Les Cinq/I/24. Deux invitations

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XXIV

DEUX INVITATIONS


Une heure après, Vincent Chanut était auprès de sa vieille mère. Il prenait volontiers ses conseils dans les circonstances difficiles. Non-seulement il lui rapporta la scène du réduit d’Arregui, mais encore, et dans tous ses détails, l’entrevue qui avait eu lieu le matin au logis de capitaine Blunt.

La vieille dame écouta avec une extrême attention.

— Et que vas-tu faire, mon fils Vincent ? demanda-t-elle.

— Ce que vous me conseilleriez, j’en suis bien sûr, bonne mère : J’irai au fond du Pernola quand je voudrai. Je vais le laisser de côté pour aujourd’hui et m’occuper de cette femme qu’Arregui appelait la Française, et que Laurent nomme Laura-Maria. Quelle qu’elle soit, je veux la mettre en face de M. de Tréglave !

Mme Chanut réfléchit un instant, puis répondit :

— Tu as raison, fils, je t’aurais conseillé cela.

Vincent se leva aussitôt et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu ? demanda la vieille dame.

— Chez elle.

— Où donc, chez elle ?

— À Ville-d’Avray.

— Je te le défends ! dit vivement Mme Chanut.

— Et cependant… commença Vincent.

— Cherche ailleurs ! interrompit la mère. Je le veux ! Qu’est-ce que je deviendrais sans toi ! Tu sais bien qu’elle a plus d’une demeure comme elle a plus d’un nom.

Vincent était revenu sur ses pas.

— Ce sera plus long, murmura-t-il.

— Ce sera plus sûr. La maison de Ville-d’Avray est isolée. On a dû la choisir tout exprès pour englober au bon moment ce jeune homme si terriblement riche. Il y a des assassins dans cette histoire-là : au moins deux…

— J’en connais trois.

— Si cet Italien et cette coquine allaient faire alliance ! Tu sais manier les assassins, fils, c’est ta partie, mais tant va la cruche à l’eau… J’ai toujours peur !

— Mère, je vous promets de ne pas sortir de Paris.

— Merci ! Et veille au grain des deux côtés ! Mets une cuirasse qui te couvre jusqu’au bout du nez…

— C’est convenu, mère.

— Tu ris, méchant garçon ! Il y a bien des héros dans les Victoires et Conquêtes qui ne sont pas moitié si braves que toi. Ce n’est pas pour t’arrêter au moins ce que j’en dis ; il faut aller au contraire grand train et tout droit, car j’ai idée que leur mécanique est montée, et si tu attendais à demain, peut-être qu’il serait trop tard.

M. Chanut lui donna une paire de gros baisers et descendit l’escalier quatre à quatre.

Vers ce même instant, capitaine Blunt rentrait à son campement de la rue des Minimes.

En principe, la façon de vivre qu’il avait choisie n’est peut-être pas le moyen le plus adroit de cacher la présence d’un étranger à Paris, mais jusqu’à présent le hasard l’avait assez bien servi et c’est à peine si quelques voisins s’étaient inquiétés de son installation plus que sommaire.

Il passait pour un original, ce qui arrange tout.

Il y a à dire d’ailleurs, en faveur de ce système du « bivouac en chambre, » que le danger d’exciter la curiosité de quelques locataires étonnés est compensé amplement par l’absence de tout espionnage domestique.

Et beaucoup de gens sages pensent qu’on ne saurait payer trop cher l’inestimable bien-être produit par l’absence de tout « bon serviteur. »

Capitaine Blunt trouva maître Édouard déjà revenu et couché bien tranquillement sur son cadre. Capitaine alla droit au lit, et comme Édouard avait les yeux grands ouverts, il lui tendit la main en disant :

— Nous avons eu beau temps pour notre promenade, aujourd’hui ?

Édouard retint la main qu’on lui donnait dans les siennes et demanda :

— Est-ce que vous ne m’embrassez pas, ami ?

— Si fait, répondit capitaine Blunt, pourquoi non ?

Et il se pencha pour mettre un baiser sur le front du jeune homme. Celui-ci dit encore :

— Ami, j’ai mérité d’être grondé, pourquoi ne me grondez-vous pas ?

— Te voilà qui prends l’âge d’un homme… commença Blunt, qui était triste, mais qui parlait avec une extrême douceur.

— Pourquoi, du moins, ne me demandez-vous pas où j’ai été ?

— Peut-être parce que je le sais, répondit cette fois Blunt dont les lèvres ébauchèrent un sourire.

Édouard lâcha sa main.

— Père, murmura-t-il, jamais je ne vous ai fait de questions…

— Vas-tu m’en faire ? interrompit Blunt.

Son regard était bon et semblait encourager.

— Non, répondit Édouard. Seulement, vous venez de le dire vous-même : Je prends l’âge d’un homme.

— C’est juste, et tu n’attendras pas longtemps désormais les comptes que j’ai à te rendre.

Édouard secoua la tête et dit :

— Mon père, je sais que je vous dois tout et que vous ne me devez rien.

— Tu te trompes, garçon, répliqua Blunt avec simplicité, je te dois le dernier prétexte que j’ai de vivre. Sans toi, que ferais-je en ce monde ?

Édouard se dressa sur son séant et lui jeta ses deux bras autour du cou.

— Si vous saviez comme je vous aime ! s’écria-t-il.

— Oh ! garçon, je m’en doute, fit Blunt en lui rendant son étreinte de bon cœur, mais il y a quelqu’un que tu aimes encore mieux que moi.

— Ma mère… balbutia Édouard.

— Je ne serais pas jaloux de ta mère. Ma meilleure espérance est de te mettre bientôt dans ses bras.

— Parlez-moi d’elle, je vous en prie !

— As-tu donc peur qu’on ne te parle d’une autre ? prononça tout bas capitaine Blunt. Ta mère est comme toi gravement, cruellement menacée…

— Ne me sera-t-il jamais permis de la défendre ?

— Tu ne pourrais, en ce moment, que grandir son danger.

Édouard laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Blunt s’assit au pied du lit. Il changea de ton pour demander :

— On causait, ici près, dans l’autre chambre, quand tu t’es éveillé ce matin.

— Oui, père, vous étiez avec ce M. Chanut.

— As-tu écouté ?

— Seulement pour savoir qui était là. Je m’étonnais que mon lit eût été changé de place.

— As-tu entendu ce qui se disait ?

— Quelques mots, oui.

— Avaient-il trait à une dame qui habite Ville-d’Avray ?

— Oui, père.

— Les as-tu répétés à la personne que tu accompagnais tantôt au bois de Boulogne ?

Édouard rougit légèrement, mais il répondit :

— Père, vos secrets sont à vous.

Capitaine Blunt prit un ton de bonne humeur.

— Quand on est amoureux… commença-t-il.

— Je ne suis pas amoureux de cette personne, interrompit Édouard dont la rougeur augmenta, mais qui ne semblait pas très-embarrassé, car il avait peine à s’empêcher de rire.

Blunt demanda, pour acculer du coup son adversaire :

— Alors, pourquoi la suis-tu, au risque de rouvrir ta blessure et de chagriner ton meilleur ami ?

— Parce que, répondit Édouard en baissant les yeux, cette fois, je suis amoureux d’une autre personne.

Tout cela, de part et d’autre, était affectueux, mais franc. Le pupille et le tuteur parlaient la bouche ouverte avec une égale netteté.

— Garçon, reprit capitaine Blunt, sans mettre de côté son bon sourire, quand nous avons quitté le pays là-bas, le pays de la guerre et de la chasse, dont tu savais déjà tous les secrets, malgré ta jeunesse, je te dis : Nous allons à Paris — une autre forêt que tu ne connais pas et que, moi, j’ai oubliée. Je te donne ta liberté…

— Liberté entière ! appuya Édouard gaiement.

— Liberté américaine ! c’est vrai, je ne m’en dédis pas. Mais pour moi, de mon côté, j’ai gardé la pareille. Tu as droit de folie, j’ai devoir de sagesse.

— Je suis le voyageur et vous êtes le gendarme, père, toujours prêt à me protéger pourvu que j’aie mon passeport.

— L’as-tu ?

— Tout frais signé et bien en règle, oui. Voulez-vous que je vous le montre ?

Maître Édouard plongea la main sous le revers de sa redingote et poursuivit :

— J’étais en train de le chercher pendant que vous inspectiez le bois de Boulogne.

Une ride se creusa entre les sourcils de Blunt. Il demanda :

— Laquelle de ces deux femmes est venue te voir en mon absence, pendant ta maladie ?

— Elles sont venues toutes les deux, père ; voici le passeport.

— L’une d’elles t’a-t-elle parlé de ta mère ?

— Elles m’ont parlé de ma mère toutes les deux.

Capitaine prit le passeport qu’Édouard lui tendait. C’était une carte d’invitation lithographiée où la date seulement, outre le nom du destinataire, était remplie à la main.

Elle disait : « Madame la marquise de Sampierre prie M. Édouard Blunt de lui faire l’honneur de passer la soirée chez elle le mardi 20 août. — On dansera. »

— Cet endroit-là ne t’a pas réussi, murmura Blunt.

— Je ne compte pas entrer par le saut de loup, répondit Édouard, effrontément câlin. Je vous promets de prendre la porte cochère.

— Tu es bien décidé à accepter cette invitation ?

— Oh ! oui, père. Ne me le défendez pas !

— C’est pour demain. Je ne te défends rien. Penses-tu être assez fort pour supporter cette fatigue ?

— Père, j’en suis sûr.

— C’est bien, garçon. J’ai reçu, moi aussi, une invitation pareille : si tu veux, nous irons ensemble à l’hôtel de Sampierre.