Les Cinq/II/22. Entre deux portes

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XXII

ENTRE DEUX PORTES


Là-bas, dans l’armée hardie des Européens qui livrent la bataille de l’aventure, au pays d’or, entre les montagnes et l’Océan pacifique, Édouard Blunt, tout jeune qu’il était, avait des chevrons et pouvait tenir tête aux plus rudes soldats du désert. À Paris, ce n’était qu’un enfant ; l’expérience la plus élémentaire lui faisait défaut et il avait été pris du premier coup par cette illusion, propre à tous les sauvages, soit qu’ils arrivent de la Patagonie ou simplement de Landerneau, illusion qui consiste à se dire : « Je devine Paris, je l’ai percé à jour d’un coup d’œil. Je suis plus fort que Paris ! »

Édouard avait eu deux grandes affections auxquelles se mêlaient une confiance et un respect sans bornes : ses deux pères Blunt, comme il les appelait.

La mort de John Blunt (Jean de Tréglave) était le principal deuil de son existence et il avait reporté sur capitaine Blunt toute la tendresse de son cœur. Son admiration seule égalait cette tendresse profonde.

Il faut dire aussi que capitaine Blunt était un roi parmi les guerriers d’aventure : Achille et Ulysse à la fois, ayant du désert toutes les audaces et toutes les subtilités.

À Paris, l’affection d’Édouard tenait bon, mais le prestige avait disparu. Capitaine Blunt, dans nos rues, ne savait plus son chemin ; pour faire dix pas, il payait un guide.

Or, les échappés de Landerneau ou de Tombouctou sont tous les mêmes. Chacun d’eux ne se trompe que pour soi. Au moment précis où ils se disent dans la naïveté de leur orgueil : « J’ai deviné Paris, » ils regardent en pitié leur voisin qui n’entend goutte à Paris.

Pour Édouard, c’était une affaire jugée : Capitaine Blunt était noyé dans Paris, dont le niveau passait à cent pieds au-dessus de sa tête !

Il y avait entre le père et le fils une émulation, presque une querelle : Nous savons que capitaine Blunt, à tort ou à raison, avait laissé Édouard dans la plus complète ignorance au sujet de ses propres affaires, à lui Édouard ; il l’avait traité en petit garçon, dans une bien bonne intention sans doute, mais ce n’en était pas plus flatteur.

Quelle triomphante revanche que d’arriver un matin non-seulement avec le secret deviné, mais avec la position conquise et le droit de s’écrier : « Père, pendant que vous pataugiez, moi, je marchais, pendant que vous cherchiez, je trouvais ! »

Voilà les riches étrennes que Paris, si dur au malheureux capitaine Blunt, avait offertes à ce conquérant d’Édouard, non pas une fois, mais deux fois, et toujours par des mains adorables. Rien au monde n’était si charmant que Mme Marion, sinon Charlotte d’Aleix. Édouard n’avait que l’embarras du choix.

Dussions-nous perdre l’héritier de tant de domaines valaques et de tant de palais italiens dans l’esprit de nos lecteurs, nous sommes bien forcés d’avouer que les habiletés de fraîche date d’Édouard penchaient un peu du côté de Mme Marion. Cette frérie des Cinq, organisée mystérieusement pour le combat, avait goût de guerre indienne et l’attirait d’une façon irrésistible.

En somme, qu’avait-il vu de Paris, un coin bizarre où se nouait l’intrigue compliquée d’un roman plus chargé d’incidents et de surprises que les récits de Cooper lui-même. : un roman où son imagination s’égarait dans mille routes emmêlées, au lointain desquelles il ne retrouvait, quand il regardait en arrière, que deux jalons debout : une paire de coups de couteau.

Les Cinq lui semblaient bons pour faire campagne dans ce Paris, ainsi compris et jugé, c’étaient des soldats et surtout des guides.

Mais sous l’ignorance de l’enfant dépaysé il y avait un esprit droit et un cœur vaillant. Le devoir était ici, du même côté que l’amour. Édouard donna un soupir de regret aux savantes combinaisons de la châtelaine de Ville-d’Avray et se résigna à manquer le train.

Il se devait à Charlotte menacée.

Avant même que M. le marquis de Sampierre, conduit par Pernola, eût fait son entrée dans la chambre aux portraits, Mlle d’Aleix, revenue dans le corridor avec Édouard, toucha la boiserie du fond, à un point que rien ne désignait d’une façon apparente : la boiserie s’ouvrit aussitôt, montrant le couloir obscur que nous avons vu déjà par son autre extrémité, quand M. de Sampierre avait pesé sur le cœur de la rose sculptée.

Le couloir, entre la chambre de Roland et le corridor, avait juste la profondeur du mur. Il n’était pas assez large pour que deux personnes pussent y tenir de front. Sur un signe de Charlotte, Édouard y entra ; elle l’y suivit. La porte fut refermée sur eux sans bruit.

— Quelle obscurité ! murmura Édouard. C’est plus noir ici que dans la grotte !

— Chut ! fit la jeune fille. C’est dans cette nuit que vous allez voir le jeu de votre principal adversaire. Écoutez.

Elle n’avait pas achevé que les pas du marquis sonnèrent sur le parquet de l’autre côté de la porte. Pendant quelques instants il y eut trois personnes dans la chambre, puis le valet Sismonde ayant été congédié, M. de Sampierre et son dévoué cousin restèrent seuls.

La prédiction de Mlle d’Aleix ne se réalisa pas tout d’abord. Les paroles prononcées arrivaient, il est vrai, distinctes, à l’oreille des deux écouteurs, mais ces paroles, tantôt insignifiantes, tantôt obscures comme des énigmes, ne disaient rien à l’intelligence d’Édouard Blunt.

Il en fut ainsi jusqu’au moment où M. de Sampierre ordonna de fermer les persiennes. Pernola ayant alors annoncé la voiture de la marquise, Charlotte rouvrit la seconde porte précipitamment et entraîna Édouard vers une fenêtre du corridor, d’où il put voir le visage de sa mère. Charlotte guettait son impression, il rougit légèrement.

— Elle a l’air bon, dit-il, comme il avait fait pour le marquis.

Mais il ajouta cette fois :

— Je l’aimerai.

Quand ils rentrèrent dans l’entre-deux des portes, c’était Pernola qui parlait. Mlle d’Aleix passa la première et se mit aux écoutes sans vergogne. Au bout de quelques minutes, les voix baissèrent tout à coup leur diapason.

— Avez-vous compris ? demanda Charlotte sans se retourner.

On ne répondit point. Elle jeta un regard en arrière ; Édouard n’était plus là.

Aux premiers pas qu’elle fit hors de l’entre-deux, elle le vit immobile, appuyé contre la fenêtre du corridor.

Il songeait, et certes, ce n’était point à ce qui se passait de l’autre côté de la cloison.

— Ne me grondez pas, dit-il, je suis fort, je suis brave, je crois en vous… mais nous serions si heureux là-bas ! Je ne pense qu’à cela : Partons !

— Quand nous aurons accompli notre devoir, répliqua Charlotte, nous songerons à notre bonheur. Voulez-vous m’obéir, oui ou non ?

— Oui, aujourd’hui et toujours.

— On n’entend plus rien derrière la porte ; ils se sont éloignés ou bien ils parlent bas. Ce qui se dit dans cette chambre, il faut que je le sache, et je le saurai, mais je veux votre parole que vous resterez ici, donnez-la moi.

— Je vous la donne.

— Merci, et à bientôt !

Du bout de la galerie elle lui envoya un baiser.

Ce n’était pas une des gazelles du parc de Sampierre que Pernola avait entendue quand son inquiétude éveillée l’avait fait quitter son siège pour se rapprocher des persiennes closes. Il y a un pas encore plus léger que celui des gazelles, c’est le pas des jeunes filles.

Charlotte, abritée sous la fenêtre même, au ras du mur, échappa au regard de l’Italien. Elle avait juré d’entendre ; elle entendit. Quand elle quitta son poste d’observation, elle savait que Giambattista Pernola tenait en portefeuille les fortunes réunies de Paléologue et de Sampierre.

Elle savait en outre que le marquis Giammaria, roulé dans la notion exagérée de son impuissance comme un poisson dans une nasse, n’essaierait même plus de se défendre.

Et enfin, elle devinait que ce malheureux homme, inutile désormais comme une sacoche vide ou une grappe dont le pressoir a exprimé tout le jus, était condamné à disparaître : le voyage de Londres ne devait pas avoir d’autre but.

En ceci, Charlotte se trompait. Dans la pensée du fidèle Pernola, son bien-aimé cousin et maître n’était même pas destiné à aller jusqu’à Londres.

Quand Pernola sortit du pavillon, il avait la tête haute. Ces reliques qu’il portait lui donnaient un légitime orgueil. Quelque chose en lui disait : « Je vaux dix fois mon pesant d’or ! »

Il se dirigea vers l’hôtel d’un pas qui n’était plus le sien, tant il avait de majesté. Charlotte aurait donné beaucoup pour tenir dans sa poche l’anneau des contes de fées qui rend invisible. À défaut de talisman, elle avait son courage. Glissant d’arbre en arbre le long de la grande avenue, elle suivit Pernola, sans être aperçue, jusqu’aux abords du perron.

Devant le perron se trouvaient plusieurs voitures alignées ; un groupe de laquais galonnés stationnait au bas des marches. Mlle d’Aleix reconnut avec étonnement les livrées de Comnène, de Lusignan, de Courtenay et de Rohan.

Au lieu de traverser les parterres, elle les tourna et resta cachée derrière les buissons, se rapprochant de la maison autant que le lui permettait le dessin des massifs.

Elle vit Pernola gagner l’aile gauche où il avait son logis et faire signe à son valet Zonza qui entra avec lui.

Zonza ressortit le premier ; il gagna les écuries en courant. Peu de temps après, Pernola, redescendant à son tour, se dirigea vers le perron et entra dans les grands appartements. Il avait changé son costume de voyage et ne portait plus sur lui ce volumineux paquet qui gonflait naguère la poche de sa redingote.

Dès qu’il eut passé la grande porte, Mlle d’Aleix traversa bravement les parterres, monta l’escalier qui conduisait au logis privé de Pernola et sonna. Lorenzin vint lui ouvrir et sourit en l’apercevant.

— Princesse, dit-il, monsieur le comte regrettera bien de ne s’être pas trouvé chez lui…

Charlotte l’interrompit en disant :

M. Chanut vous souhaite bien le bonjour… Où M. le comte a-t-il envoyé Zonza ?

— Porter une lettre à Ville-d’Avray, répondit l’Italien sans sourciller.

— À qui ?

— Au Poussah.

— Zonza a-t-il emporté d’autres papiers ?

— Non, le paquet du pavillon est sous clef.

— Donnez-moi ce qu’il faut pour écrire.

Elle traça quelques lignes rapidement et reprit :

— Sauriez-vous trouver M. Chanut à cette heure ?

— Si le gibier est à Ville-d’Avray, répliqua Lorenzin, le limier doit guetter dans le bois de Fausse-Repose.

— Voulez-vous vous charger de cette lettre pour M. Chanut ?

— Impossible ! je suis de planton.

— Voulez-vous me prévenir si les papiers quittent la maison ?

— Ça, volontiers ; mais le patron ouvre l’œil, je ne veux ni parler ni écrire. Vous voyez bien ce pot de géranium sur la fenêtre. Tant qu’il restera là, vous pouvez être sûre que les papiers sont dans la caisse. S’il disparaît, les papiers seront envolés.

Charlotte plia sa lettre et n’y mit point d’adresse.

Joseph Chaix, l’attendait sous le bosquet ; elle lui dit :

— À Ville-d’Avray, chez Mme Marion ! Zonza a dix minutes d’avance sur vous, gagnez-les. Si M. Chanut est là-bas, la lettre est pour lui ; à son défaut, elle est pour M. Preux. Si M. Preux n’y était pas par impossible, donnez la lettre à Mme Marion elle-même !

Une demi-heure s’était écoulée. Édouard Blunt, qui était toujours à son poste, entendit le pas léger de Charlotte dans le corridor.

— J’ai réussi, dit-elle, je sais tout ce que je voulais savoir.

— Moi, répondit le jeune homme, je sais ce que j’aurais voulu ignorer. Il y a du sang aux mains de celui que vous appelez mon père.

Mlle d’Aleix lui serra le bras et répliqua tout bas :

— Vous êtes son fils et son juge : vous seul avez ici droit de pardonner.

Édouard voulut parler, elle lui ferma la bouche et, sans le prévenir, elle toucha la cloison qui séparait l’entre-deux de la chambre des portraits.

La porte secrète vint aussitôt en dedans, tournant sur ses gonds, sans bruit et laissant le passage ouvert.

Édouard et Charlotte se trouvèrent ainsi, comme nous l’avons vu dans l’un des précédents chapitres, en présence de M. le marquis de Sampierre.