Les Confessions (Rousseau)/Livre III

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Launette (Tome 1p. 85-128).




LIVRE TROISIÈME


1728-1731



S orti de chez madame de Vercellis à peu près comme j’y étais entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j’y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l’oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J’étais inquiet, distrait, rêveur ; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n’avais pas d’idée, et dont je sentais la privation. Cet état ne peut se décrire ; et peu d’hommes même le peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l’ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes ; mais n’en sentant pas le véritable usage, je les occupais bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus ; et ces idées tenaient mes sens dans une activité très-incommode, dont, par bonheur, elles ne m’apprenaient point à me délivrer. J’aurais donné ma vie pour retrouver un quart d’heure une demoiselle Goton. Mais ce n’était plus le temps où les jeux de l’enfance allaient là comme d’eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, était venue avec les années ; elle avait accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible ; et jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n’ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne m’y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu’elle n’était pas scrupuleuse, et presque assuré d’être pris au mot.

Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres. J’allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je pusse m’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état où j’aurais voulu être auprès d’elles. Ce qu’elles voyaient n’était pas l’objet obscène, je n’y songeais même pas ; c’était l’objet ridicule. Le sot plaisir que j’avais de l’étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n’y avait de là plus qu’un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m’en eût, en passant, donné l’amusement, si j’eusse eu l’audace d’attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi.

Un jour j’allai m’établir au fond d’une cour dans laquelle était un puits où les filles de la maison venaient souvent chercher de l’eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des caves par plusieurs communications. Je sondai dans l’obscurité ces allées souterraines, et les trouvant longues et obscures, je jugeai qu’elles ne finissaient point, et que, si j’étais vu et surpris, j’y trouverais un refuge assuré. Dans cette confiance, j’offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir ; d’autres se mirent à rire ; d’autres se crurent insultées, et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite : j’y fus suivi. J’entendis une voix d’homme sur laquelle je n’avais pas compté, et qui m’alarma. Je m’enfonçais dans les souterrains, au risque de m’y perdre : le bruit, les voix, la voix d’homme me suivaient toujours.


J. J. Rousseau et les vieilles


J’avais compté sur l’obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je m’enfonçai davantage. Un mur m’arrêta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d’un manche à balai, parmi lesquelles j’aperçus la petite coquine qui m’avait décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage.

L’homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisais là. On conçoit que ma réponse n’était pas prête. Je me remis cependant ; et, m’évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis d’un ton suppliant d’avoir pitié de mon âge et de mon état ; que j’étais un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s’était dérangé ; que je m’étais échappé de la maison paternelle, parce qu’on voulait m’enfermer ; que j’étais perdu s’il me faisait connaître ; mais que s’il voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-être un jour reconnaître cette grâce. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet : l’homme terrible en fut touché, et après une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me questionner davantage. À l’air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l’homme que j’avais tant craint m’était fort utile, et qu’avec elles seules je n’en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guère ; car, pourvu que le sabre et l’homme ne s’en mêlassent pas, j’étais bien sûr, leste et vigoureux comme j’étais, de me délivrer de leurs tricots et d’elles.

Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j’allai donner du nez contre l’homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d’un ton railleur : « Je suis prince, me dit-il, je suis prince ; et moi je suis un coïon : mais que son altesse n’y revienne pas ! » Il n’ajouta rien de plus, et je m’esquivai en baissant la tête, et le remerciant dans mon cœur de sa discrétion. J’ai jugé que ces mauvaises vieilles lui avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu’il en soit, tout Piémontais qu’il était, c’était un bon homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de reconnaissance : car l’histoire était si plaisante, que, pour le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m’eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j’en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps.

Mon séjour chez madame de Vercellis m’avait procuré quelques connaissances, que j’entretenais dans l’espoir qu’elles pourraient m’être utiles. J’allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l’un des plus honnêtes hommes que j’aie connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui m’attirait chez lui, il n’avait pas assez de crédit pour me placer ; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts et de mes idées, j’avais toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me montrer à moi-même sans m’épargner ni me décourager. Il me parla très-honorablement de mon naturel et de mes talents : mais il ajouta qu’il en voyait naître les obstacles qui m’empêcheraient d’en tirer parti ; de sorte qu’ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n’avais que de fausses idées ; il me montra comment, dans un destin contraire, l’homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir ; comment il n’y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n’étaient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à la mémoire : c’est que si chaque homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n’a rien d’outré, m’a été d’un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l’honnête, que mon génie ampoulé n’avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage dans la société ; qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes ; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes, que quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l’homme il fallait bien remonter à leur principe. D’ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de religion. L’on conçoit déjà que l’honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l’original du vicaire savoyard. Seulement la prudence l’obligeant à parler avec plus de réserve, il s’expliqua moins ouvertement sur certains points ; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu’au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l’ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m’étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d’abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne s’y étouffa jamais, et qui n’attendait pour fructifier que les soins d’une main plus chérie.

Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais pas d’être ému. Loin de m’ennuyer de ses entretiens, j’y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d’un certain intérêt de cœur dont je sentais qu’ils étaient pleins. J’ai l’âme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu’ils m’ont fait que de celui qu’ils m’ont voulu ; et c’est sur quoi mon tact ne se trompe guère. Aussi je m’affectionnais véritablement à M. Gaime ; j’étais pour ainsi dire son second disciple ; et cela me fit pour le moment même l’inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m’entraînait mon oisiveté.

Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. À force d’y aller et de ne pouvoir lui parler, je m’étais ennuyé, et je n’y allais plus : je crus qu’il m’avait oublié, ou qu’il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus d’une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir auprès de sa tante ; il le lui avait même dit, et il m’en reparla quand moi-même je n’y songeais plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m’amuser de promesses vagues, il avait cherché à me placer ; qu’il avait réussi, qu’il me mettait en chemin de devenir quelque chose, que c’était à moi de faire le reste ; que la maison où il me faisait entrer était puissante et considérée ; que je n’avais pas besoin d’autres protecteurs pour m’avancer ; et que quoique traité d’abord en simple domestique, comme je venais de l’être, je pouvais être assuré que, si l’on me jugeait par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était disposé à ne m’y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m’avait données. Quoi ! toujours laquais ! me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu’on m’y laissât.

Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la reine, et chef de l’illustre maison de Solar. L’air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l’affabilité de son accueil. Il m’interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j’avais une physionomie agréable, et qui promettait de l’esprit ; qu’il lui paraissait qu’en effet je n’en manquais pas, mais que ce n’était pas là tout, et qu’il fallait voir le reste : puis, se tournant vers moi : Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes ; les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez à plaire ici à tout le monde ; voilà, quant à présent, votre unique emploi : du reste, ayez bon courage ; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis à l’abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J’en savais assez déjà pour juger qu’on ne fait pas tant de façons à la réception d’un laquais. En effet, on ne me traita pas comme tel. J’eus la table de l’office, on ne me donna point d’habit de livrée ; et le comte de Favria, jeune étourdi, m’ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servais à table, et je faisais à peu près au dedans le service d’un laquais ; mais je le faisais en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu’on me dictait, et des images que le comte de Favria me faisait découper, j’étais presque le maître de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je ne m’apercevais pas, était assurément très dangereuse : elle n’était pas même fort humaine ; car cette grande oisiveté pouvait me faire contracter des vices que je n’aurais pas eus sans cela.

Mais c’est ce qui très heureusement n’arriva point. Les leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon cœur, et j’y pris tant de goût que je m’échappais quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devinaient guère où j’allais. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu’il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent admirables ; j’étais d’une assiduité, d’une attention, d’un zèle qui charmaient tout le monde. L’abbé Gaime m’avait sagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu’elle ne vînt à se relâcher et qu’on n’y prît garde. Votre début, me dit-il, est la règle de ce qu’on exigera de vous : tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins.

Comme on ne m’avait guère examiné sur mes petits talents, et qu’on ne me supposait que ceux que m’avait donnés la nature, il ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m’avait pu dire, qu’on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l’on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je m’étais peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m’éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs.

Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de mon âge, bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux très noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n’a jamais résisté. L’habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu’on portait alors. On dira que ce n’est pas à un domestique de s’apercevoir de ces choses-là. J’avais tort sans doute ; mais je m’en apercevais toutefois, et même je n’étais pas le seul. Le maître d’hôtel et les valets de chambre en parlaient quelquefois à table avec une grossièreté qui me faisait cruellement souffrir. La tête ne me tournait pourtant pas au point d’être amoureux tout de bon. Je ne m’oubliais point ; je me tenais à ma place, et mes désirs mêmes ne s’émancipaient pas. J’aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l’esprit, du sens, de l’honnêteté : mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n’allait point au delà de mes droits. À table j’étais attentif à chercher l’occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyait établi : hors de là je me tenais vis-à-vis d’elle ; je cherchais dans ses yeux ce qu’elle allait demander, j’épiais le moment de changer son assiette. Que n’aurais-je point fait pour qu’elle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot ! mais point : j’avais la mortification d’être nul pour elle ; elle ne s’apercevait pas même que j’étais là. Cependant son frère, qui m’adressait quelquefois la parole à table, m’ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu’elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d’œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l’occasion se présenta d’en obtenir un second, et j’en profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner, où pour la première fois je vis avec beaucoup d’étonnement le maître d’hôtel servir l’épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l’ordinaire consommés dans la langue française, quelqu’un trouva dans cette devise une faute d’orthographe, et dit qu’au mot fiert il ne fallait point de t.

Le vieux comte de Gouvon allait répondre ; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire : il m’ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop ; que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse ; qu’ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas.


Explication de la devise


Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d’impatience la louange qu’il me devait, et qu’il me donna en effet si pleine et entière et d’un air si content, que toute la table s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d’un ton de voix aussi timide qu’affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement, qu’ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur l’assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.

Ici finit le roman, où l’on remarquera, comme avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m’affectionnai inutilement à l’antichambre de madame de Breil : je n’obtins plus une seule marque d’attention de la part de sa fille. Elle sortait et entrait sans me regarder, et moi j’osais à peine jeter les yeux sur elle. J’étais même si bête et si maladroit, qu’un jour qu’elle avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de m’élancer sur ce gant que j’aurais voulu couvrir de baisers, je n’osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j’aurais volontiers écrasé. Pour achever de m’intimider, je m’aperçus que je n’avais pas le bonheur d’agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m’ordonnait rien, mais elle n’acceptait jamais mon service ; et deux fois, me trouvant dans son antichambre, elle me demanda d’un ton fort sec si je n’avais rien à faire. Il fallut renoncer à cette chère antichambre. J’en eus d’abord du regret ; mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je n’y pensai plus.

J’eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par les bontés de son beau-père, qui s’aperçut enfin que j’étais là. Le soir du dîner dont j’ai parlé, il eut avec moi un entretien d’une demi-heure, dont il parut content et dont je fus enchanté. Ce bon vieillard, quoique homme d’esprit, en avait moins que madame de Vercellis ; mais il avait plus d’entrailles, et je réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m’attacher à l’abbé de Gouvon son fils, qui m’avait pris en affection ; que cette affection, si j’en profitais, pouvait m’être utile, et me faire acquérir ce qui me manquait pour les vues qu’on avait sur moi. Dès le lendemain matin je volai chez M. l’abbé. Il ne me reçut point en domestique ; il me fit asseoir au coin de son feu, et, m’interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que mon éducation, commencée sur tant de choses, n’était achevée sur aucune. Trouvant surtout que j’avais peu de latin, il entreprit de m’en enseigner davantage. Nous convînmes que je me rendrais chez lui tous les matins, et je commençai dès le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu’on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon état, j’étais disciple et valet dans la même maison, et dans ma servitude j’avais cependant un précepteur d’une naissance à ne l’être que des enfants des rois.

M. l’abbé de Gouvon était un cadet destiné par sa famille à l’épiscopat, et dont par cette raison on avait poussé les études plus qu’il n’est ordinaire aux enfants de qualité. On l’avait envoyé à l’université de Sienne, où il avait resté plusieurs années, et dont il avait rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour être à peu près à Turin ce qu’était jadis à Paris l’abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l’avait jeté dans les belles-lettres ; ce qui est très ordinaire en Italie à ceux qui courent la carrière de la prélature. Il avait bien lu les poètes, il faisait passablement des vers latins et italiens. En un mot, il avait le goût qu’il fallait pour former le mien, et mettre quelque choix dans le fatras dont je m’étais farci la tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu’il ne pût supporter l’ennui du latin élémentaire, il me mit d’abord beaucoup trop haut ; et à peine m’eut-il fait traduire quelques fables de Phèdre, qu’il me jeta dans Virgile, où je n’entendais presque rien. J’étais destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à ne le savoir jamais. Cependant je travaillais avec assez de zèle, et monsieur l’abbé me prodiguait ses soins avec une bonté dont le souvenir m’attendrit encore. Je passais avec lui une partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service ; non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée et pour copier ; et ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle d’écolier. Non seulement j’appris ainsi l’italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature et quelque discernement des bons livres, qui ne s’acquérait pas chez la Tribu, et qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul.

Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques, je pouvais le plus raisonnablement me livrer à l’espoir de parvenir. Monsieur l’abbé, très content de moi, le disait à tout le monde ; et son père m’avait pris dans une affection si singulière, que le comte de Favria m’apprit qu’il avait parlé de moi au roi. Madame de Breil elle-même avait quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins une espèce de favori dans la maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils de leur maître, sentaient bien que ce n’était pas pour rester longtemps leur égal.

Autant que j’ai pu juger des vues qu’on avait sur moi par quelques mots lâchés à la volée, et auxquels je n’ai réfléchi qu’après coup, il m’a paru que la maison de Solar, voulant courir la carrière des ambassades, et peut-être s’ouvrir de loin celle du ministère, aurait été bien aise de se former d’avance un sujet qui eût du mérite et des talents, et qui, dépendant uniquement d’elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet du comte de Gouvon était noble, judicieux, magnanime, et vraiment digne d’un grand seigneur bienfaisant et prévoyant : mais outre que je n’en voyais pas alors toute l’étendue, il était trop sensé pour ma tête, et demandait un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchait la fortune qu’à travers les aventures : et, ne voyant point de femme à tout cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible et triste ; tandis que j’aurais dû la trouver d’autant plus honorable et sûre que les femmes ne s’en mêlaient pas, l’espèce de mérite qu’elles protègent ne valant assurément pas celui qu’on me supposait.

Tout allait à merveille. J’avais obtenu, presque arraché l’estime de tout le monde : les épreuves étaient finies, et l’on me regardait généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance, qui n’était pas à sa place et qu’on s’attendait d’y voir arriver. Mais ma place n’était pas celle qui m’était assignée par les hommes, et j’y devais parvenir par des chemins bien différents. Je touche à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres, et qu’il suffit de présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion.

Quoiqu’il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon espèce, je ne les aimais pas, et je n’en avais jamais voulu voir aucun. Mais j’avais vu quelques Genevois qui ne l’étaient pas, entre autres un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure chez le comte de Gouvon, et vint m’y voir avec un autre Genevois appelé Bâcle, dont j’avais été camarade durant mon apprentissage. Ce Bâcle était un garçon très amusant, très gai, plein de saillies bouffonnes que son âge rendait agréables. Me voilà tout d’un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il allait partir bientôt pour s’en retourner à Genève. Quelle perte j’allais faire ! J’en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m’était laissé, je ne le quittais plus : ou plutôt il ne me quittait pas lui-même, car la tête ne me tourna pas d’abord au point d’aller hors de l’hôtel passer la journée avec lui sans congé ; mais bientôt, voyant qu’il m’obsédait entièrement, on lui défendit la porte ; et je m’échauffai si bien, qu’oubliant tout, hors mon ami Bâcle, je n’allais ni chez M. l’abbé ni chez M. le comte, et l’on ne me voyait plus dans la maison. On me fit des réprimandes, que je n’écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte : elle me fit entrevoir qu’il était possible que Bâcle ne s’en allât pas seul. Dès lors je ne vis plus d’autre plaisir, d’autre sort, d’autre bonheur que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyais à cela que l’ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroît j’entrevoyais madame de Warens, mais dans un éloignement immense ; car pour retourner à Genève, c’est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et sans cesse avec de nouveaux charmes ; ce bienheureux trajet semblait devoir absorber ma vie entière. Je me rappelais avec délices combien ce même voyage m’avait paru charmant en venant. Que devait-ce être lorsqu’à tout l’attrait de l’indépendance se joindrait celui de faire route avec un camarade de mon âge, de mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d’aller ou rester que comme il nous plairait ? Il fallait être fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets d’ambition d’une exécution lente, difficile, incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient pas dans tout leur éclat un quart d’heure de vrai plaisir et de liberté dans la jeunesse.

Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maître d’hôtel me signifia mon congé de la part de Monsieur le comte. C’était précisément ce que je demandais ; car, sentant malgré moi l’extravagance de ma conduite, j’y ajoutais, pour m’excuser, l’injustice et l’ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d’aller lui parler le lendemain matin avant mon départ ; et comme on voyait que, la tête m’ayant tourné, j’étais capable de n’en rien faire, le maître d’hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu’on m’avait destiné, et qu’assurément j’avais fort mal gagné ; car, ne voulant pas me laisser dans l’état de valet, on ne m’avait pas fixé de gages.

Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu’il était, me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j’oserais presque dire les plus tendres, tant il m’exposa d’une manière flatteuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-père. Enfin, après m’avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte, il m’offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m’avait séduit.

Il était si clair qu’il ne disait pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux maître, et j’en fus touché : mais ce cher voyage était trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J’étais tout à fait hors de sens : je me raffermis, je m’endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que puisqu’on m’avait donné mon congé, je l’avais pris ; qu’il n’était plus temps de s’en dédire, et que, quoi qu’il pût m’arriver en ma vie, j’étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d’une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi je sortis triomphant, comme si je venais d’emporter la plus grande victoire ; et, de peur d’avoir un second combat à soutenir, j’eus l’indignité de partir sans aller remercier Monsieur l’abbé de ses bontés.

Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment, il faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance à m’y livrer. Croirait-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours ? Or écoutez.

L’abbé de Gouvon m’avait fait présent, il y avait quelques semaines, d’une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont j’étais transporté. À force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l’une pourrait bien servir à l’autre, et le prolonger. Qu’y avait-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de Héron ? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un et l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que, quand ils n’en gorgent pas les passants, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons et l’eau de notre fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d’abord notre course au


La Fontaine de Héron


nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances et l’attente d’une fortune presque assurée, pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale ; adieu la cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avait amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avais tout à coup borné mes brillants projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière ; car bien que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n’en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita la peine ; la fontaine se cassa près de Bramant : et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu’elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre étourderie d’avoir oublié que nos habits et nos souliers s’useraient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité d’arriver.

À Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire, jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l’accueil qui m’attendait chez madame de Warens ; car j’envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon ; elle savait sur quel pied j’y étais ; et en m’en félicitant, elle m’avait donné des leçons très sages sur la manière dont je devais correspondre aux bontés qu’on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu’allait-elle dire en me voyant arriver ? Il ne me vint pas même à l’esprit qu’elle pût me fermer sa porte : mais je craignais le chagrin que j’allais lui donner, je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misère. Je résolus de tout endurer en silence, et de tout faire pour l’apaiser. Je ne voyais plus dans l’univers qu’elle seule : vivre dans sa disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas.

Ce qui m’inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont je ne voulais pas lui donner le surcroît, et dont je craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me comprit ; il était plus fou que sot. Je crus qu’il s’affecterait de mon inconstance ; j’eus tort, mon ami Bâcle ne s’affectait de rien. À peine en entrant à Annecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu’il me dit : Te voilà chez toi, m’embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre amitié durèrent en tout environ six semaines ; mais les suites en dureront autant que moi.

Que le cœur me battit en approchant de la maison de madame de Warens ! mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d’un voile ; je ne voyais rien, je n’entendais rien, je n’aurais reconnu personne : je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avais besoin qui me troublait à ce point ? À l’âge où j’étais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes ? Non, non ; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le cœur. Dans le cours d’une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j’ai toujours vu du même œil l’opulence et la misère. Au besoin, j’aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie ; mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon âme, à l’épreuve de la fortune, n’a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle ; et c’est quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels.

À peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix ; je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avait su de mes nouvelles ; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n’y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te revoilà donc ? Je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage ; je suis bien aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que j’avais craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m’épargner ni m’excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n’osais respirer durant cette délibération ; mais quand j’entendis que je coucherais dans la maison, j’eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m’était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir d’apprendre que cette faveur ne serait pas passagère ; et dans un moment où l’on me croyait attentif à tout autre chose, j’entendis qu’elle disait : On dira ce qu’on voudra ; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l’abandonner.

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l’ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j’avais été jusqu’alors, et tel j’aurais toujours été peut-être, si je n’avais jamais connu madame de Warens, ou si, même l’ayant connue, je n’avais pas vécu assez longtemps auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu’elle m’inspira. J’oserai le dire, qui ne sent que l’amour ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n’est pas non plus l’amitié seule ; il est plus voluptueux, plus tendre : je n’imagine pas qu’il puisse agir pour quelqu’un du même sexe ; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l’éprouvai jamais près d’aucun de mes amis. Ceci n’est pas clair, mais il le deviendra dans la suite ; les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets.

Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle où l’on me logea. Cette chambre était sur le passage dont j’ai parlé, où se fit notre première entrevue ; et au delà du ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect n’était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’était depuis Bossey la première fois que j’avais du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n’avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce ! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne : il me semblait qu’elle l’avait mis là tout exprès pour moi ; je m’y plaçais paisiblement auprès d’elle ; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure ; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu’alors comprimé, se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s’exhalaient plus librement parmi ces vergers.

On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que j’avais vue à Turin ; mais on y trouvait la propreté, la décence, et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s’allie jamais. Elle avait peu de vaisselle d’argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers ; mais l’une et l’autre étaient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnait d’excellent café. Quiconque la venait voir était invité à dîner avec elle ou chez elle ; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique était composé d’une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d’un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d’une cuisinière, et de deux porteurs de louage quand elle allait en visite, ce qu’elle faisait rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente ; cependant son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne et l’argent très rare. Malheureusement l’économie ne fut jamais sa vertu favorite : elle s’endettait, elle payait ; l’argent faisait la navette, et tout allait.

La manière dont son ménage était monté était précisément celle que j’aurais choisie : on peut croire que j’en profitais avec plaisir. Ce qui m’en plaisait moins était qu’il fallait rester très longtemps à table. Elle supportait avec peine la première odeur du potage et des mets ; cette odeur la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce n’était qu’au bout d’une demi-heure qu’elle essayait le premier morceau. J’aurais dîné trois fois dans cet intervalle ; mon repas était fait longtemps avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie ; aussi je mangeais pour deux, et ne m’en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d’autant plus au doux sentiment du bien-être que j’éprouvais auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouissais n’était mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires, je les supposais en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai retrouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite ; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu’ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à pure perte ; je n’ai jamais pu l’éviter.

Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom ; Maman fut le sien ; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien ; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une maman jeune et jolie qu’il m’était délicieux de caresser : je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espèce ; j’en conviens, mais il faut attendre ; je ne puis tout dire à la fois.

Le coup d’œil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu’elle m’ait jamais fait sentir ; encore ce moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n’allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu’un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle ; j’étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m’en faire une de me taire. À force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Eh bien ! je la laissais rêver ; je me taisais, je la contemplais, et j’étais le plus heureux des hommes. J’avais encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et j’en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler. Sitôt que quelqu’un arrivait, homme ou femme, il n’importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle. J’allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu’ils avaient tant à dire, parce que j’avais à dire encore plus.

Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n’étais que content ; mais mon inquiétude en son absence allait au point d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d’attendrissement, qui souvent allaient jusqu’aux larmes. Je me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle était à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès d’elle. J’avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n’était pas possible, et qu’un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rêverie une tristesse qui n’avait pourtant rien de sombre, et qu’un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m’a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure ; tout cela me frappait tellement d’une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m’être élancé jamais dans l’avenir avec plus de force et d’illusion que je fis alors ; et ce qui m’a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle s’est réalisée, c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été déçu que dans sa durée imaginaire ; car les jours, et les ans, et la vie entière, s’y passaient dans une inaltérable tranquillité ; au lieu qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas ! mon plus constant bonheur fut en songe : son accomplissement fut presque à l’instant suivi du réveil.

Je ne finirais pas si j’entrais dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chère maman me faisait faire quand je n’étais plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avait couché ; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle main les avait touchés ; le plancher même, sur lequel je me prosternais en songeant qu’elle y avait marché ! Quelquefois même en sa présence il m’échappait des extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu’elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu : elle rejette le morceau sur son assiette ; je m’en saisis avidement et l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus passionné il n’y avait qu’une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison.

J’étais revenu d’Italie non tout à fait comme j’y étais allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avais senti le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s’était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré, j’appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives : c’est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu’avait rétablie en moi la nature, et à qui j’avais donné le temps de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulants ! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu’elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n’y laissait place à nulle autre ; elle était pour moi la seule femme qui fût au monde ; et l’extrême douceur des sentiments qu’elle m’inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s’éveiller pour d’autres, me garantissait d’elle et de tout son sexe. En un mot, j’étais sage, parce que je l’aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j’en puis dire est que s’il paraît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.

Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisaient le moins. C’étaient des projets à rédiger, des


Dans le laboratoire


mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire ; c’étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes ; et ce qui la faisait rire encore plus était de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avais le plaisir de grogner étaient charmants ; et s’il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d’œil pour lesquels je l’aurais volontiers battue. Elle avait peine à s’abstenir d’éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela très comique.

Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusait pourtant, parce qu’il faisait partie d’une manière d’être qui m’était charmante. Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu’on me faisait faire n’était selon mon goût, mais tout était selon mon cœur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n’eût fourni des scènes folâtres qui nous égayaient sans cesse : c’est peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l’odeur un livre de médecine ; et, ce qu’il y a de plaisant, est que je m’y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus détestables drogues. J’avais beau fuir ou vouloir me défendre ; malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s’approcher de ma bouche, il fallait finir par l’ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu’on y jouait quelque farce, et non pas qu’on y faisait de l’opiat ou de l’élixir.

Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J’avais trouvé quelques livres dans la chambre que j’occupais : le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la Henriade.

Quoique je n’eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désœuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l’abbé de Gouvon m’avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion ; la lecture me profitait mieux. Je m’accoutumais à réfléchir sur l’élocution, sur les constructions élégantes ; je m’exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d’une faute d’orthographe, que je faisais avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade :


Soit qu’un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlât encore pour lui dans le cœur de ces traîtres.


Ce mot parlât, qui me frappa, m’apprit qu’il fallait un t à la troisième personne du subjonctif, au lieu qu’auparavant je l’écrivais et prononçais parla comme le parfait de l’indicatif.

Quelquefois je causais avec maman de mes lectures, quelquefois je lisais auprès d’elle : j’y prenais grand plaisir ; je m’exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J’ai dit qu’elle avait l’esprit orné. Il était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s’étaient empressés à lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d’esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant ; elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Évremond, qui depuis longtemps était mort en France. Mais cela n’empêchait pas qu’elle connût la bonne littérature, et qu’elle n’en parlât fort bien. Elle avait été élevée dans des sociétés choisies ; et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l’esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes.

Quoiqu’elle n’eût vu la cour qu’en passant, elle y avait jeté un coup d’œil rapide qui lui avait suffi pour la connaître. Elle s’y conserva toujours des amis, et, malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures qu’excitaient sa conduite et ses dettes, elle n’a jamais perdu sa pension. Elle avait l’expérience du monde, et l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’était le sujet favori de ses conversations, et c’était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyère : il lui plaisait plus que la Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces ; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m’ennuyaient pas.

Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l’inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la jouissance. Tout en folâtrant, maman m’étudiait, m’observait, m’interrogeait, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement que ce n’était pas le tout de connaître mes penchants, mes goûts, mes petits talents ; il fallait trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti, et tout cela n’était pas l’affaire d’un jour. Les préjugés même qu’avait conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne opinion qu’elle avait de moi : mais il en fallut rabattre, et dès lors adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d’Aubonne, la vint voir. C’était un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s’y ruinait pas, une espèce d’aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très composée, qui n’avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en exécution. Il s’arrêta quelque temps à Annecy, et y devint amoureux de madame l’intendante, qui était une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez maman. M. d’Aubonne me vit ; sa parente lui parla de moi ; il se chargea de m’examiner, de voir à quoi j’étais propre, et, s’il me trouvait de l’étoffe, de chercher à me placer.

Madame de Warens m’envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s’y prit très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu’il était possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraître m’observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J’étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie animée, j’étais, sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards, et que l’honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu’il rendit de moi à madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé : ce ne fut pas la dernière, et l’arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé.

La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour n’avoir pas ici besoin d’explication ; car en conscience on sent bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu’avec toute l’impartialité possible, quoi qu’aient pu dire messieurs Masseron, d’Aubonne et beaucoup d’autres, je ne les saurais prendre au mot.

Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme ; mais, au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge, marchand de Paris, je dis : Me voilà.

Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot ; il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie ? Dans les changements de scène, il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps ; toutes les décorations sont entremêlées, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser ; cependant peu à peu tout s’arrange, rien ne manque, et l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’auteurs m’auraient surpassé.

De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d’une table et de mon papier ; c’est à la promenade, au milieu des rochers et des bois ; c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies que j’écris dans mon cerveau : l’on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n’a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres ; genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir ; ma lettre est un long et confus verbiage ; à peine m’entend-on quand on la lit.

Non-seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J’ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur : cependant je ne sais rien voir de ce que je vois ; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance ; rien ne m’échappe. Alors, sur ce qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé ; et il est rare que je me trompe.

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle ; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent ; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues : il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle, il faut répondre ; et si l’on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement.

Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j’en pourrais citer, j’en prends un qui n’est pas de ma jeunesse, mais d’un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j’en aurais pris l’aisance et le ton, si la chose eût été possible. J’étais un soir entre deux grandes dames et un homme qu’on peut nommer ; c’était M. le duc de Gontaut. Il n’y avait personne autre dans la chambre, et je m’efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels ! à une conversation entre quatre personnes, dont trois n’avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L’autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant : Est-ce de l’opiate de M. Tronchin ? Je ne crois pas, répondit sur le même ton la première. Je crois qu’elle ne vaut guère mieux, ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit ; il n’échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l’instant d’après la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d’une autre la balourdise eût pu n’être que plaisante ; mais adressée à une femme trop aimable pour n’avoir pas un peu fait parler d’elle, et qu’assurément je n’avais pas dessein d’offenser, elle était terrible ; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s’empêcher d’éclater. Voilà de ces traits d’esprit qui m’échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J’oublierai difficilement celui-là ; car, outre qu’il est par lui-même très-mémorable, j’ai dans la tête qu’il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent.

Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger : d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire, et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non-seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçonné même ; et c’est ce qui est arrivé à madame Dupin, quoique femme d’esprit, et quoique j’aie vécu dans sa maison plusieurs années, elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste, tout ceci souffre des exceptions, et j’y reviendrai dans la suite.

La mesure de mes talents ainsi fixée, l’état qui me convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n’avais pas fait mes études, et que je ne savais pas même assez de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C’était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j’aie connu ; ce qui n’est pas beaucoup dire à la vérité.

Il venait quelquefois chez maman, qui l’accueillait, le caressait, l’agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu’il était en fonction, elle courait par la chambre de côté et d’autre, faisait tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet, monsieur le supérieur suivait en grondant, et disant à tout moment : Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet assez pittoresque.

M. Gros se prêta de bon cœur au projet de maman. Il se contenta d’une pension très-modique, et se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du consentement de l’évêque, qui non-seulement l’accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu’à ce qu’on pût juger, par un essai, du succès qu’on devait espérer.

Quel changement ! Il fallut m’y soumettre. J’allai au séminaire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un séminaire, surtout pour qui sort de celle d’une aimable femme ! J’y portai un seul livre, que j’avais prié maman de me prêter, et qui me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre : c’était un livre de musique. Parmi les talents qu’elle avait cultivés, la musique n’avait pas été oubliée. Elle avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin : elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant ; et il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m’apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j’avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m’exercer seul. Le livre que j’emportai n’était pas même des plus faciles ; c’étaient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d’Alphée et Aréthuse ; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.

Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu’il voulait m’enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d’épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe ; son sourire était sardonique ; ses membres jouaient comme les poulies d’un mannequin. J’ai oublié son odieux nom ; mais sa figure effrayante et doucereuse m’est restée, et j’ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de cour !

Si j’étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n’y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s’aperçut que j’étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin ; cela n’était pas difficile. Il m’ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes : c’était un jeune abbé faucignerand, appelé M. Gâtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu’il donnait à diriger les miennes. Je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux : il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d’esprit ; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu’on ne pouvait le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyait sa destinée, et qu’il se sentait né pour être malheureux.

Son caractère ne démentait pas sa physionomie : plein de patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que m’instruire. Il n’en fallait pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avait rendu cela très-facile. Cependant, malgré tout le temps qu’il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l’un et l’autre, et quoiqu’il s’y prît très bien, j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec assez de conception, je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit, impatient de toute espèce de joug, ne peut s’asservir à la loi du moment ; la crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif : de peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre ; il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.

Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très-tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très-sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires : mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j’écrivis l’Émile ; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l’original du vicaire savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré ses modèles.

Pendant que j’étais au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. Monsieur l’intendant s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’était faire comme le chien du jardinier ; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle ; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu’il fut question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons : M. d’Aubonne se vengea du sien par une comédie ; il envoya cette pièce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d’en faire une, pour essayer si j’étais en effet aussi bête que l’auteur l’avait prononcé : mais ce ne fut qu’à Chambéri que j’exécutai ce projet en écrivant l’Amant de lui-même. Ainsi quand j’ai dit dans la préface de cette pièce que je l’avais écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quelques années.

C’est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avais oublié. Toutes les semaines j’avais une fois la permission de sortir ; je n’ai pas besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étais chez maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu’elle occupait. Ce bâtiment, où était leur four, était plein jusqu’au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps : la maison était en grand péril, et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes fenêtres, et au delà du ruisseau dont j’ai parlé. J’étais si troublé que je jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre, qu’en tout autre temps j’aurais eu peine à soulever ; j’étais prêt à y jeter de même une grande glace, si quelqu’un ne m’eût retenu. Le bon évêque, qui était venu voir maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif. Il l’emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étaient là ; en sorte qu’arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à genoux et m’y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes, qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenêtres, furent portées de l’autre côté de la cour, et la maison n’eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa béatification. À la prière du P. Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien : mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J’avais vu l’évêque en prière, et durant sa prière j’avais vu le vent changer, et même très à propos ; voilà ce que je pouvais dire et certifier : mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j’étais de bonne foi. L’amour du merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire ; et ce qu’il y a de sûr est que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prières, j’aurais bien pu m’en attribuer ma part.

Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et l’à-propos me parut à moi-même très-plaisant.

J’étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu’il lui fût possible, on voyait qu’ils n’étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n’était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l’évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un sujet qui n’était pas même bon pour être prêtre ; au reste, assez bon garçon, disait-on, et point vicieux : ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.

Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j’avais tiré si bon parti. Mon air d’Alphée et Aréthuse était à peu près tout ce que j’avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien : l’occasion était commode ; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très-souvent. C’était un Parisien nommé M. le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au demeurant très-bon homme. Maman me fit faire sa connaissance : je m’attachais à lui, je ne lui déplaisais pas : on parla de pension, l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui, et j’y passai l’hiver d’autant plus agréablement que la maîtrise n’étant qu’à vingt pas de la maison de maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions très-souvent ensemble.

On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n’en était pas moins égale et réglée. J’étais fait pour aimer l’indépendance et pour n’en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez maman ou à l’église, et je n’en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis affecté comme si j’y étais encore. Non-seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée M. le Maître endossait par-dessous son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur ; l’orgueil avec lequel j’allais, tenant ma petite flûte à bec, m’établir dans l’orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. le Maître avait fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu’on y portait ; ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu’un dimanche de l’Avent j’entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rit de cette église-là. Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu de musique : je n’oublierai jamais un petit motet Afferte que M. le Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu’à la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de chœur faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d’innocence, revient souvent me ravir et m’attrister.

Je vivais à Annecy depuis près d’un an sans le moindre reproche ; tout le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n’avais point fait de sottise, et je n’en fis point tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien : mon attachement pour elle était devenu ma seule passion ; et ce qui prouve que ce n’était pas une passion folle, c’est que mon cœur formait ma raison. Il est vrai qu’un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait hors d’état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j’y fisse tous mes efforts. Mais il n’y avait point de ma faute ; la bonne volonté y était tout entière, l’assiduité y était. J’étais distrait, rêveur, je soupirais : qu’y pouvais-je faire ? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendît de moi ; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu’un sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta ; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.

Un soir du mois de février qu’il faisait bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre : un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d’un air aisé, et fait à M. le Maître un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin. À ce mot de musicien français, le cœur tressaillit au bon le Maître : il aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte dont il paraissait avoir grand besoin, et qu’il accepta sans beaucoup de façons. Je l’examinai tandis qu’il se chauffait et qu’il jasait en attendant le souper. Il était court de stature, mais large de carrure ; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité particulière ; c’était pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu’il boitait un peu ; il avait un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très-fine et très-sale, de belles manchettes d’effilé, des guêtres dans lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir de la neige, un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentait pas ; sa physionomie avait de la finesse et de l’agrément ; il parlait facilement et bien, mais très-peu modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu de l’éducation, et qui n’allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu’il s’appelait Venture de Villeneuve, qu’il venait de Paris, qu’il s’était égaré dans sa route ; et, oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu’il allait à Grenoble voir un parent qu’il avait dans le parlement.

Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu’on disait il paraissait au fait ; mais à peine un sujet était-il entamé, qu’il brouillait l’entretien par quelque polissonnerie qui faisait rire, et oublier ce que l’on avait dit. C’était un samedi ; il y avait le lendemain musique à la cathédrale. M. le Maître lui propose d’y chanter ; très-volontiers ; lui demande quelle est sa partie ; la haute-contre ; et il parle d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à prévoir ; il n’y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maître : Vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne sait pas une note de musique. J’en ai grand’peur, lui répondis-je. Je les suivis très-inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d’une terrible force, car je m’intéressais beaucoup à lui.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une très-jolie voix. Je n’ai guère eu de plus agréable surprise. Après la messe, M. Venture reçut des compliments à perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. le Maître l’embrassa de bon cœur ; j’en fis autant : il vit que j’étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir.

On conviendra, je m’assure, qu’après m’être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n’était qu’un manant, je pouvais m’engouer de M. Venture, qui avait de l’éducation, des talents, de l’esprit, de l’usage du monde, et qui pouvait passer pour un aimable débauché. C’est aussi ce qui m’arriva, et ce qui serait arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus facilement encore qu’il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et un meilleur goût pour s’y attacher : car Venture en avait sans contredit, et il en avait surtout un bien rare à son âge, celui de n’être point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu’il se vantait de beaucoup de choses qu’il ne savait point ; mais pour celles qu’il savait, et qui étaient en assez grand nombre, il n’en disait rien : il attendait l’occasion de les montrer ; il s’en prévalait alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet. Comme il s’arrêtait après chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et les faisait passer. Les femmes même les plus modestes s’étonnaient de ce qu’elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu’il fallait se fâcher, elles n’en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu’il fût fait pour avoir de bonnes fortunes ; mais il était fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était difficile qu’avec tant de talents agréables, dans un pays où l’on s’y connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère des musiciens.

Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j’avais pris pour M. Bâcle. J’aimais à le voir, à l’entendre ; tout ce qu’il faisait me paraissait charmant, tout ce qu’il disait me semblait des oracles : mais mon engouement n’allait pas jusqu’à ne pouvoir me séparer de lui. J’avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D’ailleurs, trouvant ses maximes très-bonnes pour lui, je sentais qu’elles n’étaient pas à mon usage ; il me fallait une autre sorte de volupté, dont il n’avait pas l’idée, et dont je n’osais même lui parler, bien sûr qu’il se serait moqué de moi. Cependant j’aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait. J’en parlais à maman avec transport ; le Maître lui en parlait avec éloges. Elle consentit qu’on le lui amenât. Mais cette entrevue ne réussit point du tout : il la trouva précieuse, elle le trouva libertin ; et, s’alarmant pour moi d’une aussi mauvaise connaissance, non-seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m’y livrer ; et, très-heureusement pour mes mœurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.

M. le Maître avait les goûts de son art ; il aimait le vin. À table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu’il bût. Sa servante le savait si bien, que, sitôt qu’il préparait son papier pour composer et qu’il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l’instant d’après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il était toujours pris de vin ; et en vérité c’était dommage, car c’était un garçon essentiellement bon, et si gai que maman ne l’appelait que petit-chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur : il était quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfants de chœur ; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était qu’ayant peu d’esprit, il ne discernait pas les tons et les caractères, et prenait souvent la mouche sur rien.

L’ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d’évêques se faisaient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne ; et s’il est un orgueil pardonnable après celui qui se tire du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance. D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le Maître. Le chantre surtout, appelé M. l’abbé de Vidonne, qui du reste était un très-galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses talents ; et l’autre n’endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîner de règle que l’évêque donnait aux chanoines, et où le Maître était toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s’enfuir la nuit suivante ; et rien ne put l’en faire démordre, quoique madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n’épargnât rien pour l’apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les laissant dans l’embarras aux fêtes de Pâques, temps où l’on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l’embarrassait lui-même était sa musique qu’il voulait emporter, ce qui n’était pas facile : elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s’emportait pas sous le bras.

Maman fit ce que j’aurais fait et ce que je ferais encore à sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout ce qui dépendait d’elle. J’ose dire qu’elle le devait. Le Maître s’était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses ordres ; et le cœur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu’il faisait pour elle en détail depuis trois ou quatre ans : mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils devoirs, n’avait pas besoin de songer que c’en étaient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. le Maître, au moins jusqu’à Lyon, et de m’attacher à lui aussi longtemps qu’il aurait besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le désir de m’éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu’à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu’à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi : nous partîmes le même soir à sept heures ; et maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit-chat d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier village, où un âne nous relaya ; et la même nuit nous nous rendîmes à Seyssel.

Je crois avoir déjà remarqué qu’il y a des temps où je suis si peu semblable à moi-même, qu’on me prendrait pour un autre homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par conséquent de la connaissance de M. le Maître, et l’un des hommes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d’aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le Maître goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très-bien. Le Maître lui dit qu’il allait à Bellay, à la prière de l’évêque, diriger sa musique aux fêtes de Pâques, qu’il comptait repasser dans peu de jours ; et moi, à l’appui de ce mensonge, j’en enfilai cent autres si naturels, que M. Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M. Reydelet ne savait quelle chère nous faire ; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrêter plus longtemps au retour. À peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire ; et j’avoue qu’ils me reprennent encore en y pensant ; car on ne saurait imaginer une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant toute la route, si M. le Maître, qui ne cessait de boire et de battre la campagne, n’eût été attaqué deux ou trois fois d’une atteinte à laquelle il devenait très-sujet, et qui ressemblait fort à l’épilepsie. Cela me jeta dans des embarras qui m’effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer comme je pourrais.

Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques, comme nous l’avions dit à M. Reydelet ; et, quoique nous n’y fussions point attendus, nous fûmes reçus du maître de musique et accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. le Maître avait de la considération dans son art, et la méritait. Le maître de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages, et tâcha d’obtenir l’approbation d’un si bon juge ; car outre que le Maître était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maîtres de musique de province, et ils le sentaient si bien eux-mêmes, qu’ils le regardaient moins comme leur confrère que comme leur chef.

Après avoir passé très-agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous en repartîmes, et continuâmes notre route sans aucun accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loger à Notre-Dame de Pitié ; et, en attendant la caisse, qu’à la faveur d’un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le Maître alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite, et l’abbé Dortan, comte de Lyon. L’un et l’autre le reçurent bien ; mais ils le trahirent, comme on verra tout à l’heure ; son bonheur s’était épuisé chez M. Reydelet.

Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut surpris d’une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j’en fus saisi d’effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu’on l’y fît porter ; puis, tandis qu’on s’assemblait et s’empressait autour d’un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne songeait à moi ; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au ciel, j’ai fini ce troisième aveu pénible. S’il m’en restait beaucoup de pareils à faire, j’abandonnerais le travail que j’ai commencé.

De tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux où j’ai vécu ; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu’elles n’aient pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton d’un instrument étranger, était hors de son diapason : elle y revint d’elle-même ; et alors je cessai mes folies, ou du moins j’en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai l’idée la plus confuse. Rien presque ne s’y est passé d’assez intéressant à mon cœur pour m’en retracer vivement le souvenir ; et il est difficile que dans tant d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J’écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s’ils venaient d’arriver ; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu’au temps où j’ai de moi des renseignements plus sûrs ; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d’être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de l’être en tout : voilà sur quoi l’on peut compter.

Sitôt que j’eus quitté M. le Maître, ma résolution fut prise, et je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ m’avaient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite ; et cet intérêt, m’occupant tout entier, avait fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappelait en arrière : mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait, je n’avais de désir que pour retourner auprès de maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avait déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l’ambition. Je ne voyais plus d’autre bonheur que celui de vivre auprès d’elle, et je ne faisais pas un pas sans sentir que je m’éloignais de ce bonheur. J’y revins donc aussitôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n’ai pas le moindre souvenir de celui-là. Je ne m’en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu’on juge surtout si cette dernière époque a dû sortir de ma mémoire ! En arrivant je ne trouvai plus madame de Warens ; elle était partie pour Paris.

Je n’ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l’aurait dit, j’en suis très-sûr, si je l’en avais pressée ; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis : mon cœur, uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés, qui font désormais mes uniques jouissances, il n’y reste pas un coin de vide pour ce qui n’est plus. Tout ce que j’ai cru entrevoir dans le peu qu’elle m’en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l’abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d’être oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d’Aubonne, chercher le même avantage à la cour de France, où elle m’a souvent dit qu’elle l’eût préféré, parce que la multitude des grandes affaires fait qu’on n’y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu’à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu’elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu’elle avait été chargée de quelque commission secrète, soit de la part de l’évêque, qui avait alors des affaires à la cour de France, où il fut lui-même obligé d’aller, soit de la part de quelqu’un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu’il y a de sûr, si cela est, est que l’ambassadrice n’était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d’une négociation.