Les Cinq/Prologue/11. Nuit mystérieuse

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XI

NUIT MYSTÉRIEUSE


23 mai 1847. — Nous sommes encore à l’hôtel Paléologue dans la chambre du premier étage où avait eu lieu la cérémonie double du mariage, sous les yeux du vieux Michel expirant.

Cette chambre servait maintenant à M. le marquis de Sampierre, et, malgré la richesse de l’ameublement, elle n’était pas beaucoup plus gaie qu’autrefois. Il y régnait en effet un singulier désordre. L’encombrement produit par les livres de médecine, les atlas, les estampes anatomiques arrivait à figurer le chaos.

Toute l’énorme bibliothèque de feu le professeur d’accouchements P… était là éparpillée, amalgamée, ouvrant dans tous les coins ses volumes entassés et poudreux.

Il y en avait sur les tables, sur les sièges, sur les commodes ; il y en avait par terre qui empêchaient les portes et les fenêtres de jouer, il y en avait dans la cheminée et le lit en était couvert.

Dès qu’on passait le seuil, l’âcre odeur du vieux papier, des vieilles encres et du vieux cuir vous saisissait à la gorge en même temps qu’un redoutable goût de poussière scientifique.

Le marquis Giammaria ne permettait jamais à un plumeau d’entrer chez lui :

Il était là, sur une chaise, dans un petit trou qu’il s’était ménagé libre au devant de sa table. Il avait repris quelque apparence de santé depuis la fête. Son visage, toujours beau, gardait ces tons polis qui sont l’honneur des salons de cire. Pas un pli à sa joue, pas une ride à son front. Seulement quelque chose de rigide était sous l’implacable couche de ce vernis. Ce n’est pas sans dessein que nous avons parlé salon de cire. Ses yeux larges ouverts faisaient froid. Son aspect éveillait une sensation bizarre. Il glaçait par le regard comme le marbre par le toucher.

Au milieu de ce tohu-bohu dévergondé où le moindre souffle de vent eût déterminé des tourbillons de poussière comme sur la grande route en été, M.  le marquis était d’une propreté recherchée. Il portait l’habit noir et la cravate blanche, ses beaux cheveux étaient roulés avec tout l’art cérémonieux que les coiffeurs réservent pour leurs clients de choix, fils de hautes familles ou garçons de café. Ses mains, qu’il avait fines et belles, étaient gantées de frais.

En soi, chacune de ces choses n’avait rien de triste, et pourtant c’était triste, terriblement.

Dehors, au contraire, les feuilles de mai riaient franchement au soleil. Entre les plis sombres des rideaux, on voyait jouer la brise dans les touffes de lilas qui agitaient leurs masses fleuries, et le printemps sans défiance frappait aux carreaux de la croisée.

Je l’ai dit : on était au 23 mai.

Mais le printemps n’entrait pas, ni le parfum des fleurs, ni le sourire de la jeune année.

Devant M.  le marquis, sur la table, dans l’étroit espace ménagé entre les livres, on voyait un journal, un cahier de papier et une pelote sur laquelle était piqué à l’aide d’une épingle un memento ainsi conçu : « 26 août, 23 mai— 270 jours.

Le memento piqué sur la pelote était très-apparent. Les deux dates qu’il rappelait se trouvaient répétées sur la feuille qui couvrait le cahier de papier et qui portait cette mention inachevée : « du 26 août 1846, à Milan, jusqu’au 23 mai 1847, à Paris… »

Le titre du journal était : La Gazette des Tribunaux.

Le marquis Giammaria se tenait immobile, les yeux grands ouverts, le corps droit, mais le cou incliné. Ses deux mains se croisaient sur ses genoux. Il ne regardait rien. Il songeait sans doute, mais sa physionomie à la fois brillante et morne ne laissait lire aucune espèce de pensée.

La pendule sonna une heure après midi.

— Encore soixante minutes ! dit-il.

Sa voix parlait en dedans et tombait au ras de ses lèvres.

Il prit sa montre qu’il régla avec soin sur la pendule.

Puis d’un geste plein de lassitude, il déchira la bande du journal.

— J’ai tout appris, murmura-t-il avant de lire, j’ai tout comparé, il n’y a pas au monde un médecin qui puisse m’enseigner quoi que ce soit. Je sais le vrai, je sais le faux, j’ai regardé à travers tous les systèmes. Et de cette laborieuse interrogation que j’ai adressée à la science, qu’est-il sorti ? La réponse que m’aurait faite la sage-femme du coin. Deux cent soixante-dix jours, voilà la règle posée par l’immense majorité des cas, règle confirmée par une énorme variété d’exceptions. De certitude, pas l’ombre ! une probabilité de 60 à 95 pour 100, selon les spécialistes. C’est assez. J’accepterai le jugement de Dieu sur cette base.

Son regard tomba sur le journal déplié. En tête de la première colonne, un titre, bien détaché, sautait aux yeux, criant :


AFFAIRE PRASLIN

Les yeux du marquis Giammaria se fermèrent.

Il remit le journal en place et croisa de nouveau les mains sur ses genoux.

— Cet homme est un martyr, dit-il, un monstre ou un fou !

Il ajouta après un silence :

— Moi je suis un juge !

On frappa très-doucement à la porte, qui s’ouvrit presque aussitôt après, sans attendre une permission donnée. L’autre cousin, le comte Giambattista Pernola, montra son sourire sur le seuil.

Il était vivant, celui-là, quoique émaillé. Son vernis avait l’éclat du neuf. Rien n’était dérangé ni fatigué dans les ressorts qui mettaient en mouvement son embompoint de jeune chanoine.

Il traversa la chambre, marchant parmi les obstacles avec le pas léger et silencieux des chats.

— Le docteur est-il venu ? demanda M. de Sampierre sans relever les yeux.

— Je le quitte, répondit la voix suave de Pernola.

— A-t-il vu Domenica ?

— Elle a toujours du plaisir à le voir.

— Que dit-il ?

— Il dit que ma chère et noble cousine est admirablement bien pour son état.

En répondant ainsi, le jeune comte prit la main de son parent et la baisa comme par manière d’acquit.

On pouvait reconnaitre que c’était le salut adopté entre eux, car le marquis murmura avec nonchalance :

— Bonjour, mon cousin, bonjour. Si je ne vous avais pas, je serais un abandonné.

Il ajouta :

— Le docteur entend-il par ces mots « admirablement bien » que la crise est encore éloignée ?

— Il ne s’est pas expliqué là-dessus, mais j’ai cru comprendre qu’il n’attend rien d’immédiat.

M.  de Sampierre secoua la tête et murmura :

— Le docteur n’est pas infaillible.

— C’est le médecin de S. A. R. Mme  la duchesse d’Orléans, répliqua le comte ; mais vous avez raison, personne n’est infaillible.

— Avez-vous quelque chose à me dire ? demanda M.  de Sampierre.

— Rien de bien important. Le rôdeur nocturne est venu comme à l’ordinaire ; l’agent que vous avez obtenu de la préfecture l’a guetté à distance. Mais comme vous avez défendu à l’agent de l’accoster…

— Inutile de déranger l’agent désormais, interrompit le marquis. Payez cet homme et dites-lui qu’on n’a plus besoin de ses services.

— Ah ! bah ! fit le comte.

— Le rôdeur de nuit ne viendra plus.

— Qu’en savez-vous ?

— C’était moi.

— Comment ! vous ! s’écria Pernola.

M.  de Sampierre s’inclina gravement.

Le comte réprima un sourire et murmura :

— Eh bien ! je m’en doutais ! c’est un véritable enfer que votre vie ! Ah ! ah ! ajouta-t-il en pointant du doigt la Gazette des Tribunaux, vous avez vu le résultat de cette diabolique affaire ?

— Non, répliqua M.  de Sampierre.

— Voulez-vous le savoir ?

— À quoi bon ? c’est un duc…

Pernola eut un bon petit rire et repartit :

— Alors, vous pensez qu’on ne peut pas condamner un duc ? Les avis sont très-partagés. Chacun juge selon sa passion. Moi je ne dédaigne personne, vous savez : Hier soir, chez votre concierge, on causait de cette histoire-là… On en cause à tous les étages de toutes les maisons et ce vieux fou de Paris rajeunit de cent ans quand il tombe sur pareille matière à bavardage. Le portier, qui est un don Juan, disait que madame la duchesse était une béguine insupportable, une rabat-joie, une SAINTE !… et si vous saviez quel amer dédain contenait ce mot-là ! — Était-ce une raison pour la hacher ? s’écriait la portière. Les maris vont-ils nous tuer maintenant pour notre bonne conduite ? Si on s’amuse, un coup de couteau, si on ne s’amuse pas, cent coups de hache ! Et ça n’est plus seulement les malheureux. Voilà les pairs de France qui mettent la main à la pâte ! On va bien voir si les juges osent donner son compte à ce coquin-là ! Il faut qu’il aille à la guillotine !

M.  le marquis avait écouté attentivement.

— Eh bien ! dit-il, c’est précisément mon point de vue.

— D’accord ! fit le jeune comte dont le sourire devint presque espiègle, mais ce n’est pas celui de M.  le duc de Praslin qui a essayé de se tuer dans sa prison.

— Il a bien fait.

— D’autres disent qu’on l’a empoisonné…

— On a bien fait.

Dans le silence qui suivit, la pendule sonna deux heures. Le marquis se leva aussitôt. Il prit dans le tiroir de sa table une très-belle trousse de chirurgien et la mit sous son bras.

— Voici le moment, dit-il d’une voix altérée. Ce jour-là, à Milan, ce jour maudit, quand deux heures sonnèrent, elle n’était déjà plus au palais Sampietri. Mon regard ne pouvait plus veiller sur elle.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Pernola qui essayait en vain de garder son sourire.

M.  de Sampierre le regarda fixement.

— Vous avez beaucoup contribué à l’arrêt que je vais porter, dit-il.

— Giammaria ! mon bien-aimé cousin ! s’écria le jeune comte, vous vous méprenez, je vous le jure sur mon honneur ! Moi soupçonner ma noble cousine ! jamais ! C’est mon dévouement pour vous, mon respect… Voyons, corbac ! parlons raison ! nous sommes à Paris et voici la Gazette des Tribunaux ! Ce n’est plus comme en Italie, au bon vieux temps. Nous vivons dans un siècle et dans un pays où l’on envoie les ducs et à plus forte raison les marquis à l’échafaud, au bagne, partout ! absolument comme si c’étaient de simples notaires !

— Pourquoi non, demanda M.  de Sampierre, si les ducs et les marquis le méritent ?

Il se tenait droit, son front avait d’austères fiertés. Celui-là, dans le fond de sa pauvre âme, n’était ni un homme corrompu, ni un méchant homme.

Pernola eut peur de ce calme.

— Au nom de Dieu, répéta-t-il, qu’allez-vous faire !

— Rendre justice au nom de Dieu, répondit le marquis.

— Cousin, prenez garde ! vous êtes d’autrefois ! Le droit a changé, les mœurs aussi, réfléchissez !…

— J’ai réfléchi pendant deux cent soixante-dix jours.

Ce disant, M.  de Sampierre marcha vers la porte.

Pernola fit mine de se mettre au-devant du seuil, mais il fut écarté et M.  de Sampierre lui dit :

— Giambattista, quoi qu’il arrive, vous n’aurez aucune part de responsabilité, je témoignerai que vous avez essayé de m’arrêter… Je vous défends de me suivre. Je vais à mon devoir.

Il sortit. Le jeune comte, arrêté près de la porte, le regarda s’éloigner dans le corridor. Le voile retombait sur l’énigme de son visage, d’où toute trace d’émotion avait déjà disparu.

Quand le pas de son riche cousin cessa de sonner dans la galerie, il dit comme Pilate :

— Je m’en lave les mains.

Pour aller de son appartement à celui de Domenica, M.  de Sampierre avait à traverser toute la longueur de la maison. Il marchait à pas lents et les yeux baissés dans le demi-jour de la haute galerie, où son goût avait rassemblé des toiles espagnoles et quelques pages de l’école de Vérone. Les pâles regards de ces figures semblaient le suivre, morne et mystique comme elles.

Il ne rencontra personne en chemin. Il entra sans frapper chez sa femme, ce qu’il n’avait jamais fait qu’une seule fois en sa vie. Phatmi, la servante tzigane, vint le recevoir et frissonna de frayeur à sa vue.

Il y avait deux autres servantes valaques qui le regardaient curieusement. Le marquis avait sa trousse d’une main, sa montre de l’autre. Il resta d’abord muet comme s’il eût oublié les paroles qui devaient expliquer le motif de sa venue.

— Elle dort, dit Phatmi après un silence. Savta et Mitza veillent sur elle tour à tour.

M.  de Sampierre se recueillit, répétant tout bas :

— Elle dort ! Combien y a-t-il de temps que je n’ai dormi !

Puis il prononça tout haut :

— Nous ne la réveillerons pas. Ma place est au chevet de ma femme. Renvoyez Mitza et Savta. Je désire être seul avec madame la marquise. Qu’elles emportent le berceau de notre petit Roland. Il ne faut pas de bruit auprès des malades.

Pendant que Phatmi obéissait, M.  de Sampierre resta dans la chambre d’entrée. Ses yeux étaient cloués au parquet.

— Et moi ? demanda Phatmi, quand ses compagnes se furent éloignées avec l’enfant.

Le marquis sembla hésiter. Il releva sur elle son regard doux et froid.

— Restez, murmura-t-il. Vous avez acquis depuis peu l’expérience des jeunes mères. Il se peut que j’aie besoin de votre secours.


Cette Phatmi, sous son pittoresque costume de tzigane, avec sa peau basanée, ses longs yeux frangés de noir, ses traits aquilins, taillés hardiment, faisait vraiment une belle créature et semblait forte comme un jeune gars. Elle aurait, selon l’apparence, lancé M.  le marquis par la fenêtre en se jouant, pour peu que sa fantaisie l’y eût poussée.

Elle était née sur la terre de Paléologue. Peut-être eût-elle résisté si M.  de Sampierre avait voulu l’éloigner de force.

À sa manière, elle aimait sincèrement Domenica.

— Vous êtes le maître, dit-elle. Entrez si vous voulez, puisque je suis là.

Dans la chambre à coucher de Domenica on se serait cru à mille lieues de ce réduit presque lugubre où M.  le marquis abritait ses études. Ici, tout était riant et gracieux.

La jolie marquise n’était pas une femme de très-grand esprit, ni d’un goût particulièrement élevé ; elle appartenait tout uniment au troupeau de celles qui sont charmantes, ni plus, ni moins. L’écusson à couronne impériale et le prestige des millions vont aussi bien à celles-là qu’à toutes autres. Nous sommes au siècle des reines bourgeoises.

Entre tous les luxes, Domenica, suivant franchement son attrait, avait choisi celui qui règne dans le Paris jeune et joyeux. Elle allait avoir dix-huit ans. Tout ce qui l’entourait était de son âge : rose, frais, coquet et d’un prix fou.

Elle était jolie comme un cœur dans son buisson de dentelles fleuries.

Elle dormait paisiblement, gardant ce sourire des enfants qui s’obstinait autour de ses lèvres.

J’aime ces chères créatures que le hasard accable de noblesse et de richesse sans les pouvoir élever au-dessus du niveau des délicieuses médiocrités. Avec elles, je défie le plus éloquent des écrivains « à thèses » de fabriquer aucune mécanique civilisatrice, spécialement propre à gonfler la consommation du crime interconjugal.

En entrant, M.  de Sampierre alla droit au lit. Phatmi le suivait à trois pas de distance.

Elle avait conscience de suffire amplement comme garde du corps.

Domenica était tournée vers le grand jour. Le sommeil avait dû la surprendre pendant qu’elle était encore à demi relevée, car sa tête reposait sur son bras rose et potelé. Aucune trace de souffrance ne se montrait chez elle.

Le marquis déposa sa trousse et sa montre sur la table de nuit. Il se tourna ensuite vers sa femme qu’il examina attentivement.

Phatmi le guettait.

Peut-être y avait-il dans le regard avide de la Valaque autant de curiosité que de dévouement.

La physionomie de M.  de Sampierre n’était pas bavarde. Il aurait fallu quelqu’un de plus habile que Phatmi pour déchiffrer ce livre aux caractères effacés. Néanmoins dans l’immobilité de ces traits il y avait comme une douceur grave et compatissante, un recueillement, une grandeur.

Phatmi fut surprise et contente. Elle pensa :

— Il y a des fous qui ne sont pas dangereux.

Le marquis Giammaria tâta le pouls de sa femme, les yeux fixés sur la montre, pendant toute une minute. Il parut satisfait. D’un signe il ordonna à Phatmi de laisser retomber les rideaux des fenêtres. Elle comprit et obéit. Le jour trop vif s’adoucit comme il convient dans une chambre de malade.

Mais quand Phatmi voulut ensuite se rapprocher, le marquis lui désigna un siège tout à l’autre bout de la chambre. Elle obéit encore et s’assit.

M.  de Sampierre se pencha ; ses lèvres effleurèrent le bout des doigts de la marquise.

— Quant à ça, il l’aime bien ! se dit Phatmi. Pauvre homme !

Elle ajouta, en prenant son ouvrage :

— Mais ce qu’il a dans la tête, le diable le sait !

Après avoir tiré deux ou trois fois son aiguille, elle s’arrêta de broder, parce que M.  de Sampierre venait de se mettre à genoux devant le lit.

Domenica dormait toujours.

Évidemment le marquis priait. On pouvait entendre par intervalle le murmure qui tombait de ses lèvres. Par contagion, Phatmi fit le signe de la croix à la grecque. Un malaise vague lui serrait la poitrine.

La prière du marquis Giammaria dura longtemps. Quand il se releva, Phatmi avait repris son ouvrage et se bornait à le surveiller du coin de l’œil. Il avança un fauteuil jusqu’au chevet du lit et s’assit en disant :

— Dieu est juste, l’homme doit être clément.

Selon l’apparence il avait oublié la servante valaque et se croyait seul.

C’est un quartier tranquille entre tous. Paris n’y fait pas de bruit. Dans cette chambre souriante un calme profond régnait. Le soleil envoyait aux rideaux les silhouettes mouvantes des arbres, et le jardin plein d’oiseaux chantait.

M. de Sampierre, immobile et muet dans son fauteuil, croisait ses bras sur sa poitrine.

Au bout d’une heure, Domenica poussa un soupir et changea de posture sans s’éveiller. Un nuage passa sur la sérénité de son front. Le marquis s’était penché en avant et retenait sa respiration. Il regardait, il écoutait. Le souffle de la jeune femme redevint doux et régulier, celui du marquis aussi.

Quelques minutes après, on gratta discrètement à la porte. Le marquis eut un mouvement d’impatience. Phatmi s’était levée.

— Ah ! fit M. de Sampierre, c’est vrai, vous êtes là, ma bonne. Allez dire à M. le comte Pernola que je lui défends expressément l’entrée de cette chambre avant que la huitième heure après-midi ait sonné.

— Mais, demanda Phatmi, si c’était le docteur ?

— Ce n’est pas le docteur, allez.

Phatmi gagna la porte sur la pointe des pieds et prit plaisir à rendre aussi désagréable que possible la teneur de son message. Je ne sais pourquoi personne ne pouvait souffrir Giambattisita Pernola, ce joli jeune homme. Il remercia la tzigane comme si elle lui eût offert des dragées et demanda des nouvelles de sa bien-aimée parente. Avant de se retirer docilement, il dit :

— Puisque je ne suis pas utile, je vais profiter de l’occasion pour m’absenter ce soir.

Aucun incident nouveau n’eut lieu jusqu’à cinq heures. C’était le moment du dîner à l’hôtel Paléologue. Phatmi s’avoua qu’elle avait faim quand l’horloge de l’église Saint-Paul parla. Elle était d’un pays qui deviendra quelque jour allemand et qui le mérite par la grandeur de son appétit.

Elle resta néanmoins à son poste et reprit sa broderie. Elle se disait :

— Cet homme-là est plutôt un innocent qu’un fou. Il n’a pas de méchanceté, quoique ce soit un Italien. Je pourrais bien aller dîner.

— Phatmi ! prononça tout bas M. de Sampierre.

Elle s’approcha aussitôt. Le marquis lui demanda en baissant la voix encore davantage :

— Vous souvenez-vous de ce jour où Mme  la marquise reçut ses modes de Paris, à Milan ?

— Au mois d’août dernier ?

— Le 26 du mois d’août.

— Oui, maîtresse fut si contente ! Il y avait une robe surtout…

— La robe grise avec des volants de dentelle noire ?

Phatmi le regarda bouche béante.

— Vous aviez remarqué cela, maître ! dit-elle : vous !

Mme  la marquise sortit, ce jour-là, reprit M.  de Sampierre presque timidement : elle sortit de bonne heure ?

— C’est vrai : de bonne heure… pour montrer sa robe.

— À qui ? interrompit le marquis.

Phatmi se prit à rire.

Elle ouvrait la bouche pour répondre, mais M.  de Sampierre ne lui en laissa pas le temps. Un peu de rouge vint à son front. Il baissa les yeux et fit un geste qui était l’ordre de s’éloigner.

On eût dit qu’il avait honte.

Quand Phatmi regagna sa chaise, sa tête travaillait. Elle compta tout à coup sur ses doigts et pâlit.

— 26 août ! pensa-t-elle : 23 mai ! Juste le temps ! Les fous ont de ces idées-là !… Attention ! J’appartiens à Paléologue puisque je n’ai jamais mangé d’autre pain que le sien. Celle-ci est la dernière Paléologue et je l’ai vue toute petite.

Son regard glissa vers le marquis, ses sourcils étaient froncés.

Elle cessa un instant d’écouter la voix de son appétit.

Le temps passait, six heures sonnèrent. Rien ne troublait le sommeil de Domenica. Phatmi avait grand’faim. Elle se disait :

— Si mon mari avait seulement l’idée de m’apporter ma part, mais il va manger pour nous deux, le gourmand de Serbe ! Et mon petit Yanuz doit pleurer après sa mère…

— Chez le marquis Giammaria les domestiques vivaient bien. Le cocher Pétraki et Phatmi, sa femme, avaient un bon logis dans les communs. Leur enfant restait là pendant le jour aux soins d’une gardienne.

Ils étaient gens de conduite tous les deux et faisaient un heureux ménage.

Vers sept heures, l’estomac de Phatmi devint éloquent tout à fait et lui montra son maître sous un aspect absolument rassurant.

— C’est cette histoire de la duchesse hachée par morceaux qui m’a mis des folies plein la tête ! se dit-elle. Dieu ! les hommes ! si Pétraki levait seulement la main sur moi !… mais il le sait bien ! M.  le marquis ne ressemble guère à un tigre, non ! Il est doux comme une demoiselle. Et deux heures de retard pour mon dîner ! Je ne me souviens pas d’avoir eu jamais si grand’faim.

Elle releva les rideaux de la fenêtre, parce que le jour allait baissant.

En se retournant, elle regarda M.  de Sampierre, qui était debout et tenait sa montre à la main.

Elle le trouva changé ; ce n’est pas assez dire, elle le trouva transfiguré.

Il y avait un rayonnement autour de son front. Cette joie avait quelque chose de si étrange, que Phatmi resta bouche béante à la contempler, se demandant quelle mystérieuse bénédiction avait passé sur son maître.

Il dit tout à coup comme s’il eût voulu modérer lui-même son triomphe :

— Je ne prétends pas que l’épreuve soit décisive au point de vue scientifique, non.

Puis, s’interrompant, il ajouta, soulevé par un enthousiasme irrésistible :

— Mais c’est le jugement de Dieu ! j’avais dit à Dieu : Soyez juge !

M. de Sampierre avait peine à contenir la joie qui débordait hors de lui ; il étendit la main au-dessus du souriant sommeil de Domenica et une ardente bénédiction s’exhala de ses lèvres.

Phatmi essayait de comprendre.

Elle regardait les yeux de son maître, brûlants et brillants qui suivaient la marche de l’aiguille sur le cadran de la montre.

— Il faut me pardonner, princesse, reprit le marquis en s’adressant à sa femme endormie et d’une voix profonde où les larmes tremblaient : je n’ai pas encore trouvé le chemin de votre cœur. Je chercherai. Ce sera l’œuvre unique de ma vie. Je suis jaloux parce que je vous aime, parce que vous ne m’aimez pas. Je ne l’ai dit qu’à un seul être au monde, c’est un de trop. Mon cousin Battista s’éloignera, je le veux… je le hais ! Qu’ai-je besoin de lui, si désormais vous êtes là, près de mon cœur ?…

Phatmi fit un mouvement, il se retourna vers elle ; mais, loin de s’irriter, il l’appela d’un geste amical.

— Tu es témoin, ma fille, dit-il, sois discrète. Elle ne doit rien savoir, son âme doit rester blanche et pure de toute mauvaise pensée. Je m’ouvre à toi ne pouvant me confesser à elle. Écoute : Une fois je la perdis de vue, l’espace de quelques heures, et l’enfer entra en moi. Je demandai l’aide de Dieu, et Dieu m’envoya une pensée. Pendant deux cent soixante et dix jours, j’ai attendu. Tu es femme et tu es mère, ma bonne fille, me comprends-tu ?

— Dame ! fit la servante, qui cherchait en vain des paroles : Je commence… deux cent soixante-dix jours, ça fait neuf mois.

— Je suis entré ici, poursuivit Giammaria, dans la loge d’épreuve, à deux heures sonnant, et j’ai dit à Dieu mon créateur : « La science donne des probabilités, toi seul es la certitude. Je fais un pacte avec toi, Seigneur, principe de vérité qui ne peux ni mentir ni faillir. Je donne six heures à Satan pour revendiquer le mal, si le mal existe ; de deux à huit ! » Et tout au fond de moi une voix répondit : « Ainsi soit-il ! » Dieu avait parlé… Regarde !

D’un double geste il désigna sa montre et sa femme.

L’aiguille allait toucher huit heures, la marquise dormait paisiblement.

Phatmi, cette belle grande fille de Bohème, n’était pas une élégie en chair et en os. Elle avait compris. Son œil s’abritait sournoisement derrière la frange noire de ses cils, parce qu’elle avait peur de rire.

Elle pensait :

— Et c’est ce pauvre homme-là qui m’a donné la chair de poule !

— Regarde ! répéta M. de Sampierre, dont le doigt tremblant bénissait le sommeil de Domenica, vois ce sourire d’ange ! Si la première douleur était venue pendant le temps fixé pour l’épreuve… Mais cette beauté heureuse, ce calme, ce repos doux et charmant. Dieu a parlé, ma fille !

— C’est ça ! dit Phatmi qui se dirigea vers la porte, Dieu a parlé, et moi, je peux aller manger un morceau !

Avant de franchir le seuil, elle ajouta :

— Là, vrai, vous êtes un brave homme !

M. de Sampierre ne l’entendit pas ; Phatmi contenta son envie de rire en gagnant l’office. L’idée lui semblait drôle tout à fait.

Et certes, désormais, elle n’avait garde de craindre son maître.

Pourtant, dans l’espace d’un quart de minute, les choses avaient bien changé à l’intérieur de la chambre. Au bruit de la porte qui se refermait, Domenica avait tressailli faiblement. Un voile de pâleur se répandit et s’épaissit à vue d’œil sur son gracieux visage. Sa main, agitée de tressaillements, chercha son flanc. Elle s’éveillait.

Juste à ce moment, l’horloge de Saint-Paul sonnait le premier coup de huit heures.

On n’entendait plus les pas de Phatmi dans le corridor.

Avant que l’horloge eût fini de tinter les huit coups, Domenica, relevée sur son séant et tordant ses couvertures d’une main convulsive, appelait au secours.

Elle n’avait pas vu d’abord son mari, tant le douloureux réveil l’avait prise en sursaut.

Quand elle vit son mari, elle se rejeta tout au fond de sa ruelle avec terreur.

L’angoisse physique faisait trêve. Elle fixa sur M.  de Sampierre des yeux étonnés et troublés.

— Que me voulez-vous ? dit-elle. Où est Phatmi ? où sont Savta et Mitza ? Ordonnez qu’on aille chercher le docteur. Qu’on aille bien vite ! m’entendez-vous ?

M.  de Sampierre ne répondit pas. Domenica se mit à trembler de tous ses membres, et balbutia :

— Monsieur, que faites-vous chez moi tout seul ? Pourquoi ne parlez-vous pas ? Jamais je ne vous ai vu ainsi, Giammaria… Phatmi me parlait ce matin de ce duc qui a tué sa femme. Je ne vous ai pas fait de mal, moi…

Une angoisse lui coupa la parole. Elle jeta un cri. M.  de Sampierre lui dit rudement :

— Taisez-vous !

Elle eut la force d’obéir, tant son épouvante était grande.

Et, il faut bien le dire, l’homme qui se tenait debout devant elle était terrible à voir. La fureur concentrée qui le possédait ne se traduisait par aucun des signes extérieurs et habituels de la colère. Son visage exsangue restait immobile, ses yeux demeuraient baissés. Aucun tressaillement n’agitait ses mains tombantes et molles. Chez lui, en ce premier mouvement, le courroux était plutôt du désespoir :

Quelque chose de mortel. Une menace muette et sourde, et profonde comme une agonie.

Domenica perdait le souffle à le regarder et à se taire.

Elle voyait, quoiqu’il fût à contre-jour, le poli de sa joue se rayer de rides, le blanc de son front se maculer de taches bistrées. Il lui semblait que ses cheveux soulevés remuaient, agités par un vent. Deux cercles sombres s’élargissaient sous ses paupières, et, par intervalles réguliers, des gouttes de sueur, tombant de lui, mouillaient le parquet.

Domenica ne savait rien des choses de la vie, mais on n’a pas besoin de savoir pour trembler.

Les enfants voient le danger comme les hommes.

Domenica eut la pensée qui devait venir à un enfant. Elle se vit seule et sans défense au pouvoir d’un fou.

Se trompait-elle ? Le marquis Giammaria était-il fou ? Du moins, était-il plus fou aujourd’hui qu’hier ? plus fou maintenant dans son chagrin poignant que tout à l’heure dans la triomphale expression de son allégresse ?

Question oiseuse, assurément, pour la pauvre jeune femme, dont le réveil était cet horrible cauchemar.

Mais question que nous devons souligner parce qu’elle établira aux yeux du lecteur, mieux que la plus minutieuse analyse, l’état exact du cœur et de l’esprit de M.  de Sampierre.

Il avait interrogé la science, cet ignorant, et la science, qui ne répond pas toujours aux savants eux-mêmes, l’avait laissé dans la nuit. Alors, maniaque et jaloux, amoureux, dévot, superstitieux et faible, il s’était adressé à Dieu comme la passion antique en appelait aux sorts et aux augures.

Le païen, esclave ou philosophe, disait :

« Que Jupiter tonne à droite pour le malheur, à gauche pour le bonheur. J’écoute. »

M. de Sampierre avait dit : « Dieu tout puissant, j’écoute : vous avez six heures pour me répondre, les heures propices et indiquées par le suffrage universel des livres de médecine. Je vous somme de parler ! »

Et nous savons dans quelle anxiété recueillie il avait passé ce quart de journée dont chaque minute pouvait entendre la réponse de la foudre.

Nous l’avons vu écrasé sous l’attente mystérieuse, nous l’avons vu incapable de contenir l’explosion de sa joie, devancer l’heure d’une minute et entamer prématurément le cantique du triomphe. Cela nous donne la mesure de la complète, de l’immense confiance que lui inspirait l’oracle.

Il avait cru aveuglément à l’arrêt surnaturel qui absolvait Domenica, aveuglément il crut au verdict qui la condamnait. En quelques secondes il tomba précipité du comble de la certitude heureuse au plus profond du découragement.

Le tonnerre avait répondu. Dans la conscience de ce malheureux homme le doute n’essaya même pas de naître. Il fléchit sous le coup, puis il se redressa, éperonné par la notion vague et menaçante de ce fait qu’il était le juge, le maître !

Que faire ? il le savait. Les plus faibles ont leur parti pris avant de provoquer l’oracle.

Pendant un temps qui sembla très-long aussi bien à la femme qu’au mari, la crise entamée violemment s’arrêta. Le sang remonta aux joues de Domenica et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Avouez-vous ? demanda M. de Sampierre, qui détourna d’elle son regard.

Au lieu de répondre elle demanda à son tour :

— De quel droit me soupçonnez-vous ?

Puis, cédant à un brusque élan de révolte, elle appela :

— Phatmi, Savta, je veux quelqu’un ! J’ai peur !

M. de Sampierre lui serra le poignet. Elle redevint très-pâle et se tut.

Le jour avait baissé déjà dans la chambre, mais Domenica put voir que la figure de son mari changeait d’expression pour la seconde fois.

Sur ses traits, la colère faisait place à une sorte de calme.

Il commanda le silence d’un signe raide et froid ; puis, marchant d’un pas pénible, il gagna la porte qu’il ferma à clef en dedans.

Puis encore il revint et s’assit devant la tête du lit.

De nouveau sa figure était de pierre.

Il fixa son regard clair et froid sur la jeune femme, qui essayait en vain de baisser et de détourner les yeux.

Ce regard la fascinait en la blessant. Tout d’un coup elle chancela sur son séant, et, tombant en arrière, sa pauvre tête effarée se renversa parmi ses grands cheveux.

Elle était évanouie.

M.  de Sampierre ne bougea pas.


Quand Domenica reprit ses sens, il faisait nuit noire dans la chambre. C’est à peine si elle put distinguer la silhouette de son mari, toujours assis à la même place.

Un bruit se faisait du côté de la porte qui était secouée du dehors. La voix de Phatmi appelait et disait :

— Monsieur le marquis ! ouvrez, je vous en prie !

Elle venait d’arriver sans doute, car son accent n’indiquait encore que de la surprise et un commencement d’impatience.

— Giammaria, murmura la marquise, allumez une lampe, je souffre comme pour mourir.

Le marquis demanda pour la seconde fois :

— Avouez-vous ?

De l’autre côté de la porte, la Tzigane s’effrayait et criait :

— M’entendez-vous, monsieur le marquis ? Pourquoi avez-vous tourné la clef ? Si vous dormez, éveillez-vous !

Comme M.  de Sampierre ne répondait point, Phatmi ébranla la porte,

— Princesse ! appela-t-elle d’une voix qui tremblait déjà : Domenica ! parlez ! que s’est-il passé là-dedans ?

Le marquis s’était levé. Il appuya la main sur l’épaule de sa femme.

Sa main était de glace.

Ce ne fut ni sa parole ni son regard qui commanda le silence, car il resta muet et son visage disparaissait entièrement dans l’ombre. Pourtant, la pauvre princesse balbutia comme si elle eût répondu à un ordre impérieusement exprimé :

— Je me tairai ! Je me tairai !

Elle ajouta en étouffant un gémissement que lui arrachait son atroce souffrance :

— Giammaria, est-ce que vous allez me tuer ?

C’était une plainte d’enfant. M.  de Sampierre se pencha malgré lui au-dessus d’elle. Elle lui jeta ses deux bras autour du cou. Il frissonna, pensant tout haut :

— Dieu a parlé… Et n’avais-je pas vu les pas dans la neige ?

Elle dit de sa pauvre voix brisée, en voyant qu’il se reculait :

— Ah ! je souffre trop ! Tuez-moi ou secourez-moi, je vous aimerai !

On n’entendait plus rien du côté de la porte. Phatmi s’était lassée, ou bien elle avait été chercher de l’aide. Entre deux angoisses, Domenica pleurait tout bas, épuisée.

Au moment où la douleur l’attaquait de nouveau, plus violente, des pas sonnèrent dans le corridor. Il y avait plusieurs personnes et on marchait vite. Domenica, exaltée par sa torture, bondit à moitié hors du lit. On entrait dans l’antichambre.

— C’est le docteur Raynaud ! cria Phatmi du dehors : Vous allez ouvrir, peut-être !

La main de M.  de Sampierre ferma comme un bâillon la bouche de sa femme. Il y eut une lutte courte, mais horrible. Domenica retomba inanimée.

M.  de Sampierre quitta le lit et se dirigea vers la porte, disant à ceux du dehors :

— Attendez, je ne veux pas faire de bruit, elle repose.

Le médecin de l’hôtel Paléologue était, cela va sans dire, un praticien de valeur et d’autorité. Il demanda d’un ton de reproche :

— Pourquoi tenez-vous madame la marquise enfermée ?

M.  de Sampierre ouvrit, mais il resta en travers de la porte. La lumière que tenait Phatmi éclaira l’éternelle immobilité de son visage.

— Bonsoir, docteur, dit-il très-doucement et avec un calme parfait. Elle m’a fait promettre de ne pas l’éveiller. La lumière la gênait, je l’ai éteinte sur son désir. Elle m’a fait promettre encore de la veiller tout seul : caprice d’enfant malade. Du reste, soyez sans inquiétude, ce ne sera ni pour cette nuit ni pour demain.

Pendant qu’il parlait, Phatmi prêtait l’oreille aux bruits de l’intérieur. Elle était derrière le médecin et lui dit tout bas :

— Pour méchant, il n’est pas méchant, le pauvre homme ! Je peux répondre de cela. Seulement ça m’étonne que madame ait eu des caprices de malade avec lui.

— Ma bonne, reprit M.  de Sampierre en s’adressant à elle, je veux respecter les moindres fantaisies de madame la marquise. Pour aujourd’hui, faites votre lit dans l’antichambre. Vous serez à portée de la voix… Je vous remercie de votre visite, docteur, et je compte sur vous à toute heure de nuit. En cas de besoin, on vous ferait immédiatement prévenir. À vous revoir.

Il salua de la main et referma la porte avec tout plein de précautions.

Phatmi et le docteur restèrent un instant à se regarder.

— Comment la journée s’est-elle passée ? demanda le médecin.

— Madame a dormi presque constamment.

— D’un bon sommeil ?

— Excellent.

— Pas d’apparence d’inquiétudes ? de malaises ?

— Pas l’ombre d’apparence !

— Et pour ce qui regarde M.  le marquis… soupçonnez-vous quelque arrière-pensée ?

La Tzigane se mit à rire.

— Il a eu des soupçons, ce matin, dit-elle, mais il n’en a plus ce soir, Dieu lui a parlé.

Le docteur, qui avait fait un mouvement pour s’éloigner, revint.

— Dieu ?… répéta-t-il. Expliquez-vous, ma fille.

Phatmi se toqua le front en riant.

— Il a un coup de marteau, reprit-elle, mais ce n’est pas bien dangereux. Il est si bête ! Et Dieu lui a dit la vérité tout de même : notre Domenica est innocente autant qu’un Jésus de six mois.

Le docteur réfléchit un instant.

— Je ne vois rien qui puisse motiver ni même excuser mon intervention, dit-il, mais ne quittez pas cette pièce et veillez. À toute heure, je suis aux ordres de madame la marquise.

Il sortit. Une préoccupation restait en lui.

Au moment où il rejoignait sa voiture qui l’attendait dans la rue Pavée, un bras se passa sous le sien.

C’était un beau jeune homme à la figure franche et bonne.

— Le vicomte de Tréglave ! dit le docteur : à Paris ! je vous croyais attaché à l’ambassade de Saint-Pétersbourg !

Au lieu de répondre, le vicomte Jean dit :

— Si vous voulez me donner une place dans votre voiture, j’ai besoin d’une consultation.

Ils montèrent tous deux.

— Vous êtes son médecin… commença Jean de Tréglave, dès que la portière fut refermée.

Le regard du docteur exprima un soupçon. Le vicomte Jean reprit en lui serrant la main fortement :

— Je ne vous prendrai qu’une minute, car mon métier ce soir est celui d’une sentinelle. J’ai le temps de vous dire néanmoins que la dernière volonté du prince Michel Paléologue ne brisa qu’un seul cœur. Domenica n’aime en moi que son frère. Ne me cachez donc rien. Que se passe-t-il ?

— Vous-même, vicomte, que craignez-vous ? demanda le docteur au lieu de répondre.

— Tout ce qu’on peut craindre d’un jaloux et d’un fou, répartit Jean de Tréglave.

Le docteur Raynaud garda le silence. Jean de Tréglave mit la tête à la portière et pria le cocher d’aller au pas.

— Je ne veux pas trop m’éloigner de l’hôtel, dit-il en forme d’explication.

— Sait-elle que vous veillez ? demanda enfin M. Raynaud.

— Je le lui ai fait dire à tout hasard.

Ils se regardaient en face. Le docteur était une physionomie de Paris : souriante, bienveillante et sceptique. Sur les traits de ce beau garçon de Tréglave, tout était cœur, même l’esprit.

— Ma foi, s’écria M.  Raynaud, je ne sais plus que dire. Si vous n’étiez pas là, je n’aurais pas la moindre inquiétude. Tout me paraît aller bien, mais votre présence… Voyons ! il n’y a rien entre vous ?

— Rien.

— Sur votre honneur ?

— Sur mon honneur !

— Et vous avez quitté votre poste pour elle ?

— Oui, sans hésiter.

— Vous jouez ainsi tout votre avenir ?

— Je jouerais aussi bien ma vie.

— Alors, comment voulez-vous que je n’aie pas peur !

La voiture s’arrêta au coin de la place Royale. M.  de Tréglave descendit.

Ils échangèrent encore quelques paroles, puis le docteur dit :

— Je vous promets d’y retourner aux environs de minuit, en rentrant chez moi : c’est tout ce que je puis faire.

Le vicomte Jean le remercia de la main et s’éloigna rapidement dans la direction de l’hôtel. En chemin, il s’enveloppa de son manteau qu’il avait porté jusqu’alors sur le bras.


La rue Neuve-Sainte-Catherine est sombre tant qu’elle longe le jardin de l’hôtel Paléologue dont le grand mur n’a pour vis-à-vis que des maisons sans boutiques. Il y avait là un fiacre qui stationnait à la porte d’un pauvre garni, Jean de Tréglave y monta, et le fiacre continua de stationner dans le noir.

Il était alors aux environs de dix heures du soir. Pour ce quartier c’est plus tard que minuit dans le Paris vivant.

Aux fenêtres de l’hôtel il n’y avait pas une seule lumière, au moins de ce côté.

On n’y dormait pas pourtant. Les trois servantes de Domenica étaient rassemblées dans l’antichambre où Pétraki, qui était le cocher et le factotum de la maison, dressait un lit provisoire pour sa femme Phatmi.

Il était Serbe de naissance et il est rare que les fils de cette pauvre race arrivent à la dignité de cocher en titre ou de premier valet de chambre, mais Pétraki sortait de la moyenne par la multiplicité de ses talents. Il avait servi de secrétaire aux vieux prince Michel qui lui confiait ses bric-à-brac à raccommoder. Il savait tout faire.

Les deux servantes valaques, Savta et Mitza, mises dehors par l’invasion de M.  de Sampierre, avaient profité de la circonstance pour faire une promenade dans Paris. Comme elles étaient jolies filles et drôlement costumées, Paris galant leur avait offert à dîner. Elles revenaient la joue écarlate, l’estomac chargé, mais la conscience nette. Dans leur pays, ce n’est pas un péché que de prendre du bon temps.

Leur étonnement fut sans bornes quand elles virent que l’appartement de la marquise restait fermé pour elles. En ville, elles avaient entendu parler tout le jour du « drame de l’hôtel de Praslin. » Quand Paris, glouton de crimes, tient un pareil morceau sous sa dent, il s’en empiffre jusqu’aux yeux et sans jamais s’incommoder. Vous souvenez-vous de Troppmann et des prodigieux tours de radotage que la grande ville exécuta à cette occasion ? Mitza et Savta ne rêvaient que nobles salons souillés de sang, ravages de velours, de satin, de dentelles, et duchesses réduites en hachis. Paris les avait bourrées de tout cela.

Était-ce une autre cause célèbre qui se préparait à l’hôtel Paléologue ? Phatmi était muette, Pétraki gardait un silence refrogné.

On envoya Savta et Mitza aux communs où elles s’endormirent comme deux souches en échangeant l’espoir d’apprendre le lendemain matin quelque chose d’épouvantable.

Phatmi et son mari restèrent seuls : une Tzigane et un Serbe : tous deux dévoués à leur manière, qui n’est pas du tout la manière des serviteurs modèles célébrés par notre Morale en actions. Pour la Tzigane comme pour le Serbe, la bataille de la vie est trop dure à soutenir : chacun d’eux est armé.

Quand le factotum eut achevé de dresser le lit, il demanda :

— Qu’y a-t-il derrière cette porte ? tâche de me parler droit.

Phatmi répondit :

— Il y a Domenica et le maître, tu le sais bien.

— C’est lui qui a voulu rester seul avec la Paléologue ?

— C’est lui.

— Pourquoi ?

— Demande-le-lui, moi, je ne le sais pas.

Pétraki dit :

— C’est bien.

Puis, il s’assit auprès de sa femme. Après un silence, il reprit :

— Où est le Pernola ?

— Dehors.

Phatmi, qui avait fait cette réponse d’un air distrait, reprit tout à coup :

— J’ai couru le chercher quand le maître m’a refusé l’entrée de la chambre à coucher après mon repas. N’est-ce pas à lui qu’il faut toujours demander : Doit-on faire cela ? Mais le maître, sur le tantôt, lui avait laissé voir qu’il désirait rester seul. Et alors le Pernola a bien vite profité de l’occasion pour aller à ses affaires. Les absents peuvent toujours dire, après l’événement : « Je n’étais pas là ! je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé. » Ça s’appelle un alibi.

Pétraki lui prit la main affectueusement.

— Tu es très-pâle, dit-il. Tu as bon cœur. Tiens ! te voilà qui frissonnes !

— C’est que j’ai froid.

— Froid ou peur ?

— Les deux.

— Peux-tu me dire de quoi tu as peur ?

— Je ne sais pas.

— C’est bien.

Il se leva sans colère aucune, et ajouta :

— La Paléologue a un secret. Tant pis pour elle. Bonsoir.

Phatmi garda le silence. Le Serbe prêta l’oreille un instant dans la direction de la chambre à coucher. On n’y entendait aucun bruit.

Comme il se dirigeait vers la sortie, Phatmi le rappela.

— C’est fermé à clef, dit-elle en montrant la porte de Domenica.

Pétraki s’arrêta aussitôt.

— Tu saurais ouvrir ? continua la Tzigane.

— Assurément, puisque c’est moi qui ai replacé la serrure.

— Peux-tu faire que je sache aussi ouvrir ?

Ordinairement, Pétraki avait un pas retentissant et lourd. Il traversa l’antichambre avant de répondre et se rapprocha de la porte. Ses pieds chaussés de forts souliers ne produisirent absolument aucun bruit.

Phatmi, qui avait les sourcils froncés, se mit à sourire.

— Tu ne vieillis pas ! murmura-t-elle : je t’aime bien.

Le Serbe s’était penché pour examiner la serrure. Il dit :

— La clef est en dedans.

— Est-ce plus difficile ?

— Pas pour moi.

De la poche latérale de sa casaque rouge, il retira une pleine poignée d’objets parmi lesquels était un étui de cuir noir qu’il ouvrit. L’étui contenait une certaine quantité de petits outils en acier. Il en choisit un.

— Ce n’est pas pour maintenant, dit la Tzigane.

— Pour quand donc ? demanda Pétraki.

— Je ne sais pas.

C’était la troisième fois qu’elle répondait cela.

Le Serbe haussa les épaules et fit mine de remettre l’étui dans sa poche ; mais Phatmi, qui s’était levée à son tour, l’arrêta disant :

— Montre-moi la manière d’ouvrir, je t’en prie.

Il hésita.

— S’il y a du danger là derrière, dit-il, mieux vaudrait que ce fût pour moi.

Elle sourit orgueilleusement.

— Certes, certes, fit-il, tu es forte, mais tu es une femme.

— S’il y a du danger, je t’appellerai, dit-elle, mais montre-moi.

En rouvrant son étui pour obéir, Pétraki secoua la tête et répéta :

— La Paléologue a un secret !

Puis il ajouta :

— Le maître aussi ! et il fait noir là-dedans !

Il choisit deux outils, tous les deux recourbés, mais dont l’un avait un crochet très-court. Ce fut celui-là qu’il introduisit dans la serrure.

— Regarde, dit-il. La clé doit d’abord être enlevée. Pour cela il faut la ramener toute droite dans le sens du trou. C’est fait.

En parlant il avait manœuvré avec une telle adresse que ni le crochet ni la clé n’avaient grincé.

— C’est la moitié de la besogne, reprit-il, et elle va rester faite puisque nous laisserons la clé ainsi. Pour ouvrir maintenant, il n’y a plus qu’à rejeter la clé et à tirer le pène. Pour rejeter la clé, tu prends l’autre bout de l’outil et tu pousses. C’est affaire de tact. Pour attirrer le pène, tu prends le second outil qui est juste de mesure, tu entres, tu tâtes, tu accroches et tu pèses…

La Tzigane était tout oreilles et ses yeux ardents avaient suivi le jeu de la démonstration. Elle prit les deux outils et répéta par deux fois les mouvements indiqués.

— Va-t-en, je vais dormir, dit-elle.

Le Serbe répondit : « C’est bien, » et se retira aussitôt.

Quelques minutes après sa sortie, parmi le silence qui régnait dans l’hôtel et aux environs, l’horloge de Saint-Paul envoya onze coups. Phatmi colla son oreille à la serrure.

— On ne les entend même pas respirer ! pensa-t-elle tout haut. Je l’ai eue sur mes genoux et j’ai vécu du pain de son père. Je ne dormirai pas.

Elle se jeta toute habillée sur le cadre sans éteindre la lumière. Elle était très-lasse, mais elle comptait sur sa volonté pour résister au sommeil. Son inquiétude devait suffire à tenir ses yeux ouverts.

Par le fait, elle entama sa faction en sentinelle vigilante. Elle entendit, dans la nuit muette, la demie de onze heures, minuit et la demie de minuit.

Puis elle se dit : « Je m’engourdirais, il faut que je marche un peu… »

Vous connaissez tous ce rêve de l’enfant paresseux qui tarde à se lever et qui se rendort en pensant : « Je m’habille… »

La Tzigane se voyait arpentant l’antichambre d’un pas furtif, — remontant sa lampe, — et s’arrêtant chaque fois qu’elle revenait vers la porte, pour écouter au trou de la serrure.

Elle se sentait sûre d’elle-même et raillait ses récentes inquiétudes.

Avoir eu peur de ce malheureux homme ! Et peur de quoi ? dans une maison pleine de domestiques ! Au milieu de ce quartier si paisible !

Domenica dormait sans doute sur son lit et le marquis dans son fauteuil : tous deux bien tranquillement.

Elle continuait à faire sentinelle, cette brave Phatmi, mais c’était bien pour l’acquit de sa conscience…

Cependant son rêve tourna. Elle ne marchait plus. Elle essayait de repousser le cauchemar assis sur sa poitrine, mais le cauchemar plus fort qu’elle, la garrottait, impuissante, sur son lit.

Et toutes ses inquiétudes devenaient terreurs, car le silence de la nuit prenait une voix…

Elle croyait ouïr des plaintes de l’autre côté de la porte — mais faibles, faibles !

Et quelqu’un, tout bas, disait à ces gémissements de se taire.

Une allumette grinça. Il y eut des pas qu’on essayait d’étouffer.

Quelque chose en acier vibra sec comme les outils d’une trousse qu’une main tremblante eût ouverte maladroitement…

Un enfant ! Il y eut le premier cri d’un enfant qui s’étouffa, avant d’être achevé.

Puis un autre cri déchirant, terrible : le cri d’une agonie.


Le dernier cri réveilla la Tzigane en Sursaut, et la jeta haletante hors de son lit. C’était Domenica qui l’avait poussé : à cet égard, pas de doute.

Phatmi écouta, étourdie qu’elle était comme si elle eut reçu un coup d’assommoir sur la tête.

Le cri ne se renouvela pas, mais il y eut sur le parquet le bruit d’une chute pesante.

Et après la chute plus rien.

Phatmi se prit le front à deux mains. Il n’y avait dans sa cervelle que confusion et trouble.

Elle gagna en chancelant la porte de Domenica.

Elle eût donné de son sang pour entendre un bruit quel qu’il fût.

Mais rien ! Il semblait désormais que la chambre fût vide.

Et pourtant, la Tzigane n’eut pas l’idée d’appeler.

Pétraki, le Serbe diplomate et propre à tout, avait dit : « La Paléologue a un secret. » Phatmi ne voulut pas se fier même à Pétraki.

Ce qu’il y avait à faire devait être fait par elle seule.

Comme elle n’avait pas les nerfs d’une Parisienne, elle se retrouva vite. Son mari lui avait laissé les crochets, elle attaqua la porte.

Mais on a beau être adroite, chaque métier veut son apprentissage nécessaire. Dès le premier mouvement qu’elle fit, la Tzigane, trop empressée à rejeter la clé, poussa à faux et l’engagea en travers. Dès lors, tous ses efforts devaient rester inutiles. La colère la prit. Elle se mit les mains en sang et brisa les deux outils.

Puis, le front ruisselant de sueur, elle écouta.

Rien encore. De l’intérieur personne n’avait donc entendu le bruit qu’elle faisait !

Qu’y avait-il là dedans désormais ?

Une morte ?

Ou deux morts ?

Phatmi rugit comme une lionne ; elle se lança à corps perdu contre la porte, faisant un bélier de son épaule. La porte solide la repoussa, meurtrie. Elle regarda tout autour d’elle avec détresse, disant :

— J’ai dormi ! je ne devais pas dormir. J’ai mangé son pain : j’entrerai !

Dans la cheminée de l’antichambre, le dernier feu, dressé pour les froides matinées d’avril, restait intact.

La Tzigane bondit et jetant de côté les pièces de bois étagées sur le devant du foyer, elle saisit à deux mains la grosse bûche du fond qu’elle leva au-dessus de sa tête.

Ainsi chargée, elle reprit son élan. La bûche énorme heurta la porte à la hauteur de la serrure ; cela vaut tous les crochets du monde ; le pêne sauta.

Phatmi, avant de franchir le seuil, retint son souffle pour écouter.

À ce grand bruit aucun autre bruit ne répondait.

Alors ses jambes tremblèrent et son cœur manqua. Elle fut obligée de se prendre au chambranle pour ne point tomber.

— Domenica ! maîtresse ! appela-t-elle.

— Viens donc, répondit une douce voix qui parlait avec précaution.

Phatmi qui crut encore rêver avança la tête et regarda.

Il y avait une bougie allumée sur la table de nuit de la princesse-marquise, et sa lumière arrachait des étincelles aux instruments tout neufs de la trousse, ouverte au pied du flambeau : la trousse de M.  de Sampierre.

Domenica, assise sur son lit, un peu pâle, mais souriante, tenait un petit enfant dans ses bras.

Elle le berçait, emmaillotté qu’il était déjà.

La figure de l’enfant était tout contre ses lèvres.

Devant le lit, par terre, le marquis Giammaria était étendu tout de son long à la renverse.

La princesse-marquise répéta non sans impatience :

— Viens donc, Phatmi, je ne peux pas parler trop haut, je l’éveillerais… Pas mon mari, l’enfant, mon petit Domenico chéri.

Elle ajouta, comme la Tzigane approchait :

— N’aie pas peur, tu vois bien que mon mari est mort.

La Tzigane lui jeta un regard tout plein de soupçonneux effroi.

— Oh ! fit Domenica avec cet accent enfantin qu’elle ne devait jamais perdre, ce n’est pas moi qui ai fait cela. Le bon Dieu l’a puni parce qu’il voulait tuer son petit garçon.

Son petit garçon ! répéta Phatmi dont le visage s’éclaira.

Elle fit le dernier pas, enjambant le corps du marquis et vint baiser la main de sa jeune maîtresse avec un respect attendri.

— L’enfant est donc bien à lui ? murmura-t-elle. Dites sur la Vierge qu’il est à lui !

Domenica la regarda d’un air stupéfait.

— Je suis folle ! se reprit Phatmi, j’ai eu si grand’peur !

Domenica berçait le petit et le baisait.

— Je ne voulais pas de mal à mon mari, dit-elle en se parlant à elle-même, mais il aurait tué l’enfant : j’en suis sûre ! Je dirai pour lui des prières de bon cœur.

Et comme la Tzigane faisait mine de se baisser pour examiner M.  de Sampierre, la marquise reprit :

— Regarde plutôt mon Domenico ! Il s’appelle Domenico. Je ferai maintenant tout ce que je voudrai… Mais Giammaria aura un tombeau grand comme un palais, et je ne l’oublierai pas.

En même temps, elle retourna l’enfant qu’elle éleva dans ses bras.

Phatmi vit alors que ses langes avaient une tache rouge assez large à la naissance du cou.

— Est-ce que ?… commença-t-elle.

— Oui, oui, interrompit la jeune mère, rougissant depuis le front jusqu’à la poitrine, il l’a frappé comme il aurait frappé un homme !

L’enfant jeta un cri robuste que sa mère étouffa dans ses baisers.

Phatmi se redressa indignée et repoussa du pied la jambe du marquis pour venir à l’enfant. Quand elle l’eut embrassé elle se ravisa pourtant et dit :

— Il faut savoir !

Elle mit la main sur le cœur de son maître.

— N’est-ce pas qu’il est mort ? demanda Domenica.

La Tzigane fut du temps avant de répondre, puis elle dit :

— S’il vivait, que feriez-vous du petit ?

La marquise devint plus blanche que le linge de sa couche.

Phatmi, qui fixait sur elle son regard brillant, prononça tout bas en montrant M.  de Sampierre :

— Il faudrait bien peu de chose pour qu’il fût mort…

La marquise lui coupa la parole par un geste d’horreur.

— Non ! oh ! non ! fit-elle, jamais !

Et elle s’enfonça dans son lit toute frissonnante.

— Alors, dit la Tzigane, il faut prendre un parti, car il peut s’éveiller. Devant moi, certes, il ne recommencera pas ; mais je suis sa servante. Les servantes, on les chasse… Voulez-vous me charger de l’enfant ?

— Non, répondit la jeune mère qui semblait penser profondément.

Elle ajouta, après un silence :

— Mon Domenico a un protecteur.

Et regardant la Tzigane bien en face avec des yeux où éclataient l’ignorance — et l’imprudence d’une fillette, elle dit :

— Si je veux, il remportera dans ses bras jusqu’au delà de la mer !

— Il, qui ? demanda Phatmi.

Domenica rêvait. Elle garda le silence.

— Et le voudrez-vous, maîtresse ? demanda encore la Tzigane.

Domenica regarda son mari, toujours renversé sur le parquet, et répondit en serrant l’enfant contre son cœur :

— Je veux qu’il vive, et ce fou le poignarderai !

Sur un signe, Phatmi s’approcha d’elle.

La jeune mère mit sa bouche tout contre l’oreille de la servante et parla à voix basse.

— Attend-il encore à cette heure ? demanda la Tzigane quand Domenica eut achevé.

Cette dernière répondit, et son sourire était imprégné de naïf orgueil :

— À toute heure de nuit et de jour, demain, la semaine prochaine, dans dix ans, tant que je vivrai et tant qu’il vivra, il m’attendra toujours !

— Maîtresse, dit Phatmi, je vous obéirai, mais le maître avait raison d’être jaloux.

Domenica embrassa pour la dernière fois son enfant.

— Devant Dieu et sur la vie de mon pauvre ange, dit-elle, M.  le marquis de Sampierre n’a rien à me reprocher.

Cette fois, tout en elle, accent et regard, était d’une femme.

Phatmi enveloppa l’enfant dans un châle et sortit.

Comme elle ne pouvait quitter la maison par l’issue commune sans passer sous le regard des concierges, elle alla éveiller son mari qui lui ouvrit la porte du jardin.

Juste en face de la porte, dans l’ombre, stationnait le fiacre dont le cocher dormait.

La Tzigane dit à Pétraki :

— Il ne faut ni écouter ni voir.

Pétraki s’éloigna aussitôt.

Phatmi traversa la rue et vint à la portière du fiacre.

— Monsieur le vicomte, dit-elle, on n’a pas prononcé une seule fois votre nom, mais je l’ai deviné. Je me souviens des fenêtres qui donnaient sur les jardins d’Esterhazy, à Vienne. Je vous apporte un enfant qui vient de naître ; il paraît qu’il est à vous.

— Il est à moi du moment qu’on me le donne, répondit Jean de Tréglave, qui avança les deux mains. Son père est mon ennemi, sa mère est une sainte.

Phatmi éleva l’enfant jusqu’à la portière et Jean le prit.

— Il a nom Domenico, dit-elle encore. Il a été blessé au moment de sa naissance.

— Par accident ?

— Qu’importe ? pensez ce que vous voudrez. Il doit être mis à l’abri au delà de la mer.

— Celle qui vous envoie sera obéie. Je passerai la mer. Dois-je partir sans la voir ?

— Je suis chargée de vous faire ses adieux.

— Voici les miens : Dites-lui que l’homme à qui elle a donné autrefois le nom de frère sera demain en route pour l’Amérique, si l’avis du médecin est que l’enfant puisse, sans danger, supporter le voyage. Dites-lui que son fils aura de tendres soins et qu’on lui apprendra à aimer sa mère. Dites-lui que ma mort elle-même ne le laisserait pas sans soutien, car nous sommes deux Tréglave, et nous n’avons qu’un cœur. Que Dieu la fasse heureuse !

Il éveilla le cocher et le fiacre s’ébranla.

Phatmi resta longtemps à la même place, ne songeant point à s’en aller.

En rentrant elle dit à Pétraki :

— Je ne verrai rien de si drôle en toute ma vie ! Ces Français vous ont des idées !

Et à Domenica, quand elle eut regagné le chevet de l’accouchée :

— Maîtresse, vous êtes entre deux fous. S’il vous était tombé un beau jeune garçon fait comme tout le monde, à mi-côte entre le maître qui est trop bas et l’autre qui est trop haut, il n’y aurait pas eu de princesse si heureuse que vous sous le soleil ! Vous pouvez être tranquille au sujet de l’enfant. Cet homme-là sera son père et sa mère.

Ayant ainsi parlé, la Tzigane s’occupa enfin du marquis Giammaria.