Les Commencemens d’une conquête/10

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Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 105-150).
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LES
COMMENCEMENS D'UNE CONQUÊTE

X.[1]
LA RUPTURE DU TRAITÉ DE LA TAFNA. — LE COL DE MOUZAIA. — MÉDÉA. — MILIANA.


I.

Comment le maréchal Valée allait-il faire la guerre? D’après quels principes? Entre la méthode qu’il préconisait et celle que soutenait le général Bugeaud, il y avait toute la distance de la défensive à l’offensive. Il le reconnaissait volontiers et s’en faisait gloire. « Mon opinion sur le système à suivre pour soumettre le pays, écrivait-il, le 31 août 1839, au maréchal Soult, diffère de celle émise par plusieurs généraux. La guerre offensive a de nombreux partisans, et on répète encore qu’il faut avoir en Afrique de nombreuses colonnes mobiles qui aillent chercher partout l’ennemi, qui le combattent et le détruisent; l’on assure qu’on arrivera ainsi à la domination générale. Je ne le crois pas, car l’expérience des Turcs est là pour montrer les résultats d’un semblable système. Mon avis, au contraire, est que désormais en Afrique la guerre doit être défensive. L’Arabe fuira constamment devant nos colonnes ; il les laissera s’avancer aussi loin que la nécessité de nourrir les soldats le permettra, et il reviendra ensuite en donnant à leur retraite l’apparence d’un revers. L’habileté, en Afrique, consiste à attirer les Arabes au combat. Pour atteindre ce but, il faut se tenir habituellement sur la défensive, s’emparer à l’improviste des portions du territoire qu’on veut occuper et y former des établissemens permanens qui excitent la susceptibilité nationale des Arabes. Ces établissemens ne tarderont pas à être attaqués. Le succès du combat sur une position choisie à l’avance sera certain, et la terreur qui suivra une défaite amènera la soumission des tribus voisines. »

Cependant, le 20 novembre 1839, quand la Métidja fut inondée par la cavalerie d’Abd-el-Kader, une colonne mobile aurait apparemment mieux servi que tous les camps retranchés du maréchal, qui ne servirent de rien. Sans vouloir avouer que sa théorie avait tort, il ne laissa pas, dans la pratique, de faire comme s’il le reconnaissait ; car il se hâta de se créer une colonne mobile en faisant évacuer la moitié de ses postes retranchés. Ainsi furent abandonnés, du 27 novembre au 7 décembre, le camp inférieur de Blida, les camps d’Oued-el-AlIeg et de l’Harrach, en même temps qu’une douzaine de redoutes et de blockhaus. L’évacuation fut si vite menée qu’on fut réduit à livrer aux flammes, faute de temps et de moyens de transport, le foin en meules d’Oued-el-Alleg ; il y en avait pour une somme importante. Des garnisons retirées le général Rullière composa une colonne de 2,500 hommes destinée surtout à la protection du Sahel, où la terreur était grande. « C’est, lui écrivait le gouverneur, la défense du Sahel qui doit vivement nous préoccuper, et dans toutes les opérations que vous croirez utile d’entreprendre, c’est toujours le Sahel dont il ne faut pas permettre l’entrée à l’ennemi. C’est à cet effet qu’un corps mobile est formé, et si, en le portant en avant ou à droite, vous vous apercevez qu’un corps ennemi manœuvre vers le Sahel, c’est ce corps qu’il faut suivre, attaquer et détruire, s’il est possible. » Dans Alger même, la population était assez inquiète pour que l’ordre fût donné d’armer les batteries de l’enceinte et d’exercer sur l’entrée et la sortie des indigènes la plus active surveillance; peu s’en fallut même que la ville ne fût mise en état de siège.

Tout en prenant un pou tard ces mesures de protection et de défense, le maréchal Valée réclamait du gouvernement un renfort considérable et immédiat. Les états de situation ne donnaient pour toute l’armée d’Afrique, au 1er décembre, qu’un total de 39,624 hommes présens sous les armes. « l’ennemi, disait le gouverneur dans une dépêche du 28 novembre, l’ennemi nous appelle à la guerre. Il ne veut même plus nous laisser l’étroit espace dans lequel nous étions resserrés. La France doit lui faire une éclatante réponse; notre armée doit le refouler à son tour et assurer par un vaste établissement au sud et à l’ouest la sécurité du territoire livré à la colonisation. L’issue de la convention de la Tafna a prononcé sur le système d’occupation restreinte. Je ne me dissimule pas que de grands sacrifices doivent être la suite de la position dans laquelle la force des choses nous a placés. Ces sacrifices, je viens, au nom de la colonie, les demander au roi et au pays; 12,000 hommes de plus sont indispensables ; j’en fais au gouvernement du roi la demande formelle. Je demande surtout qu’il n’y ait aucune hésitation et que, dès l’ouverture de la session, un vote non équivoque de la législature, un crédit de 20 ou 30 millions, s’il le faut, vienne enlever à l’émir sa dernière espérance. » Avant le 17 décembre, près de 5,800 hommes d’infanterie étaient déjà réunis à Toulon.

« Le roi et son conseil, écrivait au maréchal le duc d’Orléans, ont accepté sans hésitation, sans récrimination, la situation actuelle de l’Algérie. L’opinion publique, la presse, ont suivi cet exemple : les chambres seront entraînées de même. Jamais général en chef n’aura été soutenu et traité comme vous l’êtes : appui moral, récompenses pour vos troupes, pouvoir d’agir, liberté de mouvemens, renforts immédiats et abondans en hommes, chevaux, mulets, matériel, approvisionnemens de tout genre, vous aurez tous les élémens d’un succès que garantit votre habileté et que réclame un pays qui a droit d’être jaloux de son honneur, lorsqu’il se montre prodigue de ses ressources. La juste confiance du roi et de son gouvernement a dû laisser au général en chef, qui est sur les lieux et qui est le seul juge de l’opportunité et de la possibilité des opérations, le choix des coups que, dans cette lutte critique et décisive, il s’agit de porter à la puissance d’Abd-el-Kader ; cependant, la pensée du roi et du conseil serait d’opérer principalement par Alger dans la province de Titteri, de s’y établir fortement, en occupant, s’il y a lieu, Médéa, Miliana, Cherchel, et de se relier par la vallée du Chélif avec les troupes qui d’Oran auraient fait une diversion vers ce fleuve, sans occuper, dans une première campagne. Mascara, ni surtout Tlemcen. Reprendre, pour une lutte solennelle, une place encore chaude, si je puis m’exprimer ainsi, parmi ces troupes que je viens de commander dans une expédition presque pacifique, répondre à l’appel que l’Afrique fait à ses défenseurs, c’est plus qu’un droit pour moi, c’est à mes yeux un devoir d’honneur qui fait taire toute autre considération et qui a été apprécié par le roi et son conseil. J’ai écarté l’offre d’un commandement distinct du vôtre; le service en eût souffert. Je n’ai d’autre ambition que le bien général. Je partirai d’ici avec mon frère d’Aumale, qui fera ses premières armes sous vos ordres. L’opinion publique et la presse se préoccupent vivement de mon départ, et, tant que cela ne va pas jusqu’à des manifestations qui troubleraient ma liberté, je ne puis qu’être touché d’une sollicitude qui me prouve que mes efforts pour me tenir à hauteur de ma position n’ont pas été complètement perdus ; mais ni les motifs qu’on allègue, ni aucune considération d’intérêt, ni aucun calcul d’avenir ne pourront me retenir ici lorsque, dans mes inflexibles idées de point d’honneur, je crois avoir un devoir à remplir. Le cri de ma conscience me conduira en Afrique; Dieu réglera l’avenir. »


II.

En attendant l’arrivée des renforts demandés et promis, le maréchal Valée ne pouvait que se tenir sur ses gardes. Des trop nombreux camps retranchés qui avaient été complètement inutiles, ceux qui restaient occupés étaient plutôt un embarras qu’autre chose; car, bloqués comme ils étaient, il fallait, pour les ravitailler seulement, livrer presque tous les jours de petits combats où l’on perdait du monde sans avancer en rien les affaires. Le 30 novembre, le maréchal avait envoyé à Boufarik le colonel Changarnier avec deux bataillons de son régiment, 250 chasseurs d’Afrique et deux pièces de campagne commandées par le capitaine Bosquet ; le troisième bataillon du 2e léger était au camp de l’Arba. Les zouaves du colonel de La Moricière continuaient d’occuper le camp de Koléa. La Moricière et Changarnier relevaient du général de Rostolan, qui se tenait en arrière, à Douera, avec 1,500 ou 1,600 hommes. Les ménagemens qui, l’année précédente, avaient fait différer l’occupation effective de Blida, n’étaient plus de saison. Duvivier, récemment promu maréchal de camp, y avait établi son quartier-général et commandait à la fois la ville et le camp supérieur. Le général de Rostolan et lui avaient pour chef direct le général Rullière; enfin, les garnisons de Kara-Moustafa et du Fondouk recevaient les ordres du général de Dampierre.

Situé à distance à peu près égale de ces divers postes retranchés, Boufarik avait une grande importance stratégique. C’était de ce point central que devait rayonner la colonne dont le commandement mit tout de suite en vedette le colonel Changarnier, son chef. Attentif à tout ce qui se passait aux alentours et très alerte, il était résolu à ne laisser jamais sans réponse les provocations de l’ennemi. Le 3 décembre, le khalifa de Miliana, Mohammed-ben-Allal-ben-Sidi-Mbarek, plus brièvement connu sous le nom de Ben-Allal ou de Sidi-Mbarek, le plus habile et le plus vaillant des lieutenans d’Abd-el-Kader, était descendu en plaine avec trois ou quatre raille chevaux, et, s’approchant de Beni-Mered, manœuvrait de façon à envelopper le troupeau de l’administration ; les deux bataillons du 2e léger, de front, en colonne double à distance de peloton, l’artillerie et la cavalerie dans l’intervalle, marchèrent à lui d’une si belle allure qu’il n’attendit pas leur approche, et, suivi à coups de canon, rentra prudemment dans la montagne.

Le 14, une division de 5,000 hommes, composée en grande partie des troupes de Douera et de Boufarik, partit de ce dernier camp, sous le commandement du général Rullière, pour ravitailler Blida et le camp supérieur. Telle était la vigilance des Kabyles, qui, avec l’assistance d’un bataillon d’askers, en faisaient étroitement le blocus, que ces deux postes si rapprochés ne pouvaient même plus communiquer entre eux. A 4 kilomètres de Blida, au-delà de Méred, la division aperçut sur sa gauche les réguliers formés en bataille et la cavalerie arabe prête à fondre sur l’arrière-garde. Une double charge des chasseurs d’Afrique, conduite par le colonel de Bourjoly d’un côté, par le commandant Bouscaren de l’autre, prévint la double attaque et dégagea, la mitraille aidant, les abords du camp supérieur. Depuis trois jours, on y criait la soif, les Kabyles ayant obstrué la rigole qui l’alimentait. Le lendemain, le convoi fut conduit à Blida, sous la protection du 2e léger, dont les tirailleurs, embusqués sur la berge de l’Oued-Kébir, tenaient l’ennemi à distance. Quand la colonne reprit le chemin de Boufarik, réguliers et cavaliers essayèrent d’un retour offensif qui ne réussit pas mieux que leur tentative de la veille. Dans ces petites affaires, la division française eut dix hommes tués et quatre-vingts blessés, dont cinq officiers. Ce fut la dernière opération menée par le général Rullière, qui, n’étant pas toujours d’accord avec le maréchal Valée, demanda son rappel en France.

Dans le même temps, les généraux de Rostolan et de Dampierre s’occupaient de ravitailler, l’un Koléa, l’autre les camps de l’Arba, de Kara-Moustafa et du Fondouk. L’état des affaires, à l’orient de la plaine, n’était pas brillant: Ben-Salem y régnait en maître et partageait justement, avec Sidi-Mbarek, la confiance d’Abd-el-Kader.

Aussitôt après le départ de la colonne, qui, le 14 et le 15 décembre, venait de débloquer, pour un moment, Blida et le camp supérieur, Sidi-Mbarek avait repris et resserré plus étroitement le blocus; il lui était arrivé de Médéa un canon et un obusier qu’il mit en batterie contre la ville ; mais ce n’était pas le feu de cette artillerie mal servie qui inquiétait la garnison, c’était le manque d’eau. Maîtres du cours supérieur de l’Oued-Kébir, les Kabyles espéraient réduire leurs adversaires par la soif. Il y avait dans Blida des citernes, et, pendant un temps donné, la garnison pouvait se passer du terrent; mais, au camp supérieur, le 24e n’avait pas cette ressource. Deux fois, le colonel Changarnier, venu de Boufarik, réussit à déblayer la rigole du camp; lui parti, le barrage était aussitôt refait par les Kabyles. Averti de la détresse du 24e, le maréchal Valée prit à Douéra les troupes du général de Rostolan et se rendit le 30 décembre à Boufarik. Il y arriva triste, préoccupé, impatient des retards qui retenaient à Toulon la plus grosse part des renforts promis de France, humilié de l’attitude passive qu’en attendant il était contraint de subir. « On nous oublie, dit-il en arrivant au colonel Changarnier ; notre situation est déplorable ; elle est honteuse. Ces trois ou quatre mille hommes sont tout ce que j’ai pu réunir pour voir ce qui se passe autour de Blida et de Koléa. » Le lendemain, au point du jour, la colonne se mit en marche, grossie de la garnison de Boufarik. Le convoi, venu d’Alger à la suite du maréchal, fut laissé provisoirement à l’abri des parapets du camp retranché.

Après une avant-garde de spahis et de voltigeurs marchaient, à hauteur égale, deux bataillons du 2e léger, puis deux bataillons du 23e de ligne, les uns et les autres encadrant quatre cents chevaux du 1er chasseurs d’Afrique et quatre pièces de campagne, puis un bataillon du 17e léger et cent chasseurs à l’arrière-garde. La direction était donnée, non sur Blida, mais sur l’ancien camp d’Oued-el-Alleg. L’espoir du maréchal était d’attirer l’ennemi en plaine. Vers neuf heures, on vit un gros de cavalerie, détaché du blocus de Blida, défiler parallèlement au flanc gauche de la colonne, mais à rebours, contourner l’arrière-garde, reparaître sur le flanc droit et faire, deux heures plus tard, sa jonction avec un autre corps qui venait de traverser la Chiffa ; mais d’infanterie on n’apercevait pas trace encore. Deux fois cette masse de cavalerie fit mine d’attaquer; deux fois elle s’arrêta devant le feu des tirailleurs. Après une longue halte près de l’ancien camp d’Oued-el-Alleg, la marche fut reprise au sud, vers Blida. Il était trois heures; la journée, bien avancée dans cette saison, semblait perdue. On approchait du ravin herbu qui marque l’ancien lit de l’Oued-Kébir, quand un lieutenant des gendarmes maures, employés comme éclaireurs, vint dire au colonel Changarnier qu’il avait vu, de l’autre côté du ravin, en avant de la nouvelle direction que suivait la colonne, briller une ligne de baïonnettes. Se porter au galop vers le point indiqué par le guide fut pour le colonel l’affaire d’un instant ; alors il vit de ses yeux un gros corps d’infanterie marchant sur un grand front. Pendant qu’un de ses officiers courait à toute bride vers le maréchal, Changarnier tirait le 2e léger de la colonne et déployait, sur la berge droite du ravin, ses deux bataillons. Sur l’autre berge, l’infanterie signalée faisait aussi son déploiement. Il y avait là trois bataillons de réguliers, un seul déployé selon les règles, les deux autres divisés par pelotons entre lesquels étaient intercalés des groupes de Kabyles : l’uniforme de ceux-là, le burnous de ceux-ci marquaient, par des bandes alternées, grises et blanches, la composition singulière de cette longue ligne de bataille. Pendant le déploiement de l’ennemi, lentement fait, le colonel Changarnier donnait pour instructions, aux officiers, de ne pas laisser tirer un coup de fusil, aux soldats de marcher résolument, la baïonnette au canon, mais, jusqu’à nouvel ordre, l’arme sur l’épaule droite, au tambour-major, de ne le pas perdre de vae et de se tenir prêt, au signal de son épée, à faire battre la charge. En ce moment, le maréchal arriva, non plus triste et morne comme la veille, mais rayonnant de joie et de bon espoir.

L’épée tendue, Changarnier commençait à lui indiquer les dispositions faites, quand, le tambour-major prenant pour le signal convenu le geste de son colonel, tout à coup la charge battit. Tandis que le 2e léger, d’un pas allègre, franchissait le ravin, le maréchal donnait ses ordres au 23e de suivre le mouvement, aux chasseurs d’Afrique de se porter en avant et de se rabattre sur le flanc droit de l’ennemi, au 17e léger et à l’artillerie de faire un feu nourri sur la cavalerie arabe. Quand le 2e léger, le ravin franchi, parut au sommet de la berge, une salve l’accueillit, une seule ; ceux qui venaient de la fournir n’eurent pas le temps d’en préparer une seconde. Abordée, percée, rompue en tronçons épars, l’infanterie si laborieusement alignée par Sidi-Mbarek fuyait vers la Chiffa, Kabyles et askers confondus, rejetés de la baïonnette sur le sabre et du sabre sur la baïonnette. Côte à côte avec le colonel de Bourjoly, le maréchal Valée menait la charge des chasseurs d’Afrique; mais tel était l’élan du 2e léger qu’après 3 kilomètres parcourus tout d’une haleine, quand il fit halte aux broussailles de la Chiffa, les chasseurs n’avaient pas sur lui d’avance. Il avait laissé au 23e de ligne, qui venait après lui, le soin de glaner sur le champ de bataille les prisonniers qu’il n’avait pas le temps de faire. « Jamais, dans toutes mes campagnes, disait le maréchal, jamais je n’ai vu un aussi beau mouvement d’infanterie. » Le succès était complet ; sur le terrain jonché de morts et de blessés, l’ennemi avait abandonné une pièce de canon, trois drapeaux, des caisses de tambour, des fusils par centaines. Du côté du vainqueur, la perte était de quatre-vingt-douze blessés et de treize morts. Le combat d’Oued-el-Alleg acheva pour la fortune de Changarnier ce qu’avait ébauché la retraite de Constantine. Déjà bien vu du maréchal Valée depuis l’expédition des Biban, la confiance du gouverneur lui fut de ce jour-là tout à fait acquise.

Le 1er janvier 1840, le général de Rostolan amena de Boufarik à BUda le convoi de ravitaillement, et, le 4, la division reprit, en passant par Koléa, le chemin d’Alger. Boufarik était occupé par le 23e de ligne et le 2e bataillon d’Afrique. La garde de Blida était confiée au 24e de ligne et celle du camp supérieur au 2e léger, qui fut rallié par son troisième bataillon. Sous le commandement énergique et l’initiative hardie de son colonel, le 2e léger fut bientôt un modèle pour les troupes d’Algérie. La marche du régiment, la première où la sonnerie du clairon ait accompagné le battement du tambour, devint célèbre et n’eut quelque temps après pour rivale que celle des zouaves ; le sac de campement décousu et soutenu par des piquets fut le premier type de la tente-abri ; la couverture que les hommes trouvaient trop lourde à porter sur un sac déjà lourd, coupée en deux, devint la demi-couverture réglementaire. Nulle troupe n’était plus alerte à se rassembler sous les armes. Si le clairon de garde à la baraque du colonel sonnait la marche du régiment, en trois minutes il était formé en colonne, les hommes ayant dans le sac le pain, le biscuit, le riz, le sucre et le café pour trois jours ; si la sonnerie, suivie d’un certain refrain, indiquait qu’il ne fallait prendre que la couverture, une chemise et les vivres, trois minutes et demie suffisaient pour modifier le paquetage ; si un autre refrain prescrivait de ne prendre que le fusil et la cartouchière, en deux minutes la colonne était prête. L’appel se faisait pendant la marche ou à la première halte. Sévère, acerbe pour les négligens, impitoyable pour les poltrons, « car, a dit expressément Changarnier, il y en a dans les meilleures troupes, même en plus grand nombre que ne croit le vulgaire, si prodigue de courage en paroles, » il était obligeant pour les zélés et les braves. En tout ce qui intéressait la subordination et la discipline, il avait une main de fer.

Peu de jours après l’installation du régiment au camp supérieur, un matin, au moment de la soupe, on entend des cris, des coups de feu des appels ; c’est le troupeau du camp qui est enlevé par les Arabes ; aussitôt, d’instinct, les hommes se jettent sur leurs fusils et, sans ordres, s’élancent hors du camp à la poursuite des maraudeurs ; le bétail est repris : victoire ! En arrière, sur les parapets du camp, les clairons ont depuis longtemps sonné la retraite ; les héros de l’escapade reviennent, joyeux de la recouvrance, quand, au milieu de la route, ils voient se dresser devant eux, à cheval, le colonel pâle de colère, les lèvres serrées, l’œil plein de menaces. On est rentré dans le camp, on a formé le carré ; le colonel est au centre : « Soldats du 2e léger, dit-il d’une voix frémissante, allez vous vanter de vos exploits ! Tout un régiment pour combattre une centaine de mauvais Arabes contre lesquels il m’aurait suffi d’envoyer une escouade ! J’en rougis pour notre drapeau. » Les officiers sont mis aux arrêts, les sous-officiers à la garde du camp. Tout le monde est saisi ; l’humiliation est grande, mais elle est méritée : on ne s’y exposera plus.

Depuis la journée du 31 décembre, l’ennemi ne faisait plus que de temps à autre des apparitions timides ; du haut de la position de Mimich, leurs vedettes se bornaient à surveiller Blida. Entre la ville et le camp supérieur, le général Duvivier faisait ouvrir une route à travers les jardins et les orangeries. Chaque jour, un millier d’hommes sortaient du camp et de Blida, employés alternativement au travail et à la surveillance. Le 29 janvier 1840, ils venaient d’arriver à l’ordinaire, quand, à huit heures, d’une futaie d’oliviers, appelée communément le Bois-Sacré, une violente fusillade éclata sur eux ; puis apparurent des compagnies d’askers et des bandes de Kabyles. D’abord surpris, les travailleurs se rallièrent sous la protection de leurs camarades armés, reprirent leurs fusils, et, commandés par le lieutenant-colonel Drolenvaux, du 2e léger, se formèrent, prêts à combattre. Aux premiers coups de feu, le général Duvivier avait fait sortir de Blida un bataillon du 24e ; plus rapidement encore, le colonel Changarnier était accouru avec ses deux bataillons disponibles et quatre obusiers de montagne. En passant, il avait posté, dans un jardin entouré de cactus, sous les ordres du capitaine Leflô, deux cents hommes et deux obusiers, pour tenir à distance un gros corps de cavalerie qui venait de la Chiffa; puis il s’était jeté dans le flanc gauche de l’infanterie ennemie, que les troupes de Drolenvaux attaquaient de front. En peu d’instans, le Bois-Sacré fut repris, et il ne fallut pas beaucoup plus de temps pour refouler au-delà de l’Oued-kebir l’assaillant qui avait compté faire de cette surprise la revanche de l’Oued-el-Alleg. Dans cette affaire, qui découragea définitivement l’ennemi et rendit la sécurité à Blida, le 2e léger eut soixante-cinq hommes tués ou blessés.

Autant le gouverneur était satisfait de la prestesse de Changarnier, autant il blâmait l’extrême circonspection du général Duvivier, qui, d’ailleurs, avait eu le tort de se laisser surprendre. « Le général Duvivier, écrivait-il au général d’Houdetot, le 1er février, me paraît trop exclusivement occupé de la défense de Blida ; quatre mille cinq cents hommes y sont réunis contre un ennemi beaucoup moins fort, en admettant même qu’il y eût deux bataillons réguliers. Ce point, fort par lui-même, fort par l’existence du camp supérieur, que le général regarde comme un inconvénient, et qui cependant empêche Blida d’être bloqué de près, en prenant des revers contre les attaques et la base d’opération de l’ennemi, s’il veut sortir des montagnes, ce point ne devrait pas faire oublier au général l’ensemble des opérations de l’armée et le concours qu’il doit prêter à leur exécution. »


III.

Il y avait près d’un mois que la guerre avait envahi la province d’Alger, alors qu’autour d’Oran tout restait tranquille encore ; c’est qu’Abd-el-Kader avait concentré ses forces entre Médéa et Miliana, dans le Titteri. Le 13 décembre, pour la première fois, le khalifa de Mascara, Ben-Tami, fit une démonstration contre Mazagran, puis, le 17, une autre contre Arzeu. Le 23, ce fut le khalifa de Tlemcen, Bou-Hamedi, qui se présenta devant Misserghine. Deux mois s’écoulèrent ensuite sans autres incidens que des vols de bétail faits par les Gharaba, et des représailles infligées aux voleurs par le général Moustafa-ben-Ismaïl : le vieux guerrier avait reçu du gouvernement français le grade de maréchal de camp au titre étranger. Au mois de février 1840, des attaques simultanées furent dirigées par les Arabes contre Misserghine, Arzeu et Mazagran. La dernière, seule, vaut la peine qu’on s’y arrête, moins pour son importance réelle que pour la renommée excessive qui lui a été faite inopinément par la légende.

Mazagran, petite ville aux trois quarts ruinée, désertée par ses habitans, était pourvoie d’une redoute bien construite où 123 hommes du 1er bataillon d’Afrique tenaient garnison, sous les ordres du capitaine Lelièvre ; ils avaient une pièce de canon, des cartouches, de l’eau et des vivres ; rien ne leur manquait. Le 2 février, 500 ou 600 Arabes, dirigés par Moustafa-ben-Tami, se logèrent dans les ruines, tandis que, du côté de la plaine, un nombre de cavaliers à peu près double investissait la redoute. Le khalifa avait amené de Mascara une vieille bouche à feu qui ne put tirer qu’un seul coup. Après quatre journées de fusillade, inquiété sur ses derrières par le lieutenant-colonel Du Barail, commandant de la petite garnison de Mostaganem, et menacé d’être abandonné de ses hommes, qui, leurs maigres provisions consommées, ne pensaient plus qu’à regagner leurs douars, Ben-Tami essaya, le 6 au matin, d’une tentative d’assaut que la défense repoussa sans beaucoup de peine ni beaucoup de pertes ; dans ces cinq jours, elle n’eut que trois morts et seize blessés; après quoi, les Arabes se retirèrent. Réduite à ses proportions exactes, l’affaire faisait assez d’honneur aux défenseurs de Mazagran; mais que dire de ces exagérations prodigieuses, de tous ces détails imaginés ou grossis à plaisir, disproportionnés, hors de mesure : présence d’Abd-el-Kader, multitude d’assaillans, canonnade furieuse, carnage de l’ennemi, silos comblés de cadavres? Que penser de ces éclats de fanfare lancés par les journaux de Toulon et de Marseille pour étourdir les gens de bon sens, égarer l’opinion publique, abuser le gouvernement, donner le change à l’histoire? Oui, malgré la protestation des Annales algériennes, l’histoire est encore encombrée de ces faussetés voulues. Était-elle bonne pour l’armée, cette glorification, cette apothéose des zéphyrs, l’écume de la société militaire? « Les exemples qu’ils donnent aux autres troupes sont pernicieux, écrivait le général Trézel ; il faut regretter même d’avoir quelquefois des éloges à leur accorder pour leur bravoure, dans la crainte que ces éloges n’accréditent l’opinion très fausse, très dangereuse, qu’un mauvais sujet, un homme adonné à toute sorte de vices, peut être un bon soldat et mérite alors la même considération et les mêmes récompenses. »

Cinq semaines après l’affaire de Mazagran, le 12 mars, 300 ou 400 Arabes viennent, sous le canon du camp de Misserghine, menacer les troupeaux des Douair. Le lieutenant-colonel des spahis d’Oran, Jusuf, qui commande le camp, sort avec 250 de ses hommes, quatre compagnies du 1er de ligne, sous les ordres du chef de bataillon Mermet, et deux obusiers de montagne. Les spahis s’avancent sur un large front dans la plaine, suivis de deux compagnies déployées en tirailleurs ; les deux autres en colonne forment la réserve. A leur approche, les Arabes se retirent et les attirent ; on est déjà loin du camp. Tout à coup, du ravin de Ten-Salmet, débouche à grand bruit, à grands cris, une masse de cavaliers : c’est Bou-Hamedi qui a dressé l’embuscade ; c’est lui qui va diriger le combat. La ligne trop étendue des spahis est enfoncée, coupée, mise en déroute. Les tirailleurs d’infanterie, traversés eux-mêmes, se pelotonnent par petits groupes, cinq ou six ensemble, la pointe de la baïonnette au poitrail des chevaux, et peu à peu se replient sur la réserve. Voilà quatre compagnies, 300 hommes environ, noyées dans des flots d’ennemis en rase campagne. Heureusement, quatre autres compagnies, mises en éveil par les fuyards, sont accourues du camp avec le commandant d’Anthouard. Au lieu de les laisser se former en carré comme les premières, et d’avoir ainsi deux petites redoutes mobiles échelonnées pour la retraite et flanquées l’une par l’autre, le lieutenant-colonel Jusuf a la fâcheuse idée de donner au commandant Mermet l’ordre de faire entrer dans sa formation les nouveau-venus. C’est un mouvement et c’est un moment critique d’où peut résulter la destruction des uns et des autres. Par une bonne chance, les Arabes ne savent pas mettre l’occasion à profit. Enfin, les huit compagnies forment un carré unique de 600 hommes qui rétrograde lentement, la baïonnette croisée, s’arrêtant quelquefois pour fournir des feux de salve. Après sept heures de combat, il est rejoint par quelques pelotons de spahis ralliés, par des secours envoyés d’Oran, et rentre enfin derrière les parapets de Misserghine. Si, au lieu de s’acharner uniquement sur cette faible troupe, Bou-Hamedi s’était porté en avant avec une partie de son monde, ce n’est pas le camp à peu près dégarni qui aurait pu arrêter ses ravages. Tel quel, son succès lui paraissait suffire : il emportait trente-deux têtes de spahis et neuf de soldats français ; si tous les blessés étaient tombés entre ses mains, c’eût été une centaine de têtes qu’il aurait envoyées à Mascara. Mauvaise pour le lieutenant-colonel Jusuf et pour les spahis, la journée du 12 mars était glorieuse pour le 1er de ligne et pour les commandans Mermet et d’Anthouard. Les Arabes disaient de ce carré : «C’était un blockhaus de feu. » Et maintenant, quand on sait que jamais les Arabes n’ont pu forcer un poste retranché, que l’on compare à la défense de Mazagran le combat de Ten-Salmet ! C’est celui-ci qui est vraiment un beau fait d’armes ; mais qui le connaît? Qui donc en a jamais entendu parler? La renommée est allée tout entière à l’autre.

Djémila nous a montré, dans les derniers jours de l’année 1838, un poste ouvert bien défendu ; la même province de Constantine va nous fournir encore, en 1840, l’exemple d’une défense aussi mémorable; mais, auparavant, il convient de signaler un fait considérable accompli dans le sud par Ben-Gana, le Cheikh-el-Arab. Bel-Azouz, khalifa d’Abd-el-Kader pour le Zab, était entré dans le Djérid avec un bataillon de réguliers, deux pièces d’artillerie et mille cavaliers. Attaqué, le 24 mars, par le Cheikh-el-Arab, et complètement battu, il perdit ses canons, ses tambours, trois drapeaux, la moitié de ses fantassins et le tiers de ses cavaliers. En témoignage de son succès, Ben-Gana envoya au général Galbois son propre yatagan tout ébréché des coups qu’il avait portés, les trois drapeaux et cinq cents oreilles droites proprement coupées sur les morts. A la réception de cet étrange et sanglant trophée, la population de Constantine se mit en fête, comme au temps du bey Ahmed, quand elle allait voir les têtes des Français accrochées à la kasba. Ben-Gana fût fait officier de la Légion d’honneur et reçut une indemnité de 40,000 francs pour les primes qu’il avait dû payer de sa bourse aux coupeurs d’oreilles. « Cet événement, écrivait le maréchal Valée au ministre de la guerre, a une grande importance. Pour la première fois depuis dix ans, un chef institué par nous marche seul contre les troupes d’Abd-el-Kader et obtient sur elles un succès constaté. Désormais le petit désert nous appartient. Ben-Gana, soutenu par nos troupes qui vont se rapprocher des Portes de fer, soumettra toutes les tribus du Djérid et appuiera Tedjini. Je prescris de lui rembourser les dépenses qu’il a faites. »

Puisque le gouverneur et le gouvernement, d’après son avis, acceptaient, dans la province de Constantine, le concours des grands chefs, il fallait bien accepter aussi, dans une certaine mesure, leurs façons de faire qui chez eux étaient de tradition : ainsi les oreilles coupées, ainsi, en dépit du maréchal Valée, la responsabilité collective et la razzia. Cernés, au mois d’avril, par trois colonnes parties de Constantine, de Sidi-Tamtam et de Ghelma, les turbulens Harakta se virent enlever en un jour 80,000 têtes de bétail ; il est vrai que le lendemain, quand on fit, au camp d’Aïn-Babouch, le recensement de la capture, il ne se trouva plus que 230 chameaux, 550 bœufs et 22,700 moutons; les Arabes auxiliaires s’étaient honnêtement attribué, pendant la marche, les 56,000 bêtes qui manquaient. L’effet de cette grande razzia fut de rendre les Harakta plus humbles et de rétablir la tranquillité dans toute la partie orientale de la province.

A l’ouest, l’occupation définitive de Sétif, après l’expédition des Biban, paraissait avoir eu un résultat pareil. Dans la Medjana néanmoins, Abd-el-Salem et Ben-Omar, lieutenans d’Abd-el-Kader, disputaient encore au khalifa Mokrani la possession de la plaine. Afin de relever et de soutenir l’influence du grand chef allié des Français, le général Galbois prescrivit l’établissement d’une redoute sur la position d’Aïn-Turco. Le 3 mai, un bataillon du 62e y fut conduit par le commandant de La Cipière. A peine les travaux de terrassement étaient-ils ébauchés que, dès le 4, Ben-Omar vint à l’attaque avec un bataillon de réguliers et de nombreuses bandes de Kabyles. Pendant cinq jours, tout autant qu’à Mazagran, le commandant de La Cipière sut se maintenir dans un poste absolument ouvert. Ravitaillée de vivres et de munitions par le colonel Lafontaine, commandant de Sétif, qui lui laissa un canon et quelques fusils de rempart, la petite garnison d’Aïn-Turco se vit, après son départ, investie et attaquée derechef, jusqu’à ce que le camp d’Abd-el-Salem eût été emporté par le général Galbois et ce qui restait des bandes de Ben-Omar mis en déroute par les Arabes de Mokrani. Pour perpétuer le souvenir de la belle défense d’Aïn-Turco, le général décida que l’ouvrage construit sur la position porterait le nom de Redoute du 62e. En France, il en fut d’Aïn-Turco comme de Djémila : on n’y sut rien d’un des plus beaux faits de guerre qui aient été accomplis en Afrique. Il convient cependant d’ajouter, à titre de circonstance atténuante, qu’en ce mois de mai tout ce que le public avait d’attention était absorbé par les événemens militaires de la province d’Alger.


IV.

Au mois de février 1840, le maréchal Valée avait reçu la plus grande partie des renforts réclamés et promis. Sans parler des nombreux détachemens envoyés par les dépôts des corps qui servaient en Afrique, le ministre de la guerre avait fait partir de France deux nouveaux régimens d’infanterie, le 3e léger et le 58e de ligne, un bataillon de tirailleurs, armé d’une carabine à longue portée, créé l’année précédente à Vincennes et type des futurs chasseurs à pied, douze escadrons de chasseurs à cheval et de hussards formant deux régimens de marche, trois batteries de campagne, trois compagnies de sapeurs, un escadron du train des équipages et quinze cents mulets de bât. L’effectif général de l’armée d’Afrique, au 1er mars, approchait de 60,000 hommes répartis en quatre divisions, affectées, les deux premières avec une réserve à la province d’Alger, la troisième à la province d’Oran, la quatrième à la province de Constantine. L’effectif des divisions d’Alger et de la réserve dépassait 33,000 hommes.

L’heure était venue d’exécuter le plan de campagne proposé par le maréchal, accepté par le gouvernement, et dont le prologue devait être l’occupation de Cherchai. Il y avait pour commencer par là une raison urgente, la même qui, l’année précédente, avait décidé l’occupation de-Djidjeli. Le 26 décembre, un bâtiment de commerce français avait été capturé par une tartane de Cherchel ; était-ce donc, après dix années, la renaissance de la piraterie barbaresque? Le bruit courait que des corsaires musulmans avaient été signalés dans les parages de Barcelone.

Pour cette opération préliminaire, trois brigades furent organisées, sous les ordres des généraux d’Houdetot, de Dampierre, Duvivier, et sous le commandement supérieur du maréchal Valée en personne. Le rendez-vous général était indiqué à Bordj-el-Arba. Le 12 mars, les trois colonnes commencèrent, chacune de son côté, le mouvement, se réunirent le 13 au soir et arrivèrent le 15 dévant Cherchel, après avoir échangé quelques balles avec les Arabes. La ville était déserte ; il n’y restait qu’un mendiant aveugle et un idiot contrefait. Les trois journées suivantes furent employées à construire quelques ouvrages avancés, dans lesquels on planta des blockhaus, et à creuser un fossé autour du mur en pisé qui formait le corps de place. Le 19, l’expédition quitta Cherchel, dont le commandement fut confié au colonel Bedeau, et la garnison formée du 2e bataillon d’Afrique, dont le chef était alors le commandant Cavaignac. Le 21, les troupes rentrèrent dans leurs cantonnemens ; elles ramenaient une soixantaine de blessés, mais elles n’avaient à regretter que deux morts, dont un noyé au passage de la Chiffa.

Pendant que le maréchal Valée préparait l’occupation de Cherchel, un changement politique dans le gouvernement avait ramené M. Thiers au pouvoir ; depuis le 1er mars, il était pour la seconde fois président du conseil. Sa haute situation était assurément un gage de faveur pour les affaires algériennes ; cependant tous ses collègues ne paraissaient pas aussi bien disposés à leur égard. « Ce brusque changement, écrivait le duc d’Orléans au gouverneur, devait réagir naturellement sur l’Algérie. Tout fut remis en question, les hommes et les choses. On attaqua avec une ardeur, contenue par la seule influence du roi et, j’ose le dire, par mes efforts, le système que vous avez appliqué avec tant de succès et dont vous êtes le pivot, même aux yeux de ceux qui le combattent aujourd’hui. » Le 17 mars, le général Despans-Cubières, ministre de la guerre, fit porter par un de ses aides-de-camp au gouverneur l’ordre d’attendre de nouvelles instructions et de renforcer d’abord la division d’Oran qu’il trouvait sacrifiée. Cette crise, qui ne laissa pas d’ébranler l’autorité du maréchal, dura quinze jours ; enfin, le 2 avril, le ministre autorisa l’exécution du plan de campagne agréé par son prédécesseur; le 1er avril, le duc d’Orléans put écrire au maréchal Valée : « Je pars satisfait de voir se dissiper toutes les préventions dont le nouveau cabinet n’avait pas d’abord été tout à fait exempt dans son premier jugement sur l’Afrique. Le président du conseil et ses collègues vous rendent aujourd’hui pleine justice. Vous le verrez par les communications que j’ai à vous faire et, dès auparavant, par les instructions qui vont vous être transmises pour les opérations premières de la campagne et qui ne sont guère que la confirmation de vos propositions au gouvernement du roi. Mon départ a été laborieux, car personne que moi ne pouvait vouloir sacrifier à la voix inflexible de ma conscience toutes les considérations auxquelles j’ai dû préférer le sentiment qui me ramène dans les rangs de vos troupes. »

Le 13 avril, la population d’Alger fit au duc d’Orléans le plus chaleureux accueil ; au premier rang de son état-major, on se montrait avec une curiosité sympathique un chef de bataillon au 4e léger, le plus jeune de ses officiers d’ordonnance ; c’était le duc d’Aumale, son troisième frère.

Avant d’attaquer Abd-el-Kader corps à corps, il importait de savoir aussi exactement que possible quelles étaient ses ressources. D’après les notes et les informations rapportées de Mascara par le capitaine Daumas, le trésor renfermé dans ses coffres pouvait être évalué à 1,500,000 francs, et l’entretien de ses troupes régulières à 54,000 francs par mois. Il avait sur pied 4,800 fantassins askers, 1,000 cavaliers khiélas et 150 topjis qui servaient quatorze pièces de campagne. Ces forces réglées étaient inégalement réparties entre ses huit khalifas, Mohammed-Bou-Hamedi à Tlemcen, Moustafa-ben-Tami à Mascara, Ben-Allal-ben-Sidi-Mbarek à Miliana, Mohammed-el-Barkani à Médéa, Ahmed-ben-Salem au Sebaou, Ahmed-ben-Omar dans la Medjana, Bel-Azouz dans le Zab, Kaddour-ben-Abd-el-Baki dans le Sahara; mais chacun d’eux pouvait appeler aux armes les goums de sa circonscription, de sorte qu’on estimait à 50,000 chevaux pour le moins le chiffre de cette force irrégulière. Les magasins militaires de toute sorte, les ateliers, les fabriques étaient dans le fond du Tell, à Takdemt, Boghar, Taza, Saïda, Tafraoua.

Dans sa lutte pour le triomphe de l’islamisme, c’était à l’âge glorieux de Saladin que l’émir demandait les plus hautes inspirations de son zèle. Hanté par les grands souvenirs du temps héroïque des croisades, il adressa, le 15 avril, au maréchal Valée ou plutôt à la France entière, ce défi superbe : « J’ai appris que vous voulez m’attaquer avec cinquante mille hommes ou plus. Je ne crains pas, avec l’aide de Dieu, le nombre de vos soldats. Vous savez que mon royaume n’a que huit ans d’âge, tandis que le vôtre dure depuis près de deux mille ans, que vous avez des troupes nombreuses et de nombreux instrumens de guerre. Eh bien ! donnez-moi des instrumens de guerre que je vous paierai avec de l’argent; alors, je réunirai des troupes, la moitié seulement des vôtres, et nous combattrons. Ou bien, restons chacun dans les pays qui sont dans nos mains d’ici à douze ans ; alors mon royaume aura vingt ans d’âge ; chaque année de mon royaume comptera pour un siècle du vôtre, et nous combattrons. Envoyez un homme de chez vous qui comptera mes soldats ; opposez-moi deux hommes contre un, je vous jure que je n’augmenterai pas d’un guerrier le nombre qui sera compté. Que le maréchal vienne sur le champ de bataille : j’enverrai contre lui un de mes khalifas. Si mon ami est le plus fort, alors vous m’abandonnerez l’intérieur du pays et vous resterez dans les villes maritimes; si votre ami est le plus fort, alors, moi, je ne vous disputerai pas le chemin depuis Alger jusqu’à Constantine. Que le duc d’Orléans vienne sur le champ de bataille ; moi, l’esclave de Dieu, j’y viendrai aussi. Si je parviens à le vaincre, alors vous retournerez tous dans votre pays, et vous laisserez dans les villes tout ce qui appartient au beylik; vous partirez seulement avec vos biens et vos têtes. Si, au contraire, lui parvient à me vaincre, vous serez débarrassés de moi et la province sera pour vous. Si vous acceptez une de ces propositions, faites réunir les consuls des nations pour qu’ils soient témoins. Quoique vous nous regardiez comme faibles, nous sommes forts par Dieu, qui est notre maître et notre victoire. Je vous jure, au nom de Dieu qui nous a honorés par l’islam, qui nous a chéris pour avoir suivi notre seigneur Mohammed, — que le salut soit sur lui ! — que vous ne posséderez pas la régence, que vous n’y serez jamais en repos et que vous n’en jouirez pas. Celui de vous qui restera vivant me verra un jour sur le trône d’Alger, et celui de vous qui sera alors à Alger sera sous le sabre des croyans. » Que répondre à ce fier cartel, à cette provocation d’un autre âge? Évidemment rien selon la raison. Mais le sentiment chevaleresque s’indignait qu’on n’y pût rien répondre, et l’honneur trouvait humiliant que la raison silencieuse laissât le beau rôle avec le dernier mot à l’émir.

Puisqu’il était interdit de parler, il fallait au plus tôt substituer l’action à la parole. Le corps d’armée qui allait faire campagne sous le commandement du maréchal-gouverneur était formé de deux divisions et d’une réserve commandées, la première division par le duc d’Orléans, la seconde par le général de Rumigny, la réserve par le général de Dampierre. Il comprenait quinze bataillons, treize escadrons, quatre batteries, quatre compagnies de sapeurs, un nombre de soldats du train suffisant pour conduire un convoi de six cents mulets; l’effectif total était de dix mille hommes. Douze bataillons, quatre escadrons et huit bouches à feu restaient dans la province d’Alger, sous les ordres du général de Rostolan. Avant de s’engager à l’ouest au-delà de la Chiffa, le maréchal voulut assurer la tranquillité de la Métidja orientale que menaçait un rassemblement d’Arabes et de Kabyles commandés par Ben-Salem. Une colonne, formée au camp du Fondouk, de sept bataillons, de six escadrons et de quatre obusiers de montagne, se porta, le 19 avril, sur le campement de l’ennemi, qui, refusant le combat, se mit en retraite et disparut derrière les montagnes des Isser. En revenant au Fondouk, le maréchal y laissa le général de Rostolan avec quatre bataillons, prescrivit l’évacuation du camp de l’Arba, passa deux jours à Alger pour régler l’administration des affaires pendant son absence, et se rendit, le 25, à Blida, où l’attendait le corps expéditionnaire.

Le 27 avril, il passa la Chiffa. La plaine des Hadjoutes s’étendait devant lui; au fond, sur la droite, on apercevait le bois des Kareza, à gauche, sur les hauteurs d’El-Afroun, les tentes d’un campement arabe. Le soir, vers quatre heures, la première division commençait à installer son bivouac au bord du lac Halloula quand les avant-postes signalèrent un gros corps de cavalerie qui débouchait par la gorge de l’Oued-Djer. C’était la cavalerie de Sidi-Mbarek. Aussitôt, les marmites renversées, les faisceaux rompus, les troupes sous les armes, le duc d’Orléans se dirigea rapidement sur l’aile gauche de l’ennemi que l’artillerie de la réserve canonnait au centre. Quand il voulut faire porter aux chasseurs d’Afrique l’ordre de charger sans retard, ce fut le duc d’Aumale qui se présenta, et quand le régiment s’ébranla pour la charge, ce fut le jeune officier d’ordonnance qui partit en avant, botte à botte avec le colonel. A gauche, les deux régimens de marche s’étaient pareillement engagés. Traversée par les escadrons français, la ligne arabe s’était reformée derrière; il fallut d’un autre élan la repercer au retour, puis la charger deux fois encore et de front et de revers avant de la décider à la retraite. Dans le va-et-vient de ces heurts de cavalerie, semblables au choc des vagues dans une mer démontée, le lieutenant-colonel Miltgen, commandant le 1er régiment de marche, fut atteint d’une blessure mortelle. Débarrassés de leurs sacs, les zouaves et le 2e léger achevèrent la défaite des Arabes, qui, la nuit venue, disparurent par le ravin du Bou-Roumi. Tel fut le combat d’El-Afroun, prologue heureux de la campagne ouverte ce jour-là même, et pour le duc d’Aumale, vaillant début, joyeux élan dans la carrière qu’il se préparait à fournir. Le lendemain et le jour d’après, l’armée ne fit que des mouvemens indécis; le maréchal Valée paraissait attendre qu’Abd-el-Kader descendît dans la plaine. Il y descendit en effet, le 29, au milieu du jour, avec dix mille cavaliers en bel ordre. On eût dit vraiment qu’il passait en revue les troupes françaises, tant il mit d’insolence à parader en avant d’elles. On pouvait aisément le distinguer, au milieu de la longue colonne, précédé de ses étendards, suivi de ses cavaliers rouges. Tout à coup, par un mouvement absolument inattendu, on le vit s’engager entre le lac Halloula et la droite de l’armée. Une marche de flanc, dans un défilé, quelle audace ! mais pour le maréchal quelle occasion magnifique! On attendait un ordre, un coup de canon, un signal ; rien ne vînt. Au bout d’une heure, d’une longue heure, le maréchal commanda face en arrière et ce fut tout ; l’émir était déjà loin. Inquiet pour le Sahel qu’il semblait menacer, le maréchal se contentait de le suivre. Dans tous les rangs, la déception fut grande : « Ah! se disaient les vieux africains, ce n’est pas le maréchal Clauzel qui eût manqué la chance ! Comme il aurait eu bientôt fait de bousculer cette parade ! » D’autres, au souvenir de la Sikak, rappelaient le général Bugeaud. Cette journée malheureuse devait faire à l’autorité morale du maréchal Valée un tort irréparable. On ne cessa pas de respecter son caractère, on continua de rendre justice aux qualités solides de « ce bronze vivant, de ce lanceur de bombes, de cet obusier de vingt-quatre, » comme disaient entre eux les jeunes officiers, mais on lui contesta les mérites d’un manieur d’armée, d’un capitaine de champ de bataille, et la confiance des troupes s’éloigna instinctivement de lui. « On n’a pas d’idée de ce que c’est que 10,000 hommes conduits de la sorte, écrivait La Moricière ; cela dépasse de beaucoup tout ce que je pouvais imaginer. Il est impossible de prévoir ce qui pourrait arriver dans une affaire un peu sérieuse. »

Le lendemain 30 avril, pendant que l’armée rétrogradait vers la Chiffa, il y eut, au passage de l’Oued-Djer, un combat d’arrière-garde où se distingua particulièrement un bataillon de la légion étrangère. Le 2 mai, le corps expéditionnaire bivouaqua autour de Haouch-Mouzaïa; c’était là que le maréchal avait résolu de faire construire, avant de s’engager dans la montagne, une vaste redoute destinée à recevoir les blessés, les malades, un grand dépôt de munitions et de vivres. Lorsque les travaux lui parurent assez avancés, il laissa pour les achever les sapeurs du génie avec un bataillon du 48e, et se remit, le 7 mai, en mouvement, non pas dans la direction de Médéa, mais encore une fois à travers la plaine. Contraint naguère par les ordres du ministre d’envoyer un renfort à la division d’Oran, l’entêté gouverneur n’en avait pas pris son parti ; c’était l’équivalent de ce renfort qu’il s’était fait renvoyer d’Oran et qu’il allait recevoir à Cherchel.

Le 8, dans l’après-midi, le corps expéditionnaire n’en était plus qu’à trois lieues-, il venait d’entrer sur le territoire de la belliqueuse tribu des Beni-Menacer. La route, belle et large, était dominée, sur la rive gauche de l’Oued-Hachem, par une suite de hauteurs peu élevées, mais très abruptes ; afin de protéger le passage de la colonne, le colonel Changarnier reçut du général Duvivier l’ordre de les faire occuper par trois compagnies de son régiment. Le détachement parti, le colonel, qui le jugeait un peu faible, voulut le rejoindre et le commander lui-même. Quand il fut au sommet de l’escarpement, il aperçut à quelque distance une grande masse de Kabyles, dix fois supérieurs en nombre, qui se disposait pour l’attaque. Une sorte d’isthme séparait les deux troupes. Couchés derrière un pli de terrain, les hommes du 2e léger attendaient ; seuls, le colonel Changarnier et le commandant Levaillant, à cheval, apparaissaient au-dessus des broussailles ; derrière eux, les clairons étaient prêts à sonner la charge. Au moment où les Kabyles, resserrés par l’étranglement du terrain, abordaient l’isthme sur un front plus étroit, au signe du colonel, la sonnerie éclata, les trois compagnies se dressèrent et d’un feu à bout portant foudroyèrent les rangs pressés de la colonne ennemie ; puis, sans lui donner le temps de se reconnaître, elles se jetèrent, tête baissée, baïonnette en avant, sur la masse ahurie, qui s’enfuit à la hâte et se dispersa dans le dernier désordre. « Cette attaque, a dit Changarnier, fut irrésistible parce qu’elle était imprévue; elle eût été moins impétueuse et moins franche si nos soldats n’eussent été placés de manière à ne pas voir, avant le choc, les masses contre lesquelles ils allaient se heurter. Ils furent étonnés de leur victoire en voyant les Beni-Menacer, éparpillés par la fuite, couvrir au loin le plateau. » Dans cette lutte corps à corps, les trois compagnies eurent douze tués, dont un officier, et huit blessés. Quelques heures après, le 17e léger eut avec d’autres bandes kabyles une affaire d’arrière-garde.

A Cherchel étaient arrivés d’Oran trois bataillons détachés du 15e léger, du 1er et du 41e de ligne, et d’Alger un gros approvisionnement de munitions et de vivres. Le 10, le corps expéditionnaire, grossi du renfort, mais alourdi par le convoi, reprit le chemin de la Métidja. Tant qu’on fut en pays de montagne, la fusillade ne cessa pas à l’arrière-garde et sur les flancs ; le lendemain, journée plus calme, ramena de bonne heure la colonne à la redoute de Haouch-Mouzaïâ, son point de départ. Le bivouac établi, le duc d’Orléans convoqua dans sa tente les deux généraux de brigade avec tous les chefs de corps de la première division et leur annonça pour le lendemain, 12 mai, l’attaque du col de Mouzaïa,. Il ajouta que toutes les forces d’Abd-el-Kader, réunies derrière des retranchemens construits à l’européenne, préparaient à l’assaillant une résistance qu’il serait d’autant plus glorieux de vaincre.


V.

La nuit était venue. Étages de gradin en gradin sur l’amphithéâtre de montagnes au fond duquel s’ouvre le col, les feux de l’ennemi donnaient à l’armée le spectacle d’une illumination splendide; ainsi s’annonçait la fête. Au bivouac, on ne dormit guère ; la veillée des armes se fit comme il convient dans l’attente d’un grand jour. Les hommes avaient ordre de n’emporter que les cartouches, le biscuit, la ration de viande cuite et le bidon plein d’eau ; une heure avant l’aube, ils mangèrent la soupe ; puis, aux premières lueurs du crépuscule, le mouvement commença. L’immense convoi restait parqué dans la redoute, gardé par la cavalerie et le bataillon du l er de ligne. Pendant deux ou trois heures, à la fraîcheur du jour naissant, la marche eut tout le charme d’une promenade matinale ; pas un coup de feu; aucun indice ne signalait encore le voisinage de l’ennemi. Au plateau du Déjeuner, on fit halte. Là se formèrent les colonnes d’attaque. Il y en eut trois : la première, forte de dix-sept cents hommes et composée du 2e léger, d’un bataillon du 24e de ligne et d’un bataillon du 41e, devait, sous le commandement du général Duvivier, s’élever à l’extrême gauche par un large mouvement tournant jusqu’au Djebel-Enfous, qui est le grand pic de Mouzaïa, et se rabattre ensuite sur le col ; la deuxième, forte de dix-huit cents hommes et composée des zouaves, des tirailleurs de Vincennes et d’un bataillon du 15e léger, sous les ordres du colonel de La Moricière, avait sa direction moins à gauche, de façon à rejoindre la première entre le grand pic et le col ; la troisième, composée du 23e de ligne et d’un bataillon du 48e, sous les ordres du général d’Houdetot, devait suivre la route carrossable ouverte, en 1836, par le maréchal Clauzel et marcher directement au col, quand les deux autres se seraient rendues maîtresses des crêtes supérieures. Le maréchal Valée, le duc d’Orléans et tout l’état-major se tenaient avec la troisième colonne. La deuxième division et le 17e léger avaient pour mission de couvrir les mouvemens de la première et de repousser toute diversion qui pourrait venir du côté de la plaine.

Pendant que le corps d’armée se préparait à prendre ses formations de combat, l’ennemi achevait de prendre les siennes ; l’air était si calme qu’on entendait distinctement les commandemens des réguliers, et comme ils avaient adopté les intonations françaises, c’était parfois à s’y méprendre. Il arriva qu’au moment où le 2e léger, qui s’en allait à la colonne de gauche, passait auprès du duc d’Orléans, un tambour des askers commença de battre aux sergens-majors : « Eh bien ! messieurs du 2e léger, dit en souriant le prince, est-ce que vous n’allez pas répondre? » Aussitôt le sergent-major de la compagnie la plus voisine, se faisant un porte-voix de ses deux mains, se mit à crier : « Minute ! minute ! colonel, on y va! » et le duc d’Orléans, et ses officiers, et tout le bataillon de partir d’un éclat de rire, et les hommes, mis par cette saillie en belle humeur, de marcher d’un pas plus allègre au combat. C’était à eux, placés en tête de la colonne, d’affronter les premiers coups.

Il était midi ; la première division s’était échelonnée sur la route du col pour céder le plateau à la seconde. Le 2e léger, suivi du 24e de ligne et du 41e commençait à gravir les pentes de gauche ; les zouaves attendaient que le mouvement fût assez prononcé pour s’ébranler à leur tour. Tout à coup, la fusillade éclata; ce n’était pas encore le feu des réguliers. Derrière chaque pointe de roc, chaque pierre éboulée, chaque touffe de broussailles, les Kabyles, embusqués avec intelligence, l’arme bien appuyée, tiraient comme à la cible sur le 2e léger qui ne répondait pas. Officiers et soldats avaient bien assez à faire de lutter avec les difficultés du terrain qu’il fallait d’abord vaincre. On y allait des pieds et des mains, grimpant à la paroi, s’accrochant aux saillies, aux branchages, les hommes, le fusil en bandoulière, s’aidant mutuellement, se faisant la courte échelle ; on ne s’arrêtait pas pour les blessés que les bataillons suivans devaient recueillir. A l’abri d’un saillant qui défilait à peu près ses hommes, le colonel Changarnier leur donna dix minutes pour reprendre haleine. Au-dessus s’étageaient trois retranchemens gardés par les réguliers. Le premier n’avait qu’un faible relief; il fut emporté sans trop de peine ; le profil du second était un peu plus marqué ; il fut emporté aussi, mais avec plus d’efforts. Reste à prendre, au sommet du grand pic, une grande redoute, clé de la position. Afin de réduire ses pertes autant que possible, le colonel en fait serrer la base et se dirige à gauche vers un ravin dont l’origine doit être apparemment au niveau de la redoute. À ce moment, un nuage entoure le régiment, arrête sa marche, mais le dérobe aussi aux coups de ses adversaires. « Semblables, a dit un des acteurs de cette grande scène, à ces héros de l’Iliade et de l’Enéide que des divinités enveloppaient de nuées pour les protéger, nous attendions, et les coups des réguliers, sans but précis, incertains, sifflaient sans nous atteindre au-dessus de nos têtes. »

Pendant ce temps, la deuxième colonne, partie plus tard, mais cheminant sur des pentes moins raides, avait gagné du terrain, tandis que la troisième, suivant lentement les lacets de la route, servait de point de mire à deux pièces de petit calibre qu’Abd-el-Kader avait établies à droite du col, et dont le feu, peu efficace d’ailleurs, fut bientôt éteint par celui d’une batterie de campagne que le maréchal Valée, toujours artilleur de prédilection, se donna le plaisir de mettre en position lui-même. En tête de la colonne s’avançait le duc d’Orléans et, près de lui, à pied, le duc d’Aumale, qui avait donné son cheval au colonel Gueswiller, du 23e de ligne. Répercutées par les échos des montagnes, la canonnade et la fusillade roulaient avec des grondemens de tonnerre. Parfois, comme si le combat se rapprochait, le retentissement éclatait plus net et plus fort. Dans un de ces momens, le maréchal, silencieux, immobile, les mains croisées sur les fontes de la selle, crut entendre derrière lui ces deux mots chuchotes : « Nous reculons. — Non! dit-il, en se retournant, le front sévère ; non, c’est l’effet du vent. Silence ! » Tout à coup, le bruit lointain cessa, on n’entendait plus que les coups de feu les plus rapprochés ; que se passait-il donc au fond du champ de bataille? Pendant un quart d’heure, l’anxiété fut grande. Enfin, une sonnerie de clairon apportée par la brise de l’est fit tressaillir de joie tous les cœurs ; c’était la fanfare du 2e léger qui sonnait avec entrain la marche bien connue du régiment. « A ce moment, a dit le maréchal Valée, toutes les poitrines se dilatèrent, soulagées de l’oppression qui les accablait lorsque, ne voyant plus nos bataillons cachés dans les replis de la montagne, on n’entendait que le roulement de la fusillade arabe à laquelle pas un coup de fusil français ne répondait, roulement si formidable qu’on l’entendait même de Blida, à huit lieues de distance. »

Ce quart d’heure de silence et d’angoisse, c’était le temps que le 2e léger avait passé sous la brume du nuage protecteur. Quand il fut revenu à la lumière, ce fut pour recevoir à bout portant le feu d’un bataillon d’askers sorti de la redoute. Quarante hommes tombèrent, mais les autres, bondissant comme des fauves, rompirent le bataillon, en poursuivirent les débris et franchirent après eux le fossé de l’ouvrage. Le premier qu’on vit sur le parapet, le lieutenant Guyon, tomba mort; le duc d’Orléans l’avait décoré le matin même. Au plus haut sommet du Djebel-Enfous, le drapeau du 2e léger flotta déployé sur la redoute conquise, et les clairons à perte d’haleine sonnèrent la marche du régiment. C’était pour le maréchal et pour l’armée l’annonce de la victoire. Du point où l’avait porté son élan, le colonel Changarnier embrassait le panorama de la bataille ; à l’ouest, les restes du bataillon qu’il venait de défaire s’éloignaient avec un millier de Kabyles en suivant une arête qui devait aboutir au col ; à l’est, d’autres bandes descendaient vers la Chiffa ; au sud, une colonne, presque entièrement composée d’infanterie régulière, semblait se retirer vers Médéa.

Aussitôt que le 24e eut remplacé le 2e léger dans la redoute, le colonel Changarnier prit la direction du col; à mi-chemin, La Moricière le rejoignit, et tous deux s’arrêtèrent pour attendre le général Duvivier, qui, retardé par l’âpreté du terrain, avait laissé jusqu’alors ses deux lieutenans mener l’action d’eux-mêmes. La jonction s’était faite dans un site ravissant, au bord d’un petit lac aux eaux limpides, encadré par des bouquets de chênes d’une rare beauté. Au-delà, la prévoyance des ingénieurs, déserteurs ou autres, qui s’étaient mis au service d’Abd-el-Kader, avait coupé par une redoute l’arête qui mettait en communication le pic de Djebel-Enfous avec le col. Deux compagnies de réguliers l’occupaient encore. Carabiniers du 2e léger, zouaves, tirailleurs de Vincennes, s’y élancèrent à l’envi et l’emportèrent en commun. Vif et court, ce combat fut le dernier. Les deux premières colonnes réunies descendirent au col que la troisième atteignit dans le même temps, sous le feu d’un demi-bataillon d’askers qui fit sa retraite, après avoir fourni régulièrement la salve. Dans le lointain, au pied des pentes que les colonnes triomphantes venaient de gravir, on entendait encore quelques détonations ; c’était la fin d’un combat que la deuxième division avait soutenu contre une partie de la cavalerie de Sidi-Mbarek et quelques centaines de Kabyles.

Le succès était grand, car Abd-el-Kader avait rassemblé pour la défense du Ténia toutes ses forces ; mais quand il avait vu le progrès du 2e léger sur sa droite, il n’avait pas voulu, en homme habile, s’entêter au combat, et, sauf pour les corps destinés à faire l’arrière-garde, il avait de bonne heure donné les ordres de retraite. En fait, il était battu, mais non hors de combat, et ses pertes étaient relativement peu importantes. Celles de son adversaire dépassaient trois cents hommes ; elles portaient, pour les deux tiers, sur le 2e léger, qui comptait quarante-deux morts, dont trois officiers, et cent quarante-cinq blessés ; après lui venait le 24e, avec une perte d’une quarantaine d’hommes ; la deuxième et la troisième colonne, moins longtemps et moins sérieusement engagées, avaient beaucoup moins souffert.

Dans la journée du 13 mai, les blessés furent évacués sur Haouch-Mouzaïa; parmi eux, on comptait les généraux de Rumigny et Marbot, et le commandant Grobon, des tirailleurs de Vincennes. L’escorte qui les conduisit ramena, le lendemain, avec le concours de la cavalerie, l’énorme convoi parqué, depuis le 11, dans la redoute. Le 16, l’armée descendit à Médéa; le lieutenant-colonel Drolenvaux gardait, avec deux bataillons, le col où le maréchal avait fait faire quelques travaux défensifs, La marche fut peu inquiétée; cependant, avant d’arriver au bivouac, l’avant-garde eut à débusquer des vieux oliviers de Zeboudj-Azara un bataillon d’askers qui, sans s’éloigner beaucoup, alla s’établir, de l’autre côté du ravin, en face des mines de cuivre, sur un plateau qui prit dès lors le nom de plateau des Réguliers. Le lendemain, après un court engagement en avant de Médéa, la ville fut occupée ; elle était absolument déserte. Le maréchal la fit mettre en état de défense, autant qu’il était possible de faire en trois jours, l’arma d’artillerie, la pourvut de munitions et de vivres pour deux mois, et en confia le commandement au général Duvivier, avec une garnison de deux mille quatre cents hommes formée du 23e de ligne, d’un bataillon du 24e, d’un bataillon du 58e et de détachemens d’artillerie et du génie. Dans la nuit du 17 au 18, la cavalerie venue de France, qui se croyait bien en sûreté dans l’angle compris entre le mur de la ville et l’aqueduc, se laissa surprendre par une bande de partisans heureusement peu nombreuse ; autrement la surprise eût pu avoir des résultats funestes, car la panique fut grande, et sans l’infanterie qui vint à la rescousse, les régimens de marche n’en auraient pas été seulement pour une trentaine de chevaux blessés ou enlevés.

Le 20 mai, l’armée reprit le chemin du col. La première division marchait en tête, puis le convoi escorté par la cavalerie; l’arrière-garde était faite par ce qui restait de la deuxième division, c’est-à-dire un bataillon du 15e léger, un du 48e et les trois bataillons du 17e léger. C’est à ce moment-là que l’émir attendait la revanche. A droite de la route, un bataillon d’askers se dissimulait dans le ravin de la haute Chiffa ; à gauche, deux autres bataillons occupaient le plateau des Réguliers ; en arrière, une colonne de cinq mille cavaliers se prolongeait sur le chemin de Miliana. Le mouvement des troupes françaises avait commencé tard et se faisait lentement; quand, après le défilé de l’interminable convoi, l’arrière-garde s’engagea dans le bois des Oliviers, ce fut sur elle que, selon l’usage traditionnel des Arabes, s’abattit l’orage. La vieille futaie devint le théâtre d’un des combats les plus acharnés qu’on eût encore vus en Afrique. Pendant longtemps le 17e léger presque seul en supporta l’effort; car les deux autres bataillons, avaient assez à faire de protéger le convoi menacé par des Kabyles embusqués dans la montagne. Abd-el-Kader dirigeait habilement ses troupes ; les cavaliers avaient mis pied à terre et fournissaient un feu plus meurtrier que s’ils étaient demeurés à cheval. On voyait des cheiks richement vêtus s’avancer à vingt pas des tirailleurs français et aligner les leurs sur les hampes des drapeaux fichés en terre. Les réguliers de droite essayèrent de couper derrière le 17e léger la route du col en gagnant du terrain vers la mine de cuivre, mais un détachement de chasseurs d’Afrique, démontés comme les cavaliers de l’émir, leur barra le passage. Que faisait cependant le maréchal ? Toujours plus préoccupé du convoi que de la bataille, il se borna d’abord à faire mettre en batterie deux pièces de montagne dont la mitraille fit peu d’effet. Témoins éloignés de la lutte dont ils n’entendaient que le grondement, les six bataillons d’avant-garde frémissaient d’impatience. Enfin, sur la demande réitérée du duc d’Orléans, le maréchal consentit à lâcher la bride au 2e bataillon de zouaves. Ils s’élancèrent, le colonel de La Moricière et le commandant Renault en avant, chargeant de front avec les compagnies décimées du 17e, que le colonel Bedeau, couvert de sang, entraînait l’épée à la main, ne voulant pas se laisser dépasser par ses généreux camarades. Abd-el-Kader recula, mais menaçant encore; si la nuit ne fût intervenue, le combat eût recommencé sans doute.

Pour lui, c’était presque un succès; quoiqu’il eût perdu beaucoup plus de monde qu’au col de Mouzaïa, il en avait aussi tait perdre davantage à son adversaire ; il lui avait tué plus de cinquante hommes et blessé plus de trois cents ; un trop grand nombre étaient atteints de blessures mortelles et quelques-uns n’avaient pas pu être sauvés de l’ennemi. Enfin, remarque pénible à faire : la journée du 20 mai, revanche en quelque sorte de la journée du 12, rehaussait autant, parmi les soldats de l’émir, l’éclat de son prestige qu’elle achevait d’abaisser, parmi les Français, l’autorité morale du maréchal Valée. Le 21, le corps d’armée, suivi des deux bataillons qu’il avait laissés au col, descendit à la redoute de Haouch-Mouzaïa, et le lendemain, les troupes qui le composaient rentrèrent dans leurs cantonnemens, tandis qu’une longue colonne de voitures d’ambulance et de cacolets amenait aux hôpitaux d’Alger le douloureux contingent des blessés et des malades. Quelques jours après, les princes firent leurs adieux à leurs compagnons d’armes et s’embarquèrent pour France.


VI.

Pendant l’absence du maréchal, Alger avait mené une vie inquiète; le général de Rostolan n’avait pas dormi tranquille. Les Hadjoutes d’un côté, Ben-Salem de l’autre, infestaient la Métidja; le Sahel même n’était pas à l’abri de leurs coups de main. A Birkhadem, le 27 avril, on avait signalé leurs coureurs ; deux maisons de campagne étaient brûlées, trois personnes enlevées près de la Ferme modèle; le lendemain, c’était Hussein-Dey qui recevait leur visite. Le général multipliait les postes, les rondes, les patrouilles ; il faisait marcher la milice; il armait les condamnés militaires. Pendant quelques jours, l’ennemi se tint à distance; mais tout à coup, le 15 mai, on le vit de plus près qu’on ne l’avait jamais vu depuis 1830, dans le Hamma, au café des Platanes. Il y eut ce jour-là un épisode émouvant, renouvelé d’Hercule, de Nessus et de Déjanire. Hercule était un maraîcher du Hamma, Déjanire sa jeune femme, le Centaure un cavalier de Ben-Salem. Emportée au galop par Nessus, Déjanire se débattait en poussant des cris; Hercule, qui mieux aimait la voir morte qu’abandonnée au ravisseur, tira sur le groupe, et Nessus tomba mort. L’histoire ne dit pas si le burnous de l’Arabe dont le colon s’empara lui devint aussi funeste qu’à l’époux de Déjanire la tunique empoisonnée du Centaure.

Le retour de l’armée allait mettre pour quelques jours un terme à ces insultes, mais Alger ne pouvait pas compter beaucoup sur sa protection immédiate; car, dès le 4 juin, elle était de nouveau en campagne. D’après des informations qui paraissaient au moins probables, Abd-el-Kader aurait divisé ses forces et renvoyé même une partie de ses réguliers à leurs dépôts pour se refaire; il ne serait resté que le bataillon de Barkani devant Médéa, celui de Sidi-Mbarek à Miliana et celui de Ben-Tami à quelque distance de cette ville, au pont du Chélif. C’était à Miliana qu’en voulait le maréchal. Il partit le 4 de Blida, traversa la plaine hadjoute, bivouaqua le 5 à Karoubet-el-Ouzri, sur le territoire des Beni-Menad, qui, le lendemain, pour lui avoir cherché noise, virent brûler leurs moissons, passa le défilé de Chab-el-Keta et s’arrêta, dans la soirée du 6, au confluent de l’Oued-Hammam et de l’Oued-Djer. Le 7, le corps d’armée rejoignit, au marabout de Sidi-Riar, le chemin direct d’Alger à Miliana, remonta la vallée de l’Oued-Adelia, franchit sans difficulté le col du Gontas et descendit dans la plaine du Chélif. Pendant la nuit, la lueur d’un grand incendie éclaira de ses reflets rougeâtres les sommets du Zaccar, et, le jour venu, des tourbillons de fumée servirent à la colonne de point de repère et de guide dans la direction de Miliana livrée aux flammes.

Suspendue au flanc méridional du Zaccar, qui lui prodigue ses eaux bienfaisantes, la ville est reliée à la plaine du Chélif, qu’elle domine de très haut, par un couloir à pente raide au fond duquel court, pendant deux lieues et plus, l’Oued-Bontane, rapide et limpide. C’est au marabout de Sidi-Abd-el-Kader qu’est le seuil du défilé. C’est de là que le maréchal Valée fit ses dispositions p0ur aborder la ville et combattre l’ennemi, s’il était possible. Les deux brigades de la première division, composées, l’une des zouaves et du 2e léger, l’autre des tirailleurs de Vincennes, du 17e léger, d’un bataillon du 23e et d’un bataillon du 24e de ligne, avaient pour chefs les colonels Changarnier et Bedeau. À ces deux brigades était confiée l’action de vigueur; la seconde division, formée du 3e léger, d’un bataillon du 1er de ligne, du 48e et de la légion étrangère, demeurait en réserve, ainsi que le 1er régiment de chasseurs d’Afrique, le 1er régiment de marche et les gendarmes maures. A l’ouest de la ville, sur un plateau, on apercevait un bataillon de réguliers et trois petites pièces d’artillerie que le feu d’une section de campagne eut bientôt fait disparaître ; à part quelques groupes de cavaliers qui se tenaient en observation sur les hauteurs, le gros de la cavalerie arabe était massé dans la vallée du Chélif.

La première brigade par les crêtes de droite, la seconde par les arêtes de gauche, avançaient lentement, réglant leur pas sur le convoi qui gravissait péniblement la pente accidentée du vallon. Quand elles arrivèrent à portée de l’ennemi, les réguliers les honorèrent d’une salve, puis firent demi-tour et se mirent en retraite par le chemin de Cherchel. Le premier soin des troupes, après leur entrée dans Miliana, fut de courir aux incendies ; l’eau ne manquant pas, elles en eurent assez facilement raison ; mais c’était une désolation que cette ville aux maisons croulantes, aux ruelles encombrées de ruines. Au dehors, dans le ravin de l’est, les ingénieurs à la solde d’Abd-el-Kader avaient commencé l’établissement d’une fonderie et d’une forge à la catalane. Pendant trois jours, le maréchal fit réparer les brèches de l’enceinte, construire en avant des jardins quelques ouvrages défensifs, et approprier pour le logement des troupes les maisons les plus habitables. Deux mosquées furent occupées. L’une par l’hôpital, l’autre par le service des vivres. Après cette installation hâtive, la garde de la place fut confiée au lieutenant-colonel d’Illens, du 3e léger, avec un bataillon de son régiment, un bataillon de la légion étrangère et deux détachemens du génie et de l’artillerie; l’effectif de la garnison était de 1,236 hommes.

Le 12 juin, le corps d’armée quitta Miliana; comme d’habitude, il fut sérieusement inquiété au départ. Les réguliers avaient reparu; il y en avait trois bataillons et beaucoup de Kabyles; l’infanterie des colonels Changarnier et Bedeau repoussa leurs attaques, et lorsque la colonne eut débouché dans la vallée du Chélif, la cavalerie ne s’épargna pas. Deux belles charges furent poussées par le commandant Bouscaren, à la tête des gendarmes maures, et par le commandant Morris, à la tête des chasseurs d’Afrique. La perte de cette journée fut de quatorze morte et de cent dix blessés. Le soir, le bivouac fut établi sur les deux bords du Chélif, au gué de Souk-el-Arba. Selon les ordres du maréchal, l’arrière-garde avait brûlé tous les gourbis, toutes les moissons sur son passage. Constamment observé, mais à distance, par la cavalerie arabe, le corps d’armée traversa, le 13, la plaine des Djendel et les ravins des Ouamri, passa, dans la matinée du 14, en vue de Médéa, et bivouaqua, l’après-midi, au bois des Oliviers. On apercevait au loin, de l’autre côté du Bou-Roumi, la cavalerie d’Abd-el-Kader; mais son infanterie, qu’était-elle devenue? N’avait-elle pas occupé le col ? Si elle n’y était pas, il importait de l’y prévenir, ou, si elle y était, de l’y surprendre. A minuit, une colonne, composée des zouaves, du 2e léger et du 24e, quitta le bivouac, sous le commandement du colonel Changarnier. On cheminait en silence, l’œil au guet, l’oreille ouverte ; défense de tirer un coup de fusil; les armes étaient chargées, mais les bassinets n’avaient pas d’amorce. Sur le ciel, d’une sérénité splendide, deux nuages passèrent, colorés en rouge par les reflets d’un grand feu. Ce grand feu reflété, c’était assurément celui des réguliers au bivouac. Une détonation retentit, puis une autre, puis un cri d’appel. La colonne montait toujours, silencieuse, attentive. Quand elle arriva au col, elle n’y trouva personne et rien que trois ou quatre tisons fumans. Il n’y avait évidemment eu là qu’un petit poste qui venait de s’enfuir, et ce n’était pas ce foyer chétif qui avait pu donner aux nuages une coloration si intense. On eut, le lendemain, l’explication du phénomène, quand, tout à côté de la redoute de Haouch-Mouzaïa, on vit l’emplacement noirci d’une grande meule de foin toute brûlée.

Quoi qu’il en soit, le col était libre, et, dès l’aube, le maréchal avait mis en mouvement la cavalerie, le convoi, et l’infanterie à l’arrière-garde ; mais aussitôt ces réguliers qu’on avait cherchés où ils n’étaient pas étaient apparus, et avec eux les cavaliers et les Kabyles. C’était à peu près sur le même terrain et dans les mêmes conditions la répétition prévue et voulue par Abd-el-Kader du combat si émouvant du 20 mai. L’arrière-garde, que commandait le général d’Houdetot, se composait du 48e, d’un bataillon du 3e léger et d’un bataillon de la légion étrangère. A peine eut-elle dépassé le bois des Oliviers que les réguliers s’y logèrent et ouvrirent contre elle un feu nourri. En même temps, le convoi était attaqué sur ses deux flancs par des Kabyles qui le mirent en désordre. D’un petit plateau situé m niveau des mines de cuivre, une batterie de campagne canonnait le bois. Un peu en arrière et au-dessus se tenaient, l’arme au pied, les carabiniers et les voltigeurs du 2e léger, spectateurs du combat, impatiens d’y prendre part. Abrité des ardeurs du soleil par un bouquet de lentisques, le colonel Changarnier attendait. Le maréchal le fit chercher par le capitaine Lebœuf, un de ses officiers d’ordonnance. « On ne me fait là-bas que des sottises; allez-y, lui dit-il, et donnez à l’affaire une meilleure allure. » Comment se récuser? Mais aussi comment enlever au général commandant l’arrière-garde la direction du combat? Avec une habileté rare et sans manquer à l’ordre hiérarchique, Changarnier sut faire agréer des avis que le général s’appropria le plus naturellement du monde; puis, du conseil passant à l’action, il mena ses compagnies d’élite au soutien du 48e qui tint avec honneur, ce jour-là, le rôle difficile qu’avait joué le 17e léger dans le drame du 20 mai. Un dernier retour offensif rejeta l’ennemi hors du bois des Oliviers et mit fin à la lutte ; dans l’après-midi, tout le corps d’armée bivouaqua aux environs du col. Les nombreux blessés, — il n’y en avait pas moins de trois cent quatre-vingts, — furent transportés à l’ambulance de Haouch-Mouzaïa, et, le lendemain, de l’ambulance à l’hôpital de Blida. La cavalerie qui les avait escortés ramena, au retour, un convoi énorme destiné au ravitaillement de Médéa et de Miliana.

Le 19 juin, à huit heures du matin, des berges ombragées du lac de Mouzaïa, sous le couvert des chênes, la première brigade au repos voyait serpenter au-dessous d’elle, par toutes les sinuosités de la route, la file interminable des mulets chargés qui remontaient lentement au col ; à l’ombre, le colonel Changarnier attendait le moment de faire prendre les armes aux bataillons d’escorte, lorsqu’un officier d’ordonnance vint, comme dans la matinée du 15, le chercher de la part du maréchal. Il le trouva préoccupé, soucieux; les généraux et la plupart des colonels étaient venus lui représenter qu’il était urgent de ménager les effectifs réduits, harassés de marches et de combats, épuisés surtout par l’ardeur d’un soleil implacable, et que de nouvelles opérations, en présence d’un ennemi acharné, nombreux, fait au climat, pourraient avoir un échec, sinon un désastre, pour conséquence. D’autre part, pour approvisionner du nécessaire Médéa, Miliana surtout, ces opérations, jugées si périlleuses, n’en étaient pas moins indispensables. C’était sur ce dilemme embarrassant que le maréchal avait voulu consulter le colonel du 2e léger. Toujours prêt à l’action, Changarnier opina sans hésitation pour une expédition sans retard. Revenu à sa brigade, dès que les derniers mulets du convoi eurent défilé, il la mit en marche. Le soir, à quatre heures, au bivouac du bois des Oliviers, le maréchal le fit appeler derechef : « Votre opinion, lui dit-il, est-elle toujours la même? — La réflexion l’a confirmée. Vous avez encore assez de troupes pour passer partout, et si Abd-el-Kader veut vous barrer le chemin, vous le battrez. — Mon estomac et mes entrailles m’ennuient; je serai obligé de rester à Médéa pour régler le système de fortification que Duvivier veut trop étendre. — Nous vous regretterons, monsieur le maréchal ; mais nous seconderons si énergiquement le général Schramm que... — Est-ce que je pense à lui? C’est vous qui commanderez. C’est vous qui comprenez ce qu’il faut faire ; c’est vous qui avez la résolution nécessaire; c’est vous qui commanderez. » Et, laissant le colonel ravi, mais stupéfait, le maréchal rentra dans sa tente.

Le 20 juin, les troupes étaient de bonne heure sous les mars de Médéa. Depuis l’occupation, la ville n’avait pas subi d’attaques sérieuses ; les pertes de la garnison n’étaient que de quatre tués et onze blessés; mais Duvivier, mécontent de son inaction, réclamait ou des renforts qui le missent en état d’agir au dehors, ou sa mise en disponibilité. C’était encore un dilemme. Par un mélange d’autorité, de promesses et d’éloges, le commandant de Médéa se laissa persuader de patienter encore ; mais quelle dut être l’amertume de ses réflexions quand, le lendemain matin, il apprit par l’ordre du jour la fortune inouïe de Changarnier, son rival ! Un corps expéditionnaire était ainsi constitué : 350 zouaves, 900 hommes du 2e léger, 400 du 17e léger, 1,000 du 23e de ligne, 1,000 du 24e, 400 du 58e, 400 chasseurs d’Afrique, deux compagnies du génie, une batterie de montagne, soit 4,600 hommes; tout ce qu’il y avait de valide dans le rang, et le commandant de ce corps était Changarnier ! Tous les généraux, tous les colonels plus anciens que lui étaient retenus sous Médéa; seuls, les colonels Bedeau et Drolenvaux, moins anciens, étaient appelés à marcher sous ses ordres avec les lieutenans-colonels.

Le 22 juin, vingt minutes avant l’aube, la cavalerie, suivie de la moitié des bataillons, prit la direction du col de Mouzaïa; aussitôt les vedettes arabes coururent en donner avis à l’émir, qui, comme au 20 mai et comme au 15 juin, envoya toutes ses forces, réguliers et cavaliers, occuper les ravins autour des oliviers de Zeboudj-Âzara. Cependant, tandis que Changarnier longeait, avec une lenteur calculée, les pentes du Nador, derrière lui, le reste de ses bataillons, l’artillerie et le convoi gagnaient le plus de terrain possible sur le chemin de Miliana; puis, lorsqu’il jugea qu’ils avaient pris assez d’avance, il les rejoignit par une marche en diagonale avec l’avant-garde du matin, qui allait devenir l’arrière-garde du soir. C’était le pareil stratagème qui avait réussi deux fois au général Bugeaud avant la Sikak ; Abd-el-Kader s’y laissa prendre encore; quand il s’avisa de son erreur, il était trop tard et son infanterie trop loin. Changarnier lui avait habilement dérobé une marche. Au plus fort de la chaleur, les troupes se rafraîchirent à la charmante fontaine de Sidi-Ali-Tamjiret; dans la futaie qui l’entoure, on se montrait avec admiration trois arbres à la ramure si étendue que chacun d’eux pouvait abriter du soleil tout un bataillon sous son ombre. Le soir, à six heures, la colonne bivouaquait au bord du Chélif, au Souk-el-Arba des Djendel ; le lendemain matin, avant huit heures, elle s’arrêtait k l’entrée du vallon de Miliana. Les crêtes fortement occupées à droite et à gauche, le seuil du défilé gardé par le 24e et par l’artillerie, le convoi, précédé d’un bataillon, monta vers la ville; c’était un supplément de 60,000 rations qui allait entrer dans les magasins aux vivres et suffire, avec ce qu’ils devaient contenir encore, selon les calculs de l’intendance, aux besoins de la garnison jusqu’au 20 septembre. Pendant que le colonel Changarnier pressait le déchargement des mulets de bât, une vive fusillade, appuyée de coups de canon, le rappela en hâte au seuil du vallon, attaqué par la cavalerie de l’émir, mais si bien défendu par le colonel Gentil, du 24e, que l’ennemi ne parvint pas à le forcer. A trois heures, tout était fini, et les mulets haut le pied ralliaient le bivouac sous le marabout de Sidi-Abd-el-Kader. Vers cinq heures, on aperçut les réguliers, qui, du Djebel-Mouzaïa, étaient revenus à marches forcées au Djebel-Gontas.

Autant le colonel Changarnier avait pris soin, la veille, d’éviter une rencontre, autant, allégé du convoi, il attendait, il espérait, il recherchait une affaire générale; mais il en fut pour son vain espoir. Suivi de loin par les bataillons d’Abd-el-Kader, qui longeaient prudemment le pied des montagnes, escorté de plus près par la cavalerie, très nombreuse, mais presque aussi prudente que l’infanterie, le colonel faisait des haltes fréquentes afin de donner à l’ennemi des tentations d’attaque. Une seule fois il parut mordre à l’appât ; mais la charge, rompue par un feu de deux rangs, n’arriva même pas jusqu’aux carrés hérissés de baïonnettes. La colonne revit avec plaisir, le 24 et le 25, les bons bivouacs de Souk-el-Arba et de Sidi-Ali-Tamjiret, et le 26, au pied du Nador, elle fit sa jonction avec les troupes restées sous Medéa.

Du 27 juin au 2 juillet, cavaliers et fantassins ne cessèrent pas de faire la navette de Médéa à Blida et réciproquement, pour amener de celle-ci les chargemens de munitions et de vivres destinés à celle-là. Le 2 juillet, pendant que le corps d’armée quittait définitivement le col, le 2e léger et le 24e de ligne d’un côté, les zouaves et le 17e léger de l’autre, brûlaient et détruisaient tout ce qu’ils pouvaient atteindre, moissons, gourbis, jardins, vergers, dans les montagnes des Mouzaïa et des Soumata. Le 3 juillet, au camp supérieur de Blida, La Moricière et Changarnier reçurent des mains du gouverneur leur brevet de maréchal de camp, signé à Paris le 21 juin, le même jour où, sous Blida, la confiance du maréchal Valée avait conféré au colonel du 2e léger un commandement d’officier-général. Eu quatre ans, cinq mois et vingt jours, Changarnier avait franchi, du grade de capitaine à celui de maréchal de camp, la distance que La Moricière et Duvivier avaient parcourue, celui-ci en neuf ans, celui-là en six ans et huit mois. Pour avoir été plus long que celui de leur heureux émule, l’avancement de Duvivier et de La Moricière n’en était pas moins exceptionnellement rapide.


VII.

Les troupes regagnaient leurs cantonnemens ; les grandes opérations avaient pris fin. « Le plan de campagne est exécuté, disait le maréchal Valée dans son rapport au ministre ; la France est fortement établie dans la vallée du Chélif ; de grandes communications lient à la Métidja Médéa et Miliana. Le moment approche où les tribus se sépareront de l’émir. » N’était-ce pas montrer beaucoup de satisfaction et beaucoup de confiance ? Le maréchal Clauzel, qu’on blâmait tant, en avait-il naguère montré davantage ? À Paris, on était loin d’être aussi rassuré. C’était le moment où les affaires d’Egypte mettaient la France en contradiction avec la plus grande partie de l’Europe. Les adversaires de l’Algérie ne pouvaient pas manquer de tirer parti pour leur thèse des inquiétudes de l’opinion publique.

Au mois de mai, une commission parlementaire avait proposé la résolution suivante : « Dans le cours de la prochaine session, le gouvernement soumettra aux chambres les conditions de la domination et de l’occupation françaises en Algérie. » M. Thiers s’y opposa énergiquement. « Si la proposition, dit le président du conseil, n’est que l’expression détournée d’un système qui aurait pour résultat d’affaiblir aux yeux de l’étranger ou des Arabes la ferme résolution du gouvernement français de posséder l’Algérie et d’employer toutes les forces du pays, si cela est nécessaire, pour triompher des résistances qu’il y rencontre, je la combattrai de toutes mes forces. Un système d’occupation restreinte, je le déclare impossible. Le traité de la Tafna est la réponse la plus victorieuse au système de l’occupation restreinte. Je crains que la commission n’ait contribué, contre sa volonté, à affaiblir la force morale dont nous avons besoin en Afrique. Tout se sait en Afrique, tout ce qui se dit ici a du retentissement. Je le dis encore, l’occupation restreinte serait une résolution funeste ; ce serait un rêve, une chimère de gens qui ne connaissent ni les hommes ni les choses. » Devant cette déclaration si nette, le plus fougueux des antialgériens, M. Piscatory, ne se contint plus : « L’Afrique, s’écria-t-il, c’est la ruine pendant la paix, l’affaiblissement pendant la guerre. Je croyais à la possibilité d’une occupation restreinte ; j’y croirais encore sans M. le président du conseil ; mais, puisqu’il veut tout conquérir, tout soumettre, tout occuper, je le dis hautement : l’Afrique est un malheur, une folie, et si on doit la pousser hors de toute limite, sans hésiter je suis pour l’abandon. » Avec moins de violence, le général Sébastiani exprima le même sentiment : « Jusqu’à ce que l’on me démontre qu’on est en état de conserver Alger dans le cas d’une guerre en Europe, que l’influence de la France ne serait pas plus grande lorsqu’elle aura la libre disposition de ses forces et de son argent, je persisterai dans mon opinion. »

On attendait le général Bugeaud ; quand il parut à la tribune, l’attention devint grande. Il fut comme toujours énergique, absolu. « Voulez-vous, dit-il, rester imperturbablement en Afrique ? Eh bien ! il faut y rester pour y faire quelque chose ; jusqu’à présent, on n’a rien fait, absolument rien. Voulez-vous recommencer ces dix ans de sacrifices infructueux, ces expéditions qui n’aboutissent qu’à brûler des maisons et à envoyer bon nombre de soldats à l’hôpital? Vous ne pouvez continuer quelque chose d’aussi absurde. Messieurs, puisque vous êtes condamnés à rester en Afrique, il faut une grande invasion, qui ressemble à celles que faisaient les Francs, à celles que faisaient les Goths; sans cela vous n’arriverez à rien. » Serrant de plus près la question militaire, à propos des faits de guerre qui étaient en train de s’accomplir, il blâma l’occupation de Cherchel ; à Médéa, selon lui, ce n’était pas deux mille quatre cents hommes qu’il aurait fallu mettre, c’était huit mille hommes. « Il y a, dit-il encore, un système qu’il faut abandonner: c’est le système de la multiplication des postes retranchés. Je n’en connais pas de plus déplorable; il nous a fait un mal affreux. C’est le système de la mobilité qui doit soumettre l’Afrique. Il y a entre le système de l’occupation restreinte par les postes retranchés et celui de la mobilité toute la différence qu’il y a entre la portée du fusil et la portée des jambes. Les postes retranchés commandent seulement à la portée du fusil, tandis que la mobilité commande le pays à 25 ou 30 lieues. Il faut donc être avare de retranchemens et n’établir un poste que quand la nécessité en est dix fois démontrée.» Il était impossible de viser plus droit et plus juste : le coup devait atteindre le maréchal Valée en pleine poitrine.

Cependant le maréchal se complaisait dans l’excellence de sa méthode. « l’armée, écrivait-il au général Corbin, le 2 juillet, a besoin d’un repos honorablement gagné, et l’ennemi est suffisamment occupé à lécher ses plaies. Tous les renseignemens s’accordent à dire qu’il a fait des pertes extrêmement considérables. Il n’était pas accoutumé à deux mois de campagne consécutive au sein de ses provinces. Les Kabyles eux-mêmes, peu portés naturellement à prendre part aux affaires d’Abd-el-Kader, contraints de marcher et poussés par les troupes régulières, désirent vivement la fin d’un état de choses qui les ruine et les rend très malheureux. »

Les troupes ont besoin de repos, disait le maréchal ; mais ce repos, où le trouver? Était-ce dans ces postes multipliés dont la chaîne presque ininterrompue embrassait le Sahel ? Terrassés par la fièvre, les hommes y tombaient, suivant l’expression vulgaire, comme des mouches. En veut-on un exemple ? Voici ce qu’écrivait, le 28 août, un officier du 1er de ligne, le capitaine de Montagnac : « Dispersés dans six ou huit postes, nous occupons les endroits les plus malsains en ce moment ; ce sont les postes avancés qui bordent le Sahel du côté de la plaine, où l’on est sous l’influence des miasmes de cette infernale Métidja où personne ne peut vivre. Aussi sommes-nous minés par les maladies d’une façon déplorable. Notre pauvre bataillon, qui était de 760 hommes à notre départ d’Oran, se trouve réduit à 210; depuis que nous sommes ici, — il n’y a qu’un mois, — il est entré plus de 500 hommes à l’hôpital. Ma compagnie, qui était de 86 hommes le 26 juillet, lorsque nous sommes partis de Boufarik, est aujourd’hui de vingt-six grenadiers, trois caporaux et un sergent; plus de sergent-major, plus de fourrier, plus de tambour. Des compagnies de cent vingt hommes réduites à trente, c’est effrayant ! Ces malheureux sont frappés de la fièvre comme de la foudre ; ils tombent, et l’on n’a que le temps de les porter à l’hôpital. J’ai été détaché, le 6 de ce mois, avec cent et un hommes de mon bataillon au camp de Bouderba, le plus important de tout le Sahel, car il en est la clé. Mes cent et un hommes sont aujourd’hui réduits à cinquante-deux. On a réuni dans ce malheureux camp les débris d’un bataillon du 58e et un détachement de cent hommes du 48e. J’ai le commandement de tous ces corps, avec un personnel de sept officiers du 58e, — reste des cadres d’un bataillon, — deux officiers du 48e et un de chez nous. Cela me donne un effectif de 240 hommes avec deux pièces d’artillerie. Sur ces 240 hommes, il nous faut en fournir 100 chaque jour pour la garde de six postes, dont quatre redoutes avancées. Voyez ce qu’il reste pour faire des sorties, lorsque les Arabes s’approchent de trop près, ce qui arrive souvent ; c’est pourtant avec cette poignée d’hommes que je suis appelé à fermer l’entrée du Sahel aux bandes de sauvages qui essaient à chaque instant de traverser nos lignes. Dernièrement, le 12 août, ils ont fait, du côté de Koléa, un coup qui a dû leur donner bien de l’orgueil : un détachement composé de 40 chasseurs à cheval, de 15 indigènes et de 150 hommes du 3e léger, sorti, les uns disent pour relever un blockhaus, les autres disent pour pousser une reconnaissance, est tombé dans une embuscade et a perdu 103 hommes: 60 ont eu la tête coupée; le reste fut fait prisonnier. Un voltigeur qui avait été pris s’est échappé ; il a rejoint son corps et a raconté que le capitaine qui commandait l’infanterie avait été emmené avec un certain nombre d’hommes; l’officier de cavalerie a été tué. Sept ou huit cents cavaliers, soutenus par un bataillon de réguliers, les ont surpris et enveloppés tout d’un coup. Vous voyez comme les Arabes sont atterrés par les coups que nous leur portons! Leur violence et leur audace augmentent chaque jour. Mous ne sommes maîtres nulle part. Ils nous attaquent de tous les côtés : Miliana attaqué, Cherchel attaqué, nos convois attaqués, nos correspondances attaquées tous les jours. Le maréchal ne pourrait pas mettre 4,000 hommes sur pied; il y a en ce moment, dans la province d’Alger, plus de 6,000 malades. Moi, je vais toujours bien ; tout tombe autour de moi et je reste debout, quoique je ne me sois pas déshabillé depuis le 6 mai et que je n’aie pas couché autrement que par terre, rongé par les puces et les poux. Je suis tout en guenilles. »

Y avait-il beaucoup d’exagération dans ce tableau poussé au noir? Non, par malheur; les documens officiels ne le démentent pas, au contraire. Dans toute l’armée, au 1er novembre 1840, il y avait tout près de 15,000 malades ou malingres, incapables d’aucun service. Sur un effectif de 71,703 hommes, la situation à cette date porte en effet 14,812 absens et 56,891 présens, indigènes compris. Depuis le 1er juin, 4,200 hommes étaient morts dans les hôpitaux; 2,700 hommes avaient été évacués sur France; 745 étaient en congé de convalescence. Dans les seuls hôpitaux d’Alger, il y avait 3,600 malades, sans compter les malingres traités dans les infirmeries régimentaires. Le nombre des hommes présens sous les armes se réduisait à 150 pour un bataillon du 3e léger, à 500 pour le 53e de ligne, à 200 pour tout le 58e.

L’effrayante réduction des effectifs dans les troupes françaises eut pour effet d’incliner le maréchal à plus d’indulgence pour les corps indigènes. Le bataillon des tirailleurs de Constantine fut organisé définitivement à huit compagnies ; il y eut un demi-bataillon de trois compagnies à Bône, un bataillon de six compagnies à Alger. L’effectif de la gendarmerie maure, des spahis réguliers et des irréguliers reçut une augmentation notable. En somme, à la fin de l’année 1840, le nombre des indigènes soldés par la France était de 2,300 fantassins et de 3,300 cavaliers.


VIII.

S’il était vrai, comme s’en vantait le maréchal, qu’il eût fortement établi dans la vallée du Chélif la domination française, que de grandes communications fussent désormais ouvertes entre Alger d’une part, Médéa et Miliana de l’autre, comment se faisait-il qu’on n’eût reçu, depuis les premiers jours de juillet, aucune nouvelle ni de l’une ni de l’autre? Pour Médéa, notamment, le fait était inexplicable, car, à défaut de la correspondance postale, Duvivier avait à sa disposition la correspondance télégraphique. En effet, dès le 4 juillet, le général Changarnier, à peine reconnu de la veille et nommé commandant supérieur de Blida, avait reçu du maréchal la mission d’installer au point culminant des montagnes visibles de Médéa un télégraphe, et non content de lui en donner l’ordre, le maréchal avait voulu de sa personne aller reconnaître avec lui l’emplacement le plus favorable à l’exécution de ce dessein. Il le trouva chez les Beni-Sala, au Djema-Dra, à plus de 1,200 mètres de hauteur, au-dessus d’une belle source d’où le nouvel établissement prit son nom, Aïn-Tailazid. Aussitôt le terrain choisi, on y avait construit d’abord la redoute du télégraphe, puis un vrai camp retranché. Des dix bataillons que le général Changarnier avait immédiatement sous la main, quatre occupaient avec lui Aïn-Tailazid; les six autres, qui étaient à Blida, venaient à tour de rôle relever les premiers.

Dans la seconde quinzaine de juillet, le télégraphe avait reçu tous ses apparaux ; les employés étaient à leur poste. Le 28, par un temps superbe, on se mit en mesure d’échanger avec Médéa les premiers complimens. Les grands bras de la machine aérienne s’agitèrent : « Attention !» Médéa n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Deux fois, trois fois, on répéta le signal : Médéa ne répondit pas. Les jours suivans, Aïn-Tailazid continua de gesticuler : peine perdue. Enfin, le 2 août, le général Changarnier eut l’idée malicieuse d’intercaler, parmi des signaux hors de sens, trois mots : « Ordonnance... Avancement... Lieutenant-général. » O miracle! Aussitôt les bras de Médéa s’agitèrent : « Signal pas compris ; répétez. » A quoi ceux d’Aïn-Tailazid ayant répliqué : « Gouverneur très mécontent de n’avoir pas de vos nouvelles, » Médéa redevint inerte; mais on avait désormais le mot de l’énigme : la paralysie n’était que volontaire. C’était un entêtement du général Duvivier : commandant d’une place bloquée, il ne voulait plus communiquer avec le dehors. « La position de Médéa n’était pas fâcheuse, écrivait un peu plus tard le maréchal Valée à M. Thiers ; le manque de communications tenait à l’esprit de système, bien connu dans l’armée, du général Duvivier. Plusieurs Arabes que j’ai laissés près de lui porteraient volontiers des dépêches à Médéa ; par système, il s’isole et ne fait aucun usage des moyens mis à sa disposition. L’année dernière, lorsqu’il commandait à Blida, je ne pouvais avoir de rapports de lui qu’en envoyant le général d’Houdetot les chercher. »

Le maréchal avait, lui aussi, ses entêtemens; il s’était mis dans l’idée qu’entre Blida et Médéa, par la région tourmentée des Beni-Sala, des Beni-Meçaoud et des Ouzra, il devait y avoir nécessairement un chemin direct, et ce chemin-là, il avait donné au général Changarnier l’ordre formel de le découvrir. Le 26 août, le 2e léger, le 24e de ligne, les tirailleurs de Vincennes, un escadron de chasseurs d’Afrique, une batterie de montagne, un convoi de cent dix mulets chargés de munitions et de vivres, se formèrent en colonne au-dessous d’Aïn-Tailazid; deux bataillons demeurèrent pour la garde du camp. Le 27 commença le voyage d’exploration ; il dura deux jours, sans autre résultat qu’un excès de travail et de fatigue au-delà de ce que les plus déterminés grimpeurs de montagnes auraient pu imaginer ou prévoir. Les Kabyles eux-mêmes étaient si loin de s’attendre à pareille visite qu’à peine essayèrent-ils d’y faire obstacle; s’ils avaient eu le temps de se réunir, la colonne, surprise dans des gorges où le soldat étouffait de chaleur, se serait trouvée plus d’une fois en mauvaise passe. Le 28 au matin, l’ennemi était déjà plus nombreux; mais on apercevait la crête du Djebel-Dakla, et Médéa n’était pas loin. « l’ardeur du combat, a dit l’un des vieux soldats de Changarnier, la poudre que nous brûlions, celle qui restait sur nos lèvres en déchirant la cartouche, avaient enflammé nos gosiers; nos bidons étaient vides et tous les torrens à sec. Nous atteignîmes enfin les vignes qui entourent Médéa ; notre soif était si grande que les tirailleurs se précipitaient vers les puits et s’y disputaient un bidon d’eau, sans s’inquiéter des Kabyles qui nous suivaient en nous fusillant de crête en crête. »

Arrivé sous les murs de la ville que l’apparition imprévue de la colonne avait débloquée, le général dut attendre un certain temps devant la porte. Son aide-de-camp, le capitaine de Mac-Mahon, qui l’avait précédé d’un quart d’heure, n’avait pas pu obtenir qu’elle fût ouverte, quand Duvivier parut enfin, grave et solennel : « Soyez le bienvenu, dit-il, mais vous savez, mon cher général, qu’une place assiégée ne doit pas avoir de relations avec l’extérieur. » Il lui fallut bien pourtant recevoir le convoi qu’on lui amenait et permettre à Changarnier de visiter la place, dont la bonne tenue ne pouvait que faire honneur à son commandant. Il n’y avait eu qu’une seule attaque vraiment sérieuse, le 3 juillet, trois jours après le dernier ravitaillement. Ce jour-là, sous la direction d’Abd-el-Kader, Barkani, avec deux bataillons de réguliers et de nombreux contingens kakyles, avait surpris les travailleurs de la garnison occupés à la construction d’une redoute extérieure. La réserve accourue avait rétabli le combat, qui ne s’était terminé que le soir, par la retraite de l’ennemi, très maltraité. Les pertes avouées par Duvivier étaient sérieuses : 62 morts, 86 blessés; selon les informations recueillies par Changarnier, elles auraient été plus graves encore. Quoi qu’il en soit, l’attaque ne s’était pas renouvelée; Barkani et les Kabyles avaient seulement resserré le blocus. Dans le journal tenu régulièrement par Duvivier, on lisait, à la date du 13 août, cette page d’une forme un peu plus qu’originale : « La ville prend tous les jours une situation plus imposante. Si M. d’Abd-el-Kader veut faire enterrer son monde, son plus court parti est de venir nous attaquer ici. Je doute qu’il en ait le cœur ; il se contente de nous bloquer, croyant probablement que nous mourrons bientôt de faim. S’il était homme à conversation, je lui proposerais de venir faire un tour dans nos magasins de vivres et de liquides; mais il ne vient pas plus à conversation qu’il ne vient de près, de sa personne, dans les combats qu’il livre lui-même, se tenant à trois quarts de lieue en arrière des siens. » Excessif en tout, Duvivier était ici beaucoup trop injuste pour son grand adversaire. Quand le général Changarnier eut tout vu dans Médéa, les fortifications, l’hôpital, les magasins, les casernes, même le télégraphe, qui était en parfait état, il se remit en chemin, le 29 août, aux premières lueurs du jour. Au moment où Duvivier recevait ses adieux : « Vos troupes se trompent, dit tout à coup celui-ci ; elles vont passer sous l’aqueduc. — Elles ne se trompent pas ; nous retournons par le col de Mouzaïa. — Pourquoi pas par la route que vous avez prise en venant? — Je la connais assez, et le gouverneur approuvera ma résolution quand il aura lu mon rapport. Persuadé que si nos colonnes fréquentent ce pays, l’une d’elles aura quelque jour à s’en repentir, je ne veux pas que ce soit celle que je commande. — Votre résolution est bien subite ! — Ma résolution est prise depuis avant-hier, à neuf heures du matin. Les chefs de corps et mes deux aides-de-camp, Mac-Mahon et Pourcet, ne l’ont apprise qu’hier soir, après la fermeture des portes de Médéa, dont les habitans ont les oreilles très ouvertes. »

Comme Duvivier, Barkani s’était imaginé que la colonne allait refaire la dangereuse exploration qu’elle avait hasardée l’avant-veille, et il avait embusqué le gros de ses forces au-dessous d’Aïn-Tailazid, dans le coupe-gorge. Vers dix heures seulement, Changarnier vit descendre rapidement du Djebel-Dakla les premières compagnies des réguliers rappelés à la hâte. À cette heure, l’avant-garde, la cavalerie, l’artillerie et les bagages avaient assez d’avance sur le chemin du Ténia pour ne laisser au général aucune inquiétude. Arrêté derrière un pli de terrain auprès des mines de cuivre, avec les tirailleurs de Vincennes et le 2e léger, il attendit l’approche de l’ennemi ; quand il le vit à moins de deux cents pas, il fit rapidement replier les tirailleurs. Encouragés par cette fuite apparente, les réguliers se lancèrent à la poursuite ; mais, au premier tournant, ce furent les baïonnettes du 2e léger qu’ils rencontrèrent. Le choc fut terrible, la mêlée courte: l’ennemi en déroute, laissant la pente jonchée d’une centaine de cadavres, courut chercher asile dans le bois des Oliviers. Le lendemain, les troupes expéditionnaires regagnèrent, les unes Blida, les autres Aïn-Tailazid. Depuis rétablissement de ce dénier poste, le camp supérieur n’était plus occupé.

L’année d’après, Duvivier se mit en tête de chercher à son tour et de découvrir enfin cette communication de Blida à Médéa, ce chemin direct rêvé naguère par le maréchal Valée, qui n’était plus alors gouverneur-général. Il n’y réussit pas mieux que Changarnier, il y perdit même plus de temps et de monde, ce qui lui attira les sarcasmes du général Bugeaud et le décida, pour s’y soustraire, à demander peu de temps après son rappel en France. Un jour que devant un cercle de généraux et de colonels. Bedeau faisait au gouverneur le récit de cette fâcheuse opération à laquelle il avait pris part, quelqu’un rappela l’expédition de Changarnier et son retour par le col de Mouzaïa. « Moi, dit à ce propos le général Baraguey-d’Hilliers, qui n’était pas aimé des troupes, moi, à votre place, je serais revenu par le même chemin, quand j’aurais été sûr d’y rester avec tout mon monde. « A quoi Changarnier répondit doucement : « Vous ne paraissez pas comprendre qu’en ayant assez vu pour faire un rapport concluant, ma mission était remplie. J’ai ramené mes troupes, je leur ai procuré un beau succès, je suis revenu sain et sauf, et l’armée en a été bien aise. Vous, vous y seriez resté, et elle n’en aurait pas été fâchée peut-être. » Là-dessus, le général Bugeaud fut saisi d’un fou rire qui gagna tout le monde, sauf Baraguey-d’Hilliers.


IX.

Le ministre de la guerre n’était pas aussi satisfait du maréchal Valée que le maréchal l’était de lui-même : « La situation générale ne s’est pas améliorée depuis le commencement de la campagne, disait le ministre; nous occupons, il est vrai, Médéa et Miliana, mais dans des conditions jusqu’ici peu favorables. Les partis arabes n’en demeurent pas moins à peu près maîtres de la plaine, et les communications entre nos postes sont difficiles et rares. Il est urgent de remédier, par des opérations heureuses et décisives, à un tel état de choses dont il y aurait bientôt à s’alarmer. » Il est certain que nulle part dans la Métidja, pas même dans le Sahel, les communications n’étaient sûres. Un jour, la diligence d’Alger à Douera était attaquée, un voyageur tué, le sous-intendant Massot pris et emmené chez les Hadjoutes ; le lendemain, c’étaient trois carabiniers du 17e léger qui étaient enlevés tout près de Boufarik. Cependant, à l’est de la plaine, un heureux coup de main du général Changarnier venait de donner une sévère leçon à l’ennemi.

Le 18 septembre, comme il se trouvait à Alger pour l’inspection des troupes, il avait appris que Ben-Salem, avec des forces considérables, tenait assiégés dans le réduit de Kara-Moustafa cinquante hommes du 58e, et que le commandant du Fondouk ne se croyait pas en état de leur porter secours. « Allez vite chasser ces gens-là, lui dit le maréchal, avant que nous n’ayons la honte d’une capitulation. » Aussitôt, sous couleur d’inspection, les zouaves du commandant Leflô à Birkhadem, les tirailleurs à Koubba, les chasseurs d’Afrique à Hussein-Dey, la compagnie du génie, la batterie de montagne et la section d’ambulance à Moustafa-Pacha, reçurent l’ordre de se rendre immédiatement à la Maison-Carrée. Les hommes, en petite tenue, ne devaient prendre avec eux que les cartouches et trois rations de vivres. Le soir, entre huit et neuf heures, le général se mit en route avec sa colonne légère. Après un bataillon de 550 zouaves venaient trois escadrons du 1er chasseurs d’Afrique, un bataillon de 290 tirailleurs, 40 sapeurs du génie, quatre obusiers, une section d’ambulance, enfin A80 hommes du 17e léger de la garnison de la Maison-Carrée, au total : 1,800 hommes. On marcha toute la nuit; avant l’aube, on fit halte au pied des collines de Kara-Moustafa. L’ancien camp, occupé par un poste kabyle, fut enlevé tout de suite, puis ce fut l’infanterie de Ben-Salem, qui, surprise au bivouac, ne fit pas longue résistance. Restait la cavalerie; au lever du soleil, on la vit, sur l’autre rive du Boudouaou, en ligne de bataille : au centre, un escadron rouge ; sur les ailes, 1,200 cavaliers du Sebaou et de l’Isser. Couverts à droite par les tirailleurs, à gauche par les zouaves, les chasseurs d’Afrique franchirent la rivière, poussèrent droit aux rouges, les rompirent, et, l’infanterie Aidant, mirent toute la ligne en déroute. Les Arabes laissèrent sur le terrain 129 morts, 200 fusils, des pistolets, des yatagans ; on leur prit 17 hommes, 44 chevaux, 35 mulets; dans la tente de Ben-Salem, on trouva ses tapis, ses éperons, son cachet. Parmi les morts, on reconnut un vaillant chef, le kaïd des Isser, tué d’un coup de sabre par le lieutenant-colonel Tartas. Du côté des vainqueurs, la perte en tués ou blessés ne fut que d’une vingtaine d’hommes. Le soir même, tandis que les troupes se reposaient au bivouac avant de reprendre, le lendemain, le chemin de leurs cantonnemens, le général Changarnier entrait chez le maréchal, tout surpris de le revoir sitôt, victorieux en vingt-quatre heures.

« Il y a ici, écrivait le capitaine de Montagnac, un général qui est tous les généraux d’Afrique : c’est Changarnier. Y a-t-il une expédition à organiser ? Vite on ramasse des fractions de tous les corps et l’on prend mon Changarnier. Y a-t-il une razzia à faire? Changarnier. S’agit-il d’établir un télégraphe dans les nuages? Encore Changarnier, toujours Changarnier ! Changarnier est donc le factotum, l’homme universel, indispensable, de toutes les affaires africaines. Du reste, il répond à la confiance qu’on a en lui : il se bat bien. Sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre ne sera plus assez vaste pour le contenir. Voici les opérations de ravitaillement qui vont commencer; Changarnier commande l’expédition. Il a dû traverser le col, aujourd’hui 3 octobre, car on a entendu une canonnade assez nourrie toute la journée. Ils auront encore un fameux pavé à arracher pour franchir cette barrière infernale où tant de Français ont péri et qui nous coûtera encore bien du monde. Quel système, grand Dieu ! que celui qu’on a adopté pour occuper ce pays ! Ces horribles villes, véritables prisons, dans lesquelles on a jeté trois mille individus, sont autant de gouffres où disparaissent ces malheureux abandonnés. Déjà l’on sait qu’à Médéa le général Duvivier a été obligé de faire de la gélatine avec ses bœufs, qui, tous les jours, mouraient de faim. L’officier supérieur qui commande à Miliana aura-t-il su tirer parti des carcasses des malheureux animaux desséchés par les privations de tout genre ? Nous avons appris, dans le courant d’août, par un espion, qu’au commencement du mois deux cent quatre-vingt-neuf hommes avaient péri, que beaucoup d’hommes de la légion étrangère avaient déserté, que la garnison, réduite à un très faible effectif, avait été obligée de construire un réduit dans l’intérieur de la ville, pour s’y réfugier en cas d’attaque. Nous ne savons plus ce qui s’est passé depuis cette époque, et je crains bien qu’on ne trouve nos malheureux soldats morts ou mourans. » Lugubre prophétie ! vérité lugubre !

Le capitaine de Montagnac ne se trompait que sur un point : le canon qu’il entendait de Birkhadem était bien celui de Changarnier ; mais ce n’était pas au col de Mouzaïa qu’on se battait, c’était au col du Gontas. Changarnier allait au secours de Miliana, non de Médéa ; il y allait, le 3 octobre ; c’était bien tard. Le dernier ravitaillement datait du 23 juin, et les magasins n’avaient reçu de vivres que pour un trimestre. Dès le 1er septembre, le maréchal avait fait avertir le commandant par un espion qu’il se préparait à lui envoyer prochainement un convoi ; cependant, les jours et les semaines passaient, et le convoi ne se faisait pas. Pourquoi ce retard ? Changarnier, qui s’en inquiétait et qui était en situation d’en parler au maréchal, l’expliquait, sans le justifier, par la difficulté de mobiliser une colonne d’une certaine force, tant il y avait de petits postes à garder et tant la fièvre d’automne y propageait ses ravages ! Enfin, dans la nuit du 27 au 28 septembre, un homme vêtu en Arabe se présenta au palais du gouvernement ; c’était un échappé de Miliana, ancien soldat de la légion étrangère, ancien ouvrier des arsenaux de l’émir. Les nouvelles qu’il apportait in extremis étaient de telle sorte qu’il n’y avait plus un jour à perdre. Appelé avant l’aube, le général Changarnier reçut les instructions du maréchal. Le soir même, il était à Blida, donnant ses ordres pour le rassemblement des troupes et l’organisation d’un convoi destiné, selon le bruit public, au ravitaillement de Médéa. Personne, même dans l’état-major du général, n’avait reçu ni pénétré son secret. Ce ne fut qu’au bivouac, près de Haouch-Mouzaïa, dans la soirée du 1er octobre, que les troupes apprirent où on les menait.

Il y avait, avec les zouaves, trois petits bataillons détachés du 17e léger, du 24e et du 48e de ligne, quatre cents chasseurs d’Afrique, deux compagnies de sapeurs, une batterie de montagne. Les mulets du convoi portaient cent cinquante mille rations, farine, riz, sel, sucre, café. La colonne traversa la plaine hadjoute et pénétra, le 2, dans les montagnes des Beni-Menad. Il y eut des engagemens assez vifs au passage de l’Oued-Bou-Rkika, à Karoubet-el-Ouzri, au défilé de Chaba-el-Keta, et, le lendemain, au col du Gontas. Le 4, la cavalerie arabe parut vouloir défendre le seuil du vallon de l’Oued-Boutane, qui fut aisément forcé. Pendant que les zouaves, l’artillerie, le génie, s’établissaient à l’entrée de la gorge, et les autres bataillons sur les hauteurs de droite et de gauche, le convoi, précédé d’une petite avant-garde, montait vers la ville. Quand le général y entra, ce qu’il vit tout d’abord dépassa sa plus douloureuse attente. L’état des troupes était navrant. Il y avait encore une certaine quantité de vivres dans les magasins, mais ces livres étaient avariés, et si le nombre des rationnaires n’avait pas été depuis longtemps réduit par la mort, la faim aurait assurément fait des survivans ses victimes. La nostalgie, l’ennui, la dysenterie, la fièvre, la maladie morale et les maladies physiques, tout concourait à les abattre. « La moitié de la garnison, a dit le général Changarnier, était dans le cimetière, un quart dans les hôpitaux; le reste se traînait sans force et sans courage, incapable de défendre les remparts que l’ennemi, mal informé, n’avait heureusement pas attaqués. » Cette malheureuse garnison fut relevée tout entière, à l’exception d’un seul homme, le capitaine du génie Tripier, qui demanda comme une faveur de rester dans ce poste abhorré. Le commandant Brunet, du 48e remplaça le lieutenant-colonel d’Illens; le général Changarnier lui composa un effectif de douze cents hommes. Réduite d’autant, car les survivans de Miliana ne pouvaient pas compter, la colonne dut être conduite, pendant la retraite, avec une sûreté de coup d’œil, une habileté tactique et une décision qui firent à son chef, au jugement des hommes du métier, plus d’honneur que le succès d’une offensive heureuse. Observée, suivie, côtoyée par la cavalerie arabe, attendue par les montagnards aux passages difficiles, sans se laisser entamer ni retarder même, elle rentra, le 7 octobre, à Blida, avec une perte de quarante-deux tués et de deux cent soixante blessés. Le capitaine de Mac-Mahon, aide-de-camp de Changarnier, fut cité particulièrement pour sa bravoure et son intelligence de la guerre.

Victimes d’une fatalité impitoyable, les tristes débris qu’on croyait avoir sauvés des horreurs de Miliana avaient été suivis par la mort ; ils lui appartenaient: elle les reprit presque jusqu’au dernier tour à tour. Des douze cent trente-six hommes laissés au mois de juin dans la ville maudite, soixante-dix survivaient seuls au 31 décembre. Étonnée de ce grand désastre, émue par la poésie frémissante de Joseph Autran, l’opinion publique fut sévère pour le maréchal Valée. Le maréchal, homme de conscience et de probité, n’essaya de dissimuler, pas plus à autrui qu’à soi-même, la gravité de la catastrophe dont ses lenteurs étaient la cause, et comme il y allait de son honneur d’en prévenir un second exemple, il voulut, sans plus de retard, diriger en personne le ravitaillement des garnisons bloquées.

Le 27 octobre, un corps de sept mille combattans, escortant un convoi de huit cents mulets, quittait Blida, et le lendemain s’établissait au col de Mouzaïa sans opposition. Le 29, au bois des Oliviers, l’arrière-garde, un moment compromise, fut dégagée par un retour offensif du général Changarnier. Après Médéa, ce fut Miliana qui reçut la visite du maréchal : il y arriva le 8 novembre, compléta pour un semestre l’approvisionnement de la place, substitua au 3e léger, qui n’y était que depuis un mois, le 2e bataillon d’Afrique, et revint sur Blida par un nouvel itinéraire, en châtiant les Beni-Menad au passage. Du 15 au 20 novembre, un convoi supplémentaire acheva de remplir les magasins de Médéa, dont la garnison fut intégralement renouvelée ; les zouaves y relevèrent le 23e de ligne, et Cavaignac, leur lieutenant-colonel, le stoïque bloqué de Tlemcen, remplaça Duvivier, qui reprit avec satisfaction le commandement d’une brigade active. La campagne d’automne ainsi terminée, les troupes rentrèrent dans leurs cantonnemens.


X.

Presque uniquement absorbé par les opérations sur Médéa et Miliana, le maréchal Valée avait à peu près négligé la province de Constantine et tout à fait la province d’Oran. Dans une dépêche qui ne lui fut pas agréable, le ministre de la guerre crut devoir lui rappeler, le 25 septembre, l’importance de l’une et de l’autre. « Vous aurez, disait le ministre, à considérer quels résultats a déjà produits sur les Arabes de l’intérieur et sur la fidélité de nos alliés la longue défensive dans laquelle la province d’Oran a été tenue, et à examiner s’il est, en effet, sans danger de la prolonger... D’un autre côté, Abd-el-Kader, après une suite de combats glorieux pour nos armes, a pu cependant envahir, par ses lieutenans, la Medjana et porter la guerre dans la province de Constantine, où nous n’avions que quelques embarras intérieurs. »

Il est certain que, dans la Medjana, El-Hadji-Moustafa, le propre frère d’Abd-el-Kader, avait provoqué, au mois d’août, une insurrection générale et bloqué, ou peu s’en faut, la garnison de Sétif ; mais il faut ajouter qu’un beau combat de cavalerie, livré le 1er septembre aux environs de cette place, à Medzerga, par les chasseurs d’Afrique du colonel de Bourgon, dissipa la ligue insurrectionnelle et contraignit le frère de l’émir à se retirer dans la montagne, d’où il ne tarda même pas à regagner le Titteri. La tranquillité parut même assez bien rétablie pour que le général Galbois, qui avait porté son quartier-général à Sétif, pût retourner à Constantine. Son attention était appelée sur un autre point de la province, du côté de Bône, où le capitaine d’état-major Saget, officier de la plus grande distinction, et le kaïd de La Calle, venaient d’être assassinés en trahison par un cheik des Beni-Sala. Commis au mois d’octobre, le crime fut sévèrement puni, six semaines plus tard, par le général Guingret, qui mit à feu et à sang le territoire de la tribu coupable ; malheureusement, le cheik assassin put échapper à toutes les recherches, mais soixante de ses complices payèrent de leur tête l’assistance qu’ils avaient prêtée au guet-apens.

Dans la province d’Oran, il semblait qu’on eût rétrogradé de cinq ans, au lendemain de la Macta, au temps fâcheux où les garnisons, retenues en arrière des blockhaus, laissaient les Arabes parader triomphalement en plaine. Telle était la détresse des Douair et des Sméla, resserrés entre les murs d’Oran, le Figuier et Misserghine, que l’intendance était obligée de pourvoir à la nourriture des hommes et des chevaux, à raison d’un demi-kilogramme de blé et de trois kilogrammes d’orge par jour. Heureusement l’heure approchait où, les affaires prenant une autre allure, la division d’Oran allait sortir de cet état de marasme. Au mois d’août, le général Guéhéneuc fut remplacé par La Moricière. Ce changement, décidé à Paris, ne plut pas au gouverneur, qui ne l’avait pas provoqué : mauvais symptôme. Afin de remettre les troupes en haleine, La Moricière commença par faire des razzias. Avec les chasseurs d’Afrique du colonel Randon, les spahis du commandant Montauban, les 13e et 15e léger, le 1er et le 41e de ligne, il était toujours prêt à déboucher du Figuier ou de Misserghine, et décidé à ne plus laisser Bou-Hamedi ou Ben-Tami courir impunément du Sig au Rio-Salado. Le temps n’était plus où le maréchal Valée dictait ses volontés au gouvernement; obligé de se plier aux instructions du ministre, voici ce qu’il écrivait, lui, l’ennemi de la razzia, lui, l’adversaire des colonnes mobiles, le 11 octobre, à La Moricière : « Le rôle de la division d’Oran devra être de tenir la campagne, de manière à inquiéter sérieusement l’ennemi, à lui faire éprouver des perles considérables, à attirer dans notre alliance les tribus, à faire peser sur celles qui resteront hostiles le poids de la guerre. Vos opérations devront commencer par une attaque, tenue autant que possible secrète, contre les Gharaba et les Beni-Amer. Ravager le pays au sud du lac, enlever les troupeaux, amener BouHamedi à un combat décisif, puis, si on le pouvait, se porter dans la plaine de l’Habra, empêcher les tribus d’ensemencer les terres, tel est le but qu’il conviendrait d’atteindre. » Le 21 octobre, sous prétexte d’une revue, 3,000 hommes d’infanterie, une batterie de montagne, 700 chevaux du 2e chasseurs d’Afrique, 400 spahis, 500 Douair et Sméla étaient rassemblés au Figuier. Dans la nuit, La Moricière les porta rapidement sur le haut Tlelate. Il devait y avoir là, d’après le capitaine Daumas, un grand campement de Gharaba et de Beni-Amer, sous les ordres de leurs aghas Ben-Yacoub et Sidi-Zine. La surprise, au point du jour, fut complète et le butin énorme : un millier de bœufs, 3,000 moutons et chèvres, 60 chevaux, 30 chameaux, 300 ânes, de l’orge, des poules, du blé, des lentes, des tapis, des bijoux, des boudjous, etc. Les femmes de Ben-Yacoub avaient été prises ; l’agha offrit de payer largement leur rançon, à condition qu’elles n’eussent pas subi d’insultes ; autrement il les abandonnait « pour être salées et mangées. » C’était, selon le capitaine Daumas, l’expression courante chez les Arabes en pareil cas. Le 2 novembre, visite de la colonne mobile aux silos des Beni-Amer; le Set le 9, visite aux silos des Gharaba. Dans cette dernière affaire, il y eut un assez vif engagement à l’arrière-garde. A la tête d’un escadron de chasseurs d’Afrique, côte à côte avec le général de La Moricière, le colonel de Maussion, son chef d’état-major, tomba frappé de trois balles, en pleine charge. « Nous avons perdu un homme qu’on ne remplacera jamais ici, écrivait, quelques jours après, le capitaine de Montagnac; il emporte non-seulement les regrets de l’armée, mais encore ceux de toute la population. Le colonel de Maussion est mort au bivouac, deux heures après avoir été blessé; le 11, nous l’avons enterré. Les derniers adieux à cet honnête homme ont été touchans, et quelques paroles prononcées sur sa tombe par le commandant de Crény ont fait couler bien des larmes. » Ce fut le lieutenant-colonel Pélissier qui prit l’emploi de chef d’état-major de la division d’Oran.

La guerre ne donne pas de loisir aux longs attendrissemens, et ceux qu’elle passionne lui pardonnent ses rigueurs en faveur de ses mâles jouissances. Encore et sincèrement ému de la mort héroïque du colonel de Maussion, le capitaine de Montagnac esquissait d’une plume allègre, en dilettante, le combat du lendemain : « Il faisait un temps superbe, le soleil était brillant ; le terrain, pas trop accidenté, laissait apercevoir tous les mouvemens des deux partis. Ces nuées de cavaliers, légers comme des oiseaux, se croisant, voltigeant sur tous les points, ces hourras, ces coups de fusil dominés, de temps à autre, par la voix majestueuse du canon, tout cela présentait un panorama délicieux et une scène enivrante. Il paraît que demain nous allons nous mettre encore en course. Le petit La Moricière ne nous laisse pas beaucoup de repos, et il a raison, s’il veut avoir des troupes aguerries et faites à la fatigue pour les expéditions du printemps prochain. » Les expéditions du printemps prochain, qui donc allait les diriger en chef ? La nomination de La Moricière à la division d’Oran n’était-elle pas l’indice d’un changement plus considérable ? La Moricière n’était-il pas un précurseur? Pendant trois années, le maréchal Valée avait donné sa mesure ; l’expérience de sa méthode était largement faite; qu’avait-elle produit? Sauf un cas unique d’offensive, l’assaut du col de Mouzaïa, toutes ses opérations militaires n’étaient qu’escortes de convois et ravitaillemens. On savait de reste ce que valaient les postes retranchés et le système d’attente. N’était-ce pas au tour des colonnes mobiles et du système d’action de faire leurs preuves? C’était de ce côté-là qu’inclinait visiblement déjà le cabinet que présidait M. Thiers, Celui qui lui succéda, le 29 octobre 1840, sous la présidence nominale du maréchal Soult, sous l’autorité réelle de M. Guizot, ministre des affaires étrangères, et du comte Duchâtel, ministre de l’intérieur, décida la question en tranchant résolument dans le vif. Le 29 décembre, une ordonnance royale releva de ses fonctions le maréchal Valée et nomma le général Bugeaud à sa place. L’affaire d’Algérie allait entrer dans une phase absolument nouvelle.


L’Algérie, comme l’ancienne Grèce, a eu ses Temps héroïques son âge légendaire. J’appelle de ce nom les dix années, de 1830 à 1840, dont la période s’achève avec ces lignes. C’est une ère confuse, incohérente, pleine de disparates, mais qui, ce me semble, ne manque ni d’originalité ni de grandeur. Les hommes y sont livrés à eux-mêmes, dans le libre jeu de leurs qualités et de leurs défauts, sans direction, sans contrôle, aux prises avec des difficultés de toute sorte. La France hésite ; dix fois, elle semble près de renoncer à cette lutte ingrate, d’abandonner cette Afrique dévorante : l’honneur la retient cependant, et ce sont des défaites à venger qui l’enracinent dans un sol imprégné de son sang. En face d’elle et par elle a grandi un Arabe de génie; lui seul a de la persévérance, un dessein suivi, une volonté que rien ne décourage : c’est un caractère. Mais voici qu’en face de lui va se dresser, à son tour, un homme de guerre à sa taille, aussi persévérant, énergique, résolu, qui, après avoir d’abord hésité lui-même, entraînera dans son élan les hésitations de la France. Avec lui, tout se range, tout s’organise, tout se règle.

Chez les Grecs, les Temps héroïques ont pris fin quand s’est ouverte la grande histoire. La grande histoire en Algérie s’ouvre avec le général Bugeaud. Son avènement clôt décidément pour nous les Commencemens d’une conquête.


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue des 1er janvier, 1er février, 1er mars, 1er avril, 15 mai 1885, du 1er janvier, du 1er février, du 1er mars et du 1er avril 1887.