dieu et d’amour faits et compilés[1] ; laquelle chose réveilloit grandement mon désir pour aller en Angleterre et voir le roi Richard d’Angleterre, qui fils avoit été au noble et puissant prince de Galles et d’Aquitaine ; car vu ne l’avois depuis qu’il fut tenu sur les fonts en l’église cathédrale de la cité de Bordeaux, car pour ces jours je y étois ; et avois intention d’aller au voyage d’Espaigne avecques le prince de Galles et les seigneurs qui au voyage furent ; mais quand nous fûmes en la cité de Dax, le prince me renvoya arrière en Angleterre devers madame sa mère. Si désirois ce roi Richard à voir, et messeigneurs ses oncles ; et étois pourvu d’un très beau livre et bien aourné, couvert de velours, garni et clos d’argent doré d’or, pour faire présent et entrée au roi. Et selon l’imagination que j’eus, j’en pris légèrement la peine et le travail, car qui volontiers fait et entreprend une chose, il semble qu’elle ne lui coûte rien. Et me pourvéis de chevaux et d’ordonnance, et passai la mer à Calais, et vins à Douvres le douzième jour du mois de juillet ; et quand je fus venu à Douvres, je n’y trouvai homme de ma connoissance du temps que j’avois fréquenté en Angleterre ; et étoient les hôtels tous renouvelés de nouvel peuple, et les jeunes enfans devenus hommes et femmes, qui point ne me connoissoient, ni moi eux.

Si séjournai là demi-jour et une nuit pour moi rafreschir, et mes chevaux ; et fut par un mardi ; et le mercredi, ainsi que sur le point de neuf heures, je vins à Saint-Thomas de Cantorbie voir la fierté et le corps saint[2] et la tombe du noble prince de Galles, qui là est enseveli très richement. Je ouïs la haute messe et fis mon offrande au corps saint, et puis retournai dîner à mon hôtel. Si entendis que le roi d’Angleterre devoit là venir le jeudi en pélerinage ; et étoit retourné d’Irlande où il avoit été en ce voyage bien neuf mois ou environ ; et volontiers visitoit l’église Saint-Thomas de Cantorbie, pour la cause du digne et honoré corps saint, et que son père y étoit ensepveli. Si avisai que je attendrois là le roi y comme je fis. Et vint à lendemain à très grand arroi et bien accompagné de seigneurs, de dames et de damoiselles ; et me mis entre eux et entre elles, et tout me sembla nouvel ; ni je n’y connoissois âme, car le temps étoit bien changé en Angleterre depuis le terme de vingt-huit ans ; et là, en la compagnie du roi, n’avoit nul de ses oncles, car le duc de Lancastre étoit en Aquitaine et les ducs d’Yorch et de Glocestre étoient autre part. Si fus du premier ainsi que tout ébahi ; car encore, si j’eusse vu ni trouvé un ancien chevalier qui vivoit, lequel fut des chevaliers et de la chambre du roi Édouard d’Angleterre, et étoit, pour le présent dont je parle, encore des chevaliers du roi Richard d’Angleterre et de son plus étroit et espécial conseil, je me fusse réconforté et me fusse tiré devers lui. Le chevalier on le nommoit messire Richard Stury. Bien demandai pour lui si il vivoit. On me dit, oil. Mais point n’étoit là, et séjournoit à Londres. Donc m’avisai que je me trairois devers messire Thomas de Percy, grand sénéchal d’Angleterre qui là étoit : si m’en acointai, et le trouvai doux, raisonnable et gracieux ; et se offrit pour moi à présenter mon corps et mes lettres au roi. De ces promesses je fus tout réjoui ; car aucuns moyens convient avoir, avant que on puisse venir à si haut prince que le roi d’Angleterre. Et alla voir en la chambre du roi si il étoit heure ; mais il trouva que le roi étoit retrait pour aller dormir ; et ainsi il me dit que je me retraisse à mon hôtel. Je le fis ; et quand le roi eut dormi, je retournai en l’hôtel de l’archevêque de Cantorbie où il étoit logé, et trouvai messire Thomas de Percy qui s’ordonnoit et faisoit ses gens ordonner pour chevaucher, car le roi vouloit chevaucher et venir gésir à Espringhe[3], dont au matin il étoit parti. Je demandai au dit messire Thomas conseil de mes besognes. Il me dit et conseilla que pour l’heure je ne fisse nul semblant de ma venue ; mais me misse en la route du roi, toujours me feroit-il bien loger, tant que le roi seroit assis en le pays où il alloit et il seroit, et tout son hôtel, dedans deux jours. C’étoit en un bel châtel et délectable, séant en la comté de Kent, et l’appeloit-on Ledes[4].

Je me ordonnai sur ce conseil et me mis au chemin ; et vins devant à Espringhe, et me logeai et fus logé d’aventure en un hôtel auquel il avoit logé un gentil chevalier d’Angleterre de la chambre du roi. Mais il étoit là demeuré derrière, au matin quand le roi se départit de la ville, pour un petit de douleur de chef qui prise lui étoit par nuit. Pour ce que le chevalier, lequel on nommoit messire Guillaume de l’Île, me vit étranger et des marches de France, car toutes gens de la Langue d’oil, de quelque contrée ou nation qu’ils soient, ils les tiennent François ; si se acointa de moi et moi de lui, car les gentils hommes d’Angleterre sont sur tous courtois, traitables et acointables. Si me demanda de mon état et affaire, et je lui en recordai assez ; et tout ce que messire Thomas de Percy m’avoit dit et ordonné à faire. Il répondit à ce, que je ne pouvois avoir meilleur moyen, et que le vendredi au dîner, le roi seroit à Ledes, et là trouveroit venu son oncle le duc d’Yorch.

De ces nouvelles fus-je tout réjoui, pour ce que j’avois lettres au duc d’Yorch ; et aussi, de sa jeunesse et de la mienne, il m’avoit vu en l’hôtel du noble roi Édouard son père, et de madame sa mère ; si aurois par ce moyen plus de connoissance, ce me sembla, en l’hôtel du roi Richard.

Le vendredi au matin nous chevauchâmes ensemble, messire Guillaume de l’Île et moi ; et sus notre chemin je lui demandai s’il avoit été en ce voyage d’Irlande avecques le roi. Il me répondit, oil. Donc lui demandai ce qu’on appelle le Treu Saint-Patris[5], si c’étoit vérité ce que on en disoit. Il me répondit que oil ; et que lui et un chevalier d’Angleterre, le roi étant à Duvelin, y avoient été, et s’y étoient enclos à soleil esconsant, et là demeurèrent toute la nuit, et à lendemain issus à soleil levant. Donc lui demandai des merveilles et nouvelles dont on raconte et dit qu’on y voit, si rien en étoit. Il répondit et me dit : « Quand moi et mon compagnon eûmes passé la porte du cellier, que on appelle le Purgatoire Saint-Patris, et nous fûmes descendus trois ou quatre pas, car on y descend ainsi que à un cellier, chaleur nous prit en les têtes ; et nous assîmes sur les pas qui sont de pierre ; et nous assis, très grand’volonté nous vint de dormir, et dormîmes toute la nuit. » Donc lui demandai si, en dormant, ils savoient où ils étoient et quelles visions leur vinrent. Il me répondit et dit : que en dormant ils entrèrent en imaginations moult grandes et en songes merveilleux ; et véoient, ce leur sembloit, en dormant, trop plus de choses qu’ils n’eussent fait en leurs chambres sur leurs lits. Tout ce affirmoient-ils bien. « Et quand au matin nous fûmes éveillés on ouvrit l’huis, car ainsi l’avions-nous ordonné[6], et issîmes hors, et ne nous souvint tantôt de chose nulle que nous eussions vu ; et tenons tout ce à fantôme. »

De cette matière je ne lui parlai plus avant, et m’en cessai, car volontiers je lui eusse demandé du voyage d’Irlande et lui voulois parler et mettre à voie[7] ; mais routes d’autres chevaliers vinrent qui parlèrent à lui, et je laissai mon propos ; et chevauchâmes jusques à Ledes. Et là vint le roi et toute sa route, et là trouvai monseigneur Aimond, duc d’Yorch. Si m’acointai de lui, et lui baillai les lettres du comte de Hainaut son cousin, et du duc d’Ostrevant. Le duc me reconnut assez, et me fit très bonne chère, et me dit : « Messire Jean, tenez-vous toujours de-lez nous et nos gens, nous vous ferons toute amour et courtoisie. Nous y sommes tenus pour la cause du temps passé et de notre dame de mère à qui vous fûtes. Nous en avons bien la souvenance. » Je le remerciai de ces paroles ; ce fut raison. Si fus avancé, tant de par lui que par messire Thomas de Percy et messire Guillaume de l’Île, et fus mis en la chambre du roi, et représenté à lui de par son oncle le duc d’Yorch. Lequel roi me reçut joyeusement et doucement ; et prit toutes les lettres que je lui baillai, et les ouvrit et legit à grand loisir ; et me dit, quand il les eut lues, que je fusse le bien venu, et si j’avois été de l’hôtel du roi son ayeul et de madame son ayeule, encore étois-je de l’hôtel du roi d’Angleterre.

Pour ce jour je ne lui montrai pas le livre que apporté lui avois, car messire Thomas de Percy me dit que point n’étoit heure, car il étoit trop occupé de grandes besognes ; car pour ces jours il étoit en conseil de deux grosses matières. La première étoit qu’il vouloit envoyer suffisans messages, tels que le comte de Rostelant, son cousin germain, le comte Maréchal, l’archevêque de Duvelin, l’évêque de Li[8], messire Louis de Cliffort, messire Henry de Beaumont, messire Hue le Despensier et plusieurs autres, en grand arroi et bonne ordonnance outre mer, devers le roi Charles de France ; et la cause étoit telle, que pour traiter du mariage de lui et l’ains-née fille du dit roi qui s’appeloit Isabel, laquelle avoit pours lors d’âge environ huit ans[9] ; et l’autre cause étoit que le sire de la Barde, le sire de la Téride, le sire de Pincornet, le sire de Chastelneuf, le sire de Lesque, le sire de Copane et les consaux de Bordeaux, de la cité de Bayonne et de Dax étoient venus en Angleterre devers le roi ; et le poursuivoient, et avoient poursuivi moult aigrement depuis son retour d’Irlande, à avoir réponse des requêtes, paroles et procès que mis avoient avant, sur le don que le roi d’Angleterre avoit donné à son oncle, le duc de Lancastre, des terres et seigneuries, sénéchaussées et baronies d’Aquitaine, ce que au dit roi et au royaume d’Angleterre en appartenoit, et en sa puissance et commandement s’étendoient ; car proposé avoient les barons dessus nommés et tous les nobles et prélats des sénéchaussées d’Aquitaine, et les consaux des cités et bonnes villes, que le don ne se pouvoit passer et étoit inutile, car toutes ces terres se tenoient du droit ressort et domaine de la couronne d’Angleterre ; et point ne s’en vouloient disjoindre ni départir ; et plusieurs actions raisonnables y avoient proposé et proposoient, lesquelles je déterminerai et éclaircirai en poursuivant la matière, quand temps et lieu sera ; mais pour avoir conseil de ces deux choses, qui assez grandes étoient, le roi d’Angleterre avoit mandé tous ses plus espéciaux prélats et barons d’Angleterre à être le jour de la Magdelaine en un sien manoir et lieu royal que on dit Eltem, à sept lieues anglesches de Londres et aussi de Dardeforde. Et le quatrième jour après que je fus là venu, le roi et tout son conseil, et le duc Aimond, son oncle, en sa compagnie, se départirent du chastel de Ledes, et chevauchèrent devers la cité de Rochestre pour venir à Eltem. Je me mis en leur compagnie.

  1. J’ai publié les meilleures de ces pièces dans le volume intitulé Poésies de Froissart. On trouve dans ce volume, à la suite du livre iv, celles des Poésies de Froissart qui sont relatives à sa propre vie.
  2. Le corps de Thomas Becket, devenu saint Thomas de Canterbury.
  3. Jones dit Ospringe.
  4. Leeds.
  5. Le trou ou purgatoire de Saint-Patrick. Dans une visite que je fis en 1818 dans le comté de Donnegal, j’y ai trouvé la ferveur pour ce pèlerinage aussi vive que jamais. Le purgatoire de Saint-Patrick est situé sur une fort petite île au milieu du lac Dergh, dans le comté de Donnegal, au nord de l’Irlande. Il consiste en une caverne de seize pieds de long sur deux de large, et si basse qu’un homme un peu grand ne saurait s’y tenir debout. C’est là, qu’après avoir jeûné pendant neuf jours et après une série infinie de processions et de génuflexions, les dévots viennent contempler les peines réservées aux âmes dans le purgatoire. Ils y restent pendant deux jours à ne prendre que de l’eau. Et là, si leur imagination troublée et leur corps affaibli ne leur donnent pas de visions, les moines des chapelles et couvens qui entourent le purgatoire peuvent aider au prestige.
  6. Les chevaliers pouvaient bien n’y passer qu’une nuit, surtout quand ils étaient anglais et avaient une bonne épée ; mais le peuple irlandais était obligé à bien d’autres cérémonies. Aussi avait-il des visions plus distinctes et plus variées.
  7. Froissart, quoique homme d’église, prend, comme on voit, plus d’intérêt aux faits historiques qu’aux contes dévots.
  8. Ély.
  9. On trouve dans les Fœdera de Rymer les instructions données à l’archevêque de Dublin, à l’évêque de Saint-David, au comte de Rutland, au comte Maréchal au sire de Beaumont et à William Scrope, chambellan du roi d Angleterre, pour se rendre en France au sujet de ce mariage. Elles sont datées de Leeds, 8 juillet.