Les Cinq/II/21. Numéro 1

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XXI

NUMÉRO 1


La colère qui brûlait dans les yeux de Mlle d’Aleix depuis qu’on parlait de cette femme à qui elle donnait le nom de Vaudré et qu’Édouard appelait Mme Marion s’éteignit tout à coup.

Le sang abandonna ses joues. Édouard crut qu’elle allait tomber, car elle chancelait, pâle comme une morte. Il voulut la soutenir entre ses bras, elle le repoussa d’un geste désolé pour se laisser glisser à deux genoux.

— Je vous ai tout dit, murmura-t-elle, dites-moi tout. Qu’importe ce que je puis croire ? qu’importent mes pressentiments ? Il s’agit de vous, il ne s’agit que de vous. Je suis prête à aimer ceux que je détestais hier, pourvu qu’il vous aiment. Mais je veux être sûre qu’ils vous aiment… Écoutez-moi, Édouard, reprit-elle avec une tristesse persuasive : dans cette maison, j’ai fait un douloureux, un rude apprentissage. Je me laisserais guider par vous aveuglément dans ces solitudes inconnues du nouveau monde, où vous saviez diriger vos pas, mais ici, à Paris, dans ce coin de Paris où se joue un drame énigmatique et inouï, j’ai un sens qui vous manque, une expérience et des instincts que rien n’a pu vous donner encore. Vous m’avez juré que vous m’aimiez : se confier à celle qu’on aime, à celle qui donnerait sa vie cent fois pour vous épargner une douleur, n’est-ce pas juste ? Parlez, Édouard, je vous en prie !

Il l’avait relevée dans un élan d’ardente confiance, mais comme il se taisait, elle répéta d’une voix pleine de tendresse :

— Moi, il m’eût été impossible de vous rien cacher, et je vous ai tout dit !

— Sur ma parole, s’écria Édouard, je sens que vous avez raison, et après tout, le reste de l’univers n’est rien pour moi en comparaison de vous, Charlotte, mon amour adoré. Croyez bien cela par-dessus toute chose : je n’aime que vous, je ne puis aimer que vous, et je vous aime comme jamais fou n’a idolâtré son rêve. Est-ce que je sais dire ce que je tenterais pour vous ?… Mais voilà : ne me regardez pas ainsi, je vous en prie, vous me feriez perdre le peu de bon sens qui reste dans ma pauvre tête.

— Est-ce donc si difficile de parler vrai à celle qu’on aime ? demanda Mlle d’Aleix, dont le sourire appelait un baiser.

Le baiser vint, et ne vint pas seul. Et, parmi ces caresses, Édouard disait de la meilleure foi du monde :

— Eh oui, c’est difficile ! en vérité, bien difficile ! on va essayer pourtant, puisque vous le voulez. Par où commencer ?… Elle a été bonne pour moi, c’est certain ; elle est venue me chercher jusqu’en un lieu où les femmes comme elles ne vont guère. Et si vous saviez comme elle avait honte d’être là !… Elle a travaillé, elle travaille encore pour moi, et je devrais être en route à l’heure qu’il est pour l’aller rejoindre…

— Ah ! fit Mlle d’Aleix qui dévorait ses paroles, impatiente d’y trouver ce qu’il n’y mettait point encore, elle vous attend ?

— Elle doit m’attendre, puisque j’avais promis.

— Et c’est à Ville-d’Avray qu’elle vous attend ?

— Il est certain aussi, d’un autre côté, poursuivit Édouard au lieu de répondre, qu’elle a été déjà accusée devant moi, accusée gravement, d’une chose terrible, épouvantable… Mais c’est si impossible ! Et si absurde ! Les viragos qui courent les champs d’or, là-bas, je les ai vues, je les connais. Elles lui ressemblent si peu ! et l’abominable coquine qui tua mon père Jean sur le Rio-Gila aurait le double de son âge, pour le moins… Ce Chanut est un pauvre bonhomme qui gagne son argent comme il peut !

Charlotte n’osait plus interrompre. Elle laissa passer le nom de Chanut sans broncher.

— Tout cela n’empêche pas, continua Édouard, que j’ai désobéi pour elle à mon père Blunt, c’est mal… et que vous me mettez martel en tête, vous, Charlotte, à qui je crois comme en Dieu. Seulement pour se confesser, il faut savoir, et je vais vous dire tout franchement ce qui m’embarrasse. Sans cela, parbleu ! j’aurais déjà fini : Ce n’est pas l’envie qui me manque… Vous est-il arrivé d’avoir dans l’esprit quelque chose que vous croyez clair comme le jour et qui s’embrouille quand vous voulez l’exprimer ? C’est mon cas. Tout à l’heure, je pensais garder un secret, maintenant, j’ouvre mon sac et il me semble qu’il n’y a plus rien dedans. Assez de préambule ! comprenne qui pourra, je lâche tout ! Mme Marion ne m’a pas bien expliqué les raisons qu’elle a de m’aimer, mais elle en a, et c’est très-sérieux… Vous savez, si vous me regardez avec cet air consterné, je m’embrouillerai davantage… Elle est la veuve d’un homme considérable dont elle ne m’a pas dit le nom, mais de quel droit l’aurais-je interrogée ? Je crois qu’elle a un profond dévouement pour ma mère, ou peut-être même qu’elle est payée par ma mère. Vous savez que ma mère a fait des recherches…

— Je sais, dit Charlotte, voyant qu’il hésitait. Vous ne vous trompez pas : Mme Marion a été, en effet, employée par la marquise.

— Elle a le moyen de se reconnaître au milieu des imposteurs… car il y a beaucoup d’imposteurs…

— C’est trop vrai !

— On en fabrique, à ce qu’il paraît, des petits Domenicos ! Et madame la marquise, ma mère, n’a pas la tête très-solide, est-ce encore vrai ?

Mlle d’Aleix baissa les yeux.

— Nous sommes tous comme cela dans la famille, il faut en prendre son parti, poursuivit Édouard. Ce fut par ce M. Chanut que j’entendis parler pour la première fois des Cinq… Ce n’est pas beau d’écouter aux portes, mais j’aurais peut-être mieux fait d’écouter plus longtemps, ce jour-là. J’aurais appris… Savez-vous ce que c’est que les Cinq, vous, chérie ?

— Oui, répondit Mlle d’Aleix.

— Par qui le savez-vous ?

— Par le comte Pernola. Vos ennemis se font la guerre entre eux, Édouard, et ce sera votre salut, si vous devez être sauvé.

— Les Cinq ne sont pas du tout nos ennemis, chérie, et c’est là où je vois clairement que vous vous trompez. Les Cinq sont, au contraire, mes amis, mes vrais amis.

— Qui vous le fait croire ! demanda Charlotte. Elle ? toujours elle ?

Édouard eut un sourire moitié important, moitié embarrassé.

Un instant, il retint une parole qui pendait à sa lèvre, puis enfin :

— Je suis un des Cinq ! prononça-t-il tout bas, et comme on laisse tomber un argument irréfutable.

— Vous ! balbutia Mlle d’Aleix, stupéfaite.

— Je suis leur chef, appuya Édouard, jouissant de cet étonnement. L’association est fondée autour de moi et pour moi : c’est moi le no 1 !

Les bras de Charlotte tombaient.

— Et que veulent-ils faire de vous ? dit-elle.

— L’héritier, naturellement, repartit Édouard. J’ai mon armée en cas d’embûches. Vous comprenez bien que le grand trésor est gardé ; ils m’ont prévenu que les choses n’iront pas toutes seules. Si je ne m’explique pas très-clairement, c’est que je perds un peu le fil. Quand Mme Marion me parlait, hier, le plan me paraissait limpide comme de l’eau de roche… Et voyez jusqu’où va ma confiance en vous : lisez cela.

Il avait ouvert son portefeuille et tendait à Charlotte un pli, non timbré à la poste.

Mlle d’Aleix l’ouvrit et lut ces mots, tracés par une main inconnue :

« Pour le no 1. — Convocation à Ville-d’Avray. Départ de une heure et demie. »

— Et vous comptez aller à ce rendez-vous ? demanda Charlotte.

— Parbleu ! fit Édouard en serrant son pli. Quand même je n’en aurais pas eu l’idée vous me l’auriez donnée. Depuis dix minutes seulement, je sais jusqu’à quel point Mme Marion disait vrai, en accusant le comte Pernola d’être un malfaiteur.

La sueur perla sous les cheveux de Mlle d’Aleix, qui songeait à la mission que M. Chanut lui avait donnée : retenir Édouard à tout prix.

— Connaissez-vous au moins vos compagnons ? demanda-t-elle encore.

— C’est aujourd’hui que je vais faire leur connaissance.

Il consulta sa montre qui marquait cinq minutes après une heure.

— Je suis en retard, dit-il en faisant un pas vers la porte.

— Arrêtez ! cria Charlotte. Au nom de Dieu ne me quittez pas !

Et par une inspiration soudaine, elle ajouta au hasard :

— Édouard, je vous en prie… ce n’est pas votre vie que vous jouez, c’est la mienne !

Il se retourna, elle lui jeta ses deux bras autour du cou en murmurant :

— J’ai peur. J’ai été imprudente parce que vous m’aviez promis d’être mon défenseur. Je comptais que vous ne m’abandonneriez pas quand j’ai déclaré la guerre. Pernola m’a menacée ; vais-je rester seule en face du danger ?

— Pernola est absent… voulut objecter Édouard.

Un bruit de roues se fit dans la grande allée.

Charlotte s’élança vers la fenêtre et recula, échangeant sa feinte épouvante contre un effroi réel.

À travers les troncs d’arbres, elle venait d’apercevoir ce singulier cortège qui ressemblait à un convoi funèbre : Giambattista en avant, la tête découverte, et la berline marchant au pas entre Lorenzin et Zonza.

— Le voilà ! dit-elle en revenant vers Édouard, et je crois qu’il ramène un mort !

Toute tremblante qu’elle était, elle entraîna Édouard hors de la chambre, dont elle referma la porte avec soin.

Ils traversèrent en toute hâte la porte d’entrée, puis celle où avait couché le docteur sicilien pendant la maladie de Roland. Ils arrivèrent ainsi dans le corridor communiquant avec la grotte, assez à temps pour voir M. le marquis de Sampierre descendre de voiture devant le perron du pavillon. :

Mlle d’Aleix se serra contre Édouard. Ils restèrent muets tous les deux.

Quand M. de Sampierre eut franchi le perron, Charlotte dit :

— Il n’y a qu’un instant, je vous ai montré le portrait de votre père. L’avez-vous reconnu ?

— Il a l’air doux et bon, pensa tout haut Édouard… Oui, je l’ai reconnu, quoique les cheveux noirs du portrait aient blanchi sur sa tête.

— L’homme qui l’a reçu chapeau bas, poursuivit Charlotte, est celui qui a tué votre frère.

Et sentant Édouard frémir sous cette parole, elle ajouta avec énergie :

— Domenico-Maria, ne désertez pas votre poste ! L’heure approche, je vous le dis, où vous allez avoir à combattre, non pas au loin, mais ici même, pour venger ceux qui sont morts, et pour défendre ceux qui sont en danger de mourir !