Les Cinq/I/50. Le baiser de Mylord

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L

LE BAISER DE MYLORD


Au moment où Mylord appela de l’autre côté de la porte, le marquis Giammaria était seul auprès de sa malle faite et fermée. Sur la table, à côté de lui, il y avait un passeport pour l’Angleterre, il attendait son fidèle Pernola qui allait partir avec lui.

Selon l’idée de Pernola, le départ devait avoir lieu en effet, mais le but du voyage n’était point le même pour les deux voyageurs.

Pernola comptait fuir à l’étranger avec son opulent portefeuille et envoyer beaucoup plus loin son noble parent, désormais inutile.

Nous savons que ce bon Pernola était parti le premier, et bien à contre-cœur, précisément pour l’endroit où il voulait dépêcher le marquis.

Celui-ci, en attendant l’heure de se mettre en route, étudiait un traité de médecine, et repassait la série des observations relatives à la section des deux carotides.

Son entrevue avec Édouard avait violemment réveillé sa manie.

À l’appel de Mylord, il brandit son livre et s’écria :

— Cette fois je vais confondre l’imposteur !

Il ouvrit. Mylord entra, le chapeau sur la tête et il dit :

— Mon père, Vous croyez m’avoir tué. L’intention vaut le fait. Je vous déteste, mais je suis vivant : regardez !

Le marquis resta bouche béante à l’examiner.

— Un autre ! balbutia-t-il après un silence ; celui-là ne ressemble pas à Roland, ni à Domenica, ni à personne !

— Je vous détesterai toujours, reprit Mylord, il faut que vous sachiez bien cela, mon père. Et si j’ai poignardé tout à l’heure Pernola, le scélérat qui voulait vous assassiner, c’est qu’il emportait mon héritage. Voici notre bien.

Il jeta le portefeuille gonflé sur la table, auprès du passeport.

Le marquis demanda :

— Est-ce par suite de la blessure que vous portez la tête penchée ?

— Je vous conseille, répliqua Mylord, dont l’œil se fit menaçant, de ne jamais me parler de la blessure, ni de ma tête penchée si vous voulez vivre longtemps !

Le marquis baissa les yeux d’un air pensif.

— Si l’enfant vit, murmura-t-il, c’est ainsi qu’il doit parler. L’autre ne mentait pas bien… mais je l’aurais aimé.

Il n’y avait d’autre émotion sur ses traits qu’un reste de surprise, et sa pensée travaillait froidement.

— Alors, reprit-il, vous avez mis à mort Giambattista ? C’est affaire entre vous et la loi. Que voulez-vous de moi ?

— Je ne veux rien de vous, répondit Mylord, je veux tout de mon droit. Les membres de votre conseil sont assemblés. Je vais me faire reconnaître. Venez avec moi si vous voulez.

M. de Sampierre sembla hésiter.

— J’étais accoutumé à Giambattista, murmura-t-il sans souci d’être entendu. L’autre imposteur l’avait accusé aussi de vouloir m’assassiner… et princesse Charlotte lui attribue la mort de Roland. Je ne sais pas ce qu’il faut croire. Il venait de Sicile… Son idée pour le notaire Rondi était bonne.

Il passa la main sur son front et ajouta :

— Est-il bien mort ? je voudrais le voir.

Mylord répondit :

— Venez, c’est votre route.

Il prit le flambeau qui était sur la table et sortit. M. de Sampierre le suivit.

Ils traversèrent ensemble le vestibule et les deux pièces dont il a été parlé : la chambre de Pernola et celle du médecin empoisonneur Leoffanti. Aux premiers pas qu’ils firent dans la galerie, Mylord s’arrêta pour éclairer le cadavre de Laure.

Elle était couchée tout de son long et admirablement belle dans la mort.

— Qui est cette femme ? demanda M. de Sampierre, et pourquoi l’avez-vous tuée ?

Mylord prit à terre un stylet baignant dans le sang. Il le tendit au marquis qui détourna la vue en disant :

— L’arme est sicilienne, c’est vrai, et Giambattista venait de Sicile… Pourquoi a-t-il tué cette femme ?

— Cette femme, dit Mylord, avait nom Laure-Marie Paléologue. C’est à elle que l’aîné de Tréglave avait confié le secret de la marquise Domenica, ma mère.

— Tréglave, répéta M. de Sampierre dont l’œil éteint eut un éclair.

Mylord poursuivit sa route et arriva à la petite pièce qui communiquait avec la grotte.

— Vous avez voulu voir, voyez ! dit-il en s’arrêtant devant le lit.

Pernola, mort en se débattant, était comme roulé sur lui-même. Sa chemise et son pantalon blanc avaient d’énormes taches rouges.

Le marquis prit le flambeau des mains de Mylord et regarda.

— J’étais habitué à lui, prononça-t-il doucement. Il a vécu vingt-cinq ans près de moi sans m’empoisonner… Tu as frappé deux coups, je suis médecin : le premier suffisait.

Il rendit le flambeau, en ajoutant :

— Montre-moi ta blessure. Tu es peut-être mon fils !

Mylord eut un ricanement et demanda :

— Est-ce que votre cœur parle, mon père ?

— Non, répondit M. de Sampierre. Quelque chose m’éloigne de toi. C’est l’autre que j’aurais choisi.

— Parce qu’il vous ressemble ? reprit Mylord brutalement : Moi, je ne vous ressemble pas, mais c’est égal, je suis votre fils et vous le verrez bien ! Vous n’aurez plus de conseil ni de tutelle, c’est moi qui vous gouvernerai… tout seul ! Regardez ma gorge, si cela vous amuse : j’ai d’autres preuves et d’autres témoins.

Il arracha sa cravate blanche qu’il froissa et jeta loin de lui en ajoutant :

— Ma toilette ainsi sera faite d’avance pour entrer au conseil de vos tuteurs, où ma mère m’attend.

M. de Sampierre écarta le col de la chemise. En se penchant pour examiner mieux, il appuya sa main par mégarde sur l’épaule déjà roide de Pernola. Il ne retira pas sa main.

— Oh ! oh ! fit-il, voilà qui change la thèse. La cicatrice est moins large. La grande carotide n’a pas dû être lésée ; l’autre… il y a doute. Ayez la bonté de lever un peu le flambeau, mon jeune ami, ceci est intéressant et curieux.

Il touchait, mesurait, examinait avec une ardeur, on doit le dire, toute scientifique.

— Mon ami, je vous remercie, dit-il en se redressant. Je suis avant tout un grand médecin. Je n’affirme rien, mais il n’y a pas impossibilité absolue. Il se peut, à la rigueur, que vous soyez l’héritier de Sampierre !

Mylord haussa les épaules et tourna le dos, disant :

— C’est un bien pauvre homme celui qui essaye de tuer un enfant naissant et qui ne peut pas ! Je ne vous hais plus, je vous méprise ; venez !

Il ouvrit la porte de la grotte. M. de Sampierre le suivit la tête basse et l’esprit troublé. Il pensait :

— Celui-là est dur comme le châtiment : ce doit être lui !

Aussitôt qu’ils eurent passé le seuil, l’air humide les frappa au visage, et à mesure qu’ils avançaient cet air humide s’imprégnait d’une intolérable odeur tiède et douce.

À l’endroit où le couloir débouchait dans la grotte, Mylord s’arrêta de nouveau. Il dit :

— Voici le lieu où nous avons livré bataille pour vous, mon père.

C’était, en effet, comme on se représente un coin, pris au hasard, dans un champ de carnage. Cinq cadavres étaient étendus dans la poudre grisâtre, entre le mur, tout brillant de salpêtre et le bassin à demi desséché.

Mœris et Moffray avaient été frappés en pleine poitrine.

Entre eux, le bandit Lamèche gisait la nuque fracassée.

Le corps du Poussah, couché sur le ventre, formait une masse énorme, sa main gauche déchirait la terre, cette terre du domaine de Sampierre qu’il avait si ardemment souhaitée ! sa main droite se crispait dans la chevelure crêpue du Hotteux dont il avait écrasé la tête contre le rebord du bassin.

Au-dessus de ce massacre, les stalactites maçonnées à la voûte pendaient piteuses et pleurant l’eau jaunâtre des infiltrations.

C’était Mylord qui avait donné la consigne aux quatre pratiques et cette consigne était double : outre capitaine Blunt, elle condamnait aussi le Poussah, Mœris et Moffray : place nette !

— Je ne connais pas ces hommes, dit le marquis, dont la voix chevrota cette fois : c’est trop… c’est horrible !

Il avait de la glace dans les veines.

— Pernola, répondit Mylord, avait dit à ces hommes que le pavillon renfermait un immense trésor, gardé par un vieil enfant, incapable de se défendre. Ils venaient vous tuer ; moi, je vous ai défendu.

Son regard, cependant, interrogeait l’ombre environnante, il semblait chercher avec inquiétude une chose qu’il ne trouvait point.

— Il paraît que j’ai échappé à un grand danger, murmura M. de Sampierre. Je comprends maintenant pourquoi Giambattista m’avait fait revenir ici. Voilà longtemps que le notaire Rondi est au cimetière de Catane, mais Giambattista savait attendre. Dès qu’il a eu mes signatures…

Il s’interrompit pour relever sur Mylord un regard où il y avait de l’effroi et du respect.

— Étiez-vous donc seul contre tous ces morts ? demanda-t-il. J’ai ouï dire que nos aïeux étaient des géants, mon fils Domenico.

— Non, répliqua Mylord, nous étions deux. Venez.

Il avait aperçu une ombre couchée, à une vingtaine de pas, en remontant vers l’entrée de la grotte qui donnait sur les bosquets.

Il marcha vivement de ce côté, toujours suivi par M. de Sampierre.

C’était encore un cadavre, mais autour de celui-là le combat avait dû être terrible. La terre, à une grande distance, était labourée de piétinements et toute diaprée de taches sanglantes.

Le mort était renversé sur le dos, les bras étendus en croix. Il avait dans sa main droite un de ces couteaux mexicains qui portent le nom de machete, et dont la lame restait noire dans toute sa longueur.

À mesure que la lumière approchait, on reconnaissait mieux l’énergique et bonne figure de capitaine Blunt, avec ses noirs sourcils et ses cheveux grisonnants, touffus et ras comme un velours. Deux couteaux restaient fichés dans sa large poitrine. Au pied d’une roche derrière laquelle ils s’étaient, sans doute, embusqués avant la bataille, Frotin et Renaud, les derniers soldats du Poussah, gisaient l’un sur l’autre.

Ils avaient tous les deux la tête fendue.

— Voici celui qui était un géant ! dit Mylord avec emphase, voici mon vrai père ! mon vaillant bienfaiteur : Laurent de Tréglave !

Il s’agenouilla auprès de capitaine Blunt, deux fois poignardé, et lui tâta le cœur.

— Il est mort ! prononça-t-il tout haut : Tréglave est mort ! Et je n’ai pu le sauver !

Mais tout bas, il ajouta en un blasphème :

— Le chien maudit ! Son cœur bat encore !

— Oh ! oh ! fit M. de Sampierre en se hâtant : Tréglave mort ! Je veux voir cela !

Il regarda le cadavre d’un œil haineux, et raillant pour la première fois peut-être de sa vie, il murmura :

— Rien que deux couteaux ! Il manque un des trois glaives de son blason !

— Allez ! ordonna Mylord avec un mépris indigné : Je ne veux pas lui donner le dernier baiser devant vous.

M. de Sampierre passa, rendu déjà à son indifférence.

Mylord arracha le couteau que tenait la main de capitaine Blunt et le lui planta dans le cœur.

— Il a ses trois glaives, maintenant, le compte y est ! dit-il en jetant le flambeau qui s’éteignit.

Il rejoignit le marquis à l’entrée de la grotte.

Au moment où tous les deux s’engageaient sous le bosquet, un homme et une femme sortirent de l’une des anfractuosités factices que l’architecte de la grotte avait pratiquées dans les parois.

La femme découvrit une petite lanterne, cachée sous sa mante. À cette lueur nous eussions reconnu l’aveugle de la cité Donon : celle qui avait nom autrefois Phatmi.

— Fils, dit-elle à son compagnon qui pleurait, notre Éliane est dans le ciel. Que sa dernière volonté soit faite. Cherche celui qu’il a frappé trois fois.

Joseph Chaix prit la lanterne. Son cœur se soulevait en sanglots.

L’aveugle et lui s’agenouillèrent auprès de capitaine Blunt, Phatmi, après avoir tâté ses traits, dit :

— Je reconnais Tréglave !

Elle déboucha une fiole qui répandit une odeur violemment aromatique et baigna d’abord les trois blessures, puis elle laissa tomber deux ou trois gouttes du liquide entre les lèvres du capitaine.