Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch17

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 144-152).


CHAPITRE XVII

De Fontainebleau à l’île d’Elbe. Page d’histoire[1]


La foule ne croit pas aux souffrances des grands.

Le proverbe romain : « La roche Tarpéïenne est près du Capitole », reste vide de sens pour les masses populaires.

Napoléon Ier leur apparaît toujours dans une auréole de gloire, accompagné par les salves d’artillerie, les sonneries des cloches. Il est, dans l’esprit humain, une sorte de divinité belliqueuse, dont le calvaire a commencé à Sainte-Hélène.

Erreur ! Le martyre commença avec l’ascension ! Lorsque l’empereur ne se croyait pas observé, son masque pensif disait la mélancolie de l’héritier, victime émissaire de la Révolution. Après le triomphe, pour tracer ses Bulletins destinés aux foules, il embouchait les trompettes des archanges des batailles ; pour qui scrutait son âme, sa victoire était encore triste, car elle avait coulé du sang à sa bien-aimée France.

Et, douleur d’outre-tombe, le Napoléon réel est encore ignoré de presque tous, soit par la volonté mensongère des partis, soit par un arrêt mystérieux du destin.

Le martyre n’avait pas commencé en 1812, dans les steppes neigeux de Russie, mais bien aux premiers jours de l’existence du grand capitaine, pour se consommer, en 1821, sur le roc ardent de Sainte-Hélène. Dix années de tortures, dit-on, pour expier dix ans de triomphes, le summum du désespoir succédant au summum du succès. Erreur ! Toute la vie d’un homme marqué au front par le destin est une agonie. La douleur emplit toute l’existence de Napoléon.

C’est pour cela que le Héros National est plus haut qu’Alexandre, que César, que Charlemagne. Il a gravi le long calvaire de l’humanité, et quand, sa tâche accomplie, il s’est trouvé seul, banni, emprisonné par l’univers, une formidable coalition de haines s’évertuant à l’avilir, à le rapetisser, il a puisé dans sa géniale volonté le pouvoir de rester grand.

L’île d’Elbe, Sainte-Hélène, ces étapes suprêmes d’une Passion nouvelle, ces îles du Sacrifice, sont devenues le piédestal énorme d’un souvenir géant, et, par comparaison, le vaincu a réduit ses vainqueurs à la dimension de pygmées.

C’est pourquoi, de tout temps, les poètes, les artistes, tous les épris d’idéal, de nobles pensées, apporteront le tribut de leur admiration, fleurettes d’immortelles, sur la tombe de cette gloire éclatante et pure, symbole vibrant de la France crucifiée par les souverains, de la France amoindrie, insultée, dont le sang généreux coule toujours pour effacer les injustices du monde.

Après l’admirable campagne de 1814[2], Napoléon, conservant seul son courage parmi ses généraux découragés, avait consenti à échanger le trône de France contre celui d’Elbe, île minuscule, peuplée de 15.000 habitants, jetée comme un trait d’union entre la pointe septentrionale de la Corse et la côte italienne.

On lui permettait, ironie, d’emmener quelques centaines de ses compagnons d’armes… pour constituer sa garde Elboise, pour lui donner le plaisir de jouer aux soldats, selon l’heureuse expression de M. de Talleyrand.

Cela lui fut encore un triomphe. Toute la garde demanda à le suivre.

Il fallut désigner d’office ceux qui s’exileraient avec lui, pour rester dans les limites tracées par la coalition.

Alexandre de Russie exigea que la France payât une rente annuelle de deux millions (qui, entre parenthèses, ne furent jamais payés) au proscrit, car il fut constaté que l’homme qui avait été le maître, possédait en tout, trois millions quatre cent mille francs, reliquat du trésor de guerre, à peine suffisant pour parer, durant dix-huit mois, à ses dépenses indispensables à l’île d’Elbe.

Et le vaincu employa la moitié de cette faible somme à améliorer les routes, les ports, les mines de sa petite principauté.

Ses adieux à la Garde achevés, l’Empereur avait quitté Fontainebleau, sous l’escorte des chasseurs à cheval de la garde, commandés par le général Lefebvre-Desnouettes. À Briare, il dut se séparer de ces soldats se séparer aussi du maréchal Moncey, du duc de Vicence, du duc de Bassano, qui ne pouvaient retenir leurs larmes.

La magistrale épopée semblait close.

L’Empereur, à dater de cet instant, n’était plus que le captif de l’Europe, et afin qu’il n’en ignorât pas, ses compagnons de route allaient être quatre commissaires de la Sainte-Alliance : le général Koller pour l’Autriche ; le général Schouvaloff et le colonel Campbell pour la Russie et l’Angleterre ; le comte de Waldbourg-Truchess pour la Prusse. Deux Français seulement étaient auprès de lui, les généraux Bertrand et Drouot. Ses valets de chambre Huber, Pelard et Colin, suivirent pour l’installer à Porto-Ferrajo, capitale de l’île d’Elbe. Leur mission terminée, ils rentrèrent en France, et furent remplacés par des serviteurs dont les noms méritent d’être conservés, car ils signifient dévouement au malheur :

xxxxxxxxxx Marchand, premier valet de chambre,
Gilles, second valet ;
Saint-Denis, premier chasseur ;
Noverraz, second chasseur ;
Dorville,
huissiers ;
Santini,
Archaimbault,
valets de pied.
Mathias,

À Briare, Nevers, Moulins, Roanne, Lyon, le peuple, les soldats, acclamèrent le proscrit.

— Adieu, gloire de la France, gémissaient les Lyonnais.

Il en fut de même au Péage-du-Roussillon, à Valence, à Montélimar.

Partout des témoignages d’affliction, partout des cris d’amour poulie génie vaincu.

Hélas ! les outrages allaient suivre.

On entrait dans les contrées royalistes, où les massacres de la Terreur Blanche devaient égaler, sinon dépasser, les crimes de la Terreur Rouge ; car il faut le dire, les tueries qui ensanglantèrent le Midi, au nom du roi qui n’en pouvait mais, ne le cédèrent en rien aux exécutions faites dans le Nord, au nom de la République, qui n’en était pas plus responsable.

À Donzère, des forcenés firent arrêter la voiture de l’exilé et l’obligèrent à entendre leurs cris furieux :

— À bas le Tyran… ! Vivent les Bourbons !

L’Empereur se contenta de hausser les épaules.

À Avignon, la force armée dut intervenir pour protéger la vie du grand homme menacée par une plèbe fanatique.

À Orgon, centre des atroces représailles royalistes, on contraignit l’Empereur à assister à l’autodafé de son effigie.

Plus le voyage avançait, plus grandissait le péril.

Les commissaires de la Sainte-Alliance, comprenant quelle responsabilité pèserait sur eux si Napoléon succombait, perdirent la tête. Ils obtinrent de leur… prisonnier qu’il se travestît en officier autrichien.

Sous cet uniforme, l’Empereur prit les devants comme courrier, non sans avoir adressé à ses gardiens les paroles suivantes :

— Je consens à ce déguisement, car il aura au moins pour résultat d’écarter de vous le danger de ma présence.

Puis se tournant vers le général Bertrand :

— Cet acte passera peut-être inaperçu, ou, si l’on en parle, on le jugera mal, et c’est pourtant l’acte le plus hardi de ma vie.

Napoléon disait vrai.

On devait dîner à La Calade.

L’Empereur-courrier descendit à l’auberge convenue, où la maîtresse du logis, sans le reconnaître, lui tint des propos infâmes contre lui-même, tout en aiguisant un large couteau de cuisine.

Surpris, l’exilé lui demanda :

— L’Empereur vous aurait-il fait du mal ?

Et elle répliqua, rageuse, menaçante :

— Il ne m’a rien fait, n’importe, je prépare l’outil, si quelqu’un veut s’en servir.

Elle poussa des hurlements de joie, lorsque la voiture qui contenait les commissaires arriva.

Un courrier, du nom de Vernet, y avait remplacé l’Empereur. Les glaces étaient brisées, le coffre maculé de boue, car à Lambesc et à Saint-Cannat, des misérables avaient assailli le véhicule à coups de pierres et d’immondices.

Les autorités finirent par s’émouvoir.

Des détachements de gendarmerie, de soldats, furent chargés de protéger la marche de l’illustre proscrit.

À Brignoles, le populaire, ivre de vin et de discours sanguinaires, dut être repoussé de vive force.

Une seule étape devait consoler Napoléon. Il s’arrêta au château de Bouillidou, où sa sœur Pauline, la bonne créature, l’attendait et lui avait ménagé une réception affectueuse.

Enfin, l’exilé atteignit Fréjus, patrie de Tacite, puis Saint-Raphaël, où il s’embarqua sur la frégate anglaise l’Undaunted.

Le général Schouvaloff et le comte de Waldbourg-Truchess le quittèrent en cet endroit. Le général autrichien Koller et le colonel Campbell seuls, firent la traversée avec lui ; le premier pour assister à son installation et revenir ensuite sur le continent, en laissant à l’Empereur le souvenir d’un homme courtois et pitoyable ; le second pour s’établir à Porto-Ferrajo et être l’espion inquiet du grand homme.

Dans la petite capitale de l’île d’Elbe, la joie régnait.

Pour le peuple elbois, c’était une bonne fortune inespérée d’avoir comme prince l’homme de génie dont la Renommée avait entretenu l’univers.

En hâte, on préparait ses appartements à l’hôtel de ville, qui devait être son habitation provisoire.

Pons de l’Hérault, devenu, par la protection de Lacépède, directeur des mines de l’île, se démenait, promenant partout sa face imberbe et bourgeoise, ses yeux vifs embusqués derrière ses lunettes.

Il s’était préoccupé, lui, le républicain intransigeant, et ce seul signe démontre la griserie des cerveaux elbois, il s’était préoccupé de créer un drapeau, de doter le nouveau royaume d’un pavillon.

À bord de l’Undaunted, l’Empereur avait eu la même idée. En principe, il avait voulu que son drapeau fût blanc, avec une diagonale rouge semée d’abeilles bleues ; mais le colonel Campbell lui fit observer que ces couleurs rappelaient celles du drapeau tricolore renversé avec sa personne, et que l’Europe ne permettrait jamais pareille chose.

Comme ils en avaient peur de ces trois couleurs, comme ils cherchaient à en effacer le souvenir ; et comme la France doit chérir un emblème contre lequel s’acharne toute l’Europe !

Napoléon céda. Les abeilles bleues furent remplacées par des abeilles d’or.

Le 3 mai 1814, la frégate Undaunted mouillait dans le port de Porto-Ferrajo.

Le général Drouot descendit à terre et prit possession de l’île, au nom de l’Empereur.

En foi de quoi fut signé l’acte suivant :

« Aujourd’hui, 3 mai 1814, en présence de M. Klam, chambellan de S. M. l’Empereur d’Autriche, major et aide-de-camp du maréchal de Schwartzemberg, chevalier de l’ordre bavarois de Maximilien-Joseph, et de M. Hasting, lieutenant au service de Sa Majesté Britannique, sur la frégate l’Undaunted, désignés par MM. les commissaires des Puissances Alliées, pour être présents à la prise de possession de l’île d’Elbe par S. M. l’Empereur Napoléon ;

« Nous, baron Dalesme, gouverneur de ladite île, en vertu des ordres qui nous ont été adressés par S. E. le comte Dupont, ministre de la guerre, avons fait remise de l’île d’Elbe, de ses places fortes, batteries, établissements et magasins militaires, munitions, et de toutes les propriétés dépendant du domaine impérial, à M. le général de division Drouot, chargé des pleins pouvoirs de S. M. l’Empereur Napoléon, reconnu souverain de l’île d’Elbe par les Puissances Alliées et le gouvernement de la France ; avons de suite dressé et signé, avec les témoins ci-dessus désignés, le présent procès-verbal de possession de l’île d’Elbe, fait par M. le général Drouot, au nom de l’Empereur Napoléon. »

Puis on établit le procès-verbal de reconnaissance du pavillon elbois. En voici le texte :

« Aujourd’huy, 4 mai 1814[3], S. M. l’Empereur Napoléon ayant pris possession de l’île d’Elbe, le général Drouot, gouverneur de l’île, au nom de l’Empereur, a fait arborer sur les forts le pavillon de l’île, fond blanc traversé diagonalement d’une bande rouge semée de trois abeilles d’or. Ce pavillon a été salué par les batteries du fort, de la côte, de la frégate anglaise l’Indomptée et des navires français qui se trouvaient dans le port. En foi de quoi, nous, commissaires des Puissances Alliées, avons signé le présent procès-verbal, avec le général Drouot, gouverneur de l’île d’Elbe. »

Tous ces préliminaires terminés, il fut permis au proscrit de gagner la terre.

L’affection du peuple elbois devait lui apporter une douce consolation.

Il débarqua à la Porte de Mer de la Darse, le port étant presque complètement entouré par les remparts de la place.

Le général Dalesme, courtois comme il le fut toujours, avait permis au public d’envahir le chemin de ronde, de sorte que les quais, les remparts, les maisons, les places, regorgeaient de monde. Toute la population de l’île était accourue à Porto-Ferrajo.

L’Empereur quitta l’Undaunted, à bord du grand canot, dont les bancs avaient été recouverts de tapis. La frégate salua son départ de vingt et un coups de canon, et son équipage poussa trois hourrahs, auxquels répondirent les rameurs de l’embarcation.

Les autres navires sur rade, l’artillerie de la place, les cloches des églises, se firent entendre à leur tour.

Napoléon écoutait, la tête découverte.

Quand les canons des forts tonnèrent, il eut un tressaillement.

— Tout est fini, murmura-t-il, tout ; c’est l’adieu définitif à ma France bien-aimée.

L’Empereur reçut le reste du jour tous ceux qui voulurent lui être présentés. Il stupéfia les habitants de l’île, car il leur donna l’impression de la connaître mieux qu’eux-mêmes. Faisant tout sérieusement, les petites comme les grandes choses, le souverain déchu avait « appris » son nouveau royaume en effectuant la route tragique de l’exil.

Le soir, il admit en audience privée deux personnages inconnus, qui se rembarquèrent aussitôt après.

Le colonel Campbell, préludant à ses fonctions d’espion, essaya vainement d’apprendre qui étaient ces hommes.

L’Empereur ne jugea pas à propos de lui apprendre qu’ils avaient noms : Espérat Milhuitcent et Antoine fils, dit Bobèche.

Ces deux dévoués, partis de Fontainebleau après Napoléon, avaient pu se trouver à Porto Ferrajo, en ce jour pour dire au vaincu :

— Nous sommes à vous, Sire, nous allons vous attendre en travaillant pour vous.

Et comme il leur répondait :

— Ma vie est finie, rien ne me fera sortir de la prison elboise que j’ai acceptée.

Espérat s’était écrié avec un entêtement adorant :

— Les circonstances vous y obligeront, Sire. Tout le démontre,… et d’abord, pourquoi aurais-je du sang dans les veines, s’il ne devait pas couler pour vous.

On a vu que le jeune homme ne se trompait pas.

Au début de 1815, le gouvernement de Louis XVIII n’avait encore versé aucun acompte sur la rente de deux millions due à l’Empereur, rompant ainsi le premier le traité, aux termes duquel Napoléon devait rester à l’île d’Elbe. Quant à la Sainte-Alliance, elle se préparait à enlever l’exilé, à le jeter sur une île perdue au milieu de l’Atlantique, et à déchirer ainsi, sans provocation, au mépris de toute justice, le traité que l’Empereur avait exécuté fidèlement.

Aux yeux de la souveraine justice, c’est le roi de France, ce sont les monarques de l’Europe fourbe et cruelle, qui ont préparé le désastre de Waterloo ; c’est à eux qu’en incombe la sanglante responsabilité !

  1. Mémoires de Pons de l’Hérault, du général Bertrand, du général autrichien Koller et du colonel anglais Campbell.
  2. Voir ta Mort de l’Aigle.
  3. On remarquera que les deux procès-verbaux portent les dates des 3 et 4 mai. En réalité, tous deux furent signés le 4, mais les commissaires tinrent à ce que le procès-verbal de prise de possession fût daté du 3, jour de l’arrivée dans le port de Ferrajo.