Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch08

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 271-277).


VIII

La semence de trahison


Tandis que le galop de son cheval l’emportait, le comte d’Artin songeait, avec une ironique amertume, aux surprises désagréables qui attendaient le roi ingrat. Ingrat, c’est, ainsi qu’il le désignait, à présent.

Essayant une suprême tentative pour empêcher Napoléon d’entrer à Grenoble, le préfet Fourier et le gouverneur Marchand faisaient construire un retranchement en avant des portes.

Mais à l’attitude des curieux qui regardaient, à celle des soldats employés aux travaux, on devinait que cette fortification tardive serait inutile.

La cause des Bourbons était perdue dans le Dauphiné par le fait que personne ne voulait barrer la route à Napoléon.

Les royalistes, minorité insignifiante noyée dans la masse du peuple, comprenaient leur impuissance, et après avoir fait beaucoup de bruit, se montraient résolus à ne point faire de besogne.

— Parbleu, monologuait le cavalier, il n’est pas difficile de deviner ce qui va se passer. Napoléon paraît. Des acclamations s’élèvent. Les portes de Grenoble lui sont ouvertes par les paysans, les citadins et les soldats.

Comme on le voit, la haine lui faisait voir juste.

Quelques heures plus tard, en effet, les choses avaient lieu ainsi, et l’empereur, descendant avec Drouot à l’hôtel des Trois Dauphins, pouvait dire au vaillant général :

— Maintenant, les Bourbons sont perdus !

En arrivant à Lyon, d’Artin sut que le Sénat venait de mettre à prix la tête de Napoléon et de ses « brigands ».

— Ici, disait-on, le duc de Berry et Macdonald mettraient la main au collet de l’usurpateur.

Mais après une heure de séjour, le traître était certain que toutes ces espérances fondraient comme neige au soleil, à l’approche du grand capitaine.

De même qu’à Grenoble, le peuple manifestait en faveur de Napoléon et les soldats, sombres, anxieux, à l’affût des nouvelles, attendaient l’Empereur pour l’acclamer.

Une sorte de terreur prit le comte en face de la prodigieuse popularité de celui dont il s’était fait l’adversaire. Peut-être en son cœur gangrené naquit le regret de ne pas avoir agi en sens contraire. Regrets tardifs. La partie était jouée, il fallait en accepter les conséquences. Pour l’instant il importait de gagner Paris en hâte, de veiller à mettre Lucile hors d’atteinte…, puis, tranquille de ce côté, de chercher par un coup d’éclat à ramener la fortune.

Que diable, à une époque aussi troublée, un homme actif, à la conscience non encombrée de préjugés, devait fatalement arriver à son but.

Son cheval épuisé, d’Artin loua une chaise de poste et, à toute allure, fila vers Paris.

Partout les populations entraient en effervescence.

Les maisons des fonctionnaires royalistes étaient assiégées, brûlées.

Le comte se penchait sans cesse à la portière pour crier au postillon.

— Plus vite ! Plus vite, je triple les guides.

Le fouet, à ces paroles magiques, semblait s’animer ; il claquait, cinglait l’échine des chevaux, et les malheureuses bêtes, exaspérées par ces contacts cuisants, emportaient le véhicule avec la rapidité de la foudre dans un nuage de poussière.

Mâcon, Dijon, Auxerre, Fontainebleau, restèrent en arrière. Au passage on avait entrevu le quartier général de Ney, mais d’Artin n’avait pas voulu que l’on s’arrêtât.

À quoi bon ? Ney irait-il à l’encontre des vœux de toute l’armée ?

Quelle que fût sa bonne foi, son désir de rester fidèle au serment prêté au roi, il lui serait matériellement impossible de remonter le courant.

La lutte en plein jour devenait irréalisable. Seule la trahison, la mine souterraine des esprits de l’ombre, pourrait avoir raison du maître de l’âme de la France.

Et le vicomte rugissait.

— Plus vite ! Plus vite !

Et le fouet se tordait dans l’air ainsi qu’un serpent, forçant les chevaux, ruisselants de sueur, les naseaux pleins d’écume, à redoubler de vélocité.

Paris, enfin !

La chaise de poste franchit la barrière, saluée au passage par les préposés à l’octroi, lesquels, en agents bien dressés, se seraient gardés d’arrêter une voiture de gentilhomme.

À travers les rues bourdonnantes de la capitale, le véhicule roule. D’Artin observe.

Paris est calme. Il ne semble pas agité encore par les passions du reste de la France.

Il y a à cela une raison, mais le comte ne la connaît pas. La grande ville ne sait rien, on lui cache les événements accomplis. Les bourgeois parisiens se figurent que Napoléon s’est jeté dans les Alpilles, et qu’il y est bloqué, tel un malfaiteur, par les gendarmes.

Si bien que la crainte de la justice du roi aidant, nul n’exprime à haute voix sa pensée.

Du reste, l’élément turbulent formé par les demi-solde a évacué Paris. Tous, à cheval, à pied, en voiture, en charrette, suivant les moyens de chacun, se sont portés à la rencontre de Petit Tondu, leur général bien-aimé.

La chaise de poste s’arrête à la porte du logis Villardon.

Le comte prend à peine le temps de réparer le désordre de sa toilette ; après s’être informé de Lucile, avoir recommandé à Denis Latrague, à Jacob, de faire bonne garde, il repart.

Où va-t-il ?

Le long de l’église Saint-Eustache, là où l’on a établi depuis une large avenue plantée d’arbres, bordée par le temple et par l’immense marché couvert des Halles Centrales, il existait en 1815, une rue étroite, fangeuse, encaissée entre les hautes murailles du sanctuaire et les façades sales de vieilles maisons.


Dans ce boyau resserré, le soleil ne descendait jamais jusqu’au pavé. L’édilité parisienne semblait se désintéresser de l’entretien de la ruelle obscure et méphitique. En plein centre du Paris bourdonnant, cela avait l’air d’un repaire de basses œuvres, cela était sinistre et inquiétant comme un refuge de truands.

À rue d’aspect vil, vile dénomination. Ce couloir s’appelait la rue Traînée.

C’est là que le comte se rendit.

Sur le pavé enduit d’une boue gluante, il s’aventura, glissant à chaque pas. Vers le milieu de la voie, une plaque de cuivre verdegrisée portait, en caractères à demi rongés par le temps, ces mots :

M. Chenalières,
Contentieux, Conseils juridiques.

Le comte la salua d’un sourire.

— Le drôle est toujours là, murmura-t-il.

Et sans hésiter, il s’engouffra dans l’allée au dallage disjoint, puante et noire. Un escalier à la rampe graisseuse se présenta devant lui. Il s’y engagea résolument. Au second étage, il s’arrêta devant une porte, autrefois blanche, sur laquelle des mains peu accoutumées au contact de l’eau avaient laissé des traces croisées en tous sens.

La clef était dans la serrure. D’Artin frappa, entra aussitôt, traversa une antichambre sordide, où un gamin chétif essaya en vain de l’arrêter, et pénétra enfin dans un bureau, encombré de paperasses, de livres, de registres, au milieu duquel trônait un homme d’une cinquantaine d’années.

Maigre, la peau parcheminée, les yeux ardents sous la broussaille des sourcils, l’individu était couvert d’une longue houppelande aussi crasseuse que la rue, la maison, l’appartement. Autour de son crâne chauve s’embrouillait une couronne de cheveux gris et raides semblant irrémédiablement divorcés avec le peigne.

Il y avait en ce personnage du chacal et de l’épervier. Son aspect répugnait, son regard donnait le frisson.

Il s’était levé avec impatience ; mais en reconnaissant le visiteur, il s’inclina et un sourire mielleux grimaça sur sa physionomie.

— Monsieur le comte de Rochegaule d’Artin, fit-il d’une voix grinçante. Ce m’est un honneur et un plaisir de vous voir en mon humble demeure.

Le gentilhomme daigna sourire.

— Là, là, mon bon Chenalières, ne vous mettez pas en frais d’amabilité ; cela troublerait vos habitudes d’économie,

— Toujours le mot pour rire. Ah ! vous êtes jeune, toujours jeune, Monsieur le comte. Les années ne vous sont pas encore lourdes. Eh ! eh ! depuis le temps où j’étais le banquier du Comité royaliste de Paris, sous l’Autre, elles ont pesé sur mes épaules, les années.

Ainsi qu’il le rappelait, le louche individu avait été naguère le bailleur de fonds, à intérêts exorbitants bien entendu, des conspirateurs royalistes de la capitale.

Avec mélancolie, il reprit :

— Les temps sont durs ; mon pauvre argent s’évapore, et si, comme je le suppose, vous en voulez à ma bourse, j’aurai beau me saigner à blanc, vous n’y trouverez pas grand’chose.

Son interlocuteur haussa les épaules :

— Ne geignez pas, Chenalières, je connais votre situation de fortune aussi bien que vous-même. Souvenez-vous donc que j’ai été chargé des comptes que les alliés vous ont remboursés.

— C’est vrai, c’est vrai. Aussi je ne jouerai pas au plus fin avec vous. Combien vous faut-il ?

— Rien.

— Rien ? répéta le bonhomme avec surprise.

— Rien. Je viens au contraire vous proposer de gagner une somme rondelette.

Les yeux du marchand d’argent brillèrent.

— En gagner ?

— Oui. Écoutez-moi. Sous peu, dans quelques jours, Napoléon rentrera à Paris, maître encore une fois de la France. Vous le saviez ? interrogea le comte remarquant que son compagnon n’avait fait aucun mouvement.

— Oui, les comités royalistes de Vendée s’agitent. Ils se préparent à ressusciter la chouannerie, afin d’aider l’Europe, qui ne manquera pas de courir sus à l’Usurpateur.

— Peuh ! cela immobilisera 20.000 soldats. J’ai mieux que cela, ou plutôt, vous pouvez me fournir mieux peut-être.

— Moi ?

— Oui, digne Chenalières, pour tout dire en un mot, il me faut un traître.

— Un traître ; ah bien, vous n’aurez que l’embarras du choix. La police paierait cher mes livres de caisse. Ils contiennent la liste complète de tout ce que Paris renferme d’aigrefins, de chevaliers d’industrie…

D’Artin l’interrompit sèchement :

— Ce n’est point là ce que je veux.

Arrêtant une exclamation sur les lèvres de l’usurier.

— Il me faut un homme honorable, ayant des attaches parmi les partisans de Napoléon, en ayant également parmi les royalistes ; un homme susceptible d’occuper un poste élevé, de vivre dans le voisinage de l’Usurpateur.

Chenalières se gratta la tête.

— Un homme enfin que vous teniez par l’argent.

Un silence suivit. Avec un peu d’impatience, le comte reprit :

— Vous ne voyez pas ? Est-ce que le comte de Bourmont n’est plus au nombre de vos débiteurs[1] ?

À ce nom l’homme d’affaires sursauta :

— Le comte de Bourmont ?

— Vous doit-il encore ?…

— Oui, mais…

— Cela suffit, s’écria d’Artin coupant la phrase de son interlocuteur. Il a servi brillamment dans les troupes impériales ; il a des parents, des amis parmi les Vendéens, et il a un compte chez vous ; c’est au mieux. Dès demain, poursuivez-le à boulets rouges, réduisez-le à demander du service dans l’armée que l’ogre de Corse sera forcé de lever.

— S’il préférait partir pour la Vendée.

— Ceci n’est point à craindre. Au moment où la France va de nouveau avoir à lutter contre l’Europe, Bourmont considérerait comme une trahison de combattre contre elle.

— C’est ce que je pense, aussi je ne saisis pas l’avantage que vous retirerez…

Avec un ricanement, le comte de Rochegaule d’Artin répondit :

— Vous n’avez pas besoin de saisir. Qu’il reprenne du service, le reste me regarde.

Puis redevenant grave.

— À combien estimez-vous votre concours dans cette affaire ?

Dominé, l’homme murmura :

— Je m’en remettrai à la générosité de M. le comte.

— Bien, alors vous attaquez votre débiteur ?

— Dès ce soir.

— Parfait ! je ne vous oublierai pas.

Aussi tranquille que s’il venait de se livrer à l’entretien le plus innocent, d’Artin pirouetta sur ses talons et sortit.

Dans l’escalier, il monologuait pour lui seul :

— Rentrer en grâce auprès du Roi, tout est là. Pour cela, il me faut réparer ma bévue de Mollsheim. Ce brave de Bourmont le fera oublier.

  1. Fiches comptables du sieur Chenalières, contentieux-conseil. Ces papiers furent saisis en 1822 par la police. Mais un fonctionnaire, épris de dossiers secrets, les déroba et nous les conserva ainsi. — Il semble ressortir de ces papiers que M. de Bourmont s’était endetté de fortes sommes, afin de venir en aide aux officiers en demi-solde, dont la détresse était grande.