Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch08

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 60-71).


CHAPITRE VIII

Les Cinquante


Une table drapée de pourpre avec semis d’abeilles d’or occupait l’extrémité de la salle. Derrière, des hommes assis, immobiles et graves.

En face, des bancs étaient occupés par une nombreuse assistance.

Ici, c’étaient des hommes au visage énergique, aux cheveux coupés court, à l’altitude militaire. En dépit de leurs redingotes, de leurs vêtements civils, on devinait sans peine des demi-solde.

Un autre groupe se composait d’hommes au front hâlé, aux mains calleuses, aux gestes lents, marquant cette gaucherie particulière aux gens qui cultivent la terre.

Ceux-là étaient les braves compagnons qui, commandés par le maître d’école Tercelin et l’abbé Vaneur, de Stainville, avaient résisté à l’invasion, jusqu’à la dernière heure, sur les hauteurs de l’Argonne.

Eux, qui s’intitulaient « les Cinquante », avaient réuni les ex-officiers, les ouvriers, les bourgeois dont ils étaient entourés, et fidèles, après comme avant la défaite, ils continuaient à lutter pour l’Empereur.

Henry embrassa tout cela d’un coup d’œil.

Puis entrant délibérément dans le caveau, il s’approcha de la table en s’inclinant devant ceux qui y avaient pris place.

— Salut, M. Tercelin, salut, M. le curé, salut, capitaine Vidal.

M. Tercelin maigre, sec, brun de peau sous sa chevelure grisonnante, l’abbé Vaneur, grand, coloré sous la neige des cheveux blancs, le capitaine Vidal, beau garçon au visage triste, serrèrent la main du jeune homme.

Celui-ci s’inclina alors devant un personnage dont le profil énergique et fier commandait l’attention.

— M. de La Valette, dit-il, je suis votre serviteur.

Bobèche à son tour pressa les doigts de tous.

— Maintenant, interrogea Henry, quelles nouvelles ?

— Nous vous attendions, mon jeune ami, pour établir le bilan de la journée. Veuillez prendre place et nous commencerons.

Le jeune homme s’étant installé derrière la table, ainsi que le pitre Bobèche, M. de La Valette se leva.

— Frères, dit-il doucement, qu’avons-nous fait aujourd’hui pour l’idée à laquelle nous avons consacré notre existence ?

Puis s’adressant à un homme de haute taille, à la face basanée, trouée par des yeux brillant ainsi que des escarboucles :

— Colonel Faberot, vous avez la parole.

L’interpellé se dressa dans une attitude militaire impeccable.

— Dix duels avec les émigrés.

— Résultat ?

— Neuf ne crieront plus : vive le roi !

Un murmure approbateur s’éleva dans l’assistance.

— Et le dixième, reprit M. de La Valette ?

— Celui-là s’en est tiré. Il a blessé grièvement son adversaire, le capitaine Laurent.

— Où est le blessé ?

— Rue de Valois, chez un ami. Il en reviendra. Quant à l’émigré, je l’ai suivi. C’est un certain chevalier d’Arneville ; je le tuerai demain.

Et sur ces mots, prononcés avec un sang-froid effrayant, le colonel se rassit tandis qu’un lourd silence pesait sur la réunion.

— Ah ! murmura La Valette avec tristesse ; ces luttes fratricides entre Français ; dire que cela est nécessaire pour réchauffer le patriotisme d’un peuple qui a fait trembler le monde !

Il passa sa main sur son front comme pour en chasser le nuage dont il était assombri.

— À vous, Monsieur Tercelin.

— Mes hommes et moi, répliqua le père adoptif d’Espérat, avons distribué dix mille cocardes tricolores.

— Bien. Avez-vous vu des généraux ?

— Oui. Seulement tous craignent de prendre une initiative. Si un mouvement populaire se produisait, ils se décideraient peut-être. Mais jusqu’à nouvel ordre, ils demeurent fidèles au nouveau gouvernement.

— Même Ney, que l’Empereur honorait d’une faveur si particulière ?

— Même Ney.

— Bon, s’exclama une voix joyeuse, s’il ne faut qu’un mouvement populaire, on le créera.

Et un grand garçon dégingandé, portant le costume des charpentiers, se dressa au milieu des auditeurs.

— C’est Capeluche, dit à voix basse Henry.

M. de La Valette sourit :

— Ah ! Ah ! tu as confiance, toi, mon brave ?

— Pour sûr.

— Tu es un garçon intelligent, Capeluche.

— Je m’en flatte, Monsieur le Président.

— Sur quoi te bases-tu pour affirmer que la population marchera ?

Le charpentier se dandina sur ses jambes et paisiblement :

— Je vais vous dégoiser ça. À part moi, je me suis dit : C’est très joli de conspirer dans des caves, mais si la masse du public aime les émigrés, les processions et tous les micmacs du tonnerre du roi, notre conspiration c’est comme si on voulait raboter sans rabot. Faut donc voir ce que le peuple a dans la boule.

— Sagement raisonné.

— Peine inutile, tonna le colonel Faberot. Est-ce que le public n’approuve pas toujours, quand nous couchons un « Voltigeur de Louis XIV » sur le pré.

— Bon, riposta l’ouvrier, vous pensez qu’il va protester, quand il vous voit l’épée à la main, prêt à embrocher tout contradicteur.

— Oui, mais quand la police survient, la foule s’arrange de façon à l’arrêter assez longtemps pour que nous puissions gagner au pied.

Le charpentier approuva du geste.

— Ça, oui, ça démontre une sympathie ; quoique à vrai dire, à Paris, les badauds soient toujours disposés à prendre parti contre la police.

L’officier s’agita furieusement :

— Eh ! si tu as peur, clampin, retire-toi de l’association, mais n’en dégoûte pas les autres.

— Oui ! oui ! clamèrent les assistants.

Capeluche demeura souriant sous l’orage.

— Là, là, mon colonel, comme vous y allez ; je ne vous en veux pas, parce que vous êtes un bon ; seulement vous faites parler les gens malgré eux… Je n’ai pas l’intention de lâcher les camaros.

— Alors, qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux m’expliquer.

— Qui t’en empêche ?

— Vous donc. Vous avez la manie de me couper. Encore une fois, je ne vous en garde pas de rancune, vu que vous avez pris cette habitude de couper avec les Russes, les Prussiens, les Kaiserlicks.

— Enfin, termineras-tu, infernal bavard !

On riait, on plaisantait autour des deux hommes. Les chefs, assis à la table, se déridaient eux-mêmes. Décidément on conspirait joyeusement dans les caves du Clos Noir.

Donc Capeluche se campa la main sur la hanche.

— Voici ce que je me suis soufflé dans le tuyau de l’entendement : Est-ce que les bourgeois, livrés à eux-mêmes, manifesteraient contre le roi ?

— Oui, oui, cria-t-on de toutes parts.

— Du calme donc, mes camaros ; vous dites oui, mais les bourgeois pourraient bien dire : Non. Alors, il m’a poussé une idée.

— Elle y met le temps, grommelèrent les demi-solde.

— Faut du temps pour tout, mes officiers. On n’a pas fait Paris en un jour, et on ne le soulève pas en une minute.

— Enfin, qu’as tu fait !

Positivement, on s’impatientait. Ceux qui connaissaient bien le caractère fantasque du charpentier, s’attendaient à une plaisanterie monumentale ; les autres se demandaient où Capeluche en voulait venir.

— Voici la chose, poursuivit celui-ci en clignant des yeux. Je passais devant chez Foyot. Faut vous apprendre que je suis porté sur ma bouche, et que quand je me trouve aux alentours de ce restaurateur, je m’arrête toujours aux soupiraux des cuisines, histoire de me gargariser délicatement les narines. Donc, je respirais avec volupté, quand je remarque que ce gueux de cuisinier a arboré un drapeau blanc fleurdelisé. Bon sang, que je me dis, je vais te faire une farce que le diable en prendra les armes. Avec un diamant de vitrier que j’avais sur moi, vlan, je grave sur la glace un Vive l’Empereur soigné.

— Bravo ! Bravo ! fit-on dans tous les coins de la salle.

Capeluche salua :

— Attendez, ne prenez pas le mors aux dents. Une fois le coup fait, je file pour ne pas avoir affaire avec les agents de la police. Seulement la curiosité vous tient, n’est-ce pas ? On veut savoir le résultat de sa plaisanterie. Une demi-heure après, je repasse devant Foyot. Un loustic avait gravé au-dessous de mon inscription : Approuvé : La France. Et les badauds applaudissaient. Tous semblaient ravis. Il y avait grande discussion entre des policiers et le père Foyot. Ceux-là exigeaient que le carreau gravé fût enlevé comme séditieux ; celui-ci refusait, arguant que la vitre était en bon état, et qu’il ne pouvait porter la peine d’une faute commise par un autre. La foule en joie, criait : Vive l’Empereur[1].

— Vive l’Empereur, répéta l’assemblée frissonnante maintenant.

— Eh bien, reprit l’ouvrier, j’avais trouvé le moyen de consulter les sentiments du public. Je donne le mot à quelques camarades, et tout le jour nous avons inscrit des Vive l’Empereur sur les vitres. Partout l’attitude du public a été la même.

Des applaudissements frénétiques saluèrent sa péroraison. De toutes parts des mains frémissantes se tendirent vers le brave Capeluche.

Mais le président se leva, et aussitôt le silence se rétablit comme par enchantement.

— Frères, prononça lentement M. de La Valette, pourquoi nous étonner de voir le peuple sentir comme nous les blessures de la défaite. Tous, tant que nous sommes, ne représentons-nous pas le peuple de France régénéré par la Révolution ?

— Si, si, rugit l’assemblée.

— Alors, continuons nos travaux avec calme. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ?

— Moi, s’écria un gros garçon assis sur le premier banc, moi.

— Ah ! ah ! glapit Capeluche, Abraham Gœterlingue, le brocanteur. Parle, mon fils, parle, bien sûr ton bedit gommerce n’y perdra rien.

On rit.

Mais le brocanteur sans s’émouvoir.

— Le gommerce, déclama-t-il, le gommerce, c’est l’archent et sans archent, on ne fait pas la guerre.

— Un ban pour Abraham.

Le négociant sourit, attendit que ses auditeurs fussent revenus au calme, et avec une placidité goguenarde :

Ch’avais dans ma macasin, une ficurine té Ponaparte. Ça valait bien tix sous, che l’ai fendue tix francs.

— Oh ! l’honnête marchand, plaisanta le charpentier.

Abraham poursuivit :

— Quand ch’ai fu cela, ch’ai fait des reproductions en plâtre te ce statuette. Oh ! c’était crossier et filain, mais ça rabbelait l’Embereur… ch’ai tout fendu aussi cher que le bremière.

— Qu’est-ce que tu prétends prouver ? demanda le Président.

— Qu’il y a acheteurs pour ce qui rabbelle l’Embereur. Ch’ai aferti mes collègues, et tès demain, dans tutes les putiques de brocante, on ferra tes grafures, tes objets relatifs à l’Empire.

L’incorrigible Capeluche allait encore lancer un lazzi, M. de La Valette ne lui en laissa pas le temps.

— Voilà qui est au mieux, fit-il avec une émotion profonde qui se communiqua aux assistants. Dans cette ville…, royale malgré elle, on ne verra plus que des souvenirs de la période impériale. Du souvenir au regret, il n’y a qu’une nuance.

Puis se calmant soudain :

— Reprends ta place, Abraham, tu as apporté ta part de bonnes nouvelles.

Un petit homme maigre, la figure coupée par une énorme paire de moustaches, se dressa aussitôt sur ses pieds avec la raideur d’un diable sortant d’une boite.

— Moi, Lanfait, ex-sous-officier de hussards, j’ai loué un magasin, rue Tiquetonne. Avec la lanterne magique et un boniment, j’ai commencé aujourd’hui à montrer les exploits de la grande armée. On se battait pour entrer ; recette fabuleuse.

Un autre lui succéda :

— Les soldats de la caserne de la Pépinière ont effacé, pour la troisième fois, l’inscription. « Les lys manquaient à nos lauriers », que les royalistes s’obstinent à faire graver au-dessus de la poterne d’entrée.

— Moi, dit un autre, moi Lasard, imprimeur, j’ai tiré et fait distribuer cent mille proclamations commençant pour ces mots : Français, réveillez-vous ; Napoléon s’éveille !

Des bravos ponctuaient chacune des nouvelles. L’assemblée était chauffée à blanc. Les chefs, rangés autour de la table au tapis pourpre, échangeaient des regards où se lisaient la joie et l’espérance.

Soudain un homme jeune, imberbe, la face pâle entourée de longs cheveux d’un blond vif, se leva à son tour. Il portait la tenue des élégants du jour, la redingote serrée à la taille, le pantalon de casimir ; auprès de lui était roulé sur le banc un long manteau à l’espagnole.

— Oh ! oh ! s’écria Capeluche, voilà le citoyen Paunier, fils chéri des Muses, qui vient apporter le secours de ses vers à notre cause.

Sans embarras, l’interpellé haussa les épaules :

— Tais-toi, mon ami, dit-il d’une voix aigrelette. Tais-toi, car tu sembles ignorer que l’on fait plus de mal à ses ennemis avec une plume qu’avec une épée.

Et s’adressant au Président :

— J’ai composé un chant, je l’ai appris aujourd’hui à cinquante chanteurs ambulants. Demain tous les échos de Paris le répéteront.

Les chefs approuvèrent du geste.

— Pour vous en donner une idée, et pour convaincre le brave Capeluche de la vérité de ce que j’affirmais à l’instant, je souhaite vous faire entendre un couplet.

— Oui, oui, clamèrent cent voix, le couplet du citoyen Paunier.

— Nous écoutons, appuya La Valette.

Alors le poète passa dans ses cheveux une main osseuse garnie de bagues, toussa légèrement et commença :

— Chanson Nationale, se chante sur l’air connu : Ça n’ se peut pas. Il y a sept couplets dont voici le premier.

Pourra-t-il régner sur la France,
Ce roi, qui, parmi les Français,
Ose dire avec assurance :
Je dois ma couronne aux Anglais.
Dès ce moment, la France entière
Dit, brisant son sceptre en éclats !
Si tu le tiens de l’Angleterre,
Ça n’ tiendra pas. (bis)

Le rugissement d’un cyclone seul peut donner une idée de celui qui sortit de la poitrine des conspirateurs. Le poète fut entouré. On se disputait à qui lui presserait les mains. Pour un peu, on l’eût porté en triomphe.

Mais d’une part, les assistants étaient trop serrés, d’autre part, la voûte du caveau n’était pas assez élevée. Il fallut renoncer à cette ovation ; mais les cris, les félicitations, la remplacèrent avantageusement.

Tandis que l’attention de tous était accaparée par le citoyen Paunier, la porte du souterrain s’ouvrit doucement et Espérat Milhuitcent parut sur le seuil. Le jeune homme venait de fournir une longue course, sa respiration haletante, le désordre de ses vêtements, l’indiquaient ; néanmoins sa figure était pâle et dans ses yeux brillait une lueur de fièvre.

Se glissant le long du mur, Espérat atteignit la table, échangea des étreintes rapides avec ceux qui l’entouraient, puis se plaçant auprès de M. de la Valette, il lui parla à voix basse.

Cependant l’apparition du jeune homme avait été remarquée.

Le silence se rétablissait peu à peu. Les yeux des assistants se fixaient sur le nouveau venu. Apportait-il lui aussi une nouvelle ?

M. de La Valette réclama le silence.

— Frères, dit-il, continuez ce que vous avez si vaillamment commencé. L’Empereur, touché de l’amour des Français, reviendra un jour se mettre à leur tête et délivrer la France de la tutelle de l’étranger. Dispersez-vous. Que notre prochaine réunion nous trouve plus forts, plus unis, plus proches du but à atteindre. Allez, frères, nous resterons pour protéger votre retraite.

Un formidable cri de : « Vive l’Empereur » ébranla le souterrain. Après quoi, avec une discipline parfaite, l’assemblée s’écoula par les caves.

Maintenant les chefs : M. de La Valette, Tercelin, Vaneur, Henry, Bobèche, Marc Vidal, demeuraient seuls en face d’Espérat.

Le Président serra la main du jeune homme :

— Allons, Espérat, du courage, parlez. Dans cette douleur que vous m’exposez à l’instant, il y a une espérance pour tous. Oubliez-vous pour ne songer qu’à l’œuvre commune.

Son interlocuteur poussa un soupir, puis redressant son jeune front sur la pâleur duquel se détachaient des gouttes de sueur :

— Je suis prêt, dit-il.

Et, sur un signe du Président :

— Aujourd’hui, Mlle  Lucile de Rochegaule et… d’Artin sont allés aux Tuileries. Le duc de Blacas les a présentés au roi.

— Ah ! ah !

M. de La Valette interrompit :

— Assistiez-vous à la présentation.

— Oui. Sous l’habit du rebouteur Denis Latrague, j’ai été introduit auprès du roi.

— En ce cas, vous n’ignorez pas quel a été l’accueil de Louis XVIII ?

— Je n’ignore rien.

Ces mots furent prononcés d’un ton douloureux qui frappa les assistants, mais c’était là une chose secondaire, incapable de fixer l’attention générale.

— Bien, reprit le président, votre présence calme mes inquiétudes. C’était à regret que je vous avais confié le poste périlleux, sollicité par vous.

— Oh ! périlleux, fit le jeune homme avec amertume. Lucile est démente ; d’Artin est obsédé par le crime, ni l’un ni l’autre ne pouvait me reconnaître.

Puis secouant la tête, comme pour chasser une pensée importune.

— Passons aux choses sérieuses, non, pas encore.

Il se tourna vers Marc Vidal.

— Capitaine, dit-il lentement, j’ai la certitude qu’Enrik Bilmsen a été poignardé par Lucile.

Un frisson secoua l’assistance ; l’officier se dressa sur ses pieds, les mains tendues vers Milhuitcent :

— Par elle ?

— Oui, dans sa folie commençante, la fille de Rochegaule est restée fidèle à son unique tendresse.

Arrêtant de nouvelles interrogations sur les lèvres de l’ancien aide de camp de l’Empereur.

— Vous savez le principal. Laissez-moi maintenant être tout à notre cause. M. de La Valette, interrogez.

— Volontiers, acquiesça le Président. Quel était le mobile qui conduisait d’Artin aux Tuileries ?

— Un ordre de M. de Talleyrand.

— Du diable boiteux ?

— Oui. Cet homme néfaste veut que Louis XVIII prenne l’initiative de proposer aux puissances européennes le transfert de l’Empereur aux îles Açores, ou mieux encore à l’îlot de Sainte-Hélène.

— À Sainte-Hélène, répétèrent sourdement les assistants !

— À Sainte-Hélène, gronda M. de La Valette, sur cet îlot torréfié par le soleil, perdu au milieu des flots de l’Atlantique ?

Espérat inclina la tête :

— Ils n’oseront pas, s’écria Marc Vidal. La France entière se soulèverait.

— Et puis, reprit lentement le président, Louis XVIII n’est point cruel ; il faut bien reconnaître les vertus de ses adversaires.

Milhuitcent l’interrompit impétueusement :

— Aussi a-t-on trouvé le moyen de forcer sa volonté.

— Comment ?

— En lui présentant comme messager…

Le jeune homme poussa un profond soupir, mais il continua avec résolution :

— Le comte de Rochegaule d’Artin, qui a fait litière de l’honneur des siens, pour assurer le retour du roi.

— Oh ! l’infernal Talleyrand. Voilà bien de ses idées.

— En lui adjoignant une folle, Lucile, dont la raison a succombé dans l’horreur du sacrifice exigé d’elle.

Un sanglot étouffé ponctua la phrase. Les poings sur les yeux, le capitaine Vidal pleurait. Plus qu’un autre, il comprenait l’émotion d’Espérat devant accuser son frère, devant dire l’inconsciente complicité de sa sœur. N’était-il pas le fiancé naguère choisi par la jeune fille ; n’était-il pas, comme elle-même, victime des combinaisons de M. de Talleyrand ?

M. de La Valette détourna l’attention :

— Alors le roi a accepté ?

— Non, pas encore.

— Il hésite ?

— Pour la forme. Avant huit jours, d’Artin reprendra le chemin de Vienne, avec, en poche, une lettre autographe de Louis XVIII donnant à Talleyrand licence d’agir comme il l’entend.

Un lourd silence suivit ces dernières paroles.

Mais à l’instant où le président de la réunion ouvrait la bouche pour convier ses compagnons à discuter les mesures à prendre, afin de paralyser les menées de M. de Talleyrand, la porte s’ouvrit, violemment poussée du dehors, et Yvan Platzov fit irruption dans le caveau.

Essoufflé, frémissant, le pope lança de sa voix tonitruante :

Mors est bonis, triumphum malis. La mort menace les bons, les méchants triomphent.

Et M. de La Valette l’interrogeant du regard :

— Le Clos Noir est entouré de sbires aux gages de la police. Nos compagnons ont pu s’éloigner avant l’arrivée de ces philistins, mais nous, nous sommes cernés.

Le Président ne perdit rien de son calme.

Il s’écarta de la table ; les autres chefs imitèrent son mouvement.

Aussitôt la table s’enfonça dans le sol. Quant aux dalles qui recouvraient le plancher, elles basculèrent avec les bancs qui s’y trouvaient fixés, et de la salle d’assemblée il ne resta rien que les murs nus, autour d’un dallage privé de tout meuble. Les conjurés avaient dès longtemps prévu une alerte de ce genre et leurs précautions étaient prises.

— Maintenant, au passage secret.

Tous se glissèrent dans le corridor, accédant à l’entrée du souterrain. À l’extrémité, l’ouverture basse, franchie naguère par Bobèche et Henry, découpait un carré lumineux sur le jardin éclairé par la lune.

Des pas assourdis, de légers cliquetis d’acier résonnaient au loin.

— Ils sont dans le parc, murmura encore La Valette. Nous avons le temps.

Un couloir latéral s’ouvrait à droite du boyau principal. Le Président s’y engagea et le parcourut jusqu’à son extrémité. Là, une cave se présenta.

Quelques traces des derniers habitants se reconnaissaient en cet endroit. Futailles éventrées aux ais vermoulus, cuveaux en ruines, pièces de bois de toute provenance formant un monceau dans un angle.

La Valette appuya la main sur une pierre. La tranche du sol qui supportait les débris, glissa lentement à la façon des ponts-levis modernes, écartant de la paroi l’amoncellement de bois, lequel démasqua une ouverture béante.

À ce moment une voix sonore, enflée par les résonnances du souterrain, rugit au loin :

— Pas de résistance. Au nom du roi, rendez-vous.

— Bon, murmura Bobèche, les voici à l’orée des caves ; ils font du bruit pour cacher leur peur.

— Oh ! la peur est superflue, remarqua Espérat, puisque nous leur cédons la place.

Mais Tercelin interrompit les causeurs :

— Vite, vite, au passage.

Déjà La Valette, l’abbé Vaneur, Henry, Marc Vidal avaient disparu dans la cavité béante.

Les retardataires s’y engouffrèrent à leur tour.

Dans la cave, vide d’habitants désormais, le tas de bois se remit en mouvement, revint s’appliquer à la muraille, cachant l’entrée du corridor secret, creusé par la prévoyance des conspirateurs.

La police pouvait chercher tout à son aise.

Les Cinquante étaient hors d’atteinte.

  1. Journal des Débats, novembre 1814. Tous les détails de cette assemblée proviennent de la même source.