Les Cinq/II/26. La goutte de sang

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XXVI

LA GOUTTE DE SANG


M. de Sampierre commença à dénouer la cravate d’Édouard. Sa main, tout à l’heure si ferme, eut un tremblement léger qui alla augmentant à mesure que sa besogne avançait. Le nœud résistait. Mlle d’Aleix fit un pas pour lui prêter son aide ; le marquis dit :

— Laissez !

En ce moment, le nœud céda.

Restait le bouton de la chemise.

Les deux mains du marquis avaient maintenant de grands tressaillements et tout son corps semblait secoué par une angoisse nerveuse.

Involontairement, Édouard voulut détacher lui-même le bouton ; le marquis dit encore :

— Laissez !

Et comme ses doigts révoltés ne pouvaient achever la besogne, il engagea la pointe du scalpel dans la boutonnière. Le bouton sauta.

Mais le scalpel, mal dirigé, avait effleuré la gorge, où un point rouge se montra.

M. de Sampierre chancela sur ses jambes et balbutia, en proie à une épouvante qui allait jusqu’à l’horreur :

— Vous ai-je encore blessé ?

— Pas bien dangereusement, répliqua Édouard avec un sourire.

— Votre père est bon, s’écria Mlle  d’Aleix, Oh ! Édouard, il vous aimera !

Les paupières du marquis battirent, impuissantes à retenir deux grosses larmes qui coulèrent lentement sur la pâleur de sa joue.

Les bras d’Édouard s’ouvrirent malgré lui, mais M. de Sampierre arrêta cet élan d’un signe impérieux et murmura :

— Ne bougez pas !

À l’endroit où la pointe aiguë du scalpel avait touché la gorge du jeune homme, une gouttelette de sang s’était formée, toute petite et toute vermeille.

On put la voir se gonfler, juste au-dessus du point central qui rendait la cicatrice qu’Édouard portait si reconnaissable.

Nous avons décrit celle-ci trop de fois pour qu’il soit besoin d’appuyer de nouveau sur les détails.

Nous dirons seulement qu’elle ressortait, blanche, sur la chaude carnation du cou.

La gouttelette de sang, à force de gonfler, pendit, s’ouvrit, et sans se détacher encore, laissa sourdre un mince filet de pourpre, ruisseau microscopique qui, trouvant des rives toutes préparées dans les lèvres de l’ancienne blessure, en suivit le dessin à droite et à gauche, et teignit peu à peu en rouge éclatant la ligne livide de la cicatrice.

Les yeux fascinés du marquis étaient attachés sur ce phénomène qui se produisait avec une certaine lenteur et dont la vue frappait également Mlle  d’Aleix avec violence.

Il semblait que l’acier eût ravivé la blessure dans toute son étendue.

Édouard seul ne voyait rien et ne savait pas.

Sa physionomie, brillante de jeunesse et de franchise, gardait cette expression de gaieté émue et « bon enfant » que l’attendrissement du marquis y avait fait naître.

— Ah ça ! demanda-t-il, qu’avez-vous donc tous les deux ?

Mlle  d’Aleix voulut répondre. Du geste, le marquis lui imposa silence.

— Oui, murmura-t-il en se parlant à lui-même : j’aimerais le fils de Domenica comme je n’ai rien aimé en ce monde ! Je l’aimerais plus que je n’ai aimé Domenica elle-même : je sens cela !

Il essuya avec son mouchoir le sang qui mouillait la cicatrice et furtivement il porta le mouchoir à ses lèvres.

— Mon père ! s’écria Édouard frémissant d’émotion. Vous êtes mon père et vous m’avez reconnu !

Aucune force humaine n’aurait pu retenir ce cri dans sa poitrine.

M. de Sampierre secoua la tête avec une solennelle tristesse.

Il fit passer le scalpel de sa main gauche dans la droite, et, pendant que la teinte pourprée du sang qui coulait toujours revenait marquer les lignes de la cicatrice, il parut prendre, avec la lame du scalpel, une mesure mystérieuse.

Un combat se livrait en lui. On devinait que l’effort qu’il faisait lui martyrisait le cœur.

— Cette rouille qui marque le fer, dit-il enfin, est un témoin irrécusable. La lame a pénétré dans la chair de toute la longueur accusée par la rouille. S’il s’agissait d’un sujet adulte, il y aurait doute… et sais-je de quel prix je payerais un doute ! Toute ma fortune, ah ! ce serait trop peu ! Je donnerais toute ma vie !… Mais le sujet était un enfant, un enfant naissant. Voyez la rouille : je vous fais juges : en profondeur, la plaie a un centimètre de plus qu’il ne faut : j’ai tué, je jure que j’ai tué !

À mesure qu’il parlait d’une voix rauque et heurtée, sa pâleur devenait plus effrayante à voir. Ses yeux, au contraire, s’injectaient de brun violâtre. Il y avait dans les belles lignes de son visage des tiraillements de convulsive agonie.

— Et qui m’avait dit de tuer ? s’écria-t-il avec un violent éclat de passion ; qui m’a trompé ? Ce n’est pas la science, c’est Dieu. J’avais interrogé la science ; la science était restée muette, montrant de son doigt la règle et les exceptions. Dieu seul a répondu disant : « Sois juge et sois bourreau !… » Le temps écoulé disparaît pour moi ; il me semble que c’était hier… J’obéis à Dieu et je tombai foudroyé devant ma justice accomplie… Et, depuis lors, j’ai souffert jusqu’à ce qu’un vide se soit fait à la place où était mon cœur ! jusqu’à ce qu’un suaire glacé ait enseveli ma pensée… Mes enfants ! oh ! mes enfants, comme je vous aurais adorés !

Ils vinrent à lui tous deux ensemble, quoique son geste essayât encore de les éloigner.

Sa voix s’était affaiblie jusqu’au murmure, et sur ses épaules, sa tête, chargée d’ombre, chancelait.

Il les arrêta à la longueur de ses bras, mais en prenant et en gardant leurs mains dans les siennes.

— Carlotta, dit-il encore, vous avez le cher sourire des filles de Paléologue. Domenico, vous êtes grand, vous êtes beau comme ces chevaliers de Sicile, nos aïeux, que mon père me montrait, quand j’étais tout enfant, dans les hautes dorures de leurs cadres. Est-ce Dieu qui me parle encore ? Non ! Pourquoi Dieu me parlerait-il, puisque je ne l’ai pas interrogé, cette fois ? Tout cela est illusion, tout cela est mensonge. La science est la vérité, même contre Dieu ; la vérité inexorable ! J’ai tué !… Je vous aime, et c’est un supplice horrible que de repousser son bonheur !

Un râle s’étrangla dans sa gorge.

Il oscilla comme un arbre tranché à sa base.

Et comme ils voulaient tous deux, Édouard et Charlotte, le soutenir dans leurs bras, il y eut une lutte étrange ; le malheureux homme les repoussait avec des caresses, balbutiant :

— Mon fils !… mon fils !… tu es mort… va-t-en… je suis fou… je te vois sanglant dans les bras de ta mère… moi, moi, moi, le plus riche, le plus noble, le plus savant des hommes… et le plus misérable !

Il se dégagea d’un effort convulsif et resta un instant debout, tout droit, jetant à Dieu un regard de puissance à puissance.

Puis il tomba d’un temps, roide, de tout son long, à la renverse, et sa tête sonna sec sur le plancher.

Édouard et Charlotte, agenouillés, s’empressèrent autour de lui. C’était un spasme, semblable à celui qui l’avait terrassé, au chevet de Domenica, dans la nuit du 23 mai 1847.

Au bout de quelques instants, son pouls se reprit à battre et les couleurs de la vie revinrent à son front.

Pas une parole n’avait été échangée jusqu’alors entre les deux jeunes gens. Ils semblaient répugner l’un et l’autre à une explication.

Au moment où le souffle revenait aux lèvres du marquis dont les paupières faisaient effort déjà pour se relever, un bruit de pas se fit entendre au dehors, dans l’allée principale.

On monta les degrés du perron. Une clé tourna dans la serrure de la porte d’entrée.

— C’est Pernola qui revient, dit Mlle d’Aleix, il faut nous retirer.

— S’il est vrai que ce malheureux homme soit mon père, je ne l’abandonnerai pas ! répliqua Édouard.

Charlotte avait déjà rouvert la porte secrète.

— Ce n’est pas ici, dit-elle vivement, que nous pouvons servir M. de Sampierre. Les mesures du Pernola sont prises : il ne tentera rien personnellement, et le danger n’est que pour cette nuit. Nous n’avons déjà que trop tardé, car nos heures sont comptées. Désormais, l’épreuve est faite : votre père ne peut être sauvé qu’en dépit de lui-même. Venez !

— Où me conduisez-vous ? demanda Édouard qui se laissait entraîner à regret.

Ils passèrent le seuil au moment même où Pernola tournait le bouton de l’autre porte, et ce fut dans l’entre-deux que Charlotte répondit :

— Je vous conduis à votre rendez-vous de Ville-d’Avray. Nous allons jouer le tout pour le tout !

Quand Pernola entra, la porte secrète avait roulé sur ses gonds muets et nulle trace ne restait du passage des deux jeunes gens.

Derrière Pernola venait le valet Sismonde, porteur d’un assez grand panier qui contenait tout ce qui était nécessaire pour la réfection de M. le marquis.

En apercevant celui-ci couché sur le dos, les bras en croix, au beau milieu de la chambre, Giambattista repoussa précipitamment Sismonde en disant :

— Laissez cela et retirez-vous. Mon noble parent aura eu une de ses crises. En ces cas-la il n’accepte pas d’autre aide que la mienne. Vous reviendrez dans une heure et pas de bavardages à l’office !

Sismonde déposa le panier et se retira sans répliquer.

Il avait parfaitement vu son maître couché sur le carreau, il se dit dans la paix de sa conscience :

— On l’a fait rentrer à grand spectacle, et maintenant on le cache. Il doit y avoir une raison pour ceci comme il y avait une raison pour cela. Si le Giambattista, quand ce sera fini, compte me payer en monnaie de singe, nous parlerons italien, nous deux !

M. de Sampierre s’éveilla presque aussitôt après entre les bras de son excellent cousin, qui l’aida pieusement à se relever et à s’asseoir sur son fauteuil.

M. de Sampierre resta étourdi pendant un instant. Le premier signe de son intelligence revenue fut le regard d’étonnement qu’il jeta sur Pernola. Puis ses yeux firent le tour de la chambre avec une inquiète vivacité.

Ce qu’il cherchait, il ne le vit pas. Un mot vint à ses lèvres, mais il ne le prononça point.

Les fous ont leur prudence.

D’ailleurs, M. le marquis était-il fou ?

Il dit :

— Giambattista, mon cousin, je vous remercie de vos soins.

— Quelle a été la cause de votre accident ? demanda Pernola très-affectueusement.

Le marquis hésita. Il se faisait justement cette question en lui-même et l’idée lui venait qu’il avait rêvé.

Il répondit en montrant le portrait de Domenico :

— C’est que… j’ai déchiré le nuage.

Pernola se retourna vivement. Il regarda le portrait avec une curiosité effrayée qu’il essayait en vain de cacher.

— Ah ! ah ! fit-il après un silence, ceci est donc le ressuscité !… Vous êtes un remarquable peintre, voilà ce qui est certain, mais si j’étais votre médecin, Giammaria, cette toile irait au feu. Elle vous poignarde à coups d’épingle !… Avez-vous faim ?

— Je vous prie, répondit le marquis, rabattez le voile noir.

Et quand Pernola eut obéi, il ajouta :

— Oui, je mangerais volontiers un morceau ; je me sens faible.

Aussitôt, Pernola tira du panier tout ce qu’il fallait pour mettre le couvert. Quand la table fut préparée et chargée, en vérité de fort bonnes choses, M. de Sampierre, avant d’y prendre place dit :

— J’espère, mon cousin, que vous allez me tenir compagnie.

Giambattista s’inclina avec respect, mais il fit un pas en arrière.

— Mon cousin, répondit-il, j’ai éloigné votre valet parce que j’ai à vous rendre compte de ce que j’ai fait pour le bien de Sampierre aujourd’hui ; je resterai debout, s’il vous plaît, et je vous servirai comme c’est mon devoir.