Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 36

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Dentu (Tome Ip. 406-417).
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Première partie


XXXVI

La fuite


Carpentier s’était levé.

— Tu ne dois pas savoir où je vais, reprit-il, le sais-je moi-même ? Je ne t’écrirai pas. Si on t’apportait une lettre de moi, n’y crois pas, ce serait un faux. Tu m’entends ? un faux. N’y crois pas ; ne crois à rien, sinon à ce que te dira Reynier, parlant lui-même, car on pourrait contrefaire l’écriture de Reynier tout aussi bien que la mienne. Quand Reynier, venant auprès de toi de sa personne, te dira : « Partons ! » Tu le suivras. C’est ma volonté. Je t’en prie, et, si cela ne suffit pas, je te l’ordonne.

— J’obéirai, mon père, dit Irène, qui était pâle et qui tremblait, je vous promets que j’obéirai ; mais ne saurai-je point la nature du danger qui nous menace ?

— Tu ne sauras rien, répliqua Vincent. Tu es ici en sûreté, du moins je le pense. Tu y resteras jusqu’à ce que je t’aie appelée à moi par la voix de Reynier… Et maintenant je te dis adieu, ma chère enfant. Mes heures sont comptées. Si tu as du temps encore après les souvenirs et les prières qu’on t’a demandés dans cette lettre, souviens-toi de moi, prie pour moi.

Il voulut s’arracher des bras d’Irène, mais elle le retint, cachant dans son sein son visage baigné de larmes.

— Père ! oh ! père ! balbutia-t-elle. Ne me quitte pas ainsi ! tu es fâché contre moi. Je n’ai que quinze ans. Me voilà seule. Je t’en prie, ne me laisse pas dans cette ignorance qui me tue !

Pour la seconde fois Vincent fut sur le point de parler, car il adorait doublement cette enfant, pour elle-même et pour la mémoire bien-aimée de sa mère.

Mais il eut la force de résister.

Un dernier, un long et ardent baiser fut appuyé sur le front d’Irène, et Carpentier s’enfuit après avoir répété :

— Souviens-toi de moi, prie pour moi !

Dans la cour, Vincent retrouva les bonnes religieuses qui le guettaient. Quand elles surent qu’il n’assisterait pas le lendemain au triomphe de sa fille, ce fut un concert de reproches et de supplications.

— Je serai bien près d’arriver à Brest quand vous distribuerez vos récompenses, mesdames, dit Vincent appuyant sur le nom de la ville.

— Voyez le malheur ! s’écria la supérieure, la mère Marie-de-Grâce, qui était si bonne pour notre chère Irène, nous manque aussi. Mais en revanche, nous aurons cet homme vénérable, le colonel Bozzo… Il veut absolument couronner sa brillante protégée.

Vincent était déjà dans son cabriolet. Il dit à son cocher :

— À la Poste !

À la Poste, il renvoya sa voiture et il se fit inscrire au bureau de la malle : départ de six heures pour Lyon, arrhes déposées.

Puis il remonta à la place des Victoires, où il prit un fiacre qui le conduisit rue de l’Ouest, à l’atelier de Reynier.

Le jeune peintre était à l’ouvrage et poussait son tableau de Vénus blessée par Diomède.

Il avait ses deux moitiés de modèle, Échalot et Similor, le premier, vertueux et nourrice du petit Saladin, dont l’enfance malheureuse s’écoulait dans une gibecière ; le second, père du même Saladin, mais dénaturé, frivole, adonné au libertinage et méprisant l’économie.

Échalot pouvait dire, du fond de son abnégation inépuisable :

— Sans que j’ai pour Amédée, qu’est le petit nom de Similor, l’amitié des Damon, au vis-à-vis des Pylade et Pythias qui m’aveugle à son égard, je casserais l’association dont je ne retire de lui que des crasses, toujours prodiguant notre paye à l’estaminet, licheur comme tous les singes du Jardin-des-Plantes, avec la boisson, le billard, qu’il n’y a pas plus panier percé que cet oiseau-là dans la capitale ! Lui faut des femmes, c’est son caractère. Il a eu les agréments de l’enfant avant sa naissance, avec la mère, moi, j’en supporte les frais, dans l’espérance qu’ayant tourné l’œil, elle nous contemple du haut des cieux, d’où elle reconnaît enfin sa faiblesse d’avoir été avec lui préférablement qu’avec moi, dans son délire, car n’y a pas à tortiller, il a le truc pour embobiner les cœurs !

Similor, doué de cette laideur parisienne qui séduit comme la beauté, brillant, effronté, vicieux et mettant du saindoux dans sa jaune chevelure quand il n’avait pas de pommade, représentait splendidement le type de Don Juan chercheur de bouts de cigare.

Il ne croyait à rien qu’à son appétit toujours ouvert, à sa soif inextinguible et au penchant immoral qui l’entraînait vers les dames.

Comme Diomède, pour les jambes de qui il posait, je ne sais pas s’il eût blessé Vénus à coups de javelot, mais il l’aurait assurément suivie, le soir, dans les rues basses de l’Olympe pour lui adresser des propositions coupables.

Et subsidiairement pour lui subtiliser son mouchoir.

Lors de l’arrivée de Vincent à l’atelier, Reynier tenait Similor.

Échalot, qui avait vacances, profitait de son loisir pour allaiter son nourrisson Saladin, vilain petit être chétif, grimaçant, et dont la voix, quand il criait, entrait dans l’oreille comme une vrille. Il criait souvent.

La physionomie de Similor devint toute joyeuse à la vue de Vincent.

— On va nous donner campo, pensa-t-il, en plus que j’aurai cent sous, rien que pour aller dire à M. Roblot : J’ai entr’aperçu votre maître à l’atelier. La consigne est de ce matin : Ça tombe juste !

Reynier, sans quitter sa palette, alla au-devant de son père d’adoption.

— Quel bon vent vous amène, père ? demanda-t-il. Je comptais justement aller vous chercher aujourd’hui pour avoir votre avis sur cette machine-là. Voyez : ça prend tournure.

Vincent ne regarda même pas la toile. Il s’assit sur le premier siège qu’il rencontra.

— Mais qu’avez-vous donc ! s’écria Reynier, remarquant tout à coup la pâleur de son visage.

— Le fait est, pensa Échalot, que le maître maçon ressemble à un quelqu’un qui aurait la colique. Une dure !

M. Roblot, se dit de son côté Similor, payera peut-être quelque chose de plus pour savoir que son patron a apporté chez nous cette mine de déterré. Y a des anguilles sous roches plein c’te cabane-là !

— Je n’ai rien, répondit Vincent à la question du jeune peintre. Renvoie ces deux bonnes gens, il faut que je te parle.

— Quand je vous disais ! fit Similor.

— Est-ce une promenade d’une demi-heure au Luxembourg ? demanda Reynier, ou dois-je les congédier tout à fait ?

— Tout à fait, répéta Vincent avec fatigue et comme un écho.

— Vous avez entendu, dit le jeune peintre aux deux modèles. Faites votre toilette, et à demain.

— Demain !… murmura Vincent Carpentier, dont la tête pendait sur sa poitrine.

Échalot remit Saladin dans son cabas. Similor et lui reprirent leurs vêtements, on les paya et ils sortirent.

Reynier vint s’asseoir auprès de Vincent.

— Nous sommes seuls, dit-il.

Vincent se laissa prendre les deux mains sans répondre.

— Je vous en prie, père, continua le jeune peintre déjà effrayé, parlez-moi. Qu’avez-vous ?

— Je n’ai rien, dit pour la seconde fois Vincent.

Il ajouta :

— Un instant, j’ai cru que nous pourrions être bien heureux.

— Est-il donc arrivé quelque chose ? un malheur ?

— C’est une enfant, prononça lentement Carpentier. Je ne lui ai rien dit. Aurait-elle pu garder mon secret ? C’est une enfant, le danger est autour d’elle…

— Parlez-vous d’Irène ! s’écria Reynier dont la voix s’embarrassa dans sa gorge.

À deux reprises, Vincent Carpentier passa ses doigts frémissants sur son front.

— Irène ! fit-il. C’est ma faute, c’est ma faute ! Le bonheur était dans ma main.

Il se leva brusquement, fit le tour de la toile ébauchée et arracha le voile qui couvrait le tableau de la galerie Biffi.

Reynier l’avait suivi en silence. Il n’osait plus interroger. Son trouble allait jusqu’à l’angoisse.

Vincent regarda longtemps le tableau sans parler, puis il dit d’une voix profondément altérée :

— J’ai vu cela. C’était horrible… horrible !

Une nouvelle inquiétude traversa l’esprit de Reynier. Il crut à un trouble mental.

— Père, voulut-il dire, ce drame a eu lieu bien loin d’ici, il y a bien longtemps.

Vincent ne prononça qu’un mot :

— Hier !

Il laissa retomber le voile ; mais le voile s’accrocha de manière à ne couvrir que la moitié du tableau. L’autre moitié resta visible : celle qui montrait le jeune homme, — l’assassin.

— Hier ! répéta Vincent, frissonnant de tous ses membres. C’est lui ! c’était le même ! Et son crime m’a sauvé la vie.

Il chancela. Reynier le soutint dans ses bras.

— Emmène-moi de là, dit Vincent dont le regard allait malgré lui vers la toile. Je ne veux plus voir cet homme. Il a essayé deux fois…Du poison… la balle d’un fusil… le couteau est plus sûr, le couteau réussira. Il me tuera.

Il lui fallut l’aide de Reynier pour regagner son siège, car il pouvait à peine marcher. Il semblait être sous le coup d’une émotion épuisante.

— Écoute, reprit-il tout à coup, après avoir fait effort pour se recueillir, Irène n’a plus que toi. Il ne faut pas la juger sévèrement ; c’est une enfant, une pauvre enfant. Jure-moi que tu la protégeras !

— Est-il besoin de ce serment, mon père ? Irène n’est-elle pas à moi ? n’est-elle pas moi-même ?

— C’est vrai, c’est juste, elle est à toi. Je te l’avais destinée, je te la donne.

Il montra du doigt le paquet qu’il avait déposé sur un meuble en entrant.

— Tout ce que je possède est là-dedans, reprit-il, tout ce qui est là-dedans vous appartient à tous les deux : mes titres, mes valeurs ; moi, je n’ai plus besoin de rien.

— Mais, expliquez-vous, au nom de Dieu ! s’écria Reynier. Vous ne savez pas ce que vous me faites souffrir !

— Souffrir ! murmura Vincent, qui fixa sur lui un regard égaré. J’ai souffert comme je ne croyais pas qu’un homme pût souffrir. Je souffrirai encore davantage. Je vais partir ; tranchons le mot, je vais fuir. Ma vie est menacée.

— Par qui ?

— Par lui ! répéta Vincent dont le doigt crispé montrait le tableau de la galerie Biffi. Par l’assassin ! J’ai vu cela. Je te dis que j’ai vu cela ! Hier !

Reynier baissa les yeux. Il était navré. L’idée que son père était fou entrait de plus en plus avant dans son esprit.

Mais Vincent devina cette pensée à travers les paupières closes de son fils d’adoption et dit en lui serrant le bras fortement :

— J’ai toute ma raison, regarde-moi bien. Seulement, je ne parle plus comme ceux qui vivent et qui espèrent, parce que je suis condamné à mort. Tu dois tout connaître, je n’ai rien à te cacher. J’ai vendu un jour notre tranquillité pour un espoir insensé. Je dis insensé, car c’est là qu’est ma folie. Ma folie durait depuis six ans. Hier, je me suis éveillé de cette démence, ou du moins, j’ai vu qu’elle était en moi, ce qui est presque revenir à la sagesse. Sois tranquille, je ne te cacherai rien. Tu sauras tout, mais auparavant, réglons nos affaires.

Il prit dans la poche de sa redingote un portefeuille, d’où il retira plusieurs billets de banque, qu’il remit à Reynier, en ajoutant :

— Tu auras besoin de cela pour elle, pour toi, peut-être pour moi.

Reynier attendait. Au bout d’une longue minute, pendant laquelle Vincent avait paru se recueillir, il demanda :

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

— Si je l’aime !… s’écria le jeune peintre, dont l’âme entière éclata dans ses yeux.

Vincent l’interrompit du geste et fit cette autre question :

— As-tu quelquefois vu le colonel Bozzo-Corona ?

— Jamais, répondit Reynier.

— Tu le verras, prononça tout bas l’architecte, et tu le reconnaîtras. Ne me regarde pas ainsi : j’ai ma raison. Il faut bien que la parole soit étrange quand il s’agit de faits inouïs. J’ai été poussé par une fatalité. Chaque fois que je voulais me distraire ou que j’essayais d’oublier, le hasard plaçait devant mes yeux un memento solennel. Tu as servi la destinée, toi aussi en copiant ce tableau dans la galerie du comte Biffi ; tu l’as servie encore et davantage en me racontant l’histoire de la nuit, passée dans la campagne de Sartène. Te souviens-tu comme j’écoutais ? La légende est diabolique, mais vraie.

Il y a un homme éternel qui ressuscite dans le sang comme le phénix revit dans l’incendie. Tu reconnaîtras le colonel, quoique tu ne l’aies jamais vu.

— Père, dit Reynier, je crois que vous avez toute votre raison ; mais pourquoi me parler en énigmes ?

Les yeux de Vincent erraient dans le vague.

— Mon chien César est mort, murmura-t-il. La balle est entrée au centre de la patère et s’est fichée dans le bâton qu’elle a fendu. Tiens-toi prêt à partir au premier signe. J’irai loin, le plus loin possible. Tu m’amèneras Irène. Je te confie Irène. Quand je vous saurai tous les deux en sûreté, je commencerai la guerre. Tout seul, entends-tu ? Les Compagnons du Trésor n’ont pas droit. Moi, j’ai droit. Un homme qui posséderait de pareilles richesses pourrait faire le bien comme la grandeur même de Dieu !

Il s’était redressé de toute sa hauteur. Reynier ne savait plus que croire, parce que le souvenir évoqué de la nuit de Sartène le prenait par un côté où sa pensée était faible comme une superstition.

Il attendait toujours une phrase, un mot qui fît la lumière.

Vincent consulta brusquement sa montre et dit :

— Tu sauras tout, et tu seras seul à tout savoir. Prends ma voiture qui est à la porte, fais-toi conduire aux Messageries générales de la rue Notre-Dame-des-Victoires… celle-là, tu comprends ?… et non pas d’autres. Tu arrêteras une place de coupé pour Strasbourg, à mon nom, départ de ce soir. Et tu donneras des arrhes. Va, je t’attends ici, je parlerai à ton retour. Tu sauras tout.