Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 33

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Dentu (Tome Ip. 370-381).
Première partie


XXXIII

Le fond de la tasse


C’était une noble race que ces grands chiens danois et je les regrette surtout en voyant les ignobles bêtes que certaines dames portent dans leurs bras comme des enfants.

Notre vieux scélérat de monde, en vérité, semble aussi tournoyer sur lui-même avant de tomber empoisonné.

Vincent Carpentier était resté immobile à contempler ce spectacle : l’agonie de César, puis sa mort.

Ses cheveux se dressaient sur son crâne et la sueur froide ruisselait le long de ses tempes.

Il pensait :

— C’est moi qui devrais être ainsi. Le potage était pour moi.

Quand le danois ne bougea plus, Vincent s’essuya le front et prit en main la tasse qui avait contenu le potage.

— Ici, pas de milieu, dit-il : mourir de faim ou être tué.

Il poussait du pied César, qui n’était plus qu’une masse inerte.

— Et bien tué, ajouta-t-il. Raide mort !

Il s’assit auprès du guéridon et mit sa tête entre ses mains, disant encore :

— Moi, qui ne craignais que la nuit !

Tout à coup, un tressaillement secoua son corps et le mit debout.

Il rasa la muraille pour n’être point vu du dehors et s’approcha de la fenêtre où naguère il se faisait la barbe.

— Le bruit venait de là ! murmura-t-il en soulevant le rideau de gauche, mais sans avancer la tête et en restant abrité par le mur.

Son regard avide interrogea la partie du carreau cachée derrière la draperie.

Le souffle s’arrêta dans sa poitrine pendant qu’il balbutiait :

— J’en étais sûr !

Dans la partie gauche du carreau, à deux pieds de l’endroit où se trouvait tout à l’heure la tête de Vincent pendant qu’il se rasait, il y avait un trou rond, nettement tranché, comme si on l’eût percé à l’aide d’un diamant promené circulairement sur la vitre.

À peine voyait-on à l’entour quelques petites fentes en forme de rayons.

Le trou avait juste le diamètre d’une balle ordinaire.

Le rideau, examiné, présentait une déchirure correspondante.

— J’en étais sûr ! répéta Vincent qui était plus blême qu’un cadavre.

Il laissa retomber les deux pans de la draperie et gagna le fond de la chambre d’un pas de malade.

Arrivé auprès de l’alcôve, il s’orienta, cherchant la ligne qui, du point lumineux marqué par le trou du rideau, devait correspondre à la boiserie du fond.

— C’est là ! dit-il en montrant du doigt la muraille en dehors et au-dessus de la patère soutenant la draperie de l’alcôve.

Il ne vit rien d’abord, mais bientôt une exclamation s’étouffa dans sa gorge.

La patère en palissandre elle-même était percée juste à son milieu, et le bâton qui la soutenait, pris dans le sens de sa longueur, avait éclaté.

La balle était là, dans le bois, et pourtant vous eussiez dit que Vincent l’avait reçue en pleine poitrine.

Il restait écrasé sous le poids d’une indicible terreur.

Depuis une heure qu’il était hors de sa couche, on avait essayé deux fois de l’assassiner.

Ce n’était plus la guerre lente et circonspecte comme la menait le vieux colonel, c’était une bataille fougueuse, engagée du premier coup à toutes armes.

Le présent annonçait l’avenir.

L’ennemi ne s’embarrassait de rien et ne gardait aucune mesure : il frappait des deux mains à la fois.

Le poison et le plomb avaient manqué leur office.

Le fer allait venir, et le feu, que sais-je, on allait miner la maison peut-être ou précipiter les plafonds.

La mort menaçait de tous côtés, au dehors comme au dedans sans doute.

Un instant, l’imagination de Vincent Carpentier la vit si proche et si certaine qu’il s’affaissa dans un engourdissement découragé.

Il perdit jusqu’à la pensée de lutter ou de résister, tant la lutte lui parut inégale et la résistance impossible.

Mais il était brave de nature — et amoureux.

Non point d’une femme, fi donc ! L’amour d’une femme l’aurait laissé vaincu sous l’épouvante qui l’accablait.

Il était amoureux d’un éblouissement, — d’un Dieu !

La pensée du trésor le releva fiévreux, mais intrépide. Son sang glacé se réchauffa dans ses veines aux rayons de l’or.

— Deux fois, dit-il, c’est vrai. J’ai été frappé deux fois, mais deux fois j’ai échappé. Quelque chose me protège. Depuis vingt-quatre heures, je vis par un miracle. Le trésor m’a vu, puisque je l’ai vu. Il m’a choisi peut-être. Je suis prédestiné !

C’était comme une folie. Il eut la force de réagir contre elle, de même qu’il avait réagi contre l’écrasement de sa première terreur.

La réflexion naissait dans le milieu vrai qu’il faut tenir pour combiner le plan d’un combat ou d’une fuite.

Il baigna sa tête dans l’eau froide, puis il arpenta la chambre d’un pas ferme, éloignant les calculs hâtifs qui voulaient envahir sa pensée.

Au bout de quelques minutes, il était lucide et presque gai.

— Voilà ! dit-il en soulevant un petit coin du rideau pour regarder la maison en construction où, du haut en bas, les maçons étaient maintenant à l’ouvrage, les beaux esprits se rencontrent. M. le comte et moi, nous avons eu la même idée ; seulement, outre l’idée, M. le comte avait le fusil à vent, car je n’ai pas entendu la moindre détonation. Il a eu le premier feu, le second m’appartient, et quand je prendrai mon tour, j’essayerai de mieux mirer que lui.

Il revint au guéridon où il prit le couteau et la fourchette pour découper le bifteck dont il jeta une portion dans les cendres de la cheminée.

— Il faut sortir d’ici, fit-il encore, c’est le plus pressé, puisqu’on n’y peut ni manger, ni dormir, — ni même se faire la barbe. Jouons serré. Roblot est un futé compère, et je suis bien sûr qu’il fait faction dans le corridor.

Tout en parlant, il avait réuni dans sa main les deux pattes de devant du danois, qui étaient déjà rigides.

Il traîna le corps jusqu’au lit, derrière lequel il le fit disparaître.

— En conscience, grommela-t-il, c’est tout au plus si M. le comte a pris tant de peine pour le corps du colonel.

Il alla vers son secrétaire et renouvela les amorces de deux pistolets qu’il glissa dans les poches de sa redingote, après quoi il tira le cordon d’une sonnette.

Son visage était composé comme il faut, et sa pâleur même devait le servir dans le rôle qu’il avait choisi.

Roblot parut presque aussitôt.

Il lança autour de la chambre un regard circulaire

— Faites atteler, lui dit ce dernier, je me sens moins bien qu’avant mon déjeuner. J’ai besoin de prendre l’air.

Le troisième coup d’œil de Roblot avait été pour constater que la tasse était vide et que le beefteack avait été sérieusement entamé.

Malgré lui, sa physionomie exprimait une satisfaction goguenarde.

— Est-ce que monsieur n’a pas eu goût à ce qu’il mangeait ? demanda-t-il.

— Si fait, mais je ne sais, j’aurais dû me borner au potage.

— C’est certain que monsieur a l’air un peu indisposé. Le lit lui vaudrait mieux que la voiture. J’avais proposé à monsieur d’appeler le docteur Samuel.

— Je passerai chez le docteur, interrompit Vincent avec impatience. Faites atteler.

Roblot se retira. Dans le corridor, il pensait :

— Il a avalé la boulette. J’aime mieux qu’il aille claquer en ville. On aura le temps de vider les plats et de laver la vaisselle.

Il s’arrêta brusquement. Un soupçon lui traversa l’esprit.

— Où diable est passé le chien ? fit-il. Je ne l’ai pas vu sur le tapis à sa place ordinaire… Bah ! il aura été se vautrer dans le cabinet de toilette. Voilà une maison finie. La place n’était pas mauvaise, mais il y avait trop loin pour aller jouer la poule à l’estaminet de l’Épi-Scié.

Vincent, resté seul, vida les tiroirs de son secrétaire. Il prit tout ce qu’il avait d’argent comptant, et fit un paquet de ses valeurs.

Il descendit ensuite à son cabinet de travail où il brûla divers papiers entre autres le plan de l’hôtel Bozzo.

Quand il vit la voilure attelée dans la cour, il sortit sans attendre que Roblot vînt le prévenir. Roblot et lui se rencontrèrent sous le vestibule.

— Monsieur ne veut-il point que je l’accompagne ? demanda le valet.

— Non, répondit Vincent. C’est comme un poids que j’ai sur la poitrine. Je ne suis jamais bien vaillant par ces chaleurs.

Il affecta d’alourdir son pas pour descendre le perron. Roblot et le cocher échangèrent un regard.

— Aidez-moi, dit Vincent qui avait jeté son paquet au fond du coupé. Je ne me suis jamais senti ainsi : ma tête me pèse.

Avec le secours de Roblot, il franchit le marchepied.

— Je ferais peut-être mieux de prendre quelqu’un avec moi, murmura-t-il ; mais non, il ne faut pas s’écouter. Vous promènerez César. Je rentrerai dîner. Au ministère des finances, je vais déposer mes coupons.

Roblot ferma la portière et répéta pour le cocher :

— Au ministère des finances !

La voiture partit. Roblot la regarda s’éloigner et grommela.

— Toi, je sais bien où tu dîneras !

Il se dirigea vers la chambre à coucher de son maître. Arrivé à la première volée de l’escalier, il vit la porte cochère se rouvrir pour donner passage à la voiture du colonel.

— Tiens ! fit-il, le vieux vient visiter l’ouvrage. C’est drôle qu’ils ne se soient pas rencontrés tous deux dans la rue.

Le colonel descendit de voiture au bas du perron, et Roblot vint l’y recevoir. Roblot pensait :

— On dirait qu’il a vieilli de dix ans depuis la semaine dernière. Entre ses rides on ferait tenir des cure-dents comme dans la queue du dindon d’argent, et pourtant son corps s’est remplumé un petit peu. Il enterrera nos petits enfants.

— Eh bien ! eh bien ! dit le colonel, l’ami Vincent n’est donc pas à la maison ? Je vas entrer me reposer un peu. Donne ton bras, bijou.

Roblot obéit. Le vieux reprit en baissant la voix :

— C’est donc raté ?

— Il a mangé le potage, répondit Roblot, et la moitié du bifteck.

— Pas possible ! pauvre chou ! Ça va joliment le remettre ! ne monte pas si vite, bonhomme, je n’ai plus mon haleine de quinze ans. Comment allait-il avant déjeuner ?

— Il n’a pas voulu du docteur Samuel…

— Voyez-vous ça ! la confiance ne se commande pas, ma poule.

— Il s’est soigné tout seul, et bien soigné, car en vingt-quatre heures il s’était repiqué à miracle.

— C’est un mignon garçon, fit le colonel, et du talent. Je viens de visiter le nouvel hôtel de ma Fanchonnette, qui est son œuvre, c’est gentil à croquer. Mais nous sommes tous mortels, pas vrai ?…

— Excepté moi ! reprit-il d’un air espiègle en poussant la porte de la chambre.

Il entra le premier et se dirigea vivement vers la fenêtre de gauche, celle dont Carpentier avait laissé retomber les rideaux.

Roblot regardait par derrière son allure cassée mais sautillante.

— Diable de vieux polichinelle ! pensait-il, c’est sûr qu’il a été taillé dans du caillou !

Le colonel découvrit du premier coup d’œil le trou du carreau. Il l’examina curieusement et grommela :

— Deux pieds et demi d’écart, c’est trop. Ma main se gâte.

Puis faisant exactement comme Vincent lui-même avait fait, il se retourna, cherchant une ligne imaginaire qui le conduisit droit au lit.

Il mit le doigt sur la patère percée et dit encore :

— Bonne arme, mauvais tireur. Voilà un coquinet qui m’a l’air d’avoir dans sa poche un bout de corde de potence. Voyons le déjeuner.

Roblot tenait à la main la tasse d’argent qui avait contenu le potage.

— L’a-t-il assez nettoyée ? demanda-t-il d’un ton de triomphe.

Le colonel prit la tasse et la regarda longuement.

— Bibi, dit-il enfin, tu es un imbécile.

— Merci… commença Roblot.

— Tais-toi ! ce potage n’a pas été mangé, mais lampé, puis léché — non pas par un homme, mais un chat ou un chien…

— Le chien ! s’écria Roblot, qui se frappa le front.

Les yeux du colonel furetaient déjà, interrogeant tous les coins de la chambre.

— César ! appela Roblot ; ici, César !

Il s’élança vers le cabinet de toilette, qu’il ouvrit. Quand il revint sur ses pas, il trouva le colonel penché sur les cendres du foyer, d’où il retirait la moitié du bifteck qui manquait dans le plat, en marmottant :

— De la corde… et du talent ! c’est un mignon garçon, décidément.