Les Cinq/I/54. Le dernier témoin

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LIV

LE DERNIER TÉMOIN


Vincent Chanut avait parlé. C’était chez lui, rue des Canettes, que Charlotte et Édouard avaient trouvé asile après l’incendie de la Folie-Gaucher.

Édouard et Charlotte savaient par lui l’histoire des Cinq et la biographie de Donat dit Mylord.

Au moment où le pauvre Vincent était tombé dans son propre escalier, sous le couteau du no 1, il allait chez capitaine Blunt pour lui rendre compte des événements de la journée et l’accompagner à l’hôtel de Sampierre.

Nous savons que Blunt, trompé par un faux avis, s’était rendu, ce jour-là même, à la maison de santé du marquis, située à quelques lieues de Paris. Le soir, à son retour, il avait trouvé, dans la serrure de sa porte, le modèle de calligraphie exécuté par Mylord avec toute la sûreté de main d’un élève de Jos. Sharp, sur la carte gravée de Vincent.

L’imitation était si parfaite que Blunt, reconnaissant l’écriture de M. Chanut, n’avait pas même conçu un doute.

À l’heure dite, il se trouvait au lieu indiqué, devant le saut de loup de Sampierre, où un guide qui se recommandait, bien entendu, du nom de Vincent, lui ouvrait la petite porte du parc, pour le conduire en plein guet-apens.

Nous savons le reste. Blunt avait eu contre lui non-seulement les quatre pratiques, mais aussi Mœris, Moffray et le Poussah.

Il avait succombé sous le nombre après s’être défendu comme un lion.

Et certes, la bataille aurait eu un tout autre résultat, s’il eût trouvé son fidèle revolver au moment de l’attaque.

Mais son guide avait été choisi parmi les plus adroits clients du père Preux et l’escamotage du revolver faisait partie de sa consigne.

Blunt n’avait eu pour combattre que son couteau mexicain…

Un grand mouvement de curiosité s’était produit parmi les membres du conseil à l’apparition de Zonza, suivant de si près les dernières paroles d’Édouard et de Charlotte.

Zonza avait annoncé l’arrivée de l’aveugle qui, disait-il, « n’était pas seule… »

Tous les regards se portèrent vers l’entrée ; chacun pressentait vaguement un coup de théâtre, et Mylord, sous son attitude tranquille, avait la fièvre du joueur qui se heurte à un « refait » quand il a risqué son va-tout.

La partie gagnée allait-elle recommencer ?

Domenica, harassée d’émotions, s’étonnait d’espérer encore et surtout de craindre.

M. de Sampierre, gardant cette attitude réfléchie qui est si étrange chez les fous, disait à ses voisins d’un ton sentencieux :

— Giambattista était très-bien élevé. À seize ans, il avait déjà détruit le bonheur de mon ménage et j’aurais juré qu’il était le meilleur gardien de mon repos… En somme qu’avait-il besoin de me tuer ? Il n’avait qu’à emporter les valeurs. Mais il était pressé ; l’âge lui venait. Je m’étais aperçu, depuis quelque temps, qu’il teignait sa moustache…

Il s’interrompit en un cri de surprise.

L’aveugle avait été introduite la première.

Au lieu de marcher vers l’intérieur de la chambre, elle s’était rangée de côté, sans donner attention à son nom de Phatmi qui avait jailli des lèvres de la marquise.

Derrière elle venait une civière que deux hommes portaient.

L’un des deux hommes était Joseph Chaix, l’autre Chopé, l’unique employé de l’administration du pauvre Vincent Chanut.

Tous deux, Joseph et Chopé, avaient les yeux gros de larmes qui ne venaient pas du même deuil.

L’un pleurait sa femme et l’autre son maître.

Sur le brancard était couché capitaine Blunt, dont la poitrine ressemblait à une cuirasse toute rouge, quoiqu’on y distinguât les circonférences élargies de trois énormes plaques de sang.

La stupeur de tous fit dans la chambre un grand silence, par-dessus lequel la voix du bal entra : musique sautante et joyeux murmures.

Édouard et la civière allèrent à la rencontre l’un de l’autre.

Capitaine Blunt avait les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine. Il semblait dormir dans sa bravoure robuste et sereine.

Les deux porteurs, arrivés au centre du salon, déposèrent le brancard sur le parquet et s’écartèrent.

Mylord se trouvait à droite de la civière, Édouard à gauche. Ils s’agenouillèrent tous les deux en même temps.

Et leurs regards se heurtèrent par-dessus le cadavre.

— Noble ami, dit Mylord, c’est pour moi que tu as perdu la vie !

Au son de sa voix, l’aveugle tressaillit.

Édouard, lui, resta silencieux. La parole s’étranglait dans sa gorge.

Charlotte voulut s’approcher de l’aveugle qui avait repris son immobilité, mais la marquise s’appuya sur elle en gémissant :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! celui qui ressemble à Roland n’a rien dit ! C’est toujours l’autre qui parle !

— Et toi, se reprit-elle toute frémissante en se voyant dans les bras de Mlle d’Aleix ; toi ! Carlotta !… Ma tête se perd, c’est certain ! Je t’aimais tant, ma fille… Et voilà que tu me regardes avec les yeux de Laure !

— Madame, dit Charlotte, je vous ai dit la vérité, et je n’ai pas trouvé créance devant vous. À quoi bon essayer encore ?… Désormais, c’est la servante qui va prononcer l’arrêt de ses maîtres ; c’est la pauvresse qui tient en sa main les millions ; c’est l’aveugle qui va faire la lumière. Écoutez Phatmi quand elle parlera.

Et c’était aussi le fou qui seul avait l’air de garder quelque présence d’esprit au milieu de la confusion générale. Ces braves seigneurs du conseil de famille offraient l’image du plus complet désarroi.

M. de Sampierre examinait avec beaucoup d’attention les trois taches empourprées qui teignaient toute la poitrine de Blunt, et dont les circonférences empiétaient l’une sur l’autre, comme feraient les cercles produits par trois pierres tombant dans l’eau du haut d’un pont. Il pensait :

— Avant le baiser de mon fils, il n’y avait que deux blessures. Qui donc a fait la troisième ?

Son œil clair et presque souriant fit le tour du tribunal. Il hocha la tête et demanda paisiblement :

— Ah ça ! pourquoi a-t-on apporté ici ce pauvre M. de Tréglave ?

Joseph Chaix et Chopé restèrent muets. L’aveugle dit au lieu de répondre :

— Giammaria Sampiétri, il y a vingt ans, la nuit du mois de mai l’enfant vivait encore et criait quand je le portai au frère de cet homme mort. Et votre femme était aussi innocente que l’enfant lui-même, Giammaria Sampiétri.

— Dans l’ordre des faits scientifiques, balbutia M. de Sampierre, il y a de singulières exceptions…

Il glissa un regard vers Domenica qui écoutait de tout son être.

— C’est l’homme mort lui-même qui nous a ordonné de l’apporter en ce lieu, reprit l’aveugle. Il a pu parler ; il a dit ; « Vivant ou décédé, je veux rendre à Domenica Paléologue le dépôt que mon frère Jean a reçu d’elle ».

On entendait le souffle qui sortait des poitrines.

Domenica était demi-pâmée dans les bras de Charlotte.

Édouard, affaissé sur lui-même, avait sa tête tout contre le visage déjà froid de Blunt, le vieil ami qui lui avait si longtemps tenu lieu de père.

Ce fut encore Mylord qui parla ; il dit :

— Noble cœur ! sa mort ressemble à sa vie !

Comme la première fois, sa voix donna un frémissement à l’aveugle.

Elle tira de son sein une petite cassette plate, en bois noir, qu’elle ouvrit avec lenteur.

Elle la donna à Joseph Chaix qui marcha vers la marquise.

— Regardez cela, maîtresse Domenica, dit l’aveugle, et souvenez-vous !

La cassette contenait un mouchoir brodé, jauni par le temps, déchiré en deux dans toute sa longueur et maculé d’une tache noire qui avait la forme d’un croissant.

Dès que le regard de la marquise l’eut touché, elle s’écria en retrouvant toute sa force :

— C’est à moi ! je le reconnais ! je l’avais déchiré pour bander la blessure de mon petit enfant chéri !

Elle vint s’agenouiller du même côté qu’Édouard, et ce fut, certes, sans y prendre garde.

Elle porta la main du mort à ses lèvres avec un pieux respect.

M. de Sampierre eut un geste d’impatience.

— Après, bonne femme ! dit-il. Puisque j’ai un fils, je veux le connaître. Ils sont deux, et il y a deux cicatrices…

— Mère bien aimée, disait en même temps Mylord à la marquise, je savais tout cela par M. de Tréglave…

La voix de l’aveugle l’interrompit.

— Ils sont deux, répondit-elle au marquis : Je vais vous apprendre lequel des deux est l’imposteur, lequel est le vrai Sampierre. Celui qui a parlé trois fois…

Elle s’interrompit et fit un pas vers le centre de la salle ; elle semblait hésiter.

— Écoutez ! s’écria Mylord. Celle-là va dire la vérité ! J’en fais serment !

Et certes, il n’était pas besoin de réclamer le silence.

Le vol d’une mouche eût fait bruit, au milieu de toutes ces curiosités attentives.

— Celui qui a parlé trois fois, répéta Phatmi avec un douloureux effort, est mon fils à moi, mon fils Yanuz qui a tué son père et qui va tuer sa mère avant d’aller à l’échafaud. Dieu nous a punis, Petraki et moi, parce que nous avions fait à sa gorge cette marque qui devait le rendre riche.

Elle se tut. Il y eut un murmure parmi les membres du conseil.

Mylord dit en montrant Édouard de son doigt qui ne tremblait pas :

— C’est celui-là qui est Yanuz ! Cette femme s’est trahie : elle veut faire la fortune de son fils !

— Phatmi dit vrai ! s’écria la marquise qui jeta ses bras autour du cou d’Édouard : Voilà mon Domenico bien-aimé ! je le sais, je le sens !… je le veux !

L’aveugle fit le tour de la civière et marcha sur Mylord qui se mit à pâlir.

L’écume lui venait aux lèvres, il murmura :

— On ne tue jamais assez…

Tout à coup, quelque chose brilla dans sa main. Il saisit le portefeuille qui restait sur la table du conseil et sauta par-dessus le brancard en brandissant un couteau.

Il frappa. Édouard tomba, mais Charlotte, plus prompte que l’éclair, avait détourné l’arme.

Du second bond, Mylord, renversant Joseph et Chopé qui lui barraient le passage, atteignit la porte.

— J’ai les millions ! dit-il en franchissant le seuil. Bonsoir, mes parents !

Mais on le vit reculer en poussant un cri de rage.

Il y avait tout un bataillon d’agents dans le corridor.

Chopé, relevé, lui noua ses deux bras autour du corps par derrière.

— Tiens le bien, garçon ! dit la voix de M. Morfil qui perça les rangs de ses hommes et montra sur le pas de la porte sa bonne petite figure ronde, entourée de cheveux blancs hérissés. Quel gaillard ! Depuis que je suis dans la partie, je n’ai jamais vu besogne pareille à celle qu’il a taillée cette nuit !