Les Colonies de l’Afrique Australe/02

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Les Colonies de l’Afrique Australe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 346-377).
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LES COLONIES
DE
L'AFRIQUE AUSTRALE

II.[1]
LES EPREUVES DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE. — L’ÉTAT LIBRE D’ORANGE. — L’ANNEXION DU TRANSVAAL.

I. South Africa, past and present, by John Noble, Clerk of the house of assembly of the Cape colony, Cape-Town, 1877. — II. Natal, a history and description of the colony by H. Brooks, London, 1876.

Certes c’est une entreprise scabreuse de mettre en œuvre une jeune constitution, surtout chez un peuple qui jusqu’alors n’a connu que par ouï-dire les bienfaits du régime représentatif. Le parlement octroyé à la colonie du Cap par l’acte royal de 1854 se trouvait avoir beaucoup d’indépendance et peu d’attributions. Tout-puissant dans les affaires concernant la condition intérieure du pays, il n’avait nul droit de s’occuper des intérêts extérieurs. Le gouverneur conservait la situation prépondérante qu’il avait eue jusqu’alors. En effet, l’administration locale ne relevait du parlement que par le budget, tandis que le gouverneur, outre sa qualité de haut commissaire pour les affaires indigènes, exerçait un pouvoir absolu, sauf contrôle du cabinet britannique, dans la province récemment annexée sous le nom de Cafrerie britannique ; les chambres élues n’étaient pas consultées sur la politique à suivre à d’égard des boers ou des tribus natives, bien que la sécurité du territoire en dépendît. En un mot, la colonie était un état libre, sans ministre de la guerre ni ministre des affaires étrangères. Les inconvéniens de cette situation se firent bientôt sentir.

En cette même année où se réunit le premier parlement (1854) arrivait un nouveau gouverneur, sir George Grey, recommandé par les succès qu’il avait obtenus déjà tant en Australie que dans la Nouvelle-Zélande ; dans cette dernière province surtout, où les indigènes s’étaient montrés d’abord fort hostiles à la domination européenne, Il était parvenu à leur imposer une politique de paix et de conciliation. Après un voyage rapide dans la Cafrerie, au-delà de l’Orange et à Natal, pour étudier les ressources du pays et l’esprit de ses habitans, son plan fut vite arrêté. A la métropole il demanda un subside annuel de 40,000 livres sterling pour ouvrir des routes, créer des institutions de charité, répandre l’instruction chez les Cafres, en faisant valoir que cette somme était faible en comparaison de ce qu’avait coûté la dernière guerre, et que cet essai de civilisation, si l’on avait la constance d’y persévérer quelques années, transformerait peu à peu d’anciens insurgés en sujets fidèles et dociles. Il obtint de ce côté ce qu’il sollicitait. La plus récente insurrection avait exigé un sacrifice de plusieurs millions ; la dépense annuelle de l’armée dépassait encore 400,000 livres sterling. On pouvait bien essayer à peu de frais une politique plus humaine. Au parlement du Cap il proposa d’organiser, au prix de 50,000 livres par an, un corps de police à cheval pour surveiller la frontière, et d’enrégimenter les colons en une sorte de garde nationale mobile qui ne sortirait jamais de son district. Ces propositions furent encore adoptées.

Mais la Cafrerie pouvait-elle être pacifiée tant qu’on n’y compterait qu’un millier d’Européens en regard de 90,000 indigènes ? L’état social de cette contrée était vraiment de nature à inspirer quelques inquiétudes. Divisés par tribus, les Cafres vivaient dans des villages ou kraals au sommet des montagnes, les femmes adonnées aux travaux domestiques, les hommes oisifs la plupart du temps. L’un d’eux appelait-il ses compatriotes aux armes, le cri de guerre se répétait de village en village, chacun se dirigeait à la hâte vers le rendez-vous désigné. La vie pastorale, la seule qu’ils connussent, est favorable au maintien des habitudes militaires. Toutefois, comme la richesse du sol leur permettait de faire vivre leurs troupeaux en toute saison sans beaucoup s’écarter de leur campement ordinaire, ils n’étaient ni nomades ni citadins. Peut-être est-ce en ces conditions que le régime féodal se conserve le mieux. Tout chef de tribu avait, en vertu de vieilles coutumes, le droit de rançonner ses vassaux sous de futiles prétextes. Ainsi tout individu qui s’était enrichi par le commerce ou par l’élevage des troupeaux ne manquait pas d’être accusé de sortilège ; sa vie était menacée, ses biens confisqués. Autour du prince se réunissaient des courtisans habiles à profiter de ces concussions, avides d’en conserver la tradition. Sir George Grey connaissait cela. Il offrit de payer une rente fixe aux chefs de tribu qui renonceraient au privilège de taxer leurs sujets. Certains critiques prétendirent que c’était mal employer l’argent de la Grande-Bretagne que de le donner à de tels personnages. On reconnut bientôt que c’était au contraire un moyen assuré de détruire l’influence des monarques indigènes. Ils conservèrent les honneurs de leur situation, il est vrai ; ils n’en eurent plus le pouvoir. En échange de ces subsides annuels, on leur imposa de recevoir dans leurs kraals des magistrats européens qui furent bientôt les vrais maîtres.

Cependant sir G. Grey pensait que le plus sûr était de développer la colonisation. Il aurait voulu établir dans la Cafrerie, comme il l’avait fait à la Nouvelle-Zélande, des soldats libérés du service militaire, réunis dans des villages bien fortifiés. Il se trouvait justement que le gouvernement britannique licenciait à cette époque une légion allemande recrutée pour les besoins de la guerre d’Orient. Chaque homme avait droit, par son contrat d’engagement, à une indemnité de 500 francs ; avec 2,500 francs par tête on calcula qu’il était possible de les transporter au Cap et de payer les frais de leur premier établissement. Le parlement colonial prit volontiers à sa charge une partie de la dépense ; 2,300 sous-officiers et soldats, conduits par un certain nombre d’officiers, furent ainsi dirigés vers la Cafrerie. Par malheur, ils étaient presque tous célibataires, en sorte que l’élément essentiel de la colonisation faisait défaut. Au reste, cet essai de peuplement militaire avorta par une autre cause. L’Angleterre avait treize régimens dans l’Afrique australe, ce qui constituait une garnison bien considérable pour une possession de cette importance. Lorsque éclata l’insurrection de l’Inde en 1857, il fallut expédier aussitôt en Asie la plus grande partie de ces troupes ; le gouverneur eut alors quelques inquiétudes sur la tranquillité de la colonie, il se hâta de rappeler au service les émigrés allemands. En somme, la tentative ne réussit pas. Ailleurs aussi on a rêvé avec aussi peu de succès de défricher un pays nouveau par la colonisation militaire.

Les Cafres sont musulmans. Peut-être subirent-ils en 1856, comme tous leurs coreligionnaires d’Afrique et d’Asie, l’influence des énergumènes qui prêchaient la guerre sainte. Il est certain qu’il y eut alors chez eux beaucoup d’agitation. Une prophétesse leur annonça qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir à jour donné, que les Européens seraient tous exterminés, que pour mériter les faveurs que l’avenir leur réservait, il fallait détruire leurs provisions, sacrifier leur bétail, ne rien conserver que des chevaux, des armes et des munitions. Toute la tribu des Galekas se laissa prendre à cette tromperie. Il est vraisemblable que la prophétesse était inspirée par des meneurs qui comptaient entraîner à une guerre d’extermination des hommes dénués de toutes ressources. Sir George Grey, bien renseigné sur ce qui se passait, s’était mis en mesure d’étouffer tout mouvement insurrectionnel. La frontière était garnie de troupes. Des magasins avaient été préparés pour secourir les plus malheureux. Lorsque les insurgés, sous la conduite de leur chef Kreli, voulurent se rapprocher des stations européennes, ils rencontrèrent une résistance qui les obligea de se réfugier dans les montagnes. Beaucoup y périrent, d’autres se dispersèrent. Des Hottentots fidèles reçurent les terres qu’ils abandonnaient. Ce fut le dernier effort des Cafres contre la colonisation européenne. Depuis vingt ans que ceci s’est passé, on n’a plus entendu parler d’insurrection, sauf en ces dernières semaines.

On loue très haut les mérites d’un gouverneur qui écrase les indigènes dans une bataille. La politique prudente de sir G. Grey qui triomphait sans combat est préférable. Néanmoins la conduite qu’il avait tenue en cette circonstance fut blâmée par quelques-uns. Le parlement du Cap lui reprocha d’avoir employé les forces de la colonie pour une expédition, même pacifique, au-delà de la frontière. Jusqu’alors il n’y avait guère eu de désaccord entre lui et les assemblées élues, parce qu’il allait volontiers de l’avant, ce qui ne déplaisait pas aux colons, entreprenans par caractère. Mais ce qui plaisait à ceux-ci n’était pas toujours goûté par le cabinet britannique. On en eut bientôt la preuve. Les autorités de l’état libre d’Orange, que le voisinage des natifs inquiétait aussi et qui le plus souvent n’étaient pas de force à leur tenir tête, proposèrent de conclure avec les provinces du Cap une alliance dont la conséquence presque immédiate eût été une sorte de fédération entre la colonie anglaise et les boers dissidens.

La question était épineuse. L’abandon par la couronne d’Angleterre des provinces situées au nord de l’Orange avait précédé l’établissement du régime représentatif. Comme cela s’était fait à l’insu des colons, pour mieux dire contre leur avis, il était présumable qu’ils se prononceraient en faveur de l’union. Sir G. Grey ne pouvait qu’être flatté pour sa part d’accroître les territoires dont il avait le gouvernement. Aussi ne craignit-il pas de provoquer une proposition dans ce sens de la part du Volksraad de Bloemfontein. Bien plus, il engagea le parlement du Cap à formuler son opinion sur ce sujet. Les instructions qu’il avait reçues lui prescrivaient cependant de ne rien entreprendre avant d’avoir reçu de nouveaux ordres. Le secrétaire d’état des colonies, — c’était alors sir Bulwer Lytton, — eut donc lieu d’être fort mécontent de se voir engagé dans cette affaire. Le gouverneur voulut se justifier, et il le fit avec adresse. L’union des états de l’Afrique australe devait, à l’en croire, les rendre invulnérables contre les tentatives des indigènes, stimuler le commerce et l’industrie par la suppression de frontières artificielles, donner plus de poids aux délibérations des assemblées électives. Il avait déjà fait valoir ces raisons ; s’était-il mépris sur le sens des instructions par lesquelles on lui avait répondu ? Quoi d’étonnant ? Depuis cinq ans qu’il administrait cette province, sept ministres s’étaient succédé à Londres au département des colonies. Chacun de ceux-ci avait eu ses idées propres, son programme. Le ministre actuel, sir B. Lytton, ne lui avait-il pas recommandé l’étude de la question ? « Excusez-moi d’ajouter, disait-il en terminant, que l’on peut mal comprendre à distance les dépêches du chef dont on dépend, même lorsque ces dépêches sont rédigées par l’un des plus habiles écrivains de l’époque. » Néanmoins sir G. Grey fut relevé de ses fonctions. En d’autres occasions déjà, on s’était aperçu qu’il montrait trop d’indépendance ou trop d’empressement à agir de son initiative, ne laissant à ses supérieurs que la ressource d’accepter ou de rejeter un fait accompli.

Il était fâcheux d’enlever à la colonie du Cap un gouverneur que ses défauts mêmes avaient rendu populaire. Par bonheur une nouvelle évolution ministérielle ramena aux affaires le duc de Newcastle dont il était l’ami. Il ne fut plus question de le faire partir, et son séjour se prolongea, trois années encore jusqu’au jour où, sur la nouvelle de troubles survenus dans la Nouvelle-Zélande, le ministre des colonies résolut de le renvoyer dans cette île qu’il avait administrée avec succès. Son règne avait été le plus paisible que l’on eût jamais connu dans l’Afrique australe. Il avait aplani les difficultés, étouffé les querelles, d’où qu’elles vinssent. Natifs et colons avaient raison de le regretter. Ce n’est pas peu de chose pour une contrée qui en est à ses débuts d’avoir sept années de tranquillité intérieure. Ceux qui lui succédèrent, de même crue ceux qui l’avaient précédé, eurent tous une histoire plus agitée.

Sir Philip Wodehouse, crai arrivait au Cap en janvier 1862, avait déjà l’expérience des gouvernemens lointains ; il avait été à Ceylan, à Honduras, dans la Guyane anglaise ; mais, en ces différens emplois, il ne s’était jamais trouvé en face d’un parlement, puisque ces colonies sont toutes ce qu’on appelle des dépendances de la couronne, c’est-à-dire qu’elles sont régies par le souverain sans intervention d’assemblées élues. En outre, à mesure que l’Afrique australe se peuplait davantage d’immigrans européens, le conflit s’accentuait d’autant plus entre les fonctions diverses remplies par le gouverneur. Celui-ci était, on l’a dit, tout à la fois administrateur des vieilles provinces du Cap, chef omnipotent de la Cafrerie britannique, commissaire royal pour le règlement des affaires indigènes. Au premier titre, il avait à tenir compte des avis d’un parlement ; pour le reste, il ne relevait que du cabinet de Londres. La situation de la Cafrerie britannique était surtout un sujet d’embarras. Cette région, occupée depuis la dernière révolte sous le prétexte de protéger la frontière contre les incursions des natifs, ne produisait presque rien parce que la population européenne y était clair-semée ; elle coûtait beaucoup parce qu’il fallait pour la défendre y entretenir un nombreux état-major d’officiers civils ou militaires. Or la chambre des communes d’Angleterre, en veine d’économie, prétendait que les possessions d’outre-mer n’ont de valeur qu’autant qu’elles se suffisent à elles-mêmes. Que faire de cette province dont le budget des recettes ne dépassait pas 25,000 livres sterling tandis que celui des dépenses atteignait 40,000 ? Sir Philip Wodehouse proposa aux députés du Cap de se l’annexer. Cette proposition n’eut aucun succès, non pas que le fardeau fût bien lourd pour le moment, mais surtout en prévision des conséquences qui devaient s’ensuivre. Il était à craindre en effet que le parlement fût désormais responsable de la défense de cette frontière, ce qui eût exigé un état militaire onéreux. On se souvient que sir G. Grey avait été blâmé pour y avoir employé quelques années auparavant, dans un moment de crise, les troupes de police entretenues aux frais des habitans. Valait-il mieux y attirer l’immigration européenne ? Au bout d’un certain temps, la Cafrerie se serait trouvée en état de se défendre elle-même, les indigènes s’en seraient éloignés ou se seraient soumis, comme il est arrivé dans les provinces récemment peuplées de l’Australie ou des États-Unis. Mais le commandant militaire objecta que cette tentative de peuplement exigerait d’abord un accroissement d’effectif ; la métropole voulait au contraire restreindre les garnisons de l’Afrique australe. Sir Philip finit par y établir des tribus paisibles, depuis longtemps soumises à l’influence anglaise et qui devaient se comporter, il l’espérait avec raison, comme des alliés en cas de lutte contre leurs compatriotes plus turbulens. La discussion s’éteignit sur ce sujet, au moins pour un certain temps ; elle allait renaître avec plus de gravité à propos des affaires intérieures. Les auteurs de la constitution promulguée en 1854 s’étaient rendu compte que cette œuvre, loin d’être parfaite, n’était qu’un acheminement vers des institutions plus libérales. En éliminant des deux assemblées les principaux fonctionnaires, ils avouaient avoir rendu impossible le gouvernement par parti, si cher à tout citoyen anglais. Les membres des corps électifs pouvaient légiférer autant qu’il leur en prenait fantaisie ; la loi votée, ils n’avaient plus le souci de la mettre à exécution. On avait pensé, à tort ou à raison, que la population du Cap, assez instruite pour fournir des législateurs, n’avait point cependant assez d’expérience des affaires publiques pour fournir des administrateurs. Qu’en advint-il ? Au début de cette ère nouvelle, la prospérité fut telle que le revenu doubla presque dans les cinq premières années. L’embarras des richesses n’était pas à craindre dans un pays où tout était à faire. Jusqu’alors les travaux publics productifs avaient été réservés aux districts les plus proches de la capitale. L’un des premiers soins des représentans élus fut d’en doter aussi les districts plus éloignés. La dépense s’accrut au point qu’il fallut bientôt songer à de nouveaux impôts ou à des réductions ; le secrétaire colonial vint un jour proposer un droit de sortie sur la laine, le produit d’exportation le plus important. L’assemblée législative ne voulut pas en entendre parler ; malgré cela, au lieu de réduire le budget, elle accueillit de nouvelles propositions de dépenses. Les membres du gouvernement se dirent alors qu’il ne leur appartenait point de combler le déficit ; étant admis que toute aggravation de taxe devait être adoptée d’abord par les élus du peuple, ils en conclurent que l’assemblée avait mission de régler le budget sans l’intervention du pouvoir exécutif. D’autre part, les députés du peuple se déclaraient incapables de remplir cette tâche par le motif que les renseignemens utiles leur faisaient défaut. En Europe, il n’est pas rare que députés et ministres se querellent sur une question d’attribution ; il est sans exemple peut-être qu’ils se renvoient les uns aux autres l’initiative d’une mesure que tous reconnaissent indispensable.

Le conflit fut de longue durée parce que les partis opposés différaient d’avis sur le moyen d’y remédier. Les libéraux soutenaient que le gouvernement parlementaire complet, avec la responsabilité ministérielle, était seul capable de remettre en bon ordre les finances du pays. La plupart des colons étaient de cette opinion ; quelques fonctionnaires, entre autres M. Porter, l’un des auteurs de la constitution en vigueur, défendaient la même thèse. Au contraire, s’il fallait en croire le gouverneur, la crise était due à ce que la couronne avait accordé aux habitans du Cap des franchises prématurées. Sir Philip Wodehouse, qui n’avait vécu, avant de venir en Afrique, que dans les colonies régies par le pouvoir absolu, avait peine à s’imaginer que le régime parlementaire fût efficace dans les possessions d’outre-mer. Il s’en défiait, surtout en raison de ce que l’indépendance d’un parlement local lui semblait rompre le lien intime maintenu jusqu’alors entre la métropole et ses dépendances. Aussi proposa-t-il de modifier la constitution en ce sens que les deux chambres électives auraient été remplacées par un conseil unique dans lequel les principaux officiers de la couronne prenaient place. C’était demander aux colons une abdication ; ils n’y voulurent pas consentir. Cette proposition s’était produite un peu avant le renouvellement normal des deux chambres. Les élections qui se firent sur cette question tournèrent contre le vœu du gouverneur.

Il est à remarquer que ces graves débats se poursuivaient d’année en année sans produire une trop vive animosité. Peut-être se fût-on mis d’accord, si d’autres questions ne s’étaient présentées en même temps que le gouverneur tranchait de façon ou d’autre contre le gré populaire. On l’a vu, les législateurs du Cap avaient refusé de s’annexer la Cafrerie britannique. Sir Philip imagina de faire prononcer cette annexion à Londres par un bill du parlement. C’était une atteinte aux droits de la colonie de décider une affaire de cette importance sans qu’elle eût été consultée au préalable. Les ministres de la Grande-Bretagne, qui firent en cette occasion ce que leur demandait le gouverneur, ne prenaient cependant parti ni pour lui ni pour ses adversaires. Ils ne lui imposaient pas une ligne de conduite invariable, le laissant maître de se guider suivant les circonstances. Mais lorsque, au bout de sept ans, sir Philip Wodehouse fut sur le point de revenir en Europe, ils dirent à son successeur que le conflit avait assez duré, et que, les colons faisant preuve de persévérance, il était temps d’accéder à leurs désirs. Justement, les mines de diamans venaient d’être découvertes ; la population s’était accrue, les revenus publics suivaient une progression croissante. Sir Henry Barkly, qui arrivait de la province de Victoria en Australie, vint au Cap avec la mission de préparer ce grand changement. Les conseillers du gouvernement ne s’y prêtaient guère, peut-être parce qu’ils pensaient que le régime parlementaire aurait pour première conséquence de les éloigner des affaires. En effet, lorsque eh 1872 un acte royal eut approuvé le projet adopté déjà par les deux chambres, tous se sentirent obligés de remettre leur démission. Un membre influent de l’ancienne assemblée législative, M. Molteno, fut chargé de composer le premier cabinet responsable. Désormais le Cap allait vivre sous une constitution qui était faite à l’image de la constitution britannique. Le gouverneur continuait d’être le délégué de la couronne, mais il n’avait plus pour auxiliaires que des délégués du parlement, de véritables ministres soumis aux fluctuations de l’opinion publique. Était-ce le commencement d’une rupture entre la métropole et ses enfans d’outre-mer ? Loin de là, il semble que jusqu’ici la mère patrie soit devenue d’autant plus populaire qu’elle s’est moins mêlée aux luttes de chaque jour. C’est l’arbitre lointain et désintéressé que les colons invoquent dans les circonstances critiques ; c’est la source de toute justice puisque la cour suprême siège à Londres ; c’est la dispensatrice des honneurs puisqu’elle confère aux plus éminens les titres et les dignités que tout bon Anglais, même s’il vit au bout de l’Afrique, est fier d’obtenir. Le ministère britannique reste étranger à toutes les questions d’administration ou de législation locales ; seulement il choisit, outre le gouverneur, le commandant de l’armée ; en ce qui concerne le Cap en particulier, il a continué aussi de payer en partie les dépenses de la garnison par le motif que les frontières étaient menacées par des voisins turbulens contre lesquels les colons n’étaient pas de force à se défendre seuls.

Il convient de constater que l’affranchissement définitif du parlement colonial a été le début d’une politique que l’on qualifierait en Europe de radicale à beaucoup d’égards. Une loi de 1874 a établi la liberté absolue de tester, en contradiction avec les vieilles coutumes de la colonie que la loi romaine régissait depuis le temps de la domination hollandaise. Une autre loi de 1875 prononce la séparation de l’église et de l’état, tout en conservant aux ecclésiastiques de toutes religions en fonctions à cette époque l’intégrité de leurs salaires, leur vie durant, ainsi qu’à leurs successeurs pour une période de cinq années. A part cela, l’existence du cabinet a été paisible, car M. Molteno est encore premier ministre, à l’inverse de ce qui se passe dans les provinces australiennes où les crises ministérielles se succèdent à bref intervalle. Les autorités de la métropole ont laissé passer ces réformes audacieuses sans y mettre opposition, même lorsqu’elles étaient contraires aux principes favoris de la mère patrie. Conséquence singulière, les habitans de la Grande-Bretagne jouissent d’une moindre indépendance que leurs compatriotes d’outre-mer, puisqu’ils sont toujours dominés par des coutumes, par de vieux préjugés dont ces derniers ne prennent nul souci. Du reste, l’administration coloniale s’est montrée sage dans la gestion des affaires indigènes : elle a évité toute cause de guerre, bien entendu ; elle a institué des magistrats européens qui résident au milieu des natifs pour leur apprendre peu à peu les usages de la vie civilisée. Elle a construit des chemins de fer, des télégraphes, un port de refuge dans la rade de Cape-Town. La prospérité financière de la colonie lui a permis de partager ses faveurs entre tous les districts occupés par les immigrans. Le budget a doublé, sans qu’il y eût aggravation de taxes. Les provinces de l’Afrique australe pourraient donc compter au nombre des états bienheureux qui n’ont pas d’histoire. Toutefois, il y a une réserve à faire. Si les rapports de voisinage avec les Cafres ont été satisfaisans, il n’en a pas été de même avec les boers de l’Orange et du Transvaal. On va voir quels incidens ont surgi qui amèneront, peut-être dans un avenir très prochain, en nouveau changement constitutionnel, l’union fédérale de toutes les communautés européennes.


II

Pour bien juger les événemens dont l’état libre d’Orange a été le théâtre depuis que la Grande-Bretagne l’a abandonné à lui-même, il convient de remonter un peu en arrière jusqu’à l’époque où les premiers boers s’y établirent. Le territoire compris entre l’Orange et le Vaal appartenait alors à diverses tribus. A l’ouest, vers le confluent des deux rivières, vivaient les Bastards ou Griquas, issus du commerce des boers avec leurs esclaves indigènes. A l’est habitaient les Basoutos, commandés par le chef Moshesh. Celui-ci avait fait preuve de talens qu’il est rare d’observer chez un sauvage. Tout jeune, se voyant menacé par les incursions des armées zoulous sous la conduite du puissant Chaka, auquel les fugitifs hollandais eurent affaire lorsqu’ils entrèrent dans la province de Natal, Moshesh se maintint dans les défilés de Thaba-Bossigo avec tant de succès que non-seulement ses sujets conservèrent leur indépendance, mais que même les peuplades environnantes vinrent l’y trouver et se mettre sous ses ordres. Lorsque les Zoulous se retirèrent à l’orient du Drakenberg, il avait donc une situation prépondérante. Semblable à bien des despotes, il accueillait avec bienveillance les missionnaires chrétiens, non point qu’il voulût conformer sa conduite à leur doctrine, mais parce qu’il pensait que leur enseignement convenait fort bien à ses sujets. Peu à peu, les négocians suivirent les missionnaires, puis les boers arrivèrent à leur tour, en quête de nouveaux pâturages. Hommes blancs ou hommes noirs, Moshesh recevait cordialement quiconque lui demandait asile, si bien que le territoire dont il était le souverain fut bientôt surcharge de population. Ce potentat se gardait bien d’ailleurs d’accorder aucun droit qui eût permis aux étrangers de se croire maîtres chez lui. Il disait dans son langage figuré de roi pasteur : « Je vous permets de traire mes vaches ; je refuse de vous les vendre. »

Ainsi les boers purent s’étendre de ce côté sans aucun obstacle ; Moshesh les considérait comme ses alliés, comme ses défenseurs naturels dans le cas où d’autres tribus barbares seraient venues le menacer. Les Griquas eurent moins de désintéressement : ils vendirent leurs terres argent comptant, avec d’autant plus d’empressement qu’ils n’étaient pas bien sûrs eux-mêmes d’avoir un titre irrévocable sur les terrains qu’ils vendaient. Toute la nation griqua était représentée aux yeux des émigrans européens par deux chefs, Waterboer et Adam Kok ; le premier habitait au confluent des rivières, le second dans le district de Philipolis, station de missionnaires fondée par le docteur Philip en 1825 ; il est bon de dire que les Griquas vivaient dans le canton le plus fertile peut-être de l’Afrique australe.

Bientôt les boers, devenus plus nombreux, agirent en maîtres, et Moshesh s’en inquiéta. On s’en souvient, le motif déterminant de leur exode au-delà de l’Orange avait été que l’administration britannique voulait leur interdire de posséder des esclaves et d’abuser de leurs serviteurs indigènes. Le major Warden, qui représentait à Bloemfontein le gouvernement du Cap, était lui-même fermier, assez enclin par conséquent à favoriser les empiétemens de ses compatriotes, désireux autant que qui que ce fût de protéger les troupeaux des Européens contre les déprédations des natifs. Or ces déprédations étaient l’œuvre des sujets ou des vassaux de Moshesh ; ces empiétemens se faisaient à leurs dépens. En 1851 notamment, le résident proclama un commando contre le chef, qui était de force à résister ; on prétend qu’il pouvait réunir 10,000 guerriers. Les boers, harassés par les expéditions précédentes dont ils avaient retiré beaucoup plus de fatigue que de profit, se dirent que, puisqu’ils comptaient comme sujets britanniques, puisqu’ils payaient des impôts à l’Angleterre, ils avaient le droit d’être protégés par des soldats anglais. Sur 1,000 burghers inscrits comme combattans, 75 répondirent à l’appel du major Warden. C’était au moment de la guerre des Cafres ; toutes les troupes régulières étaient réunies sur la frontière orientale. Par bonheur, le lieutenant-gouverneur de Natal put envoyer un renfort de deux compagnies d’infanterie avec un contingent de Zoulous alliés. Cela ne suffisait pas ; l’année suivante, sir G. Cathcart, après avoir soumis les Cafres, vint attaquer Thaba-Bossigo à la tête de 2,000 hommes de troupes européennes. Moshesh fut contraint de se soumettre et de payer, sous forme de têtes de bétail, une grosse indemnité de guerre. Mais le cabinet britannique en avait assez de ces guerres contre les indigènes. Il décida que la province d’Orange serait abandonnée, les boers restant libres de s’organiser comme ils l’entendraient, de se défendre comme ils le pourraient contre leurs voisins turbulens. Le gouvernement provisoire, auquel le délégué britannique remit le pouvoir avant de revenir au sud du fleuve Orange, ne perdit pas de temps. Une constitution républicaine fut aussitôt établie ; une assemblée du peuplé ou Volksraad en était l’élément principal. Tout homme de race blanche recevait le droit de suffrage à de certaines conditions de cens et de résidence. Unité au dedans, paix au dehors, tel était le mot d’ordre de la politique adoptée. Sous ces formules très simples se dissimulait l’ostracisme imposé aux premiers possesseurs du sol. Les natifs ne comptaient pour rien dans le gouvernement de cette jeune république.

Qu’en advint-il ? Les hostilités entre les boers et les Basoutos recommencèrent presque aussitôt pour ne plus finir. Tantôt ce n’étaient que des querelles de voisinage entre les pionniers de la frontière et les tribus les plus proches ; tantôt c’était une guerre véritable, avec les habitudes brutales du commando traditionnel. Moshesh, à qui les troupes anglaises inspiraient une certaine crainte depuis qu’il avait été châtié par elles, n’éprouvait que du dédain pour les burghers dont il avait encouragé les timides commencemens, comptant les enrôler comme auxiliaires contre ses ennemis personnels. A peine admettait-il que les fermiers hollandais eussent quelque droit d’usage sur le territoire où ils étaient établis. Un traité de délimitation avait bien été signé entre lui et le commissaire anglais ; mais, disait-il, les Anglais l’ont emporté avec eux lorsqu’ils ont repassé le fleuve Orange. Cette prétention fut d’abord couronnée de succès. Dans la lutte engagée en 1858, les boers eurent le dessous, à tel point qu’ils se virent contrains d’invoquer l’appui du gouverneur du Cap. Sir George Grey, appelé comme médiateur, imposa aux belligérans une rectification de frontière qui était à l’avantage des Européens. Six ans plus tard, sir P. Wodehouse, invoqué de nouveau comme arbitre, se prononça encore pour l’agrandissement de l’état libre d’Orange. Les Basoutos ne restèrent pas longtemps en paix ; soit qu’ils voulussent prendre leur revanche, soit que Moshesh lui-même ne fût plus obéi par ses sujets, la lutte reprit à la suite de meurtres isolés ou du pillage de quelques fermes. Cette fois les boers voulaient en finir. Obligés de donner tout en même temps leur sang et leur argent, ruinés par ces guerres interminables. qui paralysaient le commerce, dispersaient les troupeaux, suspendaient jusqu’au cours de la justice, les boers accusaient leurs adversaires de ruse et de mauvaise foi. Il est probable qu’ils n’étaient pas eux-mêmes sans reproche, et qu’ils ne respectaient pas toujours la frontière commune. Mais ils avaient le meilleur des argumens, ils étaient les plus forts. Par un article spécial de la convention de 1854, le gouvernement anglais et celui de la république s’étaient réciproquement engagés à ne rendre aux natifs ni armes ni munitions, prohibition observée avec rigueur, sauf, bien entendu, les effets de la contrebande. Il en était résulté que les Basoutos n’étaient plus en état de se défendre. Au surplus, Moshesh, devenu vieux, m’avait plus la même ardeur. S’apercevant que son peuple allait bientôt succomber, il sollicita la faveur d’être reconnu vassal de la reine de la Grande-Bretagne. À ce moment, les boers triomphaient ; les défilés de Thaba-Bossigo ne les arrêtaient plus. Les indigènes, traqués de toutes parts, réduits à la jouissance d’un territoire restreint dont la surface ne suffisait plus à les nourrir, eux et leurs troupeaux, débordaient vers l’orient au milieu des Zoulous soumis à la domination britannique ; ils y répandaient le bruit des atrocités commises à leur préjudice ; ils semaient la haine contre les hommes blancs de toutes nations entre lesquelles ils ne savaient pas faire de différence. Sir Philip Wodehouse, gouverneur du Cap, s’en inquiéta. Il fit valoir qu’il serait dangereux d’abandonner les Basoutos, inique de ne pas intervenir en leur faveur, puisque leur défaite était due surtout à ce que les traités en vigueur défendaient de leur vendre des armes de guerre. Pourchassés dans leurs montagnes, ces naturels allaient se transformer en bandes de brigands, n’ayant plus d’autre ressource que le vol pour subsister. Le cabinet britannique se laissa fléchir. Le territoire que Moshesh possédait encore après avoir été réduit par plusieurs annexions successives fut incorporé à la colonie anglaise en 1867, malgré les protestations de l’état libre d’Orange. Remarquons en passant que cet acte était une répudiation formelle de la politique adoptée treize ans plus tôt, lorsque le ministre des colonies avait prescrit l’abandon de tout ce qui se trouvait au nord du fleuve. Le régime de non-intervention prenait fin. La Grande-Bretagne affichait l’intention de rétablir sa suprématie sur les diverses communautés européennes de l’Afrique australe.

Pour le Volksraad de Bloemfontein, c’était une atteinte à la convention de 1854. Tout esprit impartial en jugera de même. La seule justification que l’Angleterre ait à faire valoir est qu’elle ne se croyait pas tenue d’agir envers d’anciens sujets de la couronne auxquels elle avait bénévolement rendu leur libre arbitre avec autant de scrupule qu’elle en eût montré envers un peuple d’origine étrangère. Les boers avaient au fond traité les Basoutos comme les Anglais traitent en Asie, en Afrique, en Amérique, les peuplades indigènes dont la turbulence menace leur sécurité, à part cette différence essentielle que les Anglais prétendent avec assez de raison ne soumettre les tribus indépendantes que pour les astreindre à des mœurs plus pacifiques, tandis que les boers avaient l’intention manifeste de pourchasser leurs ennemis, de leur enlever leurs terres jusqu’à ce que la famine et la misère les eussent anéantis.

En cette même année 1867 survint une merveilleuse découverte qui eut pour effet de donner une valeur inappréciable au plus pauvre district de cette région. Un fermier d’origine hollandaise qui vivait sur les confins de la colonie vendit à un négociant anglais une pierre brute que l’on reconnut bientôt être un diamant. Cette pierre avait été ramassée près du confluent de l’Orange et du Transvaal. Elle n’était point unique ; d’autres furent bientôt recueillies, entre autres une de grosseur prodigieuse qui fut achetée plus de 11,000 livres sterling. Aussitôt que le bruit s’en répandit, les aventuriers accoururent en foule d’Amérique et d’Angleterre aussi bien que du Cap et de Natal. Les natifs s’y rendirent presque aussi nombreux que les Européens. En 1870, il y avait 5,000 individus sur les terrains diamantifères ; il y en eut 35,000 en 1871.

A qui appartenait ce territoire d’une richesse féerique qui dépassait du premier bond les mines légendaires de Golconde ? A l’arrivée des premiers émigrans, les Griquas l’occupaient sous le commandement d’un certain Waterboer. Cependant, comme cet endroit n’avait qu’un aspect stérile, les boers purent s’y établir sans contestation. Même le résident anglais de Bloemfontein leur délivra des titres de possession sans que personne eût d’abord la pensée de s’y opposer. Lorsque les fermiers de l’Orange devinrent indépendans, on s’aperçut que ce canton ne devait pas être compris dans les limites du territoire dont l’Angleterre leur abandonnait la libre jouissance ; mais la réserve, s’il y en eut une inscrite dans la convention, fut conçue en termes ambigus. A mesure que le pays se peuplait, Waterboer eut de nouveaux motifs de faire valoir ses réclamations. La question était toujours en suspens lorsque des diamans y furent découverts. Il parait vraisemblable que, pour vivre en paix, Waterboer désirait se mettre, comme Moshesh, sous la protection du drapeau britannique.

Les Griquas accueillirent donc les diggers avec empressement. Ceux-ci, dont la plupart étaient Anglais d’origine, d’éducation tout au moins, s’organisèrent bien vite, comme l’avaient fait avant eux les chercheurs d’or d’Australie et de Californie, en une société de protection mutuelle investie, par le consentement unanime, des pouvoirs nécessaires pour maintenir le bon ordre. M. Brand, président de la république d’Orange, eut alors la velléité d’assurer à ses compatriotes la possession de ce beau domaine. En août 1870, il invita Waterboer à une conférence dans laquelle il prétendit convaincre ce chef indigène que les boers étaient maîtres chez lui. Waterboer s’étant retiré parce qu’il ne se sentait pas de force à soutenir la discussion, M. Brand publia une proclamation par laquelle il apprenait à l’univers que les placers diamantifères appartenaient aux boers ; bien plus, il y envoya un commissaire chargé de faire valoir les droits de la république ou plutôt d’exercer en son nom les attributs de la souveraineté dans la partie située sur la rive gauche du Vaal. Les boers du Transvaal ne voulurent pas être en reste ; eux aussi ils envoyèrent un délégué avec mission de s’installer dans le district situé sur la rive droite.

L’affaire eût été moins embrouillée que l’Angleterre aurait encore hésité à abandonner sans procès un territoire si précieux dont les détenteurs actuels étaient d’ailleurs presque tous ses sujets. Le gouvernement du Cap était vacant à cette époque ; depuis le départ de sir Philip Wodehouse et jusqu’à l’arrivée de sir H. Barkly, son successeur, la colonie avait pour administrateur provisoire le général Hay, commandant des troupes. Celui-ci n’eut pas plutôt reçu connaissance de la proclamation émise par le président Brand qu’il lui adressa une protestation par laquelle il rappelait et les droits antérieurs de Waterboer et l’offre de soumission que ce chef avait faite au gouvernement britannique. En même temps, il avertit ses compatriotes cantonnés dans la région diamantifère de se mettre en garde contre les entreprises des républiques voisines ; puis, en vertu d’un acte du parlement qui lui donnait autorité pour pourvoir à l’administration des Européens établis dans les territoires n’appartenant à aucune nation civilisée, il mit à leur tête un magistrat chargé d’exercer au milieu d’eux la juridiction ordinaire suivant les lois et les coutumes de la colonie.

A peine le nouveau gouverneur, sir H. Barkly, eut-il pris possession de ses fonctions en décembre 1870, qu’il entreprit de se rendre en personne sur les bords du Vaal pour résoudre sur place l’épineuse affaire engagée par son prédécesseur. Il faut renoncer à faire un exposé même succinct des argumens que l’on faisait valoir de part et d’autre, Waterboer pour démontrer que le territoire en litige lui avait toujours appartenu et qu’il avait par conséquent le droit de l’aliéner au profit des Anglais, les boers pour prouver que ce même territoire leur avait été reconnu par la déclaration d’indépendance de 1854. Les traités diplomatiques conclus entre gouvernemens civilisés contiennent parfois des stipulations dont le sens est douteux ; à plus forte raison cela doit-il arriver dans un contrat conclu au cœur, de l’Afrique. Il y avait toutes les causes d’incertitude imaginables dans ce débat ; des phrases à double sens, des lettres écrites par un chef qui ne savait point lire, des concessions de terrain accordées par des gens qui n’étaient pas propriétaires, des droits d’usage créés par une longue possession. Les boers auraient bien voulu faire admettre que, en achetant la jouissance du sol, on en achète aussi la souveraineté. De fait, c’est un principe admis partout lorsqu’il s’agit d’un contrat entre sauvages et Européens. Les colonies créées sur les divers rivages du globe n’ont guère d’autre titre de propriété. Le gouverneur du Cap ne s’occupa que pour la forme de ces subtilités. Il n’était pas venu jusqu’à Klipdrift, à 1,200 kilomètres de sa capitale, pour se livrer à des discussions de procureur. Les chercheurs de diamans lui firent un accueil enthousiaste ; il leur confirma la défense que son subordonné leur avait déjà faite de ne payer l’impôt qu’aux autorités britanniques. Ce voyage lointain du premier personnage de la colonie prouvait d’ailleurs que la Grande-Bretagne n’entendait pas abandonner ses aventureux enfans. Le Transvaal se tint pour satisfait. Dans une entrevue entre sir H. Barkly et le président Pretorius, il fut convenu que le litige, en ce qui concernait cette république, serait tranché par deux négociateurs, avec arbitrage, en cas de désaccord, par le gouverneur de Natal. Au nom de l’état libre d’Orange, le président Brand refusa d’adhérer à cette solution modeste. Ambitieux d’être traité comme l’on traite le chef d’une grande nation, il proposa de prendre pour arbitre l’empereur d’Allemagne, le roi de Hollande ou le président des États-Unis d’Amérique. N’obtenant pas une réponse satisfaisante, apprenant du reste que sir H. Barkly était déjà reparti vers le sud, il convoqua un commando d’un millier d’hommes avec quatre pièces de canon pour appuyer ses prétentions par la force des armes. À cette nouvelle, le gouverneur lui fit simplement remarquer que tout acte de violence ne serait autre chose qu’une déclaration de guerre à la Grande-Bretagne, sans compter que les pionniers de Griqualand se montreraient disposés à se défendre avec vigueur. Le Volksraad le comprit et eut la sagesse d’arrêter cette manifestation belliqueuse, ce qui ne lui fut pas difficile au surplus, car les boers avaient répondu avec peu d’empressement à l’appel du commando. Peu après, le ministre des colonies autorisa l’annexion aux possessions anglaises du territoire contesté ainsi que de la tribu dont Waterboer était le chef, à condition que le parlement du Cap se chargerait de pourvoir aux dépenses de cette nouvelle province. Cet acte n’étouffait pas la dispute. Du moins le gouvernement d’Orange comprit que ses chances de succès s’amoindrissaient. Il ne pouvait plus être question d’invoquer l’arbitrage d’un souverain, d’autant que le cabinet britannique n’aurait jamais consenti à prendre un étranger pour juge du différend survenu entre lui et ceux qu’il ne considérait que comme d’anciens sujets. Il y eut une longue correspondance sur cette affaire, de nouvelles propositions sur lesquelles les deux partis ne réussirent pas à se mettre d’accord. Enfin, en 1876, lord Carnarvon invita le président Brand à venir en personne conclure un arrangement à Londres. Le résultat de ce voyage fut le paiement à l’état d’Orange d’une indemnité de 90,000 livres sterling pour compensation de tous droits reconnus ou non, à quoi fut ajoutée, à titre de don gracieux, une autre somme de 15,000 livres pour aider à la construction d’un chemin de fer, et comme preuve de l’intérêt que l’Angleterre portait à la jeune république sa voisine.

On le voit, la politique de la Grande-Bretagne, au cours de ce long débat, s’est appuyée tantôt sur la confiance dans ses forces militaires, tantôt sur le raisonnement ; parfois vacillante dans les moyens employés, elle a toujours eu pour principe de maintenir la prépondérance du gouvernement métropolitain, — du gouvernement impérial, comme on dit à Londres, — sur les petits états qui l’entourent. Cette politique la mènera loin si elle y persiste. Les conséquences en seront quelquefois embarrassantes par la multiplicité des conflits qu’engendreront des frontières trop étendues. En ce qui concerne en particulier la province de Griqualand, achetée, pour ainsi dire, à ce prix réduit de 115,000 livres sterling, l’affaire paraît bonne au premier abord, puisque les chercheurs de diamans en ont exporté, année moyenne, pour 2 millions de livres sterling de pierres précieuses en ces derniers temps. Toutefois il est juste de dire que cette nouvelle possession n’a pas été sans créer des embarras dès le début. Le parlement du Cap n’accueillit pas tout de suite l’offre qu’on lui faisait de se l’annexer ; il voulut attendre la solution du débat soulevé par l’état d’Orange. Trois commissaires désignés par le gouverneur du Cap, à savoir un administrateur civil, le commandant des troupes, un magistrat, furent chargés de pourvoir d’un commun accord aux besoins sociaux de la population. Les mineurs, turbulens par caractère, se plaignaient souvent ; ils auraient voulu expulser les hommes de couleur, que l’on accusait de voler les plus beaux diamans. Ces trois commissaires, obligés de demander des instructions au Cap chaque fois qu’une affaire grave surgissait, n’avaient pas une autorité suffisante. D’autre part, il était impossible de soumettre au régime absolu, dans le voisinage immédiat d’une colonie dotée d’institutions libres, les 40,000 Européens venus si loin pour chercher fortune et qui, pas plus là qu’ailleurs, n’entendaient perdre leurs droits civiques. Sur la proposition de sir H. Barkly, des lettres-patentes, en date du 7 février 1873, organisèrent un gouvernement provisoire, composé d’un lieutenant-gouverneur et d’un conseil de huit membres, dont quatre élus. N’est-il pas curieux de voir cet embryon de régime parlementaire éclore au milieu d’un désert, dans une province peuplée à la hâte par des gens d’aventure ? Encore ceux-ci ne se tinrent-ils pas pour satisfaits. L’année était mauvaise, il y avait eu des accidens dans les fouilles, des querelles entre les mineurs et les cultivateurs. Jusqu’alors, les diamans s’étaient trouvés sur les bords du Vaal ; on en découvrit un filon d’une richesse merveilleuse sur un plateau, au milieu d’une ferme où fut fondée tout de suite la ville de Kimberley, qui est maintenant capitale de la province ; mais les propriétaires de cette ferme exigeaient des redevances de tous ceux qui s’établissaient sur leur domaine, tant pour creuser le sol, tant pour l’usage de l’eau ou du bois, tant pour un lot de terrain à bâtir. C’est là-dessus que la guerre éclata entre eux, si bien qu’il fallut appeler les troupes anglaises pour rétablir le bon ordre. La ferme fut alors achetée sur les ressources du budget public, qui eut en outre à payer les frais de cette petite expédition militaire, et en plus aussi l’indemnité accordée à l’état d’Orange pour l’abandon de ses droits territoriaux. Le tout réuni, accru des excédans annuels des dépenses sur les recettes, fait que cette nouvelle province est déjà chargée d’une dette considérable. Toutefois, les habitans sont pleins de confiance dans l’avenir de leur pays, convaincus que si les mines venaient à s’épuiser, il leur resterait d’immenses pâturages et des terres fertiles que l’irrigation peut préserver de la sécheresse, ce fléau de l’Afrique intérieure.

Quant à l’état libre d’Orange, il semble qu’après bien des péripéties il ait atteint le degré de prospérité dont est susceptible une communauté européenne isolée, réduite à ses propres ressources, au milieu d’un continent. Les finances sont en bon ordre, le pays est tranquille. Peut-être en faut-il rapporter le mérite au président Brand, un enfant de la colonie, qui, étudiant de l’université de Leyde, avocat en Angleterre et professeur au Cap, fut choisi en 1863 par les burghers de l’Orange et réélu par eux, jusqu’à ce jour, de cinq en cinq années ; mais que deviendra ce petit état de 30,000 blancs au milieu des établissemens anglais qui maintenant le cernent de tous côtés ? Il est inévitable que tôt ou tard il soit annexé. Si cette annexion s’opère sous forme d’une union fédérale, ainsi que le proposait lord Carnarvon en 1875, il n’y perdra rien de son indépendance.


III

Il est naturel qu’il y ait beaucoup d’analogie entre l’histoire de l’Orange et celle du Transvaal. Cependant, de ces deux républiques, la dernière a été fondée par les plus indisciplinés des boers, par ceux que le frein d’une autorité régulière effarouchait le plus. Le gouvernement devait tenir chez eux moins de place que partout ailleurs. À l’époque même où ils se fixèrent sur la rive droite du Vaal, ces émigrans erraient depuis des années dans le désert, comme les Israélites de l’Ancien-Testament, auxquels ils aimaient à se comparer. Ils avaient même emprunté à la Bible le peu d’organisation sociale que comportait cette existence nomade : un chef de famille, maître absolu de son clan, autour de lui les enfans et petits-enfans, mariés ou non, vivant sous ses ordres dans le respect et l’obéissance. Les boers avaient conservé les vertus hollandaises ; ils étaient honnêtes, hospitaliers, religieux. Qu’on en juge par le tableau qu’en faisait tout récemment une revue anglaise :

« Le fermier hollandais ou boer de l’intérieur peut être dépeint en peu de mots. Dans toute société, il y a des exceptions mauvaises, et les exceptions étant ce dont on parle le plus, on s’est figuré que le boer ne vaut guère mieux qu’un sauvage. Il faut l’envisager sous un plus beau côté. C’est un type immuable. Tel il était dans la colonie du Cap en 1806, tel il est en 1876 dans les républiques de l’intérieur. Il est sans culture, il repousse le progrès ; mais il possède des qualités qui ne sont point sans valeur.

« Pour s’établir, il choisit une plaine un peu ondulée de 6,000 à 20,000 arpens d’étendue. Il y arrive dans son chariot avec femme et enfans, quelques ustensiles, une Bible qui est toute sa bibliothèque, ses bœufs et ses moutons. Il place sa maison auprès d’une source, à dix milles environ de son plus proche voisin ; puis il construit des enclos pour ses troupeaux et se fait un jardin qu’il irrigue. La végétation est si puissante sur ce sol et sous ce climat qu’au bout de quatre ou cinq ans il récolte des oranges, des citrons, des pêches, des figues, des raisins. Un carré de 50 à 100 arpens est ensemencé en froment ou en maïs. Les troupeaux se multiplient sans effort. S’il est ambitieux, il y ajoute des autruches dont les plumes se vendent à Port-Élisabeth. Là-dessus il vit dans l’abondance. Ses fils grandissent ; ses filles trouvent des maris ; si l’endroit est avantageux, ils restent tous auprès de lui. Pour chaque nouveau ménage, on bâtit une maison à quelques portées de fusil de la première ; on met quelques hectares de plus en culture. Une seconde génération survient. Les deux vieux époux sont les patriarches de ce hameau. Les enfans se réunissent autour d’eux pour le repas du soir, que précède une prière solennelle, de même que la journée commence par un psaume… Le boer n’a pas hâte de s’enrichir ; il ne désire pas changer. Il n’a que dés besoins qu’il peut satisfaire ; il ne demande qu’à vivre isolé. L’obéissance qu’il réclame de ses enfans, il l’exige aussi de ses serviteurs… Sans enthousiasme, avec l’horizon intellectuel le plus borné, il a l’esprit pratique qui convient au pionnier de la civilisation africaine. »

Cette description est presque une idylle. Ne croirait-on pas, à se contenter de ce récit, que la vie des boers du nord est la mise en action d’un livre fameux dans la littérature enfantine, le Robinson suisse ? Les gens peu crédules qui vont aux bons renseignemens apprennent par malheur que la réalité est moins édifiante. La vérité est que les colons hollandais se croient les maîtres de la terre par droit divin, qu’ils estiment que les natifs sont des êtres subalternes au point que la constitution de leur république interdit l’égalité de condition entre les hommes blancs et leurs voisins indigènes. On peut imaginer quelles conséquences des individus isolés, soustraits à toute surveillance, font découler de cette doctrine. Le traité conclu en 1852 entre le commissaire britannique et le grand-chef Pretorius, lequel traité est l’acte d’indépendance des réfugiés du Transvaal, stipulait que les boers aboliraient l’esclavage. En principe, il n’y a pas d’esclaves en effet ; mais on s’empare des enfans indigènes après avoir massacré ou mis en fuite les parens ; on retient ces enfans en apprentissage jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, jusqu’à ce qu’ils aient oublié leurs traditions de famille et qu’ils n’aient plus d’autre ressource que de vivre en travaillant au profit du patron qui les a élevés. Il en est résulté, comme on doit s’y attendre, que les boers ont été toujours en état d’hostilité chronique avec les tribus qui les environnent.

Soit pour éviter le contrôle des nations civilisées, soit parce qu’ils se croient vraiment seuls possesseurs légitimes des terres situées au nord de Vaal aussi loin que l’on peut aller vers l’équateur, ils ont montré beaucoup de mauvais vouloir envers les voyageurs qui prétendaient pénétrer à l’intérieur du continent. Les autorités de la république refusaient le passage aux étrangers, souvent même les expulsaient. Le motif avoué est le danger d’apprendre aux indigènes l’usage des armes à feu. Les missionnaires n’étaient pas mieux traités que les autres. Livingstone résidait en qualité de missionnaire et de médecin, à Kolobeng, chez les Backwains. Tandis qu’il était absent, un commando eut lieu contre Secheli, dont il était l’ami, sous prétexte que ce chef avait donné asile à des voleurs. Mobilier, livres, bétail, tout fut détruit chez lui. On sait comment s’en vengea l’illustre explorateur, qui a dû ses grands succès précisément à la bienveillance dont il a toujours fait preuve envers les natifs. A partir de ce jour, les liens qui le rattachaient à la station de Kolobeng étant rompus, il entreprit de pénétrer dans les régions inconnues de l’Afrique centrale ; il ouvrit la voie aux Européens en allant plus loin que les boers n’étaient jamais allés.

Il est aisé de concevoir que dans un état dont les citoyens s’isolaient les uns des autres, il n’y avait pour ainsi dire pas de gouvernement central. Il n’y en avait guère besoin non plus, puisque chacun vivait à sa guise et que les habitans du Transvaal s’abstenaient d’entrer en relations avec leurs compatriotes du sud. Du vivant de Pretorius, il y avait presque trois provinces séparées, les fermiers se groupant autour de trois petites villes, Potchefstrom, Leydenburg, Zoutpansberg, les seules agglomérations qu’il y eût dans le pays. Lorsqu’il mourut, en 1853, son fils, qui fut élu président, s’efforça de rendre plus d’unité à la république. C’était nécessaire pour résister aux attaques des tribus que les boers avaient exaspérées. Bien que l’on connaisse peu ce qui se passait alors dans ce pays, on en raconte des tragédies épouvantables. Ainsi, un jour, — c’était en 1854, — Hermann Potgieter, un frère du Potgieter qui avait été l’un des conducteurs de l’exode des burghers, fut mis à mort avec plusieurs de ses compagnons par Makapan, chef d’une tribu indigène. Il paraît que ce Potgieter se livrait d’habitude à la chasse des éléphans et des autruches et que par occasion il enlevait les enfans pour les vendre aux colons de la baie de Lagoa. A la nouvelle de ce massacre, Pretorius partit en guerre avec 500 fermiers de Zoutpansberg et de Leydenburg contre les agresseurs. Exaspéré par les cruautés dont les cadavres des victimes portaient la trace, — Potgieter avait été écorché vif, dit-on, — ils assiégèrent les Cafres qui s’étaient réfugiés dans des cavernes. Tout ce qui essayait d’en sortir, hommes, femmes ou enfans, fut mis à mort sans pitié. La tribu étant anéantie, la paix se rétablit sur cette frontière pour plusieurs années ; mais qu’en devaient penser les autres tribus auxquelles cette épouvantable catastrophe était connue ?

Il y avait peu de sympathie entre le Transvaal et l’état d’Orange, sans doute parce que les fermiers établis au sud du Vaal jugeaient leurs voisins du nord trop rudes ou trop indisciplinés. Cependant en 1859 les fermiers de l’Orange élurent Pretorius pour président de leur république. Il aurait voulu profiter de la circonstance pour réunir les deux états en un seul. Les burghers ne s’y prêtèrent pas ; de plus le gouverneur du Cap, apprenant qu’il était question de cette union, déclara que la Grande-Bretagne la considérerait comme une atteinte aux conventions de 1852 avec le Transvaal et de 1854 avec l’Orange. Pretorius revint alors dans le Transvaal où l’anarchie régnait depuis son départ. Élu de nouveau président, il rétablit l’ordre ; ensuite, il voulut régler avec ses voisins les frontières de l’état dont il était le chef. Cette fois encore, le gouvernement britannique lui fit sentir qu’il avait tort de se croire tout à fait indépendant. Il n’importait guère aux Anglais que les boers prétendissent se donner pour limite le lac Ngami ou des rivières plus ou moins connues de l’intérieur des terres ; mais, lorsqu’ils manifestèrent l’intention de s’approprier à l’est un territoire qui leur donnait accès à la mer, le gouverneur du Cap leur fit savoir que tout le littoral appartenait à l’Angleterre jusqu’au point où commencent les possessions portugaises. C’était les condamner à n’avoir d’autres intermédiaires que les Anglais dans leurs rapports avec le monde extérieur. Plus tard encore, le gouverneur du Cap leur enleva, bon gré, mal gré, comme il a été dit, la portion du Griqualand dont ils se croyaient maîtres. Pretorius avait signé la convention par laquelle cette affaire se terminait. Ce fut le signal de sa chute, le Volksraad blâma la convention qu’il avait consentie.il fallait élire un nouveau président. Le choix se porta sur un homme de caractère tout différent, le révérend François Burgers, ministre de l’église réformée hollandaise, qui avait habité jusqu’alors la colonie du Cap. Quoique ce fût un bon citoyen, de caractère pacifique, il fut incapable d’introduire des habitudes plus civilisées dans le pays dont l’administration lui était dévolue.

Entre le Vaal, qui se dirige vers l’Atlantique, et le Limpopo, qui s’écoule dans la mer des Indes, la république occupe un haut plateau d’étendue démesurée où se rencontrent à peu près tous les avantages que recherche la colonisation européenne. L’homme blanc peut y vivre jusqu’auprès du tropique, à condition que l’altitude du sol ne soit pas inférieure à 1,000 mètres. Là où des ruisseaux permettent d’irriguer les terres, le colon emblave en céréales ; ailleurs il se livre à la culture pastorale. Un peu partout, les richesses minérales se montrent avec abondance, la houille et les minerais de fer auprès de Pretoria, ailleurs le cuivre et le plomb, les pépites d’or entre Leydenburg et la baie de Lagoa. Jusqu’en ces derniers temps, on n’y comptait guère que 30,000 blancs contre 250 à 300,000 indigènes. Les boers, isolés du reste du monde, étaient bien libres du traiter leurs voisins de couleur comme ils l’entendaient ; il en fut autrement dès que les mines d’or attirèrent une population hétérogène, dans laquelle l’élément anglais était dominant.

M. Burgers avait deviné que cette immigration d’étrangers serait le signal de réformes intérieures. Il lui eût été difficile peut-être de supprimer tout de suite, les actes de violence que les fermiers se permettaient envers les tribus de leurs alentours. Il n’est donc que trop probable que la traite des enfans indigènes continua comme par le passé dans les cantons où le boer n’était soumis à aucune surveillance ; mais le président institua des juges, il ouvrit des écoles, il fit cadastrer les terres vacantes afin d’être en mesure de faire des concessions aux nouveaux arrivans. Lorsqu’il prit la direction des affaires, le trésor était vide et le pays inondé de papier-monnaie ; il sut rétablir le crédit. Pour démontrer que la république était riche, qu’elle était digue d’être comptée parmi les états civilisés, il voulut avoir une dette publique et un chemin de fer. Il vint en Europe en 1875 pour conclure avec le Portugal un traité relatif au chemin de fer du Drakenberg à la baie de Lagoa, et pour négocier en Hollande un emprunt hypothéqué sur les terres vacantes du Transvaal. Ce fut au cours de ce voyage qu’éclatèrent les troubles d’où est sortie l’annexion à l’empire britannique.

Il n’est guère possible de savoir au juste, à si grande distance, comment s’ouvrit la querelle entre les habitans du Transvaal et les Basoutos. Ceux-ci, qu’il ne faut pas confondre avec leurs congénères de l’Orange dont l’annexion à l’empire britannique a été racontée plus haut, résident dans les montagnes auprès de Leydenburg. Ils refusaient, paraît-il, de payer l’impôt ; bien plus, ils pillaient les fermes du voisinage. Peut-être un arbitre impartial ne leur aurait-il pas toujours donné tort, parce que leurs déprédations n’étaient le plus souvent qu’une revanche des usurpations dont les boers sont coutumiers à l’égard de leurs voisins indigènes, La querelle était engagée lorsque M. Burgers revint d’Europe en avril 1876. Un message fut alors envoyé au chef Secocoeni pour lui demander réparation des dommages causés par sa tribu et pour l’engager à mieux surveiller ses sujets. Il répondit en réclamant la possession d’un territoire où les hommes blancs s’étaient établis depuis longtemps. Sur cette réponse, le Volksraad déclara qu’il fallait soutenir de vive force les droits des fermiers. Le commando fut proclamé. Suivant l’usage on promettait à ceux qui s’enrôlaient sous la bannière de la république le partage du butin après la victoire. Ce n’était pas toujours un appât suffisant. Quand les autorités de l’Orange avaient voulu disputer aux Anglais la province des Griquas, l’appel aux armes était resté infructueux, car les volontaires se souciaient peu d’aller en guerre contre des Européens. Contre des natifs que l’on savait plus riches en troupeaux qu’en fusils, les autorités de Pretoria furent mieux obéies. L’armée se composait au départ de 2,500 Européens, d’un contingent de Swazies à peu près aussi nombreux, avec un équipage de plus de cinq cents voitures. M. Burgers marchait en tête. Les premières escarmouches furent assez heureuses, mais bientôt l’expédition, engagée dans un pays montagneux, eut à prendre d’assaut la capitale de Secocoeni. L’attaque, mal dirigée ou mal soutenue par une partie des troupes, fut un échec complet. On raconte que les Swazies s’étaient seuls portés en avant tandis que les fermiers ne songeaient qu’à se tenir à l’abri, que le soir même tous déclarèrent qu’ils préféraient s’en retourner que de se battre. Il n’y avait plus de vivres, plus de munitions. Le président, désespéré, ne pouvait arrêter la débandade. Il revint à Leydenburg comme un fugitif, semant partout le bruit que les Basoutos s’avançaient en forces supérieures. Le Volksraad se réunit encore pour aviser aux circonstances. Mais que faire ! Il n’y avait plus d’armée, puisque les volontaires, Européens ou alliés indigènes, s’étaient dispersés ; pas d’argent, car l’emprunt négocié en Hollande était déjà dissipé. Tant bien que mal, on enrégimenta des mercenaires, allemands ou anglais, que les terrains aurifères avaient attirés dans cette région. Dès ce moment aussi, il se produisit une vive agitation en faveur de l’annexion anglaise. C’est que la population s’était modifiée depuis quelque temps. Les nouveaux venus n’avaient point, comme les boers de l’ancien temps, l’amour de l’indépendance, la haine du gouvernement britannique. C’étaient des aventuriers de toutes nations, désireux de vivre en paix avec les natifs. Peut-être s’étonnera-t-on que les natifs eux-mêmes aient montré tant de vigueur dans la lutte. Eux aussi étaient changés ; surtout ils étaient mieux armés. Jadia il était interdit de leur vendre des armes à feu. Depuis que les mines d’or et de diamans s’exploitaient, les jeunes gens des tribus de toute l’Afrique australe y allaient travailler tour à tour ; à l’instigation de leurs chefs, ils n’en revenaient jamais sans rapporter un fusil en bon état qu’on leur vendait dans ces villes improvisées où la surveillance n’était pas possible. Ainsi, dans les deux républiques hollandaises de l’intérieur, de même que vingt ou trente ans plus tôt en Australie ou en Californie, la découverte des richesses minérales avait été le signal d’une transformation complète. Le Transvaal ne pouvait plus vivre dans ces conditions. Avant de dire comment il a fini, il convient de raconter l’histoire de la colonie voisine de Natal à laquelle il sera désormais associé.

On n’a pas oublié les chefs zoulous, Chaka et Dingaan, qui possédaient la terre de Natal à l’époque où les premiers émigrans boers franchirent la chaîne du Drakenberg. Battus par les Européens, les Zoulous se retirèrent au nord ; mécontens de la suprématie que s’arrogeait le gouverneur du Cap, les boers à leur tour se retirèrent à l’ouest. Quelques-uns seulement des plus paisibles restèrent dans la province, heureux d’y trouver d’excellens pâturages et d’obtenir des concessions de terres dont les autorités anglaises ne leur mesuraient pas chichement l’étendue : chaque ferme avait en effet une superficie de 6 à 8,000 arpens. Certaines tribus natives, à qui l’on accorda aussi la permission d’y séjourner, furent cantonnées dans des réserves que l’on choisit, comme il était juste, parmi les terrains les moins fertiles.

Cependant Natal était toujours fort peu peuplé d’Européens. Là, de même que dans le reste de l’Afrique australe, les colons n’arrivaient pas volontiers. Les grands courans d’émigration que l’Angleterre dirige depuis 1815 vers l’Amérique du nord, vers les côtes plus lointaines de l’Australie, se sont toujours détournés da cap de Bonne-Espérance. On serait embarrassé d’en dire la cause. En 1847, un individu parcourut l’Angleterre en offrant des lots de terre de vingt arpens à quiconque voudrait le suivre jusqu’à Natal. Quelques milliers d’individus se laissèrent prendre à ces promesses ; à peine arrivés, ils s’aperçurent que dans cette contrée de culture pastorale on ne réussit que sur des concessions de grande étendue. L’entreprise s’arrêta bientôt. Toutefois la colonie était prospère. Un conseil législatif, composé partie de fonctionnaires et partie de membres élus, lui avait été accordé en 1856. Les indigènes venaient s’y établir volontiers, parce qu’ils s’y trouvaient protégés aussi bien contre les cruautés des boers que contre les exactions de leurs chefs naturels. A l’heure actuelle, après trente-sept ans d’occupation, on y compte 20,000 blancs et environ 350,000 natifs. Ce qu’il y a de plus turbulent dans la population indigène est resté au nord, dans le territoire que l’on appelle encore le Zoulouland.

Ce mélange de races en proportions très inégales est cause que l’administration de Natal a toujours été délicate. Cependant il n’y a jamais eu qu’une révolte de quelque gravité. Il y a cinq ans, Langalibalele, chef d’une tribu qui était venue se mettre sous le patronage du lieutenant-gouverneur pour échapper à la domination des Zoulous, réussit à se procurer un grand nombre de fusils en envoyant les jeunes gens sous ses ordres aux minés d’or ou de diamans ; les Anglais, s’en étant aperçus, voulurent les lui faire livrer. Au lieu d’obéir, il franchit le Drakenberg, dont il occupait le versant oriental, afin de se retirer sur le territoire des Basoutos, espérant y mettre en sûreté les vieillards, les femmes, les troupeaux de sa tribu et revenir ensuite avec les combattans tenir tête aux soldats anglais. Mais les Basoutos avaient déjà fait leur soumission. Des détachemens partis du Cap et de la Cafrerie le prirent par derrière, tandis que les troupes de Natal s’avançaient d’un autre côté. Langalibalele fut fait prisonnier avec les principaux de ses compagnons, jugé par une cour martiale, condamné à la déportation. Il est vrai que le ministre des colonies ne ratifia pas la sentence. Cette affaire eut d’ailleurs des conséquences fâcheuses pour les colons européens. On crut à Londres que les autorités de Natal s’étaient montrées trop dures pour les indigènes. Le général qui venait de conduire avec succès la guerre contre les Achantis, sir Garnet Wolseley, reçut mission de se rendre à Natal pour en réformer le gouvernement. Dans la province du Cap, les privilèges des habitans de race blanche avaient été accrus peu à peu, au point qu’ils jouissaient enfin du régime parlementaire. Dans la province de Natal, au contraire, en raison de l’immense supériorité de nombre des natifs, le cabinet britannique pensa qu’il était bon de renforcer le pouvoir personnel du lieutenant-gouverneur. Le conseil législatif se montra de bonne composition. Il comprenait quinze membres élus, cinq fonctionnaires ; il consentit, sur les instances de sir Garnet, à s’adjoindre huit nouveaux membres nommés par le gouvernement, si bien que la majorité n’était plus que de deux voix en faveur des élus. Ce changement est à remarquer ; ce n’est pas du reste un incident isolé dans l’histoire des colonies anglaises, car une modification plus radicale encore fut introduite à la Jamaïque, il y a quelques années, à la suite de troubles causés par les nègres. On y peut voir avec quel soin la Grande-Bretagne s’efforce d’approprier la constitution de chaque pays aux élémens parfois variables des populations qui l’habitent.

La révolte de Langalibalele n’était qu’une échauffourée dont on fit plus de bruit qu’il ne convenait. Au nord, dans le Zoulouland, la situation était moins rassurante. Après la bataille remportée par les boers sur les Zoulous en 1840, Dingaan avait été mis à mort par ses propres soldats. Andries Pretorius, qui semble avoir eu les qualités d’un véritable homme d’état, saisit cette occasion d’intervenir en vainqueur dans les affaires intérieures de ses adversaires. Par ses soins et en présence de ses troupes victorieuses, il fit proclamer chef un frère du tyran défunt, Umpanda, dont le caractère lui inspirait quelque confiance. Ce nouveau souverain a régné en effet trente-deux ans, sans qu’il y eût un seul jour querelle entre ses sujets et les Européens. Il était d’autant plus disposé à vivre en paix que la nature l’avait doué d’un embonpoint tel que le moindre déplacement lui était pénible. Par malheur, il avait une trop nombreuse famille, selon l’usage des monarques barbares. L’aîné, Cetywayo, affectait de prendre modèle sur ses oncles, Chaka et Dingaan, plutôt que sur son père ; aussi tout ce qu’il y avait de turbulent dans le pays se réunissait-il autour de lui. Six de ses frères se liguèrent pour lui disputer le pouvoir ; il les poursuivit avec ses partisans, et, après les avoir vaincus, les fît mettre à mort. Deux autres frères s’étaient réfugiés sur le territoire anglais. Comme ils y étaient à l’abri de ses poursuites, il eut l’adresse de se faire reconnaître héritier présomptif dès l’année 1861. M. Shepstone, qui était secrétaire des affaires indigènes à Pietermaritzburg, vint à la résidence de Umpanda pour témoigner par sa présence que les autorités britanniques adhéraient à cet arrangement de famille. On vit alors quelle puissance conservait encore la nation zoulou quoique plusieurs tribus se fussent établies dans la province de Natal, afin d’y jouir de la protection d’un pouvoir civilisé. Cetywayo apparut à cette réunion à la tête d’une armée de 8,000 hommes. Il fut cependant fidèle aux traités conclus avec les Européens. Bien plus, à la mort de son père, survenue en 1872, il demanda lui-même que M. Shepstone fût encore envoyé dans le Zoulouland pour assister à son installation. Le gouverneur de Natal y consentit. Chez ces peuples barbares, il est d’usage que tout nouveau souverain inaugure son règne en faisant massacrer les enfans ou les conseillers de son prédécesseur dont il redoute l’influence. La présence d’un envoyé anglais était une garantie que cette coutume cruelle ne serait pas suivie. En effet, la cérémonie du couronnement fut pacifique ; mais M. Shepstone en revint convaincu que Cetyiwayo était fier des traditions guerrières de sa famille, et que, bien qu’il comprît que le voisinage des Anglais lui imposait une politique moins belliqueuse, ses sujets n’étaient pas d’humeur à oublier que, du temps de Chaka, ils avaient été les maîtres de toute la région environnante. Encore nombreux malgré les émigrations qui s’opèrent sans cesse au profit de Natal, mieux armés depuis qu’ils savent se procurer des fusils en allant travailler aux mines, les Zoulous seraient encore des ennemis redoutables le jour où quelque fâcheuse provocation les soulèverait en masse contre les Européens.

Aussi comprendra-t-on quelle anxiété dut éprouver le lieutenant-gouverneur de Natal, lorsque, en 1875, pendant le voyage en Europe du président Burgers, les autorités du Transvaal envoyèrent un message brutal à Cetywayo lui-même, pour lui intimer de n’avoir plus à s’occuper des Swazies, dont il se regardait comme le suzerain, et que le Transvaal, d’autre part, avait pris sous sa protection. Lord Carnarvon, à qui l’on avait rendu compte de cet incident, écrivit de Londres que, en l’absence de tout lien fédératif entre les états de l’Afrique australe, il ne pouvait que formuler un blâme contre les velléités d’agrandissement de la république, parce qu’une guerre où les Zoulous d’abord, les Cafres ensuite, entraînés par leurs sympathies pour des congénères, prendraient bientôt part, serait assurément désastreuse pour tous les colons d’origine européenne. M. Burgers, qui était en Belgique, fort occupé de négocier un emprunt, fit les promesses les plus pacifiques au nom de ses compatriotes. On sait comment cet engagement fut tenu. L’année d’après, les boers attaquaient Secocoeni, l’un des vassaux de Cetywayo. Par une heureuse coïncidence, lorsque la nouvelle en parvint en Angleterre, lord Carnarvon avait autour de lui les délégués des provinces anglaises de l’Afrique australe, qu’il avait réunis pour discuter un projet de confédération. Natal était représenté dans cette conférence par sir Theophilus Shepstone, — un titre honorifique lui avait été décerné en considération de ses longs services dans la colonie. — Personne n’était en état de mieux apprécier la situation. Depuis vingt ans qu’il gérait les affaires indigènes de sa province, rompu à la langue et aux mœurs des Zoulous dont il avait conquis l’affection, il avait eu le rare talent d’éviter tout conflit de races. Quelques milliers d’Anglais, environnés par une population indigène que l’on évaluait à plusieurs centaines de mille hommes, avaient vécu tranquilles, grâce au caractère ferme et conciliant de cet habile fonctionnaire. Bien plus, les Zoulous avaient tant de confiance en lui qu’ils désertaient la terre de leurs ancêtres pour venir habiter en deçà de la frontière britannique. Un tel résultat est rare, peut-être est-il unique dans l’histoire des établissemens européens d’outre-mer. En conséquence, le ministre des colonies délégua sir Theophilus comme envoyé spécial près de la république du Transvaal, avec mission d’y examiner l’état des affaires, et même avec pleins pouvoirs d’annexer à l’empire les districts où des troubles seraient imminens. Presque au même moment le gouverneur du Cap fut remplacé. Après six ans de séjour, sir H. Barkly arrivait à peu près au terme de son office ; on lui reprochait d’ailleurs de n’avoir pas su éviter des conflits avec les deux républiques hollandaises. Son successeur était sir Bartle Frère, dont la réputation a été faite d’abord par un long séjour dans l’Inde, et ensuite par une mission philanthropique sur le littoral de l’Afrique orientale pour l’abolition de l’esclavage.

Revenu en toute hâte à Natal, M. Shepstone reconnut que la situation était grave ; les colons s’inquiétaient de l’attitude qu’allait prendre Cetywayo. Le bruit s’était répandu dans toutes les tribus qu’une armée européenne s’était laissée mettre en déroute par des gens que les Zoulous eux-mêmes avaient toujours battus. L’envoyé anglais parut aussitôt pour Pretoria, avec un nombreux état-major, mais avec une simple escorte de vingt-cinq soldats. Il y arrivait après trente-huit jours de route ; — on ne voyage encore qu’avec les chariots à bœufs dans cette contrée patriarcale, où les distances sont grandes. La population blanche était agitée, divisée en deux partis de tendances opposées, de sentimens contraires : d’une part, les véritables boers, établis surtout dans les districts de Pretoria et de Rustenberg, animés d’une haine persistante contre la domination britannique, réclamant le droit de vivre dans l’isolement, de traiter les Cafres comme ils les ont traités de tout temps, c’est-à-dire avec cruauté ; d’autre part, les habitans des villes, négocians ou autres, les pionniers des placers, Anglais en majeure partie, désireux de vivre sous un gouvernement régulier ; puis, disséminée sur toute la surface comprise entre le Vaal et le Limpopo, une population indigène que personne n’a jamais recensée, — les uns l’évaluent à 500,000 âmes, d’autres à 1 million, — mécontente du sort que lui font les boers, et disposée à se donner aux Anglais. D’ailleurs le trésor public était vide, le commerce suspendu. Le président Burgers avait perdu toute popularité ; il était question de le remplacer par un fermier du parti hollandais, déterminé à poursuivre la guerre à outrance avec toutes ses chances bonnes ou mauvaises. La paix venait d’être conclue avec Secocoeni, celui-ci ayant consenti, malgré son succès, à payer une indemnité de guerre de 2,000 têtes de bétail. Le Volltsraad, réuni en session, ne se décidait à rien, ne repoussant ni n’acceptant avec franchise le projet de confédération que la Grande-Bretagne offrait à la république, écartant même les réformes constitutionnelles que M. Burgers lui présentait.

D’innombrables pétitions en faveur de l’annexion arrivaient de toutes parts. Enfin sir T. Shepstone résolut d’agir. Par une proclamation datée du 12 avril, il déclara que le Transvaal redevenait province britannique. Il n’avait pour tout appui que vingt-cinq soldats, on le sait ; ce fut suffisant. Jamais nation ne renonça de si bonne grâce à son indépendance. Le président Burgers, que le récent voyage d’Europe avait sans doute éclairé, se donna le plaisir d’adresser une protestation aux souverains du monde entier. Cela fait, il se soumit tranquillement. Un bataillon d’infanterie campé sur les frontières de Natal fut appelé à la hâte pour prendre possession du pays. Ce n’est pas qu’il y eût la moindre émeute à redouter ; mais avec ce bataillon marchait la musique du régiment ; il était bon de montrer aux nouveaux sujets de la reine ce qu’est le luxe militaire d’une grande nation. Peut-être est-ce en Angleterre, à Londres même, que cette petite révolution causa le plus d’émotion. Quiconque n’était pas bien au courant de l’affaire s’étonnait que le gouvernement accrût d’une nouvelle province un empire d’une étendue déjà excessive. La politique de lord Grey était sensée, disait-on : s’il a fait évacuer ces possessions lointaines de l’Orange et du Vaal qui étaient de son temps un embarras pour la Grande-Bretagne quoique moins peuplées qu’à présent, pourquoi les revendiquer vingt-cinq ans plus tard ? On sait par ce qui précède, ce qu’il en faut penser. Pour une colonie située sur les confins du monde civilisé, l’extension graduelle est une nécessité ; c’est la seule garantie de paix ; c’est an surplus la tradition à laquelle la Grande-Bretagne est toujours revenue, à part quelques défaillances passagères.

Tandis que ces événemens se passaient dans l’hémisphère austral, le parlement britannique était saisi d’un projet de loi qui devait avoir pour conséquence de modifier d’une façon radicale l’organisation de ces colonies lointaines. L’habile ministre qui a créé, il y a dix ans, le dominion du Canada, proposait cette fois d’autoriser les provinces de l’Afrique à s’unir en une confédération. Notons que lord Carnavon n’entendait obliger personne à en faire partie. C’est par une adhésion volontaire et réfléchie, après délibération des conseils représentatifs de chaque province, que l’union dont il s’agit devait être formée. L’économie du projet était bien simple : un parlement africain composé de deux chambres électives, un gouverneur-général nommé par la reine, un ministère responsable ; en voilà les traits principaux. Les colons du Cap ne firent pas bon accueil à cette proposition lorsqu’ils en entendirent parler pour la première fois ; ils craignaient peut-être ou que la ville du Cap, dont la situation est loin d’être centrale, y perdît son titre de métropole, ou que l’influence prépondérante dont ils ont joui jusqu’à présent leur fût enlevée par les districts de nouvelle formation. Ce projet est ajourné ; il ne peut aboutir qu’après décision prise sur quelques points de grande importance que l’on ne saurait trancher brutalement. Quel rôle politique donnera-t-on, par exemple, aux natifs englobés dans cette vaste confédération ? S’ils comptent comme citoyens, le Transvaal avec son million d’indigènes devient un état de premier ordre ; mais qu’en penseront les boers aux yeux de qui les Cafres sont toujours l’ennemi héréditaire ? D’autre part, il est impossible de traiter comme des Ilotes ces tribus qui montrent une rare aptitude pour la civilisation, différentes sous ce rapport des Indiens de l’Amérique du nord ou des Maoris de la Nouvelle-Zélande qui reculent devant la conquête européenne jusqu’à ce qu’ils disparaissent de la surface de la terre.

L’histoire de l’Afrique australe s’arrêterait ici, s’il n’y était sur venu en ces dernières semaines un incident fâcheux. Les habitans de la Cafrerie britannique vivaient en paix depuis vingt ans ; à la fin du mois de septembre, une insurrection y a éclaté tout à coup. On n’a pas oublié qu’en l’année 1857 la tribu des Galekas, connue par ses habitudes belliqueuses, se laissa persuader par une prophétesse indigène qu’il fallait exterminer tous les troupeaux, brûler les récoltes, tout détruire, sauf les armes et les munitions de guerre. Épuisés par cette sorte de suicide collectif, les Galekas voulurent se révolter ; on les chassa de leur territoire où fut appelée une autre tribu, celle des Fingoes, qui avait vécu jusqu’alors dans la servitude. Cependant les Galekas ayant imploré la pitié des Anglais reçurent de sir G. Grey la permission de reprendre une partie de leurs anciens cantonnemens. Depuis cette époque, ils avaient prospéré, ils s’étaient multipliés, à un moindre degré toutefois que les Fingoes qui, sous la tutelle d’un magistrat anglais, ont bâti des écoles et des églises, tracé des routes, acheté des charrues, qui sont devenus en un mot presque des hommes civilisés. Kreli, chef des Galekas, avait été dans sa jeunesse un guerrier intrépide ; ce fut jadis l’un des plus rudes adversaires des fermiers de la frontière, de 1846 à 1853. Devenu vieux, il ne demandait qu’à vivre en bonne intelligence avec le résident anglais placé près de lui comme un conseiller, ou plutôt comme un surveillant. Son territoire, compris entre les rivières Kei et Bashee, qui avait été longtemps administré par le gouverneur en sa qualité de haut commissaire, venait d’être annexé à la province du Cap. Peut-être cette transition d’un régime militaire à une administration civile lui parut-elle favorable ; peut-être n’eut-il plus assez de vigueur pour contenir les jeunes gens de sa tribu. Un jour, à la suite d’une querelle entre les Galekas et les Fingoes, il invita le résident à déguerpir avec les missionnaires : peu après, ses sujets attaquèrent les détachemens de police à cheval qui protègent la frontière. L’agitation produite chez les Zoulous par la guerre du Transvaal se calmait à peine ; on craignit que ce nouveau soulèvement ne s’étendît au loin, d’autant que Kreli avait été autrefois le chef le plus influent de toute la Cafrerie. D’ailleurs il n’y avait presque plus de troupes régulières dans la colonie. Depuis qu’elle avait acquis les prérogatives du régime parlementaire, la colonie du Cap avait été mise en demeure de pourvoir avec ses ressources propres à la défense des frontières. Le corps de police à cheval, sorte de gendarmerie, que l’on avait organisée en conséquence, était peu nombreux ; l’habitude de réunir les habitans de race blanche en commandos était oubliée. Aussi l’inquiétude fut-elle grande. Cependant, à l’aide des tribus fidèles et des troupes de volontaires qui se rendirent promptement vers les points menacés, l’insurrection fut bientôt comprimée. On a tué beaucoup d’insurgés, brûlé les kraals de Kreli et de ses sujets qui, bien qu’armés de fusils, n’ont pu tenir devant des troupes pourvues de canons et de carabines à tir rapide. On ne se bat plus ; mais de nouveaux troubles sont à craindre, d’après les dernières nouvelles. Au lieu de prendre cet incident pour prétexte d’un retour au régime militaire, on s’est dit en Angleterre, aussi bien que dans l’Afrique australe, que le meilleur moyen de prévenir les échauffourées de ce genre est de laisser aux colons, qui ont à sacrifier leur argent et quelquefois leur vie pour les réprimer, le soin de les prévenir par une politique conciliante envers les indigènes.

Lorsque les Anglais se sont emparés du Cap, c’était une possession sans importance, utile tout au plus comme port de relâche sur la route de l’Inde dans un temps où le transit par la Mer-Rouge et l’isthme de Suez n’existait pas. C’est devenu, en trois quarts de siècle, de riches provinces qui puisent en elles-mêmes tous les élémens de leur prospérité. Mais ces provinces, objectera-t-on, ne seront-elles pas toujours isolées dans l’hémisphère austral, en dehors des grandes voies maritimes de l’Europe et de l’extrême Orient, séparées du reste du monde par l’Océan ou par les vastes déserts d’un continent que l’on croyait impénétrable il y a peu d’années encore ? Il ne faut pas trop s’en inquiéter, car les découvertes géographiques récentes ont bien modifié la situation. On s’en rendra compte rien qu’à jeter les yeux sur une carte nouvelle de l’Afrique. L’équateur passe à peu près par le milieu de la distance entre le Cap et la Méditerranée ; sous l’équateur s’étalent les grands lacs où le Nil prend sa source et que les bateaux européens sillonneront bientôt, dit-on ; on y arrive par des chemins bien connus, dont Khartoum, Gondokoro, sont les principales étapes. Pourquoi l’autre moitié du parcours ne s’ouvrirait-elle pas de même aux voyageurs ? Au sud, le pays est moins malsain, les tribus sont moins farouches. Le domaine de la Grande-Bretagne commence de ce côté par le Transvaal que l’on nous dépeint comme une terre promise. Il ne faut pas désespérer d’apprendre dans quelque temps qu’il y a, du Caire au Cap, une route, un télégraphe, que l’on s’occupe d’y tracer un chemin de fer.

En résumé, ce groupe d’établissemens, que la Grande-Bretagne s’est appropriés ou qu’elle a créés à l’extrémité méridionale de l’Afrique, marche à grands pas dans la voie du progrès. Cependant il a peu d’analogie avec les colonies mieux connues de l’Inde, de l’Australie, du Canada. Il a fallu y appliquer d’autres principes, se servir d’autres procédés de gouvernement. La fusion des races s’y imposait comme une nécessité. Après bien des péripéties, le résultat sera, suivant toute vraisemblance, une confédération, partie d’Européens, partie d’indigènes, vivant tous sous les mêmes lois, se gouvernant eux-mêmes, n’admettant l’autorité de la métropole qu’à titre d’arbitre suprême dans les conflits intérieurs. Une telle organisation politique offre-t-elle des chances de durée dans un pays où l’élément natif est prépondérant par le nombre ? C’est le secret de l’avenir. La Grande-Bretagne possède tant de dépendances d’outre-mer qu’elle serait incapable, le voulût-elle, de leur fournir à toutes des administrateurs, des soldats, des subsides. Ce sont des enfans qu’elle élève, chacun suivant les dispositions qu’il montre, et qu’elle émancipe au plus vite afin de ne plus être responsable de la conduite qu’ils tiendront dans le monde.


H. BLERZY.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1878.