Les Cinq/Prologue/12. Les Cerises noires

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XII

LES CERISES NOIRES


Il y eut une chose assurément fort singulière, c’est que de tout cela rien d’immédiat ne résulta.

La fin de la nuit mystérieuse fut aussi platement calme que les débuts en avaient été orageux.

Aux premiers soins de la Tzigane, M. le marquis reprit ses sens ; le précieux Pernola rentra tout exprès pour lui offrir le bras, quand il fut temps de le ramener dans son appartement, et le lendemain matin personne n’ouvrit la bouche sur ce qui s’était passé.

Personne. Les domestiques ne savaient rien, excepté Pétraki, le propre à tout, qui ne savait pas grand’chose ; les concierges étaient dans l’ignorance la plus complète ; le doux Pernola lui-même s’était arrangé pour ne point savoir ou ne point en avoir l’air.

Il n’y avait qu’un témoin : Phatmi, et Phatmi était muette.

Phatmi avait remis la grande bûche au fond de la cheminée pendant que Pétraki guérissait en un tour de main les contusions de la serrure. Aux questions de Savta et de Mitza qui venaient reprendre possession de leur emploi, la Tzigane répondit : « J’ai dormi comme un loir ! »

On envoya un très-beau cadeau d’argenterie au docteur Reynaud qui avait trouvé porte close lors de sa visite nocturne. Le docteur refusa. C’était un original.

Un vent d’apaisement semblait avoir passé à travers l’atmosphère de cette splendide demeure, hier encore si pleine de tristesses et de menaces. Le marquis Giammaria désertait ses livres pour tenir compagnie à sa jeune femme qui souriait, heureuse, dans son nuage de dentelles. On parlait de plaisirs, de voyages. On faisait des projets pour la saison : j’entends dès le lendemain de la fameuse nuit.

Des projets superbes !

D’explication pas la moindre. Entre les époux recommençant la lune de miel, un accord tacite, mais complet supprimait le drame.

Rien ne s’était passé. M.  de Sampierre n’était plus fou, il n’avait jamais été jaloux, et cette charmante Domenica, dodue comme le bonheur, gardant aux lèvres le sourire un peu ennuyé des cœurs trop contents, n’avait certes jamais non plus versé une larme, ni dissimulé une inquiétude.

Seulement, tout le monde avait connu sa grossesse : qu’était devenu l’enfant ?

À l’hôtel Paléologue cette question-là se murmurait bien bas, entre deux portes ou le long des corridors, quand on s’y rencontrait à deux curiosités.

Chez les concierges, on en parlait déjà un peu plus haut.

Dans le quartier, cela faisait tapage.

Qui donc avait instruit le quartier ? Le quartier savait tout et bien d’autres choses.

Le quartier connaissait jusqu’à l’endroit du jardin où le pauvre petit cadavre dormait sous le gazon.

C’était encore un crime de prince, un bon ! Et la Gazette des Tribunaux, qui venait d’en finir avec M.  le duc, allait prendre M.  le marquis.

Et dans cette nouvelle affaire, il y avait dix fois plus de millions que dans l’autre.

Sous le règne de Louis-Philippe on se divertissait presque autant qu’aujourd’hui !

Un soir, au bout de huit jours, M.  de Sampierre fut pris d’un besoin de se confesser. Il enferma son cousin Pernola dans son cabinet et lui raconta toute l’histoire.

Pernola joua l’étonné dans la perfection.

— Que pensez-vous du silence de Domenica ? demanda le marquis. En la voyant sourire, il y a des moments où je crois avoir rêvé.

— Il faut une explication, répondit le jeune comte. Je m’en charge.

Il fit demander une audience à Domenica. Elle le reçut. Ils causèrent un quart d’heure, après quoi le Pernola revint disant :

— J’ai préparé les voies, allez signer le traité.

Entre les deux époux, l’entrevue fut courte et toute aimable.

— Puis-je faire quelque chose qui vous plaise ? demanda la princesse-marquise déjà relevée et plus charmante que jamais sur sa chaise longue.

— Tout ce que vous faites me plaît, mais si vous n’éprouviez aucun chagrin à vous séparer de votre première femme de chambre…

— Phatmi ? pas le moindre, du moment que vous le désirez… Tenez-vous à garder notre cousin Pernola, entre nous ?

— Pas le moins du monde, du moment qu’il vous gêne !

Elle lui tendit sa blanche main qu’il baisa.

Ainsi naissent les bons ménages.

Le lendemain, avant le jour, toute la maison partit pour l’Allemagne. Il ne restait à Paris que Giambattista Pernola, installé à l’hôtel de Bristol, et Phatmi qui avait couché, ainsi que son mari, à l’auberge.

Ce fut un cri dans tout le quartier. La cause célèbre prenait la clef des champs !

On fit émeute à la porte de l’hôtel Paléologue. Les concierges criaient plus haut que les autres et les gens de justice furent abondamment sifflés quand ils arrivèrent, sur le coup de midi, pour interroger la maison vide.

Le soir, il y eut dans quelques journaux un article vague, annonçant le départ d’un richissime ménage étranger. On y parlait de rumeurs sinistres et d’émotions populaires. Cela se terminait par la formule consacrée : « La justice informe. »

Le comte Pernola prit la peine d’aller jusqu’au palais de justice et se mit à la disposition du parquet. Toujours utile, ce cher garçon !


Deux ou trois semaines après, vers le milieu du mois de juin, dans une chambre assez propre dont la croisée regardait Paris du haut de Ménilmontant, un ménage d’ouvriers aisés achevait son repas du soir.

Il n’y avait plus sur la table qu’un reste de cerises, dont le jus marquait de larges taches rouges un lambeau de journal.

Par terre, sur une couverture de soldat étendue, un beau bébé se roulait.

— L’argent s’en va, dit Phatmi qui avait l’air triste. Je ne sais pas le métier des femmes de chambre de Paris, et il est trop tard pour apprendre.

— Il faut venir à Paris, répondit l’ancien factotum de l’hôtel Paléologue, pour savoir ce que valent nos pays. C’est misère et vanité, ici : ça fait pitié. Notre argent s’en va.

— Et il y a notre petit Yanuz, ajouta la Tzigane qui saisit le bébé demi-nu à la volée pour le caresser plus à l’aise sur ses genoux.

À peine celui-ci fut-il à portée des cerises qu’il tendit ses deux mains.

— Vois donc, dit Phatmi, combien nous avons dans le sac.

Et pendant que Pétraki allait vers l’armoire, elle ajouta :

— Domenica n’avait pas de cœur pour l’homme qui l’aimait. Elle s’est séparée de son enfant sans pleurer. Pourquoi aurait-elle défendu sa servante ?

— Le fait est, répondit Pétraki, la tête dans l’armoire, que cette jolie poupée nous a mis de côté comme sa dernière paire de souliers ! Ceux qui se dévouent sont des brutes.

— Je l’aimais bien, murmura la Tzigane, et peut-être que l’âme lui viendra quelque jour.

Pétraki haussa les épaules en refermant l’armoire. Il avait un sac de cuir à la main.

— C’est pire que les Français, dit-il, ces gens qui ont eu des esclaves !

Il revint vers la table et y déposa son sac.

Le bébé se bourrait de cerises dont la mère enlevait d’avance les noyaux.

Elles appartenaient à cette espèce vulgaire, mais succulente et sucrée qu’on appelle cerises noires et aussi mauricaudes. Leur inconvénient est de tacher les doigts outrageusement. Ceux de Phatmi étaient teints jusqu’à la troisième phalange en carmin foncé, tirant sur le bleu.

Et le bébé avait des moustaches de la même couleur qui envahissaient son nez et ses joues.

Dans le sac, il y avait vingt-cinq doubles lires d’or de Bucharest qui étaient l’ancien collier-dot de Phatmi, deux magnifiques Charles-Albert de Sardaigne de cent trente-quatre francs chacun et qui venaient du marquis, une vingtaine de ducats d’Autriche et un rouleau de cinquante louis, non encore défait, plus de la monnaie d’argent et même de cuivre.

Les cinquante louis étaient le cadeau de congé de Domenica.

— En tout, dit l’ancien factotum, ça ne va pas à quatre mille francs d’argent de France. Chez nous ils ont beaucoup, mais ils donnent peu.

— Avec ça, répliqua la Tzigane, on pourrait s’établir là-bas, à Bucharest. Mais nous n’y sommes pas, et le voyage mangerait tout.

Elle soupira gros, son mari alluma une pipe.

On fut quelque temps sans parler.

Le petit garçon, repu de cerises, renversa bientôt sa tête blonde sur le sein de sa mère et s’endormit.

Une goutte vermeille, glissant de ses lèvres à son menton, était tombée jusque sur son cou.

Elle y restait humide.

Du bout de son doigt, d’abord et assurément sans y songer, puis à l’aide d’une queue de cerise, employée en manière de pinceau, Phatmi se prit à étendre la tache de carmin en divers sens, de manière à former un dessin bizarre et sinistre.

— Vois ! dit-elle tout à coup.

Pétraki regarda et ses sourcils se froncèrent.

— Quel jeu est-ce là ? demanda-t-il.

— C’est très-ressemblant, répondit la Tzigane à voix basse.

— Ressemblant à une gorge coupée… efface cela !

— Ressemblant à la blessure du petit Domenico, la nuit de sa naissance.

— Tu l’as donc vue, la blessure du petit Domenico ? dit le Serbe qui baissa la voix à son tour.

— Oui, je l’ai vue… et tu la vois aussi, car la voilà.

Il y eut encore un silence. Ce fut la Tzigane qui reprit, avec un certain embarras et en se donnant l’air de plaisanter :

— Le petit Domenico ne reviendra jamais, et quelque jour, la Paléologue sera veuve. Un enfant qui dans vingt ans d’ici porterait une cicatrice pareille à cela sous sa cravate aurait des millions, mon mari.

— Mais il y a l’autre, l’aîné, le comte Roland…

— Quand notre petit Yanuz ne ferait que partager… Je ris, tu vois bien… mais tu as étudié pour soigner les chevaux de Paléologue, tu es presque un chirurgien, et d’ailleurs, tu sais tout faire. Si tu voulais…

— Tais-toi, dit le Serbe, nous sommes de bonnes gens : restons ce que nous sommes.

Il se leva, mouilla sa serviette et lava le cou du petit Yanuz.

Phatmi dit :

— Je plaisantais.

— C’est bien, répondit le Serbe. Ne plaisante plus de la sorte.

Le lendemain, il y avait encore des cerises. C’était la saison.

Au dessert l’ancien factotum était pensif. Il rougit deux ou trois fois comme si une parole difficile à prononcer lui eût pendu de la langue.

— Le petit comte Roland, dit-il, n’est pas grand pour son âge.

— Depuis qu’il est au monde, répondit Phatmi, il est toujours malade.

— Comme notre gars se porte bien ! reprit le Serbe. Le petit comte Roland sera prince Paléologue et marquis de Sampierre. Rien que les biens entre Bucharest et Giurgevo valent douze belles fortunes de ce pays de France. Il héritera du tout…

— S’il vit, fit observer la Tzigane.

— Oui, s’il vit, répéta Pétraki. Fais donc encore avec les cerises sur la gorge de notre petit Yanuz.

Mais Phatmi serra l’enfant contre sa poitrine en frissonnant.

— Non, non ! s’écria-t-elle, je ne veux pas qu’il ait du mal !

Le Serbe dit.

— Ne vois-tu pas que je plaisante !

Le troisième jour, en mangeant des cerises, on parla encore de cela. Ni l’un ni l’autre ne plaisantait.

Phatmi demanda :

— Mon homme, es-tu bien sûr de ne pas le blesser ?

— J’en suis bien sûr, ma femme.

Ils s’enfermèrent, et les voisins entendirent le petit Yanuz qui poussait de lamentables cris.