Les Cinq/II/14. La petite porte

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XIV

LA PETITE PORTE


La réflexion fit évanouir bien vite le sourire du marquis.

— Prenez garde ! dit-il. Jamais je ne consentirai à user de certains moyens.

— Quels moyens, mon noble ami ? demanda Pernola. Avez-vous cru que j’allais vous proposer un faux, à vous, Sampierre, moi, Sampiétri ? Fi donc ! Il y a dans mon cœur encore plus de respect que d’affection… Lors de notre dernier séjour à Sampiétri de Sicile, c’est-à-dire plus d’un an avant votre interdiction, j’allai trouver le notaire Rondi et je le chargeai de rédiger sept contrats de vente, s’appliquant à vos cinq grands domaines d’Italie, à votre palais de Naples et à votre vico de Catane. Je lui fis entendre que vous étiez résolu à placer votre fortune entière en immeubles français, par suite de votre naturalisation. Il dressa les actes et je lui en soldai le prix à la condition qu’il me les remettrai non-seulement signés par lui et son collègue, mais encore régularisés et portant mention des divers enregistrements. — De cette sorte, lui dis-je, M. le marquis n’aura plus qu’à signer lui-même avec ses acquéreurs…

— Et le vieux Rondi consentit à cela ? dit M. de Sampierre avec un étonnement qui frisait l’incrédulité.

— Quand nous ferons nos comptes, nous deux, mon cousin, répartit Pernola, vous saurez combien l’obligeance du notaire vous coûta. En attendant, voici les actes ; examinez-les : s’ils sont en règle, j’ai sauvé votre fortune, voilà tout.

En parlant, il avait ouvert un placard qui contenait une assez grande quantité de papiers. Il en retira un dossier et le tendit à M. de Sampierre.

Celui-ci examina les sept contrats avec l’attention d’un connaisseur. Il n’eut pas de peine à voir que les signatures du notaire Rondi étaient bonnes. À cet égard, Pernola avait dû dire la vérité.

Chaque vente était faite en due forme. Il y avait sept acquéreurs différents, dont les signatures étaient au bas, sous mention du prix payé comptant. Les sept noms étaient inconnus au marquis.

— Qui sont ces gens-là ? demanda-t-il.

— Il vous importe peu, répondit Giambattista qui lui tendit sept contre-lettres, portant les mêmes signature et déclarant que chaque acquéreur, ayant agi en vertu d’un mandant, reconnaissait M. de Sampierre comme propriétaire réel des biens vendus.

Quand le marquis eut achevé son examen, il dit :

— Je ne vois rien de mal à ce qui a été fait, puisque je suis, en conscience, le maître légitime de ces choses. Devant les tribunaux, ces divers contrats auraient certainement valeur, ou, du moins, pour en obtenir la rescision, il faudrait une longue et difficile procédure. Nous sommes à l’abri d’un coup de main, et il ne manque plus que ma signature : Donnez-moi ce qu’il faut pour signer.

Malgré tout l’empire qu’il avait sur lui-même, Pernola fut obligé de tourner la tête brusquement pour cacher sa joie.

C’était le dernier pas, et il l’avait cru plus difficile à franchir.

Il revint au placard pour y prendre une écritoire et une plume. Sa figure, quand il la montra de nouveau, était redevenue de marbre.

— Mon cousin, dit-il cependant, mon bien-aimé maître, je vous prie de réfléchir mûrement avant de m’honorer par la plus grande preuve de confiance qui puisse être donnée à un homme. Rendez-vous compte du mandat que vous me conférez. Je vais rester dépositaire de tous ces papiers, — de tous ! y compris même les contre-lettres ; sans quoi, tout ce que nous avons fait serait inutile…

Giammaria l’interrompit d’un geste, prit la plume et la trempa dans l’encre.

— Vous avez fait preuve de capacité, Battista, dit-il, c’est certain, mais de là à m’apprendre quelque chose, il y a loin. Je sais ce que je fais.

Il lui toucha la joue du revers de sa main et signa le premier contrat.

Les autres suivirent, et tout en signant il disait :

— Je voudrais voir la grimace que va faire la bande des sacripants en trouvant nos sequins changés en feuilles sèches !

Quand il eut achevé, Pernola lui baisa la main. Il y avait dans toute sa personne une apparence de grave recueillement.

— Giammaria, dit-il, je prends désormais la responsabilité des événements, car vous m’avez confié l’avenir entier de Sampierre. Vous allez être un prisonnier dans votre propre maison. Je vous demande deux heures pour les mesures à prendre. C’est moi qui servirai votre repas, personne ne doit vous approcher : je me défie de tous… Je vous laisse cette arme, au cas où quelqu’un tenterait de pénétrer jusqu’à vous.

Il déposa un revolver sur la table, et comme M. de Sampierre le regardait avec étonnement :

— Ce sont des heures de crise, continua-t-il. La vaillance n’exclut aucune précaution. Demain vous serez hors de France, et tout danger aura disparu.

En parlant, il avait plié avec soin les bordereaux de la banque d’Angleterre et les contrats de vente. Tout tenait dans son grand portefeuille.

— Ceci, dit-il avec emphase, doit être caché à cent pieds sous terre !

Le marquis était impressionné à la manière des enfants qui écoutent une mystérieuse histoire. La fièvre lui venait petit à petit.

— Par le corbac ! s’écria-t-il, le premier bandit qui se montre, je lui brûle la cervelle ! Vous avez bien fait de m’armer !

Pernola mit un doigt sur sa bouche et gagna la porte.

— À bientôt ! fit-il en passant le seuil.

Et sitôt qu’il eut disparu, la clef tourna deux fois dans la serrure au dehors.

Resté seul, M. de Sampierre se mit à marcher à grands pas. Son cerveau malade s’exaltait de plus en plus.

Le jour était haut encore, mais le soleil avait tourné. Les persiennes closes restaient désormais à l’ombre. Il régnait dans la chambre une véritable obscurité.

M. de Sampierre se promena pendant deux ou trois minutes presque au pas de course, puis il s’arrêta brusquement et dit :

— Il m’est venu quelquefois à l’idée que Giambattista était le roi des coquins.

Le son de sa propre voix sembla l’effrayer encore plus que l’idée émise. Il regarda tout autour de lui et frissonna.

— C’est lui qui me garde ! pensait-il ; c’est lui qui va me servir mon repas ! Roland de Sampierre est mort ici. Je suis prisonnier… Et je suis d’or !

Un sourire voulut naître autour de sa lèvre, qui se crispa en une grimace de terreur. Il répéta par deux fois :

— Je suis d’or ! je suis d’or ! Il y a plus de vingt ans que Battista me compte et me recompte comme une montagne d’écus qui doit être son bien. Ces autres sont alentour qui rôdent. Et si je tendais les bras vers la justice, elle dirait : c’est un fou ! — Non ! je ne suis pas fou ! — Alors, pourquoi as-tu joué la folie, assassin !…

Ses cheveux blancs dressés s’agitaient sur son crâne comme si un grand vent les eût secoués. Il toucha le revolver qui était sur la table, mais il le rejeta avec la précipitation qu’on met à lâcher un fer chaud. Puis il s’élança vers une des croisées en étouffant un cri de délivrance…

Qu’importait la porte fermée à double tour ? Il y avait là quatre issues pour une. Mais au premier effort que M. de Sampierre fit pour ouvrir les persiennes, il reconnut qu’elles étaient solidement maintenues au moyen d’un système de serrurerie dont il n’avait pas le secret.

Cette précaution pouvait avoir été prise dans l’intérêt de sa propre sûreté, mais le courant de ses idées allait vers la défiance. Il saisit une des planchettes pour en éprouver la force et sentit au toucher qu’elle, était doublée de fer.

Du haut en bas, toutes les autres planchettes avaient sous le bois une bande de fer solidement rivé. Ces persiennes étaient plus robustes que les meilleurs volets de chêne plein.

L’épouvante de M. de Sampierre fut tout d’un coup portée à son comble. Un spasme étrangla sa gorge et il dit :

— C’est l’histoire de tout à l’heure : l’histoire de l’homme qui s’était réfugié dans la mort !

Ses deux mains convulsives pressèrent son front où la sueur coulait à grosses gouttes glacées.

— J’espérais en Carlotta… murmura-t-il plaintivement.

Ce nom mit une lueur dans son regard.

— Carlotta ! répéta-t-il. Roland me disait : « Elle vient me voir… » Et je n’écoutais pas ; il me semblait que c’était sa fièvre qui parlait. Il me disait encore :

« Chaque fois qu’elle me donne à boire, le déchirement de mes entrailles s’apaise… » Et il me montrait l’issue par où Charlotte pénétrait ici… Car c’était ici : dans cette chambre… Et il me suppliait de ne pas révéler son secret à Giambattista…

Son regard monta jusqu’au portrait de Roland, et il balbutia :

— Roland ! je ne l’ai pas tué, celui-là ; mais je l’ai laissé mourir !… Par où donc venait Carlotta, pauvre chère fille ?

Ses yeux interrogèrent la boiserie. Pendant qu’il cherchait ainsi, sa pensée, qui tournait à tous vents, revint à Pernola, et il se dit :

— Je ne lui ai jamais révélé le secret de Roland et de Carlotta. J’ai bien fait ! La pauvre main pâle de Roland me montrait le panneau, à gauche de l’alcôve, et il me disait : « Elle vient par là. »

Il traversa la chambre sur la pointe des pieds, et comme s’il eût craint l’espionnage de quelque surveillant invisible. Du premier coup, guidé par son souvenir, éveillé vivement, il porta la main à l’endroit exact que le geste du jeune comte Roland lui avait désigné sans doute autrefois.

C’était le cœur d’une rose appartenant à la guirlande de fleurs sculptées qui décorait la boiserie.

Le cœur de la rose céda sous la pression, et une étroite portion du panneau, placée immédiatement sous le portrait, qui avait un voile, roula sans bruit, montrant un couloir obscur par où souffla une bouffée d’air froid renfermé.

M. de Sampierre eut un sourire à l’adresse de Pernola absent.

— Cousin, dit-il, voilà un tour que vous ne connaissez pas ! Je suis libre !

— J’ai peut-être tort, se reprit-il soudain en refermant le panneau, Battista est un bon parent. J’ai été à sa merci bien des fois… Oui, mais il n’avait pas une fortune dans sa poche : ma fortune ! Combien de millions lui vaudrait mon enterrement ? Ah ! si j’avais mon fils !…

Sa tête tomba sur sa poitrine. Il se remit à marcher de long en large, lentement d’abord, puis à grands pas.

Au bout de quelques minutes, il s’arrêta court en disant :

— Je donnerais tout l’or du monde pour douter !… Je veux examiner encore une fois la blessure et voir si les deux carotides furent tranchées…

Il se trouvait juste en face du portrait sans visage. Il dépouilla sa redingote, retroussa ses manches et chargea sa palette en un clin d’œil. Aussitôt que ses préparatifs furent achevés, il se mit à peindre avec une activité singulière, il allait droit devant lui, son pinceau courait sans hésitation et pour ainsi dire sans pensée. On eût dit qu’une force machinale le poussait, ou mieux qu’il savait par cœur sa routine.

Aussi, malgré l’obscurité croissante qui régnait dans la chambre, la besogne allait avec une étonnante rapidité.

Au théâtre de la Porte-Saint-Martin, Mélingue exécutait sa statue d’Hébé en vingt minutes, et il est vrai de dire que la statue était fort belle. En trois fois moins de temps, M. de Sampierre eut achevé sa tâche : il est encore vrai d’ajouter que ce n’était pas un chef-d’œuvre, bien au contraire.

Mais, malgré tout, c’était vivant et frappant. Le nuage manié, avec de brutales énergies, se transforma et s’anima. De sa masse confuse une tête sortit ; une tête de jeune homme qui n’était pas celle du comte Roland, mais qui lui ressemblait : une tête que nous connaissons bien pour l’avoir vue deux fois : une fois au saut de loup du trou Donon et dans le taudis de la Tartare, une autre fois sur le lit de camp, au bivouac en chambre de capitaine Blunt ; — la tête du jeune maître Édouard.

Sous la tête, à la place où d’ordinaire la cravate se noue, M. de Sampierre brossa en trois coups de pinceau une plaie rouge et béante, puis au moyen d’un travail plus appliqué, il réduisit graduellement cette énorme blessure, la soigna, la ferma, la guérit, et en fit la représentation exacte d’une chose que nous connaissons très-bien encore : la cicatrice à nous montrée avec tant de complaisance sur le canapé de la belle Laure, par Donat, no 4, dit Mylord, couché, la gorge nue, dans la pose d’Endymion.

M. de Sampierre, tout entier à ce travail, qui le tenait passionnément attentif, n’avait pas prononcé une parole. Quand il eut achevé, il s’éloigna d’un pas pour voir l’effet, et dit entre ses dents :

— Le premier venu des chirurgiens de campagne n’aurait pas besoin d’y regarder à deux fois pour dire qu’une pareille blessure ne se pourrait fermer qu’à l’aide d’un miracle. J’ai encore le scalpel. La rouille qui reste sur la lame marque une profondeur de deux centimètres trois quarts. Les carotides furent tranchées toutes deux ! Et Battista a raison : l’enfant est mort… Je jure qu’il est mort !

Un mouvement presque imperceptible se fit non loin de lui au moment où il se rapprochait de la toile pour déposer sa palette et ses pinceaux. Ce mouvement muet lui échappa.

C’était la boiserie qui bougeait avec sa guirlande de fleurs sculptées.

Le panneau, situé sous son propre portrait, à gauche de l’alcôve, rentrait lentement, comme s’il se fût ouvert de lui-même et montrait de nouveau le couloir obscur par où princesse Charlotte venait autrefois rendre visite à son cousin Roland.

Dans la baie de la porte masquée, une figure de jeune homme se dessina vaguement sur le fond noir.

Et derrière cette figure, on devinait plutôt qu’on ne voyait un profil de jeune fille.

À cet instant, les deux fenêtres donnant sur la grande avenue brillèrent. Le soleil qui avait tourné le pavillon, envoyait ses rayons obliques aux persiennes.

La toile du chevalet s’éclaira en même temps que la figure encadrée dans la baie de la porte.

Ici et là, c’était le même visage.

On pouvait juger de la ressemblance. L’original et la copie étaient à dix pas l’un de l’autre.