Les Commentaires des soldats (1792-1815)

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Les Commentaires des soldats (1792-1815)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 552-575).
LES
COMMENTAIRES DES SOLDATS
(1792-1815)

Journal d’un fourrier de l’armée de Condé, publié par M. le comte de Contades . Paris, 1883, Didier. — II. Souvenirs d’un jeune abbé, soldat de la république, publiés par M. le baron Ernouf ; Paris, 1883, Didier. — III. Journal de marche d’un volontaire de 1792, publié par M. Lorédan Larchey; Paris, 1882, Hachette. — IV. Les Cahiers du capitaine Coignet, publiés par M. Lorédan Larchey, Paris, 1883, Hachette.

Les chefs d’armées qui écrivent leurs mémoires n’ont point, en général, pour seul but de raconter les choses dont ils ont été les témoins actifs. Ce qu’ils s’efforcent surtout de montrer dans les événemens, c’est le rôle qu’ils y ont joué. L’histoire s’efface et se personnifie, en eux-mêmes. Il s’en faut qu’ils goûtent la valeur du précepte : Scribitur ad narrandum… Bien au contraire, ils plaident, ils jugent, ils concluent. Le récit tourne vite à l’apologie de l’autobiographe. Les Marmont, les Soult, tant d’autres ne peuvent faire abstraction de leur renommée, de leurs rivalités, de leurs inimitiés. Ils combinent tout en vue d’une défense qui est d’ailleurs trop souvent nécessaire. Sans doute ils n’altèrent pas les faits, mais ils les présentent parfois sous un aspect qui les modifie. Dans ces récits, l’art a autant de part que la vérité. Tout différens sont les mémoires des simples soldats. Ces humbles et glorieux comparses des grands drames militaires prennent leurs notes au bivouac, sans idée préconçue de publicité, sans l’arrière-pensée d’imposer leur nom à l’histoire. Comme ils écrivent pour eux seuls, ils disent sincèrement, sans détours ni réticences d’aucune sorte, ce qu’ils voient, ce qu’ils savent, ce qu’ils pensent. Dans ces pages écrites au jour le jour, sous l’impression immédiate, ils trahissent les sentimens qui les possèdent, l’enthousiasme, les espérances, les découragemens ; ils témoignent de l’état moral de l’armée entière. Tandis que les généraux, préoccupés seulement des résultats, parlent et jugent en tacticiens et en politiques, les Fricasse, les Thiboult, les Coignet parlent et jugent en soldats et en hommes ; ils représentent l’opinion de la multitude. : c’est Monsieur Tout le Monde, Herr Omnes, qui fait entendre par eux ses murmures et ses hosannas.

On ne doit pas s’exagérer toutefois non point l’intérêt, mais l’importance des mémoires des soldats. Ils contiennent plus d’une erreur et présentent de nombreuses lacunes. Sur les faits capitaux ils n’apprennent rien que l’on ne sût déjà. Ce n’est point par ces journaux de marche incomplets que l’on connaîtra à fond l’histoire des guerres de la république et de l’empire. Quelle que soit la verve du grenadier Coignet quand il raconte la campagne de 1800, il est assurément plus profitable d’en lire le récit dans Thiers. A mieux dire, ce qu’il faut, c’est lire Thiers et Coignet, Théodore Muret et Jacques de Thiboult, Michelet et Fricasse. Ces commentaires des soldats nous révèlent nombre de détails intéressans et de curieux incidens qu’on ne trouve pas dans les livres des historiens, et ils sont surtout précieux en ce qu’ils nous donnent les élémens de la psychologie des armées. Ils ne sont pas l’histoire, mais peut-être aident-ils à la mieux comprendre,


I.

Jacques de Thiboult de Puisact s’engagea dans le corps de Condé en septembre 1794. Officier démissionnaire en 1791, émigré dès les premiers jours de 1792, il eût pu entrer dans cette armée à l’époque de sa formation. Mais il relevait d’une grave maladie et ne se sentait pas en état de supporter les fatigues de la guerre. Il vint d’abord à Bruxelles, où il resta peu de temps. « Il était offusqué, dit-il, de l’attitude de la plupart des Français, qui regardaient l’émigration comme une partie de plaisir et faisaient de grandes dépenses, comptant que les affaires seraient bientôt finies. » Il préféra aller vivre avec quelques amis dans un petit village, situé près de Maestricht. Revenu peu à peu à la santé, il voulut reprendre du service. Après maintes démarches inutiles pour passer dans un corps à la solde de l’Angleterre destiné à agir en Bretagne, il se décide à s’enrôler parmi les Condéens, dont le camp était alors à Rastadt. Le 7 septembre 1794, Thiboult fut incorporé à la 5e compagnie des nobles à pied; il fut nommé fourrier le 12 août de l’année suivante.

Le Journal de Thiboult, tenu régulièrement à partir de l’incorporation du Condéen, est le plus souvent bien vide de faits. Ce sont des variations sur le thème du rapport si connu : « Rien de nouveau. » Du 7 septembre 1794 au 13 août 1796, les nobles à pied ne brûlent pas une cartouche. Le temps se passe en exercices, en parades et en revues d’honneur ou d’effectif, passées par les princes ou les généraux et commissaires autrichiens. D’ailleurs, les marches et les contremarches sont fréquentes. Durant ces deux années, il n’est pas une ville, pas une bourgade du grand-duché de Bade et du Wurtemberg que ne traversent ou n’occupent les troupes de Condé. On va de Rastadt à Carlsruhe et à Spire; on redescend jusqu’à la frontière suisse; on revient ensuite jusqu’à Kensingen, puis on gagne Rottenburg et Altdorff. On marque le pas, sans relâche, entre le Neckar, le Danube et le Rhin. Il semble que, soit par jalousie, soit par défiance, les généraux autrichiens considèrent l’armée de Condé comme un embarras et qu’ils s’efforcent de l’employer le plus rarement possible. Le seul service utile des Condéens se borne à quelques rares grand’gardes sur la rive droite du Rhin. Ces factions nocturnes sont des plus pénibles, car c’est au cœur de l’hiver et il fait 15 degrés de froid ; mais, au moins, quand ils sont là, l’arme au bras, les pieds dans la neige, l’œil au guet et l’oreille aux écoutes, les Condéens sont soutenus, encouragés par la pensée qu’ils servent à quelque chose. Ils ne conservent pas cette illusion dans les marches forcées sans but et dans les longs mois au cantonnement, où les plus intrépides perdent toute énergie. Quelle armée résisterait à une pareille inaction?

Pour surcroît de maux, la discipline est relâchée, la solde insuffisante et irrégulièrement payée, les fournitures de mauvaise qualité, les vivres hors de prix ; enfin, les soldats nobles, mal vus de la population des villages, ont chaque jour des rixes sanglantes avec les paysans, et il y a de nombreux conflits d’autorité entre les chefs de l’armée de Condé et les généraux, les principicules et les magistrats allemands. Le Journal de Thiboult donne sur tous ces faits bien des témoignages. « L’autorité n’est respectée en rien, » écrit-il à la date du 30 septembre 1795. A propos d’un ordre du jour portant que la solde sera prochainement augmentée, il a cette remarque : « Voilà qui produit un grand plaisir, mais il y a encore bien des incrédules ! » Plus loin, il se plaint que l’état-major allemand substitue 40 kreutzers par mois aux fournitures de linge et chaussures qu’il Faisait précédemment en nature.» Cela est insuffisant, surtout en raison des prix excessifs de tout ce qui se vend dans le camp. Il n’y a rien qui ne soit vendu au poids de l’or. Les vendeurs sont insatiables. et font la loi sur tout. L’on ne saurait, au reste, se plaindre trop des gens du pays, puisque les vivandiers de l’armée sont les premiers à voler. Cette canaille, qui se prétend très bien pensante en révolution, est de la plus scandaleuse rapacité. » Le fourrier de Condé ajoute ce curieux détail de mœurs : « La comtesse de Boyer, femme du colonel de La Fère, s’est avisée d’envoyer au camp une femme de chambre adroite et intelligente, qui s’est établie cafetière et marchande de toutes sortes de choses. Elle vend fort cher des liqueurs et des bas, des gilets et de mauvais pâtés et fait d’énormes profits pour sa maîtresse. Pour ajouter encore à ces profits, elle donne à jouer sous un vaste hangar... Beaucoup d’émigrés retirés à Fribourg, comme la comtesse de Boyer, spéculent sur notre dépense. Toutes ces personnes, qui ont à la vérité de grands titres pour nous intéresser et obtenir la préférence de nos fonds, nous vendent aussi cher que le juif ou l’Allemand le plus avide. »

Tandis que les Vendéens, qui combattent dans leur pays, mais pour la même cause, trouvent un asile dans chaque chaumière, partout des secours, des sympathies, des encouragemens, les soldats de Condé ne trouvent en Allemagne que défiance et hostilité, chez les paysans comme chez les hobereaux. « La conduite du seigneur de Feldorf, remarque Thiboult, qui a les meilleurs procédés pour les gentilshommes français, ne ressemble en rien à celle tenue par les autres nobles allemands. » Les paysans sont pires encore. A Hornberg, dans le Wurtemberg, les habitans s’opposent par la force au logement des troupes. Il faut mettre la baïonnette au bout du fusil pour occuper le village. Le soir, les Wurtembergeois se vengent. Les Condéens logés isolément sont attaqués dans leur sommeil par des hommes armés de cognées et de fourches. A Auggen, les paysans se ruent dans une maison où quelques gentilshommes sont au cantonnement. En se défendant, ceux-ci tuent trois assaillans, et au moment de mourir, l’un d’eux déclare avoir déjà assassiné plusieurs Condéens portés comme disparus. « C’est chose singulière, s’écrie Thiboult, que la haine de toute cette canaille contre les émigrés ! » Des volontaires royaux chassent dans une forêt appartenant à des moines, « lesquels n’ont jamais témoigné que de la haine pour les émigrés, » les gardes-chasse, soutenus par des paysans, reçoivent les chasseurs à coups de fusils. C’est un véritable combat sous bois. Dans les cabarets et les auberges, les rixes entre nobles et indigènes sont fréquentes ; on s’assomme avec des chaises et des bouteilles. Si grande était l’animosité de la population allemande envers les émigrés, qu’un curé dut en chaire réprimander les paysans « pour leur aversion incroyable contre les Français. » Les rixes presque quotidiennes provoquaient des conflits sans nombre entre les autorités du pays et les chefs de l’armée de Condé. Les magistrats estimaient toujours que les coupables étaient les Français, et ils réclamaient des châtimens exemplaires. Les chefs n’osaient point défendre leurs soldats. Maintes fois des Condéens furent punis des arrêts, de la prison, de peines plus sévères encore, bien qu’ils n’eussent tiré l’épée que pour défendre leur vie. « A la suite d’une rixe sanglante, raconte Thiboult, et quoique les paysans qui y ont trouvé la mort aient été les agresseurs, deux gentilshommes ont été condamnés par la prévôté de l’armée du prince à avoir la tête tranchée. Le prince leur a facilité les moyens de s’éloigner jusqu’au moment où nous aurons quitté les terres du margrave de Bade. Ils pourront alors rejoindre le corps. » — Un prince du sang, un chef d’armée, réduits à de pareils compromis ! — Et le pire était que, par cette conduite, les chefs des Condéens n’obtenaient pas le résultat cherché ; tout au contraire. En vain, de peur que les plaintes contre l’armée ne mécontentassent la cour de Vienne, ils faisaient docilement droit aux réclamations des magistrats et écoutaient les doléances des paysans, ils ne pacifiaient rien. Les exigences des Allemands et leur insolence envers les soldats croissaient à mesure qu’on leur donnait plus d’argent à titre d’indemnité et qu’on sévissait plus sévèrement contre ceux qu’ils accusaient. « Ces extrêmes ménagemens, dit Thiboult, nuisent à la considération des chefs, au bien-être de l’armée et à la tranquillité générale. Chacun croit ne rien nous devoir, chacun parle haut et menace, la patience se lasse et on frappe. » Haïs, exploités, volés et molestés par les bons Allemands des provinces rhénanes, les Condéens se trouvent comme en pays ennemi avec l’obligation de traiter les nationaux en amis.

Les traverses de cette existence impossible se joignent aux ennuis et à l’énervement de l’inaction pour faire tomber les soldats nobles dans une tristesse morne. C’est inutilement qu’ils cherchent à s’étourdir au milieu des maigres distractions du camp, dont Thiboult trace le tableau : parties de loto et de macao, soupers d’œufs et de vin pour ceux qui ont de l’argent, de lait caillé et de pain de munition pour ceux qui n’ont que leur solde. Dans ces réunions, une gaîté passagère semble faire oublier aux Condéens « leurs chagrins si réels. » Mais la retraite bat, on se sépare et l’on retrouve les pensées amères. On n’en est plus aux espérances de la première heure, on a perdu le feu des journées de Berstheim et de Wissembourg. Les Condéens n’ont plus foi à la victoire. Ils restent soldats, mais leur âme a déserté. Les gazettes, les rapports, les ordres du jour ont beau leur répéter sans cesse que les « carmagnoles, » — sobriquet des républicains, — se battent indignement dans l’Ouest, qu’ils n’inspirent que du mépris aux Vendéens, les soldats de Condé deviennent incrédules : « Ce sont cependant ces mêmes carmagnoles, disent-ils, qui font fuir les armées européennes coalisées. » Au demeurant, les succès des Vendéens n’ont pas de lendemain. On apprend au camp du Rhin, le 22 juillet 1795, la défaite de Villaret-Joyeuse, le débarquement de quatre mille émigrés sur la côte de Bretagne, leur jonction avec dix mille paysans armés et les quatre mille chouans de Cadoudal. « L’armée n’est plus reconnaissable, dit Thiboult; l’espérance d’un dénoûment prochain a ramené la gaîté à la place du morne silence. » Mais cette expédition avorte à Quiberon, et la nouvelle de ce désastre, connue le 2 août, rejette tout le monde dans l’épouvante et le désespoir. «On donne un libre cours à la douleur. »

Loin qu’elle se fortifie et qu’elle s’aguerrisse, l’armée des princes s’énerve et se perd. On commence à servir mal, les désordres vont croissant. « L’armée n’est plus telle qu’au moment où j’y suis entré,» écrit Thiboult le 7 septembre 1796. — D’ailleurs, dans les circonstances, trop rares pour eux, où on les met en ligne, les Condéens font bravement leur devoir. A l’affaire d’Ober-Kamlach (13 août 1796) l’infanterie noble se montra doublement vaillante, puisqu’elle combattit avec intrépidité et dans l’obscurité troublante de la nuit. Mais, après deux ans d’inaction, les Condéens débutaient par un échec ! A la suite du combat d’Ober-Kamlach, on dut se mettre en retraite à travers la Bavière et la Souabe. Les fatigues, les privations, les contremarches exaspérantes de cette campagne, marquée par un demi-succès, Steinstadt, et par une défaite, Biberach, achevèrent, de lasser la patience des Condéens et d’abattre leur énergie. Il arriva que beaucoup de volontaires ne restèrent plus au corps que faute de le pouvoir quitter. « L’armée est dans le plus triste état, lit-on dans le Journal de Thiboult. Chacun est dégoûté et ouvre avec ardeur des correspondances par la Suisse pour obtenir de l’argent et se procurer ainsi les moyens de partir d’ici. » Ah ! les soldats des armées républicaines ne pensaient point à abandonner leur drapeau.

Au milieu de l’année 1797, le corps de Condé passa de la solde de l’Autriche à celle de la Russie et partit pour la Wolhynie. L’étape fut aussi pénible que longue. Les Condéens n’arrivèrent que le 3 janvier 1798 aux cantonnemens qui leur avaient été assignés. Il fallut apprendre les manœuvres à la russe et faire l’exercice avec des fusils du poids de quinze livres. On fut astreint à un service de garnison « très pénible pour la noblesse, qui ne l’avait jamais fait.» On se trouva comme en un désert, privé de toute correspondance particulière, et même de toute nouvelle, sauf de fausses nouvelles : telles les victoires des alliés, la capture de la flotte d’Egypte par les Anglais, la tête de Bonaparte envoyée au grand Turc. La discipline fut rigoureuse, les punitions fréquentes et sévères et, pour les châtimens, les pénalités russes étaient substituées à celles en usage dans les autres armées européennes. Un soldat de la 10e compagnie des nobles à pied, coupable d’avoir assassiné un de ses camarades, fut condamné non point à être fusillé comme on pouvait s’y attendre, mais à perdre le nez et les oreilles et à recevoir cent coups de knout. Cette sentence barbare fut exécutée. Les Condéens portent l’uniforme russe, ont des drapeaux russes, manœuvrent à la russe, sont tout à fait russifiés. L’autorité des princes est à peu près réduite à rien. Ce séjour en Russie, qui dura dix-huit longs mois, fut la plus cruelle entre toutes les épreuves qu’eut à subir l’armée de Condé. Écoutons Thiboult : « Le prince de Condé voit son pouvoir limité et sa bienveillance envers nous à peu près enchaînée. Nous n’avons point de nouvelles et l’on ne peut recevoir une lettre. Il faut renoncer à correspondre avec ceux à qui les liens du sang et du cœur vous attachent; il faut renoncer à prendre soin de ses intérêts de famille, à tenter de sauver quelque débris de sa fortune passée. Telles sont les pensées qui attristent chacun en particulier. Chacun se demande dans le secret de son âme : Faudra-t-il donc rester dans ce tombeau? »

Les notes au jour le jour de Thiboult du Puisact ne s’arrêtent qu’au licenciement définitif de l’armée de Condé, en mars 1801. Nous ne suivrons pas jusque-là le fourrier condéen et son monotone Journal, qui semble refléter l’ennui profond ressenti par celui qui l’a écrit. Il nous suffira de dire que les deux dernières campagnes des Condéens, en 1799 et en 1800, apportèrent aux officiers et aux soldats les mêmes mécomptes, les mêmes fatigues inutiles et les mêmes tristesses désespérées : « Presque tout le monde éprouve un dégoût inexprimable. Chacun est dégoûté par la longueur de ces infortunes. » L’année qui précède le licenciement, le corps est en pleine dissolution. Les compagnies fondent, tombent de cent dix hommes à vingt-cinq. Pourquoi combattre pour être toujours vaincu, pour battre en retraite après chaque engagement? Thiboult a un mot qui serait comique s’il n’était si douloureusement amer : « Tout est prêt pour la retraite. Il suffit que l’ennemi se montre pour la décider. »

Jacques de Thiboult cependant est parmi les plus vaillans, les plus fermes et les plus fidèles des Condéens. Alors que ses camarades, à bout d’énergie, prennent leur congé, lui reste au corps jusqu’au licenciement. Il donne les raisons de sa conduite dans ces mots, d’une éloquence laconique, qui marquent toute la noblesse de son caractère : « Beaucoup des nôtres se décident à partir. Pour moi, j’attends. Le roi nous a appelés. C’est à lui de nous dire que nous sommes libres et qu’il n’a plus besoin de nous. Ce jour-là, je partirai. » Mais comme on sent que ce jour-là tarde à venir pour le stoïque gentilhomme ! Les soldats de Condé eurent plus d’une des vertus militaires, le mépris de la mort, la fidélité au drapeau, la résignation dans les souffrances ; mais il leur manqua la conscience juste de la discipline, la foi en eux-mêmes, l’enivrement de la guerre. Les rudes paysans de la Vendée, plus audacieux après chaque victoire, plus acharnés après chaque défaite, se ruaient à l’ennemi avec l’élan furieux d’un peuple fanatisé. Les Condéens, d’intelligence trop éclairée et d’esprit trop affiné pour être accessibles à de telles exaltations, servaient sans zèle et combattaient sans feu. Sur la Loire c’était un corps de nation armé pour la religion; sur le Rhin, c’était une poignée de gentilshommes, sceptiques et désabusés, obéissant au seul sentiment de l’honneur. Ce qui manqua surtout aux Condéens, ce fut l’entrain, la gaîté, la bonne humeur contre la mauvaise fortune, sans quoi le métier des armes est le plus pénible des métiers. Il semble qu’à servir dans les armées étrangères, les émigrés eussent perdu ces dons suprêmes du soldat français, qui non-seulement supporte les épreuves, mais les défie et les nargue. Aussi les sept années passées au corps de Condé ne laissèrent point de chers souvenirs à Jacques de Thiboult ni sans doute à ses compagnons d’armes. Tandis que tous les vieux soldats se complaisent bien souvent à revivre leurs campagnes, jamais, jamais, pas un jour, M. de Thiboult n’a pu penser sans amertume au temps où il était fourrier sur les bords du Rhin, à la solde de l’Autriche, au fond de la Wolhynie, à la solde de la Russie, sur la frontière suisse, à la solde de l’Angleterre. C’est là la condamnation, à défaut d’une autre, de cette vaillante, inutile et malheureuse armée de Condé.


II.

Cet entrain et cette bonne humeur, qui font si complètement défaut au volontaire de Condé, ne manquent point au jeune abbé, caporal dans la 35e demi-brigade. Et pourtant, ce n’est certes pas par enthousiasme ou par devoir que cet échappé du séminaire, déjà investi des ordres mineurs, se fit en pleine Terreur soldat de la république. En ce temps-là, le sacerdoce était plus périlleux que la guerre, et c’était parfois une sauvegarde pour une famille d’avoir un fils à l’armée. L’abbé C... ne tenta donc pas de se soustraire au service militaire, il fut incorporé, en septembre 1793, dans un bataillon de réquisition du département de l’Aisne. Encore qu’il eût pris bravement son parti, il dut faire appel à toute sa fermeté au moment du départ. « Nous avions le cœur bien gros, écrit-il dans la première de ses lettres, en quittant nos parens, nos amis; mais peu à peu, la marche au tambour fit diversion à nos chagrins et enhardit les plus timides. » Après trois ou quatre étapes, le détachement arriva à Guise, en présence de l’ennemi. Les conscrits étaient déjà « tout décidés. » — « Je ne veux point dire tout aguerris, ajoute l’abbé; il faut réserver cette expression pour une autre époque, qui, par le temps qui court, arrivera probablement assez vite. » Sous la plume d’un réquisitionnaire de trois jours, cette phrase n’a-t-elle pas bon air? On sent que celui qui l’a écrite a autant de résolution qu’il a peu de jactance. A n’en pas douter, ce conscrit deviendra vite un soldat.

Dès le 5 octobre, le bataillon suivait la marche de l’armée à la rencontre des Autrichiens et, le 15, il assistait, en réserve toutefois, à la bataille de Wattignies. Il prit ensuite ses quartiers d’hiver à Prisches et au Sart, gardant la ligne de la Sambre. Au milieu de janvier 1794, on procéda dans le corps d’armée à « l’amalgame » prescrit par la loi du 19 nivôse an II. — On ne perdait pas de temps à l’armée du Nord : la loi était exécutée six jours à peine après avoir été promulguée. — Le bataillon dont l’abbé faisait partie fut versé avec un autre dans le 1er bataillon de l’ancien régiment de Royal-Auvergne et forma la 35e demi-brigade de bataille[1]. L’abbé approuve fort cette nouvelle organisation, bien qu’il y perde le grade de sous-lieutenant, qui lui a été conféré à l’élection : « Ce qui rend cette incorporation un peu dure, dit-il, c’est la perte de nos grades, que nous espérions bien conserver. J’en suis un peu vexé, mais il faut bien en prendre son parti comme les autres. » D’ailleurs il reconnaît que « les bataillons de réquisition manquant d’instruction et d’expérience, et étant commandés par des officiers élus, dépourvus de savoir comme d’autorité, on a fait sagement de les répartir entre les divers régimens qui ont déjà fait campagne. » L’abbé revient mainte fois dans ses lettres sur les bons résultats de cette mesure : « L’amalgame paraît devoir contribuer puissamment au succès de nos armes... Jusqu’ici, nous avions connu la vie commune, mais pas du tout la vie militaire. Nous y voici maintenant tout à fait initiés. Exercices, revues, service, tout se fait avec l’ordre le plus sévère. Les anciens sont contens de nos progrès et affirment que, d’ici à très peu de temps, nous serons en état de les seconder. » En effet, à l’affaire de Landrecies, le 26 avril 1794, la 35e demi-brigade reçut le baptême du feu et le baptême du sang. Elle perdit le quart de son effectif à l’attaque des retranchemens ennemis. Après trois assauts successifs, on dut battre en retraite. « Mais écrit l’abbé, la campagne n’est pas finie. Nous n’aspirons qu’à combattre... et à nous venger. » Ce qui plaît chez l’abbé C..., c’est que non-seulement il manœuvre et combat comme un bon soldat, mais qu’aussi il juge et il parle en vrai soldat. Il sait que, pour une armée, tout reste à faire quand tout n’est pas fait. Il ne joue pas au foudre de guerre et n’a garde de chanter Te Deum pour une demi-victoire. Il ne se dissimule pas les périls et les difficultés de la campagne, mais il les regarde avec assurance. Il n’a pas d’illusions, il a une confiance inébranlable : « Jusqu’à présent, écrit-il, l’ennemi a respecté notre inexpérience.... il n’y a eu encore, écrit-il plus tard, que de petites escarmouches, bonnes seulement à tenir la troupe en haleine. Mais, selon toute apparence, les choses vont prendre d’ici à peu une tournure autrement sérieuse. » Lorsqu’il raconte l’affaire du pont de La Buissière (12 mai 1794), où sa brigade, d’abord victorieuse, soutint seule la retraite de l’armée, l’abbé ne se fait point mérite de sa conduite ; il dit simplement : « A bientôt la revanche ! » Et le lendemain, placé en sentinelle sur le bord de la Sambre, il raille l’allure matamoresque des soldats hollandais qui occupent l’autre rive, « Ces gens, qui n’ont pas tiré un coup de fusil la veille, prennent des airs vainqueurs qui nous agacent singulièrement... Malgré quelques succès partiels, l’ennemi pourrait bien se trouver prochainement fort embarrassé. » Le 21 mai, les Français passèrent la Sambre et occupèrent la route de Mons après un combat meurtrier, où la 35e demi-brigade arrêta par ses feux de pelotons la cavalerie autrichienne qui la chargeait à revers. Mais, selon l’abbé, le résultat obtenu n’est point suffisamment décisif. « La ligne ennemie a plié sans se rompre... C’est à recommencer. » On recommença si bien qu’on mena les Autrichiens jusqu’à Fleurus.

Atteint d’une fièvre putride maligne, l’abbé dut quitter l’armée quelques jours avant cette bataille, — mais avec quels regrets ! La lettre suivante en fait foi : « Depuis quelque temps, ma santé était gravement affectée. Mais j’étais si convaincu que la forte organisation de notre infanterie finirait par assurer le succès de nos armes, j’étais si désireux de prendre part à cette revanche que je ne voulais pas entendre parler d’hôpital. J’espérais toujours prendre le dessus, car je pensais à une victoire décisive. Déjà, en effet, nous avions repris l’offensive et pénétré dans les Pays-Bas autrichiens lorsque, vaincu par le mal, je fus obligé d’accepter un billet d’hôpital... » Evacué sur Maubeuge, puis sur Avesnes, puis sur Marie, et menacé d’être transporté ainsi d’hôpital en hôpital jusqu’à Orléans, il put prévenir sa famille, qui obtint facilement l’autorisation de le faire soigner dans ses foyers. Il y resta, avec un congé d’infirmités temporaires, renouvelé d’année en année, jusqu’en 1798. Il venait d’accepter l’emploi de précepteur, lorsque brusquement, le 15 août 1798, il reçut une feuille de route. L’abbé ne réclama aucun sursis, et demanda pour toute faveur de rentrer dans son ancien régiment. La 35e demi-brigade, devenue la 106e par suite de la seconde formation de l’armée prescrite en 1796, était alors à l’armée d’Italie. On sait les difficultés qu’il y a à trouver un régiment que les dispositions de la stratégie, fréquemment contrariées par les mouvemens de l’ennemi, font sans cesse changer de place. Il fallut six semaines au malheureux soldat, renvoyé de dépôt en dépôt, de division en division, de bivouac en bivouac, pour rejoindre son corps. Enfin, le 25 octobre 1798, il retrouva dans la vallée du Tessin a sa tant désirée demi-brigade. » Le mot est à noter. Il prouve qu’arrivé à l’armée, comme tant d’autres, avec des défiances et des regrets, l’abbé s’était, comme tant d’autres, fait sans peine à la vie militaire, avait pris l’esprit de corps, connu la fraternité du drapeau et trouvé une famille dans le régiment.

Pendant ses campagnes en Italie, le jeune abbé conserve la bonne humeur qui l’animait à l’armée du Nord. Il ne cache pas d’ailleurs les souffrances et les privations des troupes sous le gouvernement du directoire : le désordre de l’administration militaire, le dénûment, la disette, les caisses sans argent et les magasins sans vivres. Tantôt ce sont deux régimens de cavalerie qu’on renvoie en France, faute de pouvoir assurer les subsistances pour les chevaux; tantôt c’est une révolte qui éclate parmi les troupes stationnées dans l’Apennin, lesquelles ne sont plus ni nourries ni payées. Dans Gênes assiégée, la ration est réduite au tiers, puis au quart, puis enfin à une poignée de pois secs ; aux avancées, les soldats se nourrissent avec des olives vertes et des écorces de citrons desséchés sur les arbres. Au milieu des épreuves, l’esprit militaire n’abandonne pas l’abbé. Non-seulement il supporte avec fermeté les dangers, les fatigues, le froid, la faim, mais il en plaisante et trouve sur tout le mot pour rire : « Après le combat, nous rentrons dans nos cantonnemens, à jeun et trempés comme les soupes que nous n’avons pas. ..Nous avions grand besoin de repos après cette promenade d’agrément (sept jours de marche forcée dans la neige) ; on nous laissa en effet tranquilles quelque temps, mais sans mieux nous nourrir, au contraire... Par extraordinaire, nous avons eu ce matin nos rations de pain, mais, selon toute apparence, nous jeûnerons encore plus d’une fois. Nous sommes excédés de fatigue, obligés d’entretenir un grand nombre de postes, d’être sans cesse sur le qui-vive, métier pénible pour des gens aussi sommairement nourris. C’est ainsi que nous nous reposons en attendant la reprise des opérations. » Malgré tout, la confiance du jeune soldat persiste : « L’ennemi veut nous épuiser d’avance pour nous accabler plus sûrement... Il en sera ce que Dieu voudra, mais les Autrichiens nous croient plus malades que nous ne le sommes. »

Après le traité d’Amiens, l’abbé reçut son congé de libération. La paix semblait assurée pour longtemps. Les églises étaient rouvertes. L’ancien séminariste revint à sa vocation première[2].


III.

Dans la matinée du 24 août 1792, les gardes nationales du canton de Château-Villain étaient réunies sur la place publique. Il s’agissait d’appeler des volontaires en exécution de la loi du 11 juillet, qui mettait en activité permanente tous les citoyens faisant partie de la garde nationale et obligeait les compagnies à choisir dans leurs rangs, au prorata des contingens demandés, les hommes devant d’abord rejoindre les armées. Nonobstant la proclamation de la patrie en danger, l’élan était faible et l’enthousiasme maigre parmi les gardes nationaux de la Haute-Marne ; ils ne paraissaient pas empressés de « voler à la frontière, » selon le mot du temps. Déjà la demie d’une heure avait sonné et les diverses compagnies, d’un effectif moyen de 160 hommes chacune, n’avaient pas encore présenté un seul volontaire. On allait sans doute être forcé de recourir au tirage au sort, lorsqu’un jeune jardinier, qui, pendant plus de deux heures, s’était tenu silencieux dans le rang, non par crainte, mais par modestie, se décida à donner l’exemple. Ce garçon, qui portait le nom typique de Fricasse, avait reçu quelque instruction et lisait les gazettes avec assiduité; c’était un fervent républicain. Fricasse se présenta donc à la tête de sa compagnie et demanda si on l’acceptait comme volontaire. Il partit le 2 septembre avec le 1er bataillon de grenadiers et chasseurs de la Haute-Marne.

Quelle que fût la fièvre qui régnait alors, on menait la guerre moins vite qu’aujourd’hui. Les mobiles de 1870 ont vu parfois le feu un mois après leur incorporation ; les volontaires de 92 et les réquisitionnaires de 93 n’étaient généralement mis en ligne qu’après avoir passé six mois ou un an dans les camps. Une année entière s’écoula avant que le bataillon de Fricasse fût appelé à combattre (aux affaires de Landrecies et de Maubeuge, 12 et 29 septembre 1793). Jusqu’au moment où il rejoignit l’armée du Nord, au camp d’Avesnes, il cantonna à Saint-Dizier et à Metz. Pendant toute cette période, on ne trouve guère à citer dans le Journal de Fricasse que ce fait curieux. Le 24 janvier 1793, l’aumônier du bataillon bénit solennellement dans l’église de Saint-Dizier le drapeau qui, par parenthèse, avait pour emblème une épée surmontée d’un bonnet de liberté et pour devise : Huit cens têtes dans un bonnet. — Un aumônier attaché à un bataillon et un drapeau, décoré du bonnet phrygien, bénit à l’église, ce sont là choses assez rares dans l’histoire militaire de la révolution.

De l’armée du Nord, Fricasse, promu sergent, passa à celle de Sambre-et-Meuse, puis à celle de Rhin-et-Moselle, enfin à celle d’Italie sous Schérer et sous Masséna. Il fut libéré le 5 vendémiaire an VII, après sept années de service. Il avait assisté, pour ne citer que les faits militaires les plus marquans, à la bataille de Fleurus, à la prise de Maëstricht, à l’admirable retraite de Biberach et au siège de Gênes. Son Journal de marche est donc bien rempli. Malheureusement le récit est succinct et froid, sans couleur et sans mouvement. On n’y trouve que peu de détails curieux ou ignorés, aucun trait pittoresque. L’éditeur du Journal de Fricasse, M. Lorédan Larchey, avoue que le sergent « ne sait ni voir ni conter. » Ces pages ont cependant leur très vif intérêt. C’est une bonne fortune inespérée que de trouver peint au naturel et par lui-même un volontaire de 92 conforme au type légendaire.

Fricasse est le modèle accompli du « citoyen-soldat. » Rien de moins, rien de plus. Il s’engage parce que la république est menacée, il reste au service parce que « ce ne sera pas en se sauvant comme des brebis égarées qu’on soumettra à la paix des hommes orgueilleux; » mais lorsque les grands périls sont passés, il retrouve son foyer avec bonheur et serait bien désolé de faire un nouveau congé. Chaque fois qu’il astique la bretelle de son fusil, il s’imagine qu’il sauve la patrie et s’en montre très fier. Il est brave et discipliné, il supporte stoïquement les fatigues de la retraite de Biberach, les privations du siège de Gênes. Il a toutes les qualités d’un bon soldat ; il n’est pas un vrai soldat. Chez lui tout est devoir, rien n’est plaisir. Ce Cincinnatus en chapeau à cornes, cet homme renouvelé de l’antique, ou plutôt moulé sur l’antique, aime la cause qu’il défend et non le métier qu’il fait. De l’ex-jardinier Fricasse et de l’ex-séminariste C..., le séminariste est bien plus soldat. Il est simple, gai, bon enfant, il aime à rire ; la guerre le séduit, le métier lui plaît, il a l’esprit de corps. C’est son tempérament de soldat qui lui donne la constante bonne humeur dont il brave toutes les épreuves. C’est au contraire dans sa foi républicaine seule que Fricasse puise son courage. Fricasse est froid, grave, aisément solennel. Il a de l’enthousiasme et pas d’entrain. La guerre est pour lui une nécessité fatale qu’il réprouve et qui l’afflige. Il s’apitoie sur ses désastres et sur ses misères : «On était après la moisson. L’ennemi s’est servi des grains pour donner à manger aux chevaux. C’est la plus grande désolation. Les habitations dévastées et même en partie brûlées : voilà ce qu’est la guerre ! Malheur au pays où elle s’est posée ! » Et voyez un peu ces remords de conscience : « C’était vraiment une grande misère. Les soldats, cachés derrière les haies, attendaient que le laboureur qui plantait des pommes de terre fendues en quatre, eût quitté son champ. Aussitôt les soldats affamés parcouraient le champ, cherchant dans la terre les morceaux de pommes de terre, les déterrant, et ils revenaient au camp faire cuire leur petite proie. » En vérité, voici bien du bruit pour quelques pommes de terre coupées en quatre. L’abbé C. n’y mettait pas tant de façons quand il s’agissait de démolir une maison pièce à pièce pour alimenter les feux de bivouac.

Fricasse écrit avec emphase, comme s’il parlait à la tribune de la convention. Il emploie naturellement les phrases ampoulées et les grands mots du jargon révolutionnaire. Il ne dit pas : Nous avons perdu quelques hommes; il dit : « Nous avons perdu quelques braves républicains : » Et encore : « C’est pendant la rigueur de cet hiver que le vrai républicain s’est distingué en tenant son rang avec bravoure. » Et encore : « L’ardeur républicaine qui bouillait dans nos veines... » Et encore : « Au milieu des douleurs aiguës, les blessés ne donnaient aucun signe de plaintes. Leurs visages étaient calmes et sereins; leur dernière parole était : Vive la république!.. C’est au lit d’honneur qu’il faut voir nos guerriers pour apprendre la différence qui existe entre les hommes libres et les esclaves. Les valets des rois expirent en maudissant la cruelle ambition de leurs maîtres. Le défenseur de la liberté bénit le coup qui l’a frappé. Il sait que son sang ne coule que pour la liberté. » L’on dirait, en vérité, qu’aux yeux du brave sergent l’humanité se divise en deux classes, l’une supérieure, les républicains, l’autre tout à fait inférieure, ceux qui ne sont pas républicains. A mieux dire, il semble que les valets des rois, nobles, soldats étrangers et autres esclaves soient en dehors de l’humanité.

Il faut reconnaître au reste que Fricasse, avec ses idées et sa phraséologie, était loin d’être une exception dans les armées républicaines. Combien d’autres soldats pensaient et parlaient comme lui et étaient des héros ! Un fusilier nommé Mercier combat un hussard autrichien. Deux coups de sabre sur la tête et sur le poignet gauche le terrassent : « Rends-toi! dit le hussard. — Un lâche le ferait, dit Mercier, mais un républicain, non ! » Et il se relève à demi, ramasse son fusil de la main droite, met le canon sur la saignée du bras gauche, lâche la détente et tue l’Autrichien. Le capitaine Caillac dit en tombant frappé à mort : « Ma vie n’est rien, je la donnerais mille fois pour le triomphe de la république. » Dans un combat sanglant livré au bord de la Sambre, Fricasse nous montre « de braves républicains, couverts de blessures, qui adressent au ciel des vœux ardens pour le triomphe des armées de la république et qui, assemblant toutes leurs forces au moment où ils vont mourir, s’élancent pour baiser la cocarde nationale, gage sacré de notre liberté conquise. » Au siège de Charleroi, un canonnier, blessé mortellement sur sa pièce, se tourne du côté de l’ennemi et s’écrie: « Cobourg, Cobourg, avec tes nombreux florins, tu n’aurais pas payé une seule goutte de mon sang ; je le verse tout aujourd’hui pour la république et pour la Liberté! » — On ne peut nier après cela que les armées de la révolution ne fussent littéralement dans une sorte d’ivresse républicaine et qu’ainsi possédées, elles n’eussent un irrésistible élan. On saisit la justesse de cet aphorisme de Jomini : « Des recrues animées par quelque violent sentiment patriotique ou autre peuvent égaler et même surpasser de vieilles troupes, surtout dans l’infanterie. »


IV.

Jean-Roch Coignet n’est pas un volontaire de 92 comme Fricasse, ni un réquisitionnaire de 93 comme l’abbé C... C’est tout simplement un conscrit de l’an VII. Il n’en valut pas moins pour cela. Le jour où il apprit qu’il allait partir pour l’armée, il fut « accablé, » mais le jour où il partit, il dit à son maître (Coignet était alors palefrenier) : « Je vous promets que je reviendrai avec un fusil d’argent, ou je serai tué. »

La première affaire où se trouva Coignet, trois mois après son incorporation à la 96e demi-brigade, a fait quelque bruit dans l’histoire, bien qu’il n’y ait pas été tiré un seul coup de fusil. Le lieu était Saint-Cloud, la date, le 18 brumaire. Beaucoup de gens diront que c’était mal commencer une carrière militaire. Mais cette pensée-là n’est jamais venue à Coignet. Avant l’événement, il voyait au dépôt de Fontainebleau soldats et officiers « devenir fous de joie » à la nouvelle que Bonaparte était débarqué; pendant, il entendait les tambours battre aux champs et les troupes crier : « Vive Bonaparte ! » que lui faisaient les cris « des gros monsieurs et des pigeons pattus? » Après, il vouait une religion absolue au premier consul, religion qu’il garda à l’empereur, à l’exilé de l’île d’Elbe, au captif de Sainte-Hélène. — Napoléon et Coignet, c’est le dieu et l’adorateur. Le soldat aime et redoute l’empereur, comme un lévite adore et craint Adonaï, le dieu terrible et jaloux, le dieu des armées: « Je craignais l’empereur, dit Coignet, et je tâchais toujours de m’éloigner de lui. Je l’aimais de toute mon âme, mais j’avais toujours le frisson lorsque je m’approchais de lui... On se sent bien petit près de son souverain! Je ne levais pas les yeux sur lui; il m’aurait intimidé. Je ne voyais que son cheval. » Pendant la campagne de 1813, Coignet entend des officiers généraux critiquer un peu vivement la conduite de l’empereur. Il s’écrie « qu’ils blasphèment. »

« Comment on devient un héros sans le savoir, » ainsi Coignet aurait pu appeler les pages où il raconte sa première rencontre avec l’ennemi. C’était à la bataille de Montebello. « On nous met par sections sur la route, on nous fait charger nos armes en marchant, et c’est là que je mis ma première cartouche dans mon fusil. Je fis le signe de la croix avec ma cartouche et elle me porta bonheur. Nous arrivons à l’entrée du village et voici la charge qui bat... Je me trouvai à la première section, au troisième rang, par mon rang de taille. Une pièce de canon fit feu à mitraille sur nous. Je baissai la tête à ce coup de canon. Mais mon sergent-major me donne un coup de sabre sur mon sac: « On ne baisse pas la tête, » me dit-il. « Non ! » lui répondis-je. Pour prévenir le second coup de la pièce, le capitaine cria: « A droite et à gauche dans les fossés!.. » Comme je n’avais pas entendu ce commandement, je me trouvai seul sur la route, tout à fait à découvert. Je cours sur la pièce et tombe sur les canonniers. Comme ils finissaient de charger, ils ne me virent pas ; je les passai à la baïonnette tous les cinq. Et moi de sauter sur la pièce, et mon capitaine de m’embrasser en passant. Il me dit de garder la pièce, ce que je fis, et nos bataillons se jetèrent sur l’ennemi... Je ne restai pas longtemps. Le général Berthier vint au galop et me dit en parlant du nez : « Que fais-tu là ? — Mon général, vous voyez mon ouvrage. C’est à moi cette pièce, je l’ai prise tout seul. — Veux-tu du pain? — Oui, mon général. » Mais ce n’est pas tout. Coignet court après sa compagnie et la rejoint juste à temps pour abattre d’un coup de feu à bout portant un Autrichien qui ajuste son capitaine et pour secourir son sergent aux prises avec trois grenadiers hongrois qu’il dépêche à la baïonnette. Le soir du combat, Coignet fut présenté au premier consul. Bonaparte aimait les hommes de cette trempe et savait se faire aimer d’eux. Il pinça familièrement l’oreille du soldat, tout en ordonnant de le porter pour un fusil d’honneur. Trois ans après, il le faisait passer dans sa garde, et, le jour de l’inauguration solennelle de la Légion d’honneur, sous le dôme des Invalides, il attachait à la bouionnière de Coignet la première décoration de légionnaire donnée dans l’armée[3]. Du jour où il fut entré dans la garde, Coignet ne quitta plus Napoléon. En campagne, aux Tuileries, au camp de Boulogne, à Saint-Cloud, il était sans cesse auprès de l’empereur ou combattait sous ses yeux. Coignet, d’ailleurs, faute d’une instruction suffisante, ne parvint pas aux grades élevés. Grenadier à la 96e demi-brigade en 1799, sapeur en 1801, grenadier de la garde en 1803, légionnaire en 1804, caporal en 1807, sergent en 1808, lieutenant dans la ligne, adjoint au petit quartier-général en 1812, capitaine à l’état-major général de l’empereur en 1813, vaguemestre général du quartier-général et officier de la Légion d’honneur en 1815, telle fut la modeste carrière de Coignet. Mais le relevé de ses campagnes, qui se trouve à la fin de ses Mémoires, est comme l’inscription commémorative des victoires des armées françaises, comme la table des chapitres de l’histoire militaire de Napoléon. Coignet est au passage du Saint-Bernard, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Friedland, à Somo-Sierra, à Essling, à Wagram, à la Moskowa, à Lutzen, à Dresde, à Montmirail,.. il est aussi à Waterloo.

De même que Fricasse réalise le type traditionnel du volontaire de la république, de même Coignet représente le grognard de l’empire, le « vieux de la vieille, » tel que les histoires populaires de Napoléon, les chansons de Béranger, les lithographies de Charlet l’ont fixé dans notre esprit. On a lu ces deux admirables récits de corps de garde de Balzac et de Frédéric Soulié : l’Histoire de l’empereur racontée par un vieux soldat, et la Lanterne magique. Dans ces chefs-d’œuvre de narration familière, les soldats parlent une langue d’une merveilleuse couleur locale et sont peints avec un relief saisissant. Eh bien ! malgré tout le talent d’observation et toute la puissance créatrice des deux écrivains, Coignet est encore plus grognard que leurs grognards. Et pour l’originalité pittoresque du style et le diable-au-corps du récit, ses Gabiers rivalisent avec leurs épopées héroï-comiques. Ce soldat presque complètement illettré (il n’apprit à lire qu’à trente-cinq ans pour passer sous-officier, ce fut son escouade qui lui donna des leçons) a un mouvement, des images, des bonnes fortunes d’expression qu’envierait un écrivain. C’est le Saint-Simon du bivouac.

Coignet, est-il nécessaire de le dire, ne s’embarrasse pas dans des considérations stratégiques et dans des vues d’ensemble sur la marche des opérations. Il ne raconte que ce qu’il a vu, — or un soldat ne voit souvent dans un combat, que son régiment, son bataillon, sa compagnie, — mais ce qu’il a vu, il le fait bien voir. Dans chacun de ces récits de bataille, il y a un épisode curieux, un trait qui frappe, un mot qui fait tableau. A Marengo, où sa brigade qui formait la gauche de l’armée combattit pied à pied de quatre heures du matin à deux heures de l’après-midi (sa compagnie eut cent soixante hommes hors de combat sur cent soixante-quatorze), Coignet nous montre la fière retraite par échelons en arrière « dans une fumée où on ne se voit pas, avec de maudites cartouches qui ne veulent plus descendre dans les canons encrassés, et le long d’un champ de blé, incendié par l’artillerie ennemie, où sautent les gibernes des morts. » Puis il peint le premier consul, inquiet et impatient, « assis sur la levée de la grand’route d’Alexandrie, tenant son cheval par la bride, faisant voltiger des petites pierres avec sa cravache. Les boulets qui roulaient sur la route, il ne les voyait pas... Quand nous fûmes près de lui, il monta sur son cheval et partit au galop, en nous disant : « Courage! soldats, les réserves arrivent. Tenez ferme. » Il raconte enfin l’arrivée de la division Desaix : « A tous les demi-tours que l’on nous faisait faire, nos pauvres petits pelotons regardaient du côté de la route de Montebello. Enfin, cris de joie : « Les voila ! les voilà ! » Cette belle division venait l’arme au bras ; c’était comme une forêt que le vent fait vaciller. La troupe arrivait sans courir, avec une belle artillerie dans les intervalles des demi-brigades... Arrivés à leur hauteur, ils se trouvaient prêts à se mettre en bataille. Sur notre gauche une haie très élevée les masquait. Nous, nous battions en retraite. Le consul donnait des ordres, et les Autrichiens venaient comme s’ils faisaient route pour aller chez eux, l’arme sur l’épaule ; ils ne faisaient plus attention à nous, ils nous croyaient tout à fait en déroute... Nous avions dépassé la division Desaix de trois cents pas, et les Autrichiens étaient prêts aussi à dépasser la ligne lorsque la foudre part sur leur tête de colonne. Mitraille, obus, feux de bataillons pieu vent sur eux et on bat la charge partout. Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant. On ne criait pas, on hurlait. »

La veille d’Austerlitz, c’est la fameuse illumination des bouchons de paille ; « Deux cent mille torches allumées[4], la musique jouant et les tambours battant aux champs, » ce que Coignet, qui n’a pas le qualificatif hyperbolique, appelle « un spectacle charmant. » Le jour de la bataille, c’est l’attaque des hauteurs d’Augerd par la réserve des grenadiers, jusque-là immobiles et impatiens de combattre : « Nous étions vingt-cinq mille bonnets à poil, et des gaillards. C’était un rempart mouvant. Nos bataillons montèrent la côte l’arme au bras, et, arrivés à distance, ils souhaitèrent le bonjour à la première ligne par des feux de bataillon, puis croisèrent la baïonnette. La musique se faisait entendre sur l’air :


On va leur percer le flanc!
Ran, ran, ran, ran, tan plan, tirelire !
On va leur percer le flanc!
Que nous allons rire !


En guise d’accompagnement, les tambours battaient la charge à rompre les caisses. C’était à entraîner un paralytique. » A Iéna, aux premiers coups de canon de l’ennemi, un vieux soldat d’Egypte s’écrie : «Les Prussiens sont enrhumés, les voilà qui toussent. Il faut leur porter du vin sucré. » A Eylau, un fourrier de grenadiers qui a la jambe emportée par un boulet, coupe un peu de chair qui y restait, prend deux fusils comme béquilles et s’en va tout seul à l’ambulance, disant à ses camarades : « J’ai trois paires de bottes à Courbevoie, j’en ai pour longtemps. » A Essling, le régiment de Coignet reste trois heures sous le feu de cinquante canons sans pouvoir faire un pas en avant, ni tirer un coup de fusil : « Les boulets tombaient dans nos rangs et enlevaient des files de trois hommes à la fois, les obus faisaient sauter les bonnets à poil à vingt pieds de haut. Sitôt une file emportée, je disais : « Appuyez à droite, serrez les rangs. » Et ces braves grenadiers appuyaient sans sourciller et disaient en voyant mettre le feu aux pièces : « C’est pour moi!.. » Les fuyards du corps de Lannes vinrent se jeter sur nous, couvrant notre ligne de bataille. Les grenadiers les prenaient par le collet et les mettaient derrière eux en disant : «Là, vous n’aurez plus peur. »

Bien que l’on soit un peu blasé sur les tragiques horreurs de la retraite de Russie, il y a dans le récit de Coignet des tableaux qui ravivent notre émotion. « Les routes étaient comme des miroirs; les chevaux tombaient sans pouvoir se relever. On leur fendait la cuisse avec des couteaux et on se repaissait du cheval avant qu’il mourût... Nos soldats exténués n’avaient plus la force de porter leurs armes; le canon de leurs fusils prenait après leurs mains par la force de la gelée. Mais la garde ne quitta son sac et son fusil qu’avec la vie... Dans l’armée toute démoralisée, on marchait comme des prisonniers, sans armes et sans sacs. Plus de discipline, plus d’humanité les uns pour les autres. Chacun marchait pour son compte; on n’aurait pas tendu la main à son père, et cela se conçoit. Celui qui se serait baissé pour prêter secours à son semblable n’aurait pu se relever. Les hommes tombaient raides sur la route. Il fallait marcher droit et faire des grimaces pour empêcher que le nez et les oreilles ne gelassent... Toute sensibilité était éteinte chez les hommes ; personne même ne murmurait contre l’adversité. » Arrêtons-nous sur ce trait d’observation, si juste et si saisissant.

La discipline dont les généraux de la république déploraient le relâchement était devenue meilleure dans les armées du consulat et de l’empire. Toutefois elle n’approchait pas du caporalisme prussien. Non-seulement il y avait des traînards, des ivrognes et des maraudeurs, mais le respect des supérieurs n’était point inné chez les soldats. Cette grande démocratie militaire, formée des vétérans du Rhin, d’Egypte et d’Italie, savait qu’après tout c’était elle, selon le mot de Davout, qui avait fait ces généraux, qui leur avait conquis leurs épaulettes, leurs croix et leurs titres. Pour les soldats, tant valait l’homme, tant valait le grade. Le général Chamberlac, qui avait disparu à Marengo, dès la première canonnade, s’avisa le lendemain de venir parader devant le front de sa division ; il fut salué d’une salve de coups de fusils qui le força à prendre le galop. « Nous ne l’avons jamais revu, » dit Coignet. À Leipzig, un colonel de l’état-major impérial, conduisant une ambulance, refuse de faire ranger ses voitures pour laisser la route libre à Coignet, alors lieutenant, qui arrive avec les équipages particuliers de l’empereur. « Au nom de l’empereur, s’écrie Coignet, appuyez tout de suite à droite, ou je vous bouscule, » et il le pousse du poitrail de son cheval. Le colonel veut mettre la main à son épée. « Si vous tirez votre épée, répond Coignet, je vous fends la tête. » Ce ne sont point les épaulettes qui imposent au soldat, c’est l’homme qui les porte. Mais quand le grade est rehaussé par la valeur de celui qui l’occupe, ce n’est plus seulement le respect et l’obéissance que le chef trouve chez ses subordonnés, c’est l’admiration et le dévoûment. Aussi tous les officiers de l’armée impériale, depuis le lieutenant jusqu’au maréchal de France, paient intrépidement de leur personne. Le soir de Montebello, Lannes, « couvert de sang, faisait peur à voir. » À Essling, Bessières, descendu de cheval, rallie une poignée de fuyards et les mène en tirailleurs contre une batterie autrichienne. À Wagram, un colonel d’artillerie de la garde, grièvement blessé, est transporté en arrière de sa batterie. « Non, dit-il. Reportez-moi à mon poste. C’est ma place… Et, sur son séant, il commandait. » À Brienne, Berthier charge seul quatre Cosaques et s’empare d’une pièce d’artillerie. À Montereau, Lefebvre, qui avait alors soixante ans, s’élance au galop avec quelques officiers pour cabrer l’arrière-garde ennemie : « L’écume sortait de la bouche du maréchal, tant il frappait. »

À leur empereur les soldats ne demandent pas ces actes d’héroïsme. Sa vie est trop précieuse, à leurs yeux, pour qu’il l’expose avec témérité. D’ailleurs il lui suffit de prendre une prise de tabac d’une certaine façon pour jeter toute la garde dans des transports d’enthousiasme ! C’est qu’outre le prestige de tant de victoires, Napoléon a la science des hommes, le don de se faire adorer et la constante préoccupation de se servir de ce don dès qu’il se trouve devant ses soldats. Pour gagner l’affection des troupes, toute conjoncture lui est propice, il provoque les occasions, il ne néglige aucun moyen. Quand il n’est pas le grand capitaine, il est le petit caporal : le héros de l’épopée se fait le bonhomme de la chanson. Napoléon tutoie tous ses soldats. Chaque fois qu’un factionnaire lui présente les armes, il l’interpelle avec une brusquerie amicale; après chaque affaire, il se fait présenter les combattans qui ont accompli quelque action d’éclat. Il plaisante avec les pointeurs, inspecte les avant-postes et les sentinelles avancées. Il passe dans les chambrées à l’heure de la théorie et reprend ceux qui récitent mal; il fait parfois manœuvrer lui-même, comme un simple sous-officier, un peloton d’instruction. A une grande revue de la garde, au Carrousel, il commande sans une erreur ni une omission toute une partie de l’école de bataillon. Tantôt il entre dans une caserne quand les soldats sont couchés, passe l’inspection de la literie et ordonne qu’elle soit réformée; tantôt il arrive à l’improviste pour assister à la distribution des vivres. Dans ces visites, il ne manque pas de demander s’il y a des mécontens; il leur parle et leur promet d’examiner leurs réclamations. S’il exige beaucoup des hommes, lui-même prêche d’exemple. Quelque temps qu’il fasse, jamais il n’ajourne une revue, mais les soldats endurent patiemment la pluie, « si forte que les canons de fusils se remplissent d’eau, » en voyant leur empereur « immobile à cheval et sans manteau, l’eau lui coulant sur les cuisses. » La simplicité de ses manières, de son costume même, en impose aux troupes. Le jour de l’entrée à Berlin, où toute la garde était en grande tenue et tout l’état-major en grand uniforme, Coignet nous montre l’empereur « avec son modeste costume, son petit chapeau et sa cocarde d’un sou... C’était curieux de voir le plus mal habillé maître d’une si belle armée. » La nuit d’Eylau, l’empereur demande une pomme de terre par escouade, et, assis sur une botte de paille, bien en vue de toute l’armée, il les fait cuire à son petit feu, les retournant du bout d’un bâton. Un jour, aux Tuileries, il ne dédaigne pas de prendre la place d’un factionnaire qu’il envoie porter un ordre et de monter la garde à sa propre porte. — Voilà de quoi défrayer pendant longtemps les veillées de la chambrée. — Bon enfant sous des dehors brusques avec les hommes, il est le plus souvent sévère et dur avec les chefs, et quand l’occasion s’y prête, il ne craint pas de faire rire les soldats aux dépens de l’officier. Coignet raconte ce fait : «une revue de la garde, à Berlin, les grenadiers étaient en bataille, ayant derrière eux des bornes de cinq pieds avec barres de fer enclavées. L’empereur dit au colonel, qui s’appelait Frédéric, de répéter ses commandemens; puis il fait porter les armes, croiser la baïonnette et commande enfin : « Demi-tour! » (le colonel répète) et : « En avant! pas accéléré, marche! » Le colonel, interdit à la vue de l’obstacle, ne répète pas, et voici les soldats arrêtés. L’empereur dit : « Pourquoi ne marches-tu pas? — Mais... on ne peut passer. — Pauvre Frédéric, commande : En avant ! » Et aussitôt les grenadiers escaladent la haute balustrade. Un autre trait de l’empereur. C’était en 1809; les grenadiers, venus d’Espagne d’une seule traite (de Limoges à Ulm, ils avaient fait la route dans des voitures réquisitionnées), arrivent à minuit à Schœnbrunn, après deux étapes de vingt lieues, « les jambes raides comme des canons de fusil. » L’empereur descend aussitôt près d’eux, et les voyant tous, le corps courbé, la tête penchée, se soutenant sur leurs armes, dit à ses grenadiers à cheval : « Faites tout de suite de grands feux, allez chercher de la paille pour les coucher, faites-leur chauffer des chaudières de vin sucré. » Puis, s’adressant tout furieux aux officiers : « Est-il possible de voir mes vieux soldats dans un pareil état! Si j’en avais besoin! Vous êtes des....! » — Et l’empereur frappait des pieds de colère. Ce n’était pas un homme, c’était un lion. » — Commediante! Comédien, peut-être? mais comédien de génie qui a l’Europe comme théâtre, un million de soldats pour l’applaudir et vingt peuples pour l’écouter.

Malgré les tutoiemens, les visites à la caserne, les distributions de vin sucré et tant d’autres marques d’affection et de sollicitude, l’armée sait bien que, pour son empereur, elle n’est que de la chair à canon. Elle n’en crie pas moins: « Vive l’empereur! » et ce cri, qui a le même sens que le fier salut des gladiateurs aux Césars, est sincère et joyeux. L’adoration des troupes pour Napoléon s’exhale dans la clameur qui, à Essling, part des rangs de la garde quand un boulet vient frapper son cheval : « A bas les armes si l’empereur ne se retire pas sur-le-champ! » — La Bérésina, Leipzig, Waterloo, les deux invasions ne prévalent pas contre l’idolâtrie. Dans la masse de l’armée, on demeure fidèle à l’empereur jusqu’au dernier moment. Coignet peint bien la lassitude des chefs et l’inébranlable courage des soldats. Le 1er juillet 1815, deux jours après que Napoléon, abandonné, sinon trahi, par presque tous ses généraux, s’est résigné à quitter La Malmaison, il nous montre les troupes encore frémissantes et brûlant de combattre. « … A la barrière d’Enfer, le maréchal Davout, à pied, les bras croisés, contemplait cette belle armée qui criait: « En avant! » Lui, silencieux, ne disait mot, sourd aux supplications de l’armée, qui voulait marcher sur l’ennemi. Nos soldats voulaient se porter sur l’ennemi, qui avait passé la Seine une partie sur Saint-Germain, une partie sur Versailles, tandis que nous n’avions que le champ de Mars à traverser pour gagner le bois de Boulogne. Avec notre aile gauche sur Versailles, il ne serait resté pas un Prussien ni un Anglais devant la fureur de nos soldats. » Le patriotisme n’abusait-il pas l’armée? Ce dernier effort eût-il réussi? C’est aux historiens de répondre, s’il est permis toutefois de décider d’après des conjectures. Qu’importe ici? Ce ne sont point des plans de campagne après-coup que nous cherchons dans les cahiers de Coignet, c’est l’expression des pensées et des sentimens des troupes. Là est l’intérêt supérieur des mémoires du vieux capitaine, comme aussi des Souvenirs de l’abbé C... et du Journal de Fricasse. On y trouve la psychologie des soldats pendant la grande épopée de la république et de l’empire, on y sent vivre l’âme même de l’armée.

L’existence commune autour du drapeau engendre la communauté des pensées. C’est la base de l’esprit de corps. Sous le même uniforme, le cœur des soldats vibre à l’unisson. Sans doute, tous les grenadiers n’étaient point des Coignet, mais Coignet les représente tous dans leur expression la plus vive et dans les caractères essentiels de leur être. Coignet est soldat dans l’âme ; il se bat sans autre idée que celle du plaisir de se battre. Il a la religion du régiment, il en aime la vie réglée, où l’on n’a qu’à se laisser vivre. Il est fier de son uniforme et s’enorgueillit autant de ses galons de caporal dans la garde que de sa croix d’honneur. Il a l’ivresse de la poudre et le culte du bouton de guêtre. Il a rompu sans retour avec le foyer, car il ne comprend pas d’autre métier que celui des armes et il en accepte d’un cœur léger les plus terribles servitudes morales. C’est l’homme de l’obéissance passive, le prétorien, l’opposé du soldat citoyen, puisqu’il est l’esclave du devoir militaire, tout différent du devoir civique. Son dévoûment à l’empereur se change d’autant plus facilement en idolâtrie qu’à ses yeux l’empereur est la vivante personnification de la guerre. Coignet est aussi dur aux souffrances qu’intrépide devant le feu. Parfois, si la pluie est trop forte, l’ordinaire trop réduit, l’étape trop longue, il maugrée dans sa moustache, car il n’est pas grognard pour rien. Mais un rayon de soleil, un verre de vin, un grondement lointain de canon, il retrouve ses jambes et sa bonne humeur, et donne le coup de sac, prêt à marcher jusqu’au bout du monde à travers la mitraille.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Ce bataillon provisoire de l’Aisne avait été d’abord incorporé au 3e bataillon de la Meurthe, lequel forma avec le 1er bataillon de la Meurthe et le 1er bataillon de Royal-Auvergne, la 35e demi-brigade. Voir les Volontaires de M. Camille Rousset; Annexes.
  2. L’abbé C... devint vicaire général du diocèse de Soissons et mourut chanoine de la cathédrale. La plupart de ses paroissiens ignoraient sans doute qu’il eût si bravement porté le fusil et si gaîment porté l’uniforme.
  3. Ce fait d’avoir reçu, lui premier de toute l’armée, la décoration de légionnaire et d’être ainsi le doyen de tous les chevaliers de l’ordre passés et futurs vaut bien cette citation. « .. Après que toutes les grand’croix furent distribuées, on appela : « Jean-Roch Coignet. » J’étais sur le deuxième gradin; je passai devant mes camarades, j’arrivai au pied du trône. Là je fus arrêté par Beauharnais, qui tenait une pelote garnie d’épingles et qui me dit : « Mais, on ne passe pas. » Et Murat, qui portait une nacelle remplie de croix, dit : « Mon prince, tous les légionnaires sont égaux; il est appelé, il peut passer. » Je monte les degrés du trône. Je me présente, droit comme un piquet, devant le consul, qui me dit que j’étais un brave défenseur de la patrie. À ces mots : « Accepte la croix de ton consul, » je retire ma main droite, qui était collée contre mon bonnet à poil, et je prends ma croix par le ruban. Ne sachant qu’en faire, je redescendis les degrés du trône en reculant, mais le consul me fît remonter près de lui, prit ma croix, la passa dans la boutonnière de mon habit et l’attacha avec une épingle prise sur la pelote de Beauharnais. Je descendis, et, traversant tout l’état-major qui occupait le parterre, je rencontrai mon colonel, M. Lépreux, et mon commandant Merle, qui attendaient leurs décorations. Ils m’embrassèrent tous les deux au milieu de tout le corps d’officiers... »
  4. Ici Coignet exagère quelque peu. Les Français, à Austerlitz, n’étaient que 70,000; il eût fallu qu’ils eussent chacun trois mains pour porter 200,000 torches. Autre erreur à la page suivante, quand il parle des 25.000 « bonnets à poils. » L’empereur avait en effet, ce jour-là, une réserve de 25,000 hommes : 10 bataillons de la garde, les 10 bataillons des grenadiers d’Oudinot et deux divisions du corps de Bernadotte. Mais il y avait tout au plus 15,000 grenadiers. Il est singulier aussi qu’à la distribution des croix de la Légion d’honneur (15 juillet 1804), deux mois après la proclamation de l’empire (18 mai 1804), l’empereur dise : «Reçois la croix de ton consul, » pendant qu’à la même cérémonie, Murat appelle Beauharnais: « Mon prince. » On pourrait relever dans les cahiers de Coignet bien des inexactitudes pareilles, mais loin qu’elles doivent mettre le livre en suspicion, elles témoigneraient plutôt de l’entière sincérité de l’auteur, qui raconte d’après ses seuls souvenirs sans s’inquiéter de les contrôler par les livres.
    Disons à ce propos que les Cahiers du capitaine Coignet, publiés pour la première fois par les amis de Coignet, en 1851 et réimprimés cette année, sur le manuscrit orignal, par M. Lorédan Larchey, ont paru à quelques personnes d’une authenticité discutable. Il faut savoir ce qu’on entend par l’authenticité des cahiers de Coignet. Certainement Coignet a existé (ses états de services, la matricule de la Légion d’honneur, les souvenirs mêmes de plus d’un habitant d’Auxerre en font foi), et certainement aussi Coignet a écrit lui-même ses Mémoires (son manuscrit d’une écriture d’écolier et d’une orthographe rudimentaire en témoigne). Donc ces mémoires sont authentiques. Maintenant, Coignet a-t-il vu tout ce qu’il raconte dans son livre? Coignet n’a rédigé ses mémoires qu’en 1848, 1849 et 1850. Sans doute, il avait naturellement bonne mémoire et, comme le dit très bien M. Lorédan Larchey, « une faculté s’accroît souvent à défaut d’une autre : Coignet devait d’autant mieux se souvenir qu’il avait moins écrit. » Toutefois on peut admettre que peut-être Coignet a raconté comme l’ayant vu lui-même plus d’un fait que d’autres lui avaient raconté et que peut-être les livres sur l’empire, Napoléon, la garde impériale, les chansons, les gravures, les images à un sou, en un mot, les divers élémens de ce qu’on appelle, je ne sais pourquoi « la légende napoléonienne, » ont influé sur lui, lui ont donné le ton et l’ont fait accuser davantage son caractère de « vieux de la vieille. » Ainsi, l’original se serait à son insu modelé sur la copie. Mais c’est là une simple hypothèse que, quant à nous, nous aimons à repousser. — Ajoutons qu’un de nos amis, qui est du même pays que Coignet et qui dans sa jeunesse a vu souvent le vieux soldat, nous dit que Coignet sortait peu, ne lisait guère, était très naïf et très bonhomme, et que, quand on l’a connu, on ne peut douter de la sincérité de ses récits.