Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Dentu (Tome Ip. 162-173).
Première partie


XV

Les deux portraits


— C’est une histoire fort curieuse, interrompit ici Vénus, qui abandonna sa pose ; je vous demande une minute de congé, car je m’engourdirais. Vous avez dû la raconter à nombre de gens ?

— Mon histoire ? Mon Dieu ! non. J’ai rapporté l’épisode des portraits à une demi-douzaine de camarades, peut-être, dans mon atelier, à Rome. À Paris, je ne l’ai dite qu’à mon père d’adoption, M. Vincent Carpentier.

— Et quel air M. Carpentier avait il en l’écoutant ?

— Son air de tous les jours. Je crois qu’il a dit comme vous. « C’est une histoire fort curieuse. » Il aime assez le tableau.

Il y eut un silence après lequel Vénus reprit sa pose en disant :

— Je vous remercie et je vous prie de continuer.

— Il faut bien vous avouer, poursuivit Reynier, que l’important pour moi, en ce moment, ce n’était pas les deux portraits, mais le pain et la viande. Je me jetai sur le cuissot de cabri que la vieille m’apportait, et je bus un verre de vin à sa santé du meilleur de mon cœur.

Elle me regardait manger, caressant de temps à autre sa bouteille, absolument comme d’autres prennent une prise de tabac.

— C’est cet ivrogne de marchef qui a tué le cabri, me dit-elle, il ne boit pas moitié si bien que moi, mais ça le dérange. Et c’est étonnant, car il est plus fort qu’un bœuf. Quand il est soûl, il pleure sa femme, dont il a ouvert le ventre avec un couteau dans le temps. Que les hommes sont bêtes !

— Ces portraits-là sont ceux des maîtres de la maison ? demandai-je la bouche pleine.

Elle me regarda de travers.

— Empiffre-toi, bijou, répliqua-t-elle, et ne te mêle pas des affaires des autres.

Mais elle ajouta presque aussitôt :

— Oui, oui, les portraits des maîtres : Il padre d’ogni, le père à tous, et le marquis Coriolan, son petit-fils, un beau gars, s’il avait du poil au menton. Pierrot est-il toujours aux Funambules ? J’ai tout de même soufflé un gendarme à Mme Saqui, dans le temps. Et quand j’entrais au café des Aveugles, le sauvage battait la générale ! Vive la joie ! La rifla, fla, fla, girofla ! Le marchef est un ivrogne. Moi, je pompe sans m’incommoder.

Le murmure des voix qui venaient d’en bas, s’enfla tout à coup.

La vieille pâlit et m’arracha le pain de la main.

— Tout de suite, s’écria-t-elle, tu vas filer tout de suite, mon lapin blanc. Si on te trouvait ici, je serais battue et toi saigné comme un poulet !

Je ne peux pas dire que j’eusse une très solide confiance dans la moralité de la maison où le hasard m’avait fait trouver un asile, mais aucune appréhension tragique n’était dans mon esprit.

C’était la seconde fois que la vieille parlait de meurtre. Je n’y croyais pas.

Peut-être l’excès de la fatigue me rendait-il indifférent. Mon parti pris était de passer la nuit là où j’étais.

Je préférais le danger, si tant est qu’il y eût danger, à l’horrible torture du vent, du froid, de la pluie s’acharnant dehors, dans cette nuit hideuse, sur mon misérable corps rendu de lassitude. Je refusai de partir.

La vieille manifesta d’abord une très vive colère, mais cela dura peu. Les idées vacillaient dans son cerveau. Elle se mit à détonner de sa voix éraillée la Cachucha, qui était alors à la mode, et faillit faire la culbute en essayant une pose de danseuse espagnole.

— Ça m’a toujours un peu changée de voir quelqu’un de Paris, dit-elle. Je donnerais cent francs pour une nuit du boulevard du Temple. Ici, nous n’avons rien, pas même des militaires. Le marchef est un ivrogne et il a le vin noir comme du cirage. C’est du bien drôle de monde, allez ! On dit qu’il y a une cave toute pleine de diamants et d’or qu’on peut remuer à la pelle comme du blé en grange. Ils vont, ils viennent. Parfois ils amènent quelqu’un qui ne s’en va plus jamais.

Croyez-vous au diable, vous ? Moi, je l’ai vu. Il est plus vieux que le Juif errant. Il a tué son père, il a tué son fils. Son petit-fils est en âge de le tuer. C’est la règle de succession. Celui qui ne poignarde pas est poignardé. Et le Maître reste, toujours le même, sous son masque éternel.

Un pas pesant se fit entendre tout à coup dans l’escalier.

La vieille remit en poche précipitamment sa bouteille qu’elle était en train de porter à sa bouche. Elle devint blême et se prit à trembler.

— Cette fois, c’est le marchef ! balbutia-t-elle en prenant à la hâte tout ce qui était sur la table pour le jeter pêle-mêle dans l’armoire. Je vais être battue.

— Je vous défendrai, voulus-je dire.

— Innocent ! fit-elle avec un souverain mépris. Toi ! contre le marchef !

Elle prêta l’oreille. Le pas butait contre les marches.

— Il a de la peine à monter, fit la vieille. C’est un ivrogne. Il a peut-être travaillé. Chaque fois qu’il travaille, il boit double. Nous avons le temps.

Tout en parlant, elle m’avait saisi à bras-le-corps et m’entraînait vers la porte, située derrière le lit.

— Le maître ne rentrera pas avant le jour, grommelait-elle. D’ici là le marchef dormira comme une souche. Tu te sauveras, bijou. Pourquoi donc ai-je fantaisie de te sauver ? C’est drôle.

Elle me poussa dans la pièce voisine et referma violemment la porte sur moi.

Mais le sol du trou sombre où elle m’avait mis ainsi était couvert de paille et de débris de toute sorte. Le battant de la porte rencontra un copeau qui le cala, laissant un vide large comme trois doigts entre le volant et le chambranle.

Je pense être assez brave par nature, car je ne me souviens pas d’avoir jamais eu peur.

Je n’avais pas peur.

Ma faim étant assouvie, un besoin irrésistible de repos me tenait, combattu par un sentiment de curiosité qui allait grandissant.

Les choses que je venais d’entendre et de voir m’auraient frappé plus énergiquement si j’eusse été dans mon état normal. Plus tard, l’impression que j’en ai eue par le souvenir a été violente jusqu’à faire courir le frisson dans mes os.

J’étais engourdi cette nuit-là, dominé, vaincu par l’épuisement.

Je n’avais point menti en disant que j’eusse affronté un danger mortel plutôt que les souffrances d’un nouveau voyage à l’aventure dans une pareille nuit.

Mon premier mouvement appartint tout entier à la bête. Je fis comme ces Anglais qui glissent sous la table, après une joyeuse orgie de Londres, et s’arrangent stoïquement pour dormir entre les pieds des autres convives qui ne sont pas encore ivres-morts.

Je rassemblai sous moi quelques poignées de paille et j’y reposai ma tête endolorie, sans trop de souci de ce qui allait advenir.

Mais une envie étrange de voir et de savoir me tenait éveillé, malgré mon affaissement.

Mes yeux, que le hasard avait mis juste en face de l’ouverture donnant jour sur la chambre aux deux portraits, restaient ouverts, mes oreilles écoutaient vaguement.

Je voyais devant moi la toile où mille rides sillonnaient la face du vieillard, jaune et luisant comme un ivoire antique. Ses yeux, recouverts par deux touffes de sourcils gris, me semblaient lancer un regard sournois au portrait qui lui faisait face et que je ne pouvais apercevoir.

La porte d’entrée fut poussée avec tant de brutalité que le battant craqua et faillit éclater.

Un homme entra et vint se jeter sur une escabelle, juste au-dessous du portrait.

Cet homme avait une face de boule-dogue sur un corps de taureau. Sa tête était découverte et son front disparaissait presque sous l’abondance de ses cheveux crépus.

— Mauvaise nuit, dit-il, on n’y voit pas à mettre un pied devant l’autre.

— Est-ce que vous avez été boire loin d’ici, M. Coyatier ? demanda la vieille.

— Je n’ai pas bu, non, Bamboche, mauvaise nuit. J’ai gagné le frisson.

Il ajouta en baissant la voix :

— C’est fait !

— Le Père est mort ? balbutia la vieille avec plus de curiosité encore que de terreur.

— Allumez une flambée, Bamboche, dit le marchef au lieu de répondre : je grelotte.

Tous ses membres, en effet, tremblaient, et l’on entendait le claquement de ses dents.

La vieille qu’on appelait Bamboche, jeta une brassée de sarments dans le foyer.

— Et c’est le fils qui a frappé ? demanda-t-elle encore.

Je regardai cet homme à encolure de buffle, affaissé sur lui-même et frémissant comme une femmelette que cherche une crise de nerfs. Il répondit :

— Le marquis Coriolan avait essayé de m’embaucher, mais je ne me mettrai jamais contre le Père à Tous. J’aimerais mieux affronter Satan. J’ai promis de n’être ni pour ni contre, et de laisser faire. Alors le Coriolan s’est adressé à Giam-Paolo, le Sicilien, au prêtre français et à Nicolas Smith, le voleur de Londres. Le jeune comte Julian, son frère, devait être de la partie, mais ils se sont disputés : Julian voulait la moitié du trésor. Coriolan n’en voulait donner que le quart, à cause de son droit d’aînesse : on a joué du couteau la nuit dernière et Julian est à Sartène, avec un coup de stylet dans les côtes. Donne-moi à manger, la faim me vient à mesure que je me réchauffe.

Il fit rouler son escabelle vers la table où, sans doute, sa compagne lui servit les restes de mon souper. Je cessai de le voir. Il n’y avait plus en face de moi que le portrait du vieillard dont les rides souriaient sarcastiquement.

Mais je continuai d’entendre parler le marchef pendant que ses mâchoires broyaient la nourriture avec bruit comme les dents d’un gros chien.

Puis-je dire que j’écoutais ? Mon état général était une sorte de somnolence où il y avait de la fièvre.

Tout mon corps brûlait par la réaction du froid que j’avais eu.

Je comprenais ou plutôt je devinais confusément le rébus lugubre dont les signes se déroulaient dans mon demi-rêve.

Ce fut seulement plus tard que toutes ces choses me revinrent en mémoire, éclairées par une lumière tout autre, qui les grava profondément dans mon souvenir.

— Quand même le Julian mourrait de sa blessure, dit la vieille Bamboche, la besogne du marquis Coriolan n’est pas finie. Le Julian avait eu un fils de Zorali, la Gitanette. Zorah emporta l’enfant, mais les petits de cette race là ne se perdent jamais. L’enfant reviendra donner son coup de couteau, quand l’heure aura sonné.

Le marchef répliqua :

— Tu te trompes. La besogne du marquis Coriolan est finie, et bien finie. N’as tu rien entendu d’extraordinaire, cette nuit ?

— Si fait. Il ventait tourmente à déraciner la montagne. Chaque fois que la tempête fait rage ainsi, elle arrache quelques grosses pierres aux vieux remparts.

— C’est cela. Beaucoup de grosses pierres sont tombées. Personne n’avait vu le Père à Tous. On savait seulement qu’il devait venir, par une lettre de Paris que le docteur avait apportée. La lettre convoquait le conseil dans la grande salle qui est au-devant des sépultures. La table était dressée dans l’ancienne chambre du Trésor, où il n’y a plus rien. C’est moi qui ai rangé les couverts, ils étaient onze. Le Père avait sa place marquée entre le marquis Coriolan et Nicholas Smith.

Pour arriver à la grand’salle, il faut passer devant la porte du tourillon où était l’horloge. Coriolan, le prêtre, Giam-Paolo, et Nicholas Smith s’étaient postés dans le tourillon, dont ils avaient laissé la porte entrebâillée. Ils étaient armés tous les quatre, ils attendaient le Père depuis le coucher du soleil.

Un bambin qu’ils avaient placé au bout de la galerie devait se replier à l’approche du Père. Et alors… Tu comprends ?

— Oui, je comprends, répondit Bamboche dont la voix grelottait.

— Vers neuf heures, le bambin accourut, disant : Voilà les maîtres !

Le Père et ses convives descendaient en effet du Couvent-Neuf, précédés par les porteurs de torches.

Les conjurés ouvrirent toute grande la porte du tourillon et mirent le couteau à la main.

Cependant le Père atteignait la dernière fenêtre de la galerie. Il n’était plus qu’à dix pas de la mort. Il s’arrêta pour écouter la tempête qui hurlait derrière les châssis désemparés.

Tous les vitraux de la fenêtre étaient brisés depuis bien longtemps. Rien n’empêchait de regarder au dehors. Le Père dit :

— Levez les torches. J’aime à voir le vent secouer les chevelures de lierre qui pendent aux ruines. Si le hasard nous faisait fête d’un éboulement pour saluer notre passage ?

Les torches furent levées, mais leurs flammes, tordues par le vent, n’éclairèrent rien, sinon le renflement du tourillon voisin.

Le vieux riait comme il sait rire quelquefois aux heures terribles.

Et l’éboulement demandé se fit, car les torches levées étaient un signal.

La tourille chancela sur sa base, puis s’abîma sans produire autre chose qu’un sourd fracas, perdu dans les antres bruits de la tempête.

— Merci ! dit le Père. Mes enfants, poursuivons notre route.

La porte de la tour était maintenant un trou béant par où on voyait les éclairs.

Dans la salle du conseil, il y eut quatre places vides.

Le Père m’appela.

— Descend dans les douves, me dit-il, ceux de ma famille ont la vie dure. S’il respire encore, fais ton ouvrage.

Le marchef se tut. La respiration de la vieille sifflait dans sa poitrine.

— Alors, fit-elle d’une voix changée, c’était bien un signal, ces torches ? Il avait fait miner le tourillon ?

— À moins que le diable ne soit à ses ordres…. commença le marchef.

— C’est lui qui est le diable ! interrompit la vieille Bamboche avec une profonde conviction. Voilà deux fois qu’il lue ceux qui devraient le tuer.

Le goulot de sa bouteille clissée grinça entre ses dents, elle demanda :

— Qu’est-ce que vous avez trouvé au fond de la douve ?