Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch04

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 233-242).


IV

D’Artin use de sa liberté


Sur la mise en liberté de d’Artin, Bobèche avait dit ce qu’il savait, mais ce n’était là qu’une partie de la vérité.

Captif aux Trois Cigognes, le gentilhomme avait, en réalité, acheté la conscience fragile d’un marmiton.

Ainsi la gendarmerie, avisée, s’était empressée d’intervenir et de délivrer le prisonnier, trois jours après sa séquestration.

Quand M. de Rochegaule d’Artin se retrouva sur la route, libre, en selle sur un excellent cheval, il éprouva d’abord une sensation d’infinie béatitude, puis la réflexion mêla sa joie d’amertume.

Qu’allait-il faire ?

Sottement, — il employait lui-même cet adverbe, — sottement il avait donné tête baissée dans un piège. Il s’était laissé enlever la lettre du roi, cette lettre que, seul, M. de Talleyrand devait lire.

Or, le doute n’était point permis.

— Ce sont évidemment des partisans de l’usurpateur qui m’ont dépouillé, grommela-t-il. À quoi cela leur servira-t-il ?

Il réfléchit un moment.

— À Le prévenir là-bas, parbleu, à l’île d’Elbe.

Et avec colère :

— Ils ont trois jours d’avance sur moi. Je ne puis songer à les arrêter.

Dans sa préoccupation, il piqua de l’éperon les flancs de sa monture, qui pointa. Rappelé à lui par la secousse, il apaisa l’animal, et, ses idées changeant d’objectif :

— Songeons à moi, reprit-il. Quelle est ma situation ? Mauvaise, il n’y a pas à me le dissimuler. Du côté de l’Autre, je suis le messager du Roi, une bête noire. Du côté du Roi, je suis un maladroit qui n’a pas su garder une lettre dont le timoré souverain donnerait bien dix mille écus.

Pensif, il répéta par trois fois :

— Diable ! Diable ! Diable !

Mais secouant la tête :

— Bah ! tout peut encore se réparer. Napoléon n’utilisera pas la lettre de suite. Il faut donc qu’elle lui soit devenue inutile avant qu’il ait eu le temps de s’en servir.

Un sourire ironique plissa les lèvres minces du gentilhomme.

— Oui, c’est cela. Ma défaite se transforme en victoire. Ce qui devait m’abaisser m’assure une ascension. C’est cela.

Sur ces paroles énigmatiques, d’Artin rentra aux Trois Cigognes, écrivit une longue lettre à M. de Talleyrand, puis appelant le marmiton dont il avait déjà exploité la cupidité.

— Sais-tu te tenir à cheval ?

— Bien sûr, Monseigneur, repartit le gamin. Avant d’être dans la « cuisine », — il se redressa orgueilleusement, — avant, j’étais chez mon père, à la ferme, et je conduisais les chevaux.

— Mais il s’agirait de galoper durant plusieurs journées.

— Je galoperai ; Monseigneur est trop généreux pour que je ne galope pas.

— Vingt-cinq louis pour toi.

Le gâte-sauce étendit la main.

— Où voulez-vous que j’aille ?

— À Vienne, en Autriche, porter une lettre que je vais te confier.

Un quart d’heure plus tard, le petit, emportant la missive, écrite en un langage chiffré usité par Talleyrand et ses subordonnés, s’éloignait à fond de train, et à une allure non moins impétueuse, le comte reprenait la route de Paris.

Dès son arrivée, tout poudreux encore du voyage, il se présenta à l’hôtel de Blacas.

Le favori n’était pas chez lui, mais un laquais de confiance, reconnaissant le comte, l’assura qu’il rencontrerait sûrement M. le duc dans sa petite maison de Gennevilliers.

À cette époque, la plaine de Gennevilliers était encore une terre inculte, parsemée de cailloux et fréquemment recouverte par les inondations de la Seine. Une route fort mal entretenue la traversait tout entière, aboutissant à un bac permettant de passer l’eau en face du village d’Argenteuil.

Près du village d’Asnières, qui comptait cinq à six cents habitants, un chemin étroit se détachait sur la droite, pour se transformer, un kilomètre plus loin, en une avenue seigneuriale, bordée d’arbres séculaires, laquelle conduisait aux Quatre-Maisons. On désignait ainsi trois demeures aristocratiques, dont les parcs ombreux masquaient l’agglomération de Gennevilliers qui s’étendait en arrière.

Sous le nom de chevalier de Lafolie, le duc de Blacas d’Aulps avait acquis l’une de ces propriétés, et il aimait s’y réfugier de temps à autre, pour y oublier les soucis du pouvoir, disent les uns ; pour se livrer à l’aise à des intrigues peu sûres à Paris, prétendent les autres.

Quoi qu’il en soit, le comte d’Artin avait été bien renseigné. Le duc était à sa maison des champs.

Étrange, cette habitation.

Louis XIV à l’extérieur, elle devenait, dès le seuil franchi, une reconstitution élégante et complète de l’époque, mièvre mais gracieuse, féminine mais d’un goût impeccable, des intérieurs princiers du règne de Louis XVI.

Était-ce flatterie du favori à l’égard de Louis XVIII, féru de tout ce qui rappelait le dernier roi de France avant la Révolution ? Était-ce goût personnel ? La question n’a jamais été tranchée.

Dans le vaste salon aux colonnes cannelées, à demi engagées dans le mur et encadrant les hautes portes cintrées, garnies de glaces que des baguettes blanches divisaient en petits carrés, sous le plafond peint en couronne fleurie, le favori reçut le visiteur.

Son premier mouvement fut tout de surprise :

— Déjà de retour de Vienne, fit-il ?

Mais son urbanité reprenant aussitôt le dessus :

— Mon cher Comte, soyez le bienvenu. Quel événement heureux me vaut le plaisir de vous voir dans ma retraite ?

D’Artin s’inclina cérémonieusement :

— L’événement peut encore devenir heureux, mais je dois avouer qu’il ne s’est point présenté sous cette forme agréable.

Le duc tressaillit. Au ton de son interlocuteur, il avait compris qu’une communication grave allait être faite.

Aussi, quittant son attitude alanguie, demanda-t-il non sans raideur :

— Auriez-vous échoué dans la mission qui vous éloignait de Paris ?

Le comte sourit.

— J’ai commencé par échouer, mon cher Duc.

— Vous dites ?

— Mais j’ai réparé en partie cet échec, et je pense, si toutefois vous daignez m’assister, pouvoir tirer bon parti de l’aventure.

— Enfin que s’est-il passé ?

Évidemment le favori ne comprenait rien à l’entrée en matière du visiteur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En ce jour, Sa Majesté Louis XVIII était enfermée dans la salle des Tuileries où déjà avait été reçu le comte d’Artin avant son départ.

La goutte laissait quelque repos au souverain, qui profitait de ce répit pour travailler, avec les gazetiers Duprey et Lendron, à son Plutarque contemporain, encyclopédie biographique, que la mort du roi ne permit jamais d’achever.

Duprey, le teint glabre, les cheveux d’un blanc jaunâtre, les yeux clignotants derrière les verres bombés de besicles à monture de corne ; Lendron court, carré, bedonnant, la face colorée, le regard cynique et moqueur, étaient assis en face de leur auguste collaborateur.

— Eh bien, mes maîtres, commença celui-ci, vos physionomies parlent pour vous. Vous m’apportez sûrement une biographie intéressante.

Les deux complices exécutèrent un plongeon respectueux.

— Oui, n’est-ce pas. Il faut cela.

Et, avec son scepticisme aimable, Louis poursuivit :

— Quelle est aujourd’hui votre victime ?

— Un fervent de l’ex-empereur, susurra Duprey.

— Le courtisan du malheur, appuya Lendron.

Le roi eut un léger sursaut.

— C’est donc le duc de Bassano que vous avez portraituré ?

— Oui, Sire.

— Voyons cela.

Les menaçant du doigt, le souverain murmura :

— Je ne veux pas que l’on soit méchant pour celui-là. Il reste fidèle à son maître exilé. Plût aux dieux qu’en pareil cas je trouvasse semblable fidélité !

Un voile de tristesse obscurcit un instant les traits du roi qui, on le voit, ne se faisait aucune illusion sur le loyalisme de son entourage. Mais avec un petit mouvement sec, Louis sembla chasser la pensée importune, et redevenu gai.

— Allez, mes pamphlétaires, je vous écoute.

En dépit de la permission, les gazetiers demeurèrent cois.

— Qu’est-ce donc ? questionna leur royal interlocuteur.

— Sire, se décida à répondre Lendron, je relis pour moi d’abord. Bien qu’accoutumés à la splendide magnanimité de notre souverain, il se peut que, dans le feu de l’improvisation, nous ayons décoché quelques brocards au « pleureur de l’aigle en fuite ». Je relis pour biffer ce qui sonnerait mal aux oreilles clémentes du Monarque que la Rome des Césars aurait qualifié d’Auguste.

Louis daigna accueillir la flatterie.

— Bon, fit—il la faute est dans l’intention, non dans le fait. Lisez à haute voix, nous bifferons ensemble, s’il y a lieu.

Les écrivains s’inclinèrent et Lendron débita lentement :

— M. le duc de Bassano, de son véritable nom, Maret (Hugues-Bernard), né à Dijon, le 1er  mars 1763, était fils d’un médecin de cette ville.

— Il a donc environ cinquante-deux ans.

— Oui, Sire.

— Cinquante-deux, reprit le roi d’un air pensif. À cet âge-là, on n’a plus la fougue de la jeunesse ; on est désabusé de la vie. La loyauté a donc un prix plus grand. La droiture de Bassano fait que j’envie Napoléon.

— Oh ! la reconnaissance faisait à Maret un devoir…

— La reconnaissance, vous y croyez, vous autres… La reconnaissance est d’une digestion pour laquelle il n’est pas de mauvais estomac.

— Votre Majesté veut exprimer que la reconnaissance dure peu.

— C’est un feu de paille.

— Le mot est dur pour les serviteurs qui l’entendent.

Cette fois, le roi rit franchement :

— Allons, allons, mes maîtres, ne prenez point ces figures renfrognées. Je crois à votre gratitude, à vous. C’est pour cette seule cause que je pense à haute voix. Connaissant mes idées sur ceux dont je satisfais les intérêts, je suis assuré à tout le moins que vous ne me considérerez pas comme un Cassandre.

Tout le dédain sceptique du roi pour la société des Tuileries vibrait dans ces paroles ironiques.

Lendron, hardi comme un faubourien de Paris voulut répondre, mais Louis eut un geste impérieux.

— Reprenez la biographie de M. Bassano ; c’est la meilleure façon de me convertir à l’idée de reconnaissance.

Le gazetier obéit aussitôt :

— Destinée étrange que la sienne. C’est dans la bouteille à encre qu’il trouva sa voie vers la lumière.

— Une phrase à biffer, Lendron.

— Je biffe, Sire.

— Et bien vous faites. Je veux que notre Plutarque moderne se distingue des autres recueils similaires par sa sincérité, par son respect des honnêtes gens.

— Nul ne les respecte plus que moi, Sire.

— Votre respect a des griffes… faites patte de velours, Lendron… et poursuivez.

— Les travaux de la Convention, de l’Assemblée nationale, n’étaient point fixés par un compte rendu officiel. Les gazettes transformaient les discours prononcés à la tribune selon leurs opinions. Souvent le nom de l’orateur même était omis, ou bien estropié. Tel celui de Robespierre, que des adversaires politiques transmuaient en Robert Pierre ou en Robrespier.

Lendron interrogea le roi du regard.

— Cela va bien, répondit celui-ci… Ne vous arrêtez pas, du moment où je ne vous arrête pas.

— Je poursuis donc, puisque Votre Majesté le permet… Soudain le compte rendu analytique est fondé par un inconnu, accouru de province dans la capitale en ébullition. Aucune place n’était réservée à la presse, Maret bivouaque en plein air aux abords de l’Assemblée, se glisse le premier dans les tribunes, et servi par une mémoire admirable, s’aidant d’une sténographie qu’il invente, il note tout, rien ne lui échappe. La séance close, il mange à la hâte, dort quelques heures, puis vient reprendre sa faction autour de l’Assemblée. Le 12 février 1790, le Moniteur ouvre ses colonnes à Maret et à son Bulletin de l’Assemblée Nationale.

Louis XVIII approuvait de la tête.

— Les années s’envolent, continua le lecteur. Bonaparte sort de l’ombre ; il devient Premier Consul. Un beau jour, il fait appeler Maret. — C’est vous, demande-t-il, qui êtes l’auteur du fameux Bulletin ? — Oui, général. — C’est très bien ; quel âge aviez-vous alors ? — Vingt-cinq ans et le désir de m’instruire. — À merveille ; mais où preniez-vous le temps de brocher tout cela ? — En travaillant de tête et de plume vingt heures sur vingt-quatre, général. — Oui, comme cela on peut faire quelque chose. Bonsoir, monsieur Maret, bonsoir, moi aussi, j’ai à travailler. Le lendemain, Maret était nommé secrétaire général des consuls.

— L’anecdote est véridique, questionna lentement le roi ?

— Absolument, Sire ; dix personnes étaient présentes à l’entretien, que le Moniteur rapporta le lendemain.

— Elle fait honneur à l’un et à l’autre. Achevez, Lendron, je suis content de votre article.

— Membre du Club des Feuillants, Maret fut envoyé en Angleterre pour obtenir la neutralité de cette puissance. Nommé ensuite ambassadeur à Naples, il fut arrêté par les Autrichiens en traversant les Grisons et fut enfermé en prison, durant trente mois, au bout desquels, lui et divers autres captifs furent échangés, en 1795, contre la fille de Louis XVI. Devenu secrétaire de Bonaparte, lors du retour d’Égypte, il fut successivement secrétaire général du gouvernement consulaire, chef du cabinet, ministre des affaires étrangères en 1811, secrétaire d’État en 1813[1]. Un choc discret, contre la porte qui conduisait à l’antichambre, interrompit le gazetier.

La tête d’un page se glissa par l’huis entrebâillé.

— Sire, M. le duc de Blacas.

— Lui. Je le croyais hors Paris… ; qu’il entre.

Et s’adressant à ses collaborateurs :

— Passez dans la pièce voisine, nous reprendrons tout à l’heure.

Les deux personnages s’inclinèrent très bas, roulèrent leurs papiers et s’esquivèrent sans bruit.

Au moment même la porte de l’antichambre se rouvrit, et la voix joyeuse du page lança ces noms :

— M. le duc de Blacas ; M. le comte de Rochegaule d’Artin !

Les deux gentilshommes entrèrent.

— Qu’y a-t-il, mon Duc, demanda le roi, interrompant le compliment que son favori se préparait à débiter.

— Des nouvelles, Sire.

— Bonnes au moins.

— Elles peuvent le devenir.

Et comme Louis esquissait un geste étonné :

— C’est ainsi que M. de Rochegaule d’Artin m’a abordé ce matin, Sire, et la conversation, qui a suivi cet exorde en rébus, m’a paru à ce point intéressante, que j’ai immédiatement fait atteler, pour vous amener ce gentilhomme…

Blacas prit un temps avant d’achever :

— Qui, Votre Majesté doit s’en souvenir, quitta Paris, il y a sept jours, porteur d’un message à M. de Talleyrand.

— Sept jours, répéta Louis, c’est bien court pour aller à Vienne et en revenir.

Et avec éclat, comme si la lumière se faisait brusquement dans son cerveau :

— Vous avez échoué ?

Sans émotion apparente, de Rochegaule d’Artin répondit :

— Oui… et non, Sire, j’ai été arrêté près de Molsheim, par des ennemis de Votre Majesté…

— Arrêté ?

— Hélas, oui ! Ces drôles ont pris connaissance de la lettre…

Louis avait pâli. Se tournant vers M. de Blacas :

— Tu le vois, mon Duc ; j’avais raison de ne pas vouloir l’écrire. À présent, mes ennemis ont entre les mains une arme terrible. J’aurai beau protester, j’aurai beau affirmer que mon but était de sauver la vie au roi d’Elbe ; l’histoire ne ratifiera pas mes paroles.

— Attendez, Sire, que M. de Rochegaule ait achevé son récit.

— Qu’importe ce qui lui reste à dire ?

Le duc de Blacas eut un sourire :

— Il importe beaucoup, ainsi que Votre Majesté le reconnaîtra tout à l’heure. Au surplus, voyez mon visage. Exprime-t-il l’inquiétude ? Non. La tranquillité de son dévoué devrait indiquer au roi que l’aventure, mal commencée, a une conclusion meilleure.

— Quelle conclusion peut être bonne, dès l’instant que des conspirateurs détiennent cette missive fatale…

— Ils ne l’ont plus, Sire.

Du coup, Louis XVIII sursauta, et s’adressant à d’Artin :

— Vous la leur avez reprise ?

Le gentilhomme mit la main sur son cœur :

— Dieu a permis que je fusse assez heureux pour rentrer en possession du précieux autographe de Votre Majesté. Pour éviter de nouveaux malheurs, je l’ai avalé. Il ne reste donc aucune preuve.

Le visage du roi s’épanouit.

— À la bonne heure, à la bonne heure… Ah ! mon Duc, tu avais raison, la conclusion est plus agréable que l’entrée en matière.

Mais le sourire se figea sur ses traits, et d’un ton embarrassé, le roi continua :

— Seulement, Talleyrand ne recevra aucune instruction.

— Pardon, Sire, interrompit d’Artin, il en recevra.

— Comment cela ?

— À peine délivré, je lui ai envoyé un courrier. Je lui narrais mon aventure, l’obligation où je m’étais trouvé de détruire le papier qu’il attendait pour agir.

— Vous ne m’avez pas nommé au moins, s’écria le roi en frissonnant !

— Non, non, que Votre Majesté s’en rapporte à ma prudence, doublée en l’espèce par la sotte aventure dont je venais d’être victime. En dernier lieu, j’avisais M. de Talleyrand que je revenais à Paris, afin de transformer mon échec en victoire.

Et comme son royal interlocuteur le considérait d’un air ébahi, le comte reprit :

— Mes agresseurs n’ont plus le papier signé par Votre Majesté, mais ils l’ont lu.

— Tant pis.

— Non, Sire, tant mieux !

— Je serais curieux de savoir pourquoi ?

— Ce sont évidemment des partisans de l’Usurpateur. Leur premier mouvement doit être d’avertir Napoléon. Celui-ci va tâcher de se soustraire au sort qui le menace ; en d’autres termes, il tentera de quitter l’île d’Elbe.

— En effet.

— Eh bien, Sire, que le télégraphe à bras de M. Chappe[2] se mette en mouvement. Ordre aux garnisons des côtes, à la marine, de redoubler de vigilance. Si l’Usurpateur bouge, il fournit ainsi le prétexte d’un transfert en un exil plus lointain. Surveillé étroitement, il ne peut échapper. Bref, l’attaque des malandrins contre ma personne, se retourne contre l’Homme néfaste, et le beau rôle nous appartient.

Le roi hocha la tête avec satisfaction.

— Ah ! comme cela, ma foi.

Puis, avec une pointe d’inquiétude :

— Mais s’il continue à rester paisiblement dans son île ?

— Dans ce cas, Sire, M. de Talleyrand, averti par moi, exalte les sentiments des membres du congrès de Vienne et les décide à brusquer les choses. L’enlèvement de l’Usurpateur, reconnu indispensable à la tranquillité de l’Europe, n’est qu’une question de jours.

— Eh bien, Sire, demanda M. de Blacas, ai-je bien fait d’amener M. de Rochegaule ?

Louis lui tendit la main :

— Comme toujours, tu as eu raison, mon Duc. Et je suis heureux de l’affirmer, car tes heureuses inspirations prouvent surtout ton amitié pour moi. Il tendit aussi la main à d’Artin :

— Comte, je n’oublierai pas votre habileté en ces circonstances difficiles. Louis XVIII, roi de France, se déclare votre débiteur.

Une demi heure plus tard, le comte rentrait chez lui, enchanté du succès de ses mensonges et escomptant déjà les profits qu’il pourrait tirer de la faveur de son souverain.

  1. Le duc de Bassano devait être de nouveau Secrétaire d’État, dans cette année 1815, être exilé, après Waterloo. Devenu pair de France en 1831, après la révolution de 1830, il mourut en 1834 membre de l’Académie Française.
  2. Le télégraphe optique, à bras articulés, imaginé par Chappe et ses frères, fonctionna dès 1794.