Les Cinq/II/5. La berline

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V

LA BERLINE


C’était à peu près l’heure où Domenica Paléologue, marquise de Sampierre, abusant de « son fluide, » forçait Laure de Vaudré à déchirer pour elle le double voile qui recouvrait le passé et l’avenir. Il n’y avait personne à l’hôtel de Sampierre, du moins en fait de maîtres, et les domestiques festoyaient.

Vous auriez beau chercher, vous ne trouveriez aucun point de comparaison qui pût vous donner une juste idée de ce paradis de la valetaille. On était là si parfaitement en pays conquis que les marauds mâles et femelles n’appréciaient même plus les joies du pillage. On y était blasé sur la paresse et la bombance. On ne dévalisait plus que par habitude et en quelque sorte par devoir d’état.

Il y avait six mois que le chef en chef, M. Hons, mieux payé, pourtant, qu’un colonel, n’avait paru dans les cuisines ; son secrétaire général, M. Teck, ne venait que tous les quinze jours, et M. Kopp, secrétaire de M. Teck, faisait faire sa besogne par un délégué, M. Hart, qui avait sous lui un maître cuisinier, M. Hof, lequel s’en reposait sur M. Spie, son aide. M. Spie avait un lieutenant, le seul français de la bande, travaillant ferme et mal payé parce qu’il était à la solde de l’invasion.

Ainsi du reste. Nulle parole ne saurait dire le dédain malveillant et universel de ces vainqueurs. Il n’y avait pas un marmiton qui ne regardât la marquise comme une créature d’espèce absolument inférieure. Ces charançons la dévoraient avec mépris, sans goût ; ils lui en voulaient pour cela, et ils l’insultaient la bouche pleine.

Rien n’est au-dessus de la langue poétique, qui peut tout dire, même la gloire des dieux ; mais la langue poétique est forcée de se donner aux chiens quand il s’agit de peindre les énormités de l’antichambre.

On se souvenait cependant d’une époque où les choses marchaient autrement chez la marquise. L’hôtel avait été tenu d’une main sévère au début du majordomat de M. le comte Giambattista Pernola. Szegelyi, le magnifique concierge valaque, disait que M. la comte avait maintenant ses raisons pour fermer les yeux. Il ajoutait :

— Celui-là, au moins, n’est pas un imbécile. Il fait danser quelque chose de meilleur que l’anse du panier, et chaque fois qu’on lui vole vingt francs, il marque vingt louis sur son carnet de coulage. Ça lui servira plus tard pour faire interdire la vieille comme il a fait interdire le vieux. Il a son idée.

La « vieille, » c’était notre ancien rêve d’Orient, la pauvre princesse marquise.

Nous savons que Domenica était absente depuis l’heure de la messe. On avait vu sortir un peu après elle la princesse Charlotte avec son « attendante » Savta, et le comte Pernola n’avait pas paru de la matinée.

Personne au monde ne surveillait le bataillon des ouvriers tapissiers qui tenaient les salons en état par abonnement ; les gens de la marquise ne faisant jamais œuvre de leurs dix doigts.

Nous n’avons pas oublié que, le soir même de ce jour, il y avait grand bal à l’hôtel de Sampierre : bal travesti, malgré la saison.

Cette pauvre bonne Domenica était si triste ! Et il fallait bien amuser un peu princesse Carlotta.

D’ordinaire, le précieux Pernola donnait le coup d’œil du factotum aux apprêts nécessités par chaque fête, mais aujourd’hui, nous devons penser que des occupations plus importantes le retenaient loin du logis, car il avait fait atteler, la veille au soir, la berline de famille, et ses deux valets particuliers qu’il laissait derrière lui n’avaient point su dire le but de son voyage.

Ajoutons que, depuis le matin, à la première heure, les deux valets du comte Pernola, italiens tous les deux, dont l’un s’appelait Lorenzin et l’autre Zonza, s’étaient introduits dans le pavillon solitaire, situé dans la partie la plus ombreuse et la plus reculée du parc, et dont la fenêtre du père Preux apercevait la façade, à travers les feuillées.

C’était dans ce pavillon que le jeune comte Roland avait fait sa demeure pendant les derniers mois de sa vie. Il y était mort. Personne n’y entrait jamais, sauf Pernola lui-même. Une lueur avait été souvent aperçue cependant aux croisées qui donnaient vers le trou Donon, dans les nuits d’hiver.

On disait alors que le maître déchu de l’hôtel de Sampierre et de tant de richesses, le marquis Giammaria (dont pas un serviteur de la marquise n’avait vu le visage depuis des années) avait obtenu par son calme et sa bonne conduite, la permission de passer quelques jours hors de la maison de santé qui lui servait de prison.

Et, dans ces circonstances, une clôture en treillages de fer qui enserrait la partie la plus retirée du parc sous prétexte de garder deux paires de gazelles que la fameuse expédition, sous les ordres du vicomte de Mœris, avait rapportées d’Amérique, fermait ses portes avec un soin scrupuleux.

Ordre était donné, en outre, aux gens de service de ne point s’approcher du pavillon.

M.  de Sampierre était fou. Nul ne mettait en doute sa folie. De plus, on peut dire que nul ne s’intéressait à cela.

La légende de cette nuit terrible que nous racontâmes au début de notre drame : l’accouchement de Domenica à l’hôtel Paléologue était surabondamment connue. On s’en moquait parmi cette valetaille repue qui encombrait la maison de Sampierre. Tous les marauds et toutes les maraudes qui mangeaient le pain de la marquise étaient blasés à force de rire sur cette aventure où il y avait de la honte et du sang.

La Fontaine l’a dit, résumant d’un seul mot l’histoire de l’humanité : Notre ennemi, c’est notre maître. Il n’est même pas besoin de descendre jusque dans les lâches profondeurs des antichambres pour trouver cette joie féroce que provoque, à coup sûr, la souffrance du pouvoir ou l’angoisse de la richesse.

Un million qui pleure, c’est le plus consolant de tous les spectacles après une grandeur qui tombe !

Lorenzin et Zonza, pour la besogne qu’ils accomplissaient dans le pavillon, n’avaient appelé à leur aide aucun des ouvriers employés à l’hôtel. Leurs places restaient vides à la table du déjeuner, quoi qu’on fût au dessert. Et Dieu sait qu’il y avait loin de la première bouchée jusqu’au dessert, dans la salle d’office où les gens de l’hôtel de Sampierre prenaient leurs plantureuses et interminables réfections.

On avait parlé un peu du meurtre commis, la semaine précédente, au saut de loup, dans le trou Donon, et qui était déjà une vieille histoire, un peu du voyage de Pernola, un peu des absences fréquentes de princesse Charlotte et un peu de ce Joseph Chaix qui semblait, depuis plusieurs jours, accomplir auprès de Mlle  d’Aleix un mystérieux emploi.

Mlle Coralie, première femme de chambre, s’était laissé entraîner à des appréciations peu charitables au sujet des prétentaines (c’était son mot) que courait sa jeune maîtresse.

L’opinion commune, parmi l’honorable assemblée, était qu’il y avait depuis quelque temps anguille sous roche dans « cette grande baraque-la. » On sentait du nouveau dans l’air : menace ou plutôt promesse de malheur.

Au moment où le moins appointé des aides de cuisine, misérable victime condamnée à servir de valet à ces valets, apportait le café, Mlle Coralie qui venait d’allumer une cigarette, disait :

— Je ne voudrais pas tout à fait qu’on mît le feu à la cabane parce que c’est toujours ennuyeux de courir les places, mais j’ai envie que ce monde-là soit un peu secoué pour nous réveiller… tiens ! voilà M.  Szegelyi qui arrive avec une figure de circonstance ! Je parie qu’il a pêché des nouvelles ! Bonjour, monsieur Szegelyi.

Elle était toute aimable, ce matin, parce qu’elle avait auprès d’elle un jeune chasseur à tournure d’heiduque qui répondait au nom de Werther et qu’elle traitait avec distinction. Entre eux, cela ressemblait à une lune de miel.

M.  Szegelyi, concierge en chef, était un Valaque engraissé qui poussait peut-être au-delà des bornes la gravité orgueilleuse, permise aux fonctionnaires de son importance, mais aujourd’hui une émotion inaccoutumée troublait le rhythme de son pas et ses mèches étaient en désordre sous sa toque.

— Reporte la cafetière sur le feu, toi ! ordonna-t-il au marmiton. Vous autres, venez voir quelque chose de drôle !

Tout le monde se leva. M.  Szegelyi n’était pas un de ces mauvais plaisants qui dérangent une société respectable pour une bagatelle.

L’idée vint à Mlle  Coralie que son souhait avait allumé le feu quelque part.

— Qu’y a-t-il donc ? Qu’y a-t-il donc ?

Le concierge en chef avait tourné court sans même passer le seuil de l’office. Il descendit le perron de service, suivi par la légion entière des vassaux de Domenica qui demandaient le mot de l’énigme à grands cris.

— C’est d’abord de se taire ! fit M.  Szegelyi avant de tourner l’angle des communs pour passer dans les jardins. La circonstance est étonnante. Je n’ai encore rien vu de pareil. On savait bien qu’il y venait, pas vrai ? J’entends au pavillon. Mais ça se faisait au tapinois, au brun de nuit, sans tambour ou trompette, ni vu ni connu…

— Mais quoi donc ? quoi donc ? interrompit le chœur au-dessus duquel la voix de Mlle  Coralie perçait comme un fifre aiguisé de frais.

— C’est de se taire ! répéta le concierge en chef. Il s’agit de M. le marquis qu’on vient de rapporter dans la berline.

— Mort ?

Cette question fut faite d’une seule voix par toute l’administration de l’hôtel de Sampierre.

— Ça été ma première idée, répondit Szegelyi, d’autant que depuis un quart d’heure, Lorenzin et Zonza, en grande livrée toute neuve, étaient venus se planter des deux côtés de la porte cochère, en dedans, muets comme des pierres… Mais, regardez voir ! On est bien ici pour le coup d’œil.

Ils atteignaient l’extrémité d’une sombre avenue, formée par quatre rangs de marronniers séculaires et qui allaient en droite ligne de la façade principale à la grille de la rue de Babylone.

À moitié route, se trouvait le Pavillon-Roland (on l’appelait parfois ainsi), caché dans les massifs, mais dont une éclaircie indiquait la place.

Les gens de la marquise se dissimulèrent derrière les gros troncs. Ils pouvaient voir toute la longueur de l’allée où la berline de famille marchait d’un pas de catafalque, entre la grille et l’éclaircie qui désignait l’entrée du pavillon.

Au devant des chevaux allait M.  le comte Giambattista Pernola, en habit noir et cravate blanche. Aux deux portières se tenaient Zonza et Lorenzin avec leurs grandes livrées. Cela représentait si exactement le maître des cérémonies des pompes funèbres et les deux acolytes du deuil qu’on cherchait involontairement les panaches à la tête des chevaux et les plumails aux quatre coins du char de première classe.

À l’unanimité, les gens de l’office regardaient, les yeux tout ronds et la bouche-béante.

— Et le fou est là-dedans ? demanda Mlle  Coralie.

— C’est de vous taire, répondit pour la troisième fois le concierge en chef.

La berline entrait dans l’éclaircie. Elle s’arrêta.

Le comte Pernola vint se mettre à la portière de droite, c’est-à-dire du côté du pavillon. Zonza qui était à la portière de gauche fit le tour de la berline et ainsi les trois hommes du deuil se trouvèrent réunis.

Le comte Pernola se découvrit. Lorenzin et Zonza l’imitèrent. Un valet de pied, caché par le corps de la berline, vint ouvrir la portière et rabattit le marchepied avec bruit.

Giambattista Pernola s’avança alors, courbé en deux, et prit une main pâle et tremblante qui sortait de la berline.

Tout le monde put le voir baiser cette main avec un respect pieux.

Puis descendit un homme de haute taille, drapé dans un manteau sombre qui laissait voir seulement son visage éclatant comme un marbre et coiffé d’une chevelure plus blanche que la neige.

Il s’appuya sur l’épaule de Pernola qui prit aussitôt le chemin du pavillon, suivi par Zonza, Lorenzin et le valet de pied.

La berline se remit en marche vers les écuries.

— Est-ce assez drôle ! demanda Szegelyi.

Une gerbe de questions l’enveloppa aussitôt.

— Allons prendre le café, maintenant, dit-il, je vais vous narrer quelque chose d’encore plus étonnant.