Les Cinq/I/31. L’écusson de Tréglave

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XXXI

L’ÉCUSSON DE TRÉGLAVE


La marquise Domenica n’aurait point su dire pourquoi ces paroles, qui semblaient destinées à la rassurer produisaient sur elle l’effet contraire et changeaient son inquiétude en terreur.

Laure étendit le bras pour rapprocher d’elle un guéridon volant dont la tablette de marbre à galerie supportait divers objets. Elle y prit un petit miroir à manche dont la poignée d’argent avait de fines ciselures, et un écrin de peau chagrinée.

Elle ouvrit l’écrin qui contenait une bague en or très-massive et de l’espèce dite chevalière.

Évidemment, cette bague ne pouvait convenir à sa main.

Elle devait appartenir ou avoir appartenu à un homme.

Le chaton, de forme ovale, portait un écusson gravé.

Une expression de peine, combattue par un religieux respect, envahit les traits de Laure au moment où elle toucha ces deux objets.

Elle baisa la bague comme si c’eût été une relique, puis elle la tendit à la marquise avec le miroir, en disant :

— Je veux dormir par vous, puisque je dormirai pour vous. Passez la bague au doigt annulaire de votre main droite et de cette même main vous me présenterez le miroir, droit devant moi, pour que j’y voie bien mes deux yeux.

Les doigts de Domenica frémirent un peu au contact du miroir magique. Ce ne fut rien ; le manche ne brûlait pas.

Mais quand elle prit la bague et que son regard rencontra les armoiries gravées sur le chaton, elle se sentit devenir froide.

La masse de sang qui, d’ordinaire, colorait si violemment son visage se retira d’un coup pour faire place à une mortelle pâleur.

Une étincelle passa entre les paupières demi closes de Laure.

La bague, paraît-il était plus magique encore que le miroir, car le choc éprouvé par Domenica fut visible et faillit la terrasser.

Elle resta comme éblouie ; un instant sa bouche béante n’eut plus de souffle.

Le rapide regard qui glissa entre les cils de Laure constata ce trouble, mais ce fut tout.

Laure ne parla point.

Sur ses traits, dont l’expression obéissait rigoureusement à sa volonté, l’œil attentif d’un observateur eût discerné peut-être une nuance de triomphe fugitif comme l’éclair.

Nous disons : peut-être.

Et nous parlons d’un observateur clairvoyant.

Mais la marquise Domenica ne brillait pas plus par le sang-froid que par la clairvoyance.

Quand cette bonne marquise, après une minute ou deux, eut enfin conscience de son trouble et frayeur de l’avoir laissé paraître, il était trop tard pour interroger le visage de sa compagne. Celle-ci avait l’air, en effet, de ne plus appartenir à notre monde et semblait absorbée dans ce recueillement qui précède tout acte solennel.

— Je suis prête, dit-elle en gardant cet air de souffrance grave et de résignation qui donnait à toute la scène une couleur si étrange, mettez la bague à votre doigt et tenez le miroir de façon à ce que je m’y puisse voir tout-à-fait en face.

La marquise obéit pour la bague mais négligea le miroir. Son regard restait rivé au chaton qu’un reflet de soleil faisait briller à sa main.

Ce n’était pas un bijou moderne. Les contours de l’écusson étaient tracés selon ces lignes robustes de la gravure ancienne, et les pièces de l’écu s’enlevaient vigoureusement sur le champ, émaillé de noir.

Héraldiquement, l’écu se blasonnait ainsi :

« De sable au cœur d’or, transfixé de trois glaives d’argent, le un en barre, le deux en pal, le trois en bande, cimier de chevalier-comte, devise : Tres in uno ; cri : « Tréglave pour mourir ! »

Domenica connaissait l’écusson, le cri, la devise et la bague.

— Eh bien ! fit Laure. J’attends.

Sa voix était brève et sèche.

La sueur perlait sous les cheveux de Domenica.

Une question vint jusqu’à sa lèvre, mais Laure ajouta impérieusement :

— Ne parlez plus, madame, je vous dis que j’attends !

La marquise saisit résolûment le miroir.

Un flux de sang revenait à ses joues, parce qu’elle pensait :

— Quand elle va dormir, je l’aurai tout entière en mon pouvoir, et je saurai !

Et ce n’était plus seulement à l’objet premier de sa visite qu’elle songeait en parlant ainsi.

Déjà, elle voulait davantage, car elle avait la foi robuste et la soif insatiable de connaître.

Et dans sa croyance, tout son passé était là maintenant, sous sa main, avec tout son avenir.