Les Confessions d’un révolutionnaire/VIII

La bibliothèque libre.


VIII.


16 AVRIL :


RÉACTION DE LEDRU-ROLLIN.


La démocratie gouvernementale, trompée dans ses espérances par ses propres coryphées, pouvait désormais se regarder comme éliminée. Il n’y avait plus de risque qu’elle reprît le dessus. La scission était consommée : le parti démagogique et social avait maintenant sa droite et sa gauche, ses modérés et ses ultras. Les nouveaux jacobins imposaient silence aux nouveaux cordeliers. Le pays était en éveil ; la bourgeoisie n’avait plus qu’à se tenir prête, et à se jeter comme appoint du côté qui inclinerait vers elle, au premier symptôme de contradiction.

Il ne fallait pas s’attendre, en effet, que l’opinion si hautement professée par Louis Blanc et ses amis, et qui a tant de racines en France, passât sitôt et se tînt pour battue ; d’autant plus que les événements de chaque jour, et la mesquinerie des actes du Gouvernement provisoire ne cessaient de l’aviver. Ce qu’on se flattait d’avoir seulement réprimé le 17 mars, ce n’était pas la dictature, que l’on jugeait plus que jamais nécessaire, c’était Blanqui. Blanqui écarté par la réprobation du Luxembourg, écrasé par la diffamation partie de l’Hôtel-de-Ville, on espérait ressaisir sans opposition, surtout sans rivalité, l’omnipotence dictatoriale. Comme si tout à l’heure, en repoussant l’homme, on n’avait pas condamné l’idée !...

Cette idée vivait partout. Le Gouvernement provisoire, condamné par sa nature et par l’hétérogénéité de ses éléments à se renfermer dans le rôle de conservateur, était bouillonnant de révolution : il voulait, quand même, révolutionner. Le souffle de l’opinion le poussant, il s’efforçait de saisir une initiative quelconque. Triste initiative ! La postérité refuserait de croire aux actes du Gouvernement de Février, si l’histoire n’avait pris soin d’en enregistrer les pièces. À part quelques mesures d’économie publique et d’utilité générale dont le temps avait révélé l’urgence et que la circonstance commandait, tout le reste ne fut que farce, parade, contre-sens et contre-bon-sens. On dirait que le pouvoir rend stupides les gens d’esprit. Le Gouvernement provisoire n’est pas le seul, depuis février, qui en ait fait l’expérience.

Si les circulaires de Ledru-Roliin, si les 45 centimes de Garnier-Pagès furent des fautes en politique et en finance, ce qu’à toute force on pourrait encore contester, ces fautes-là du moins avaient un sens, une intention, une portée. On savait ce que voulaient ou ne voulaient pas leurs auteurs ; ils n’étaient ni plats ni absurdes. Mais que dire de ces proclamations aussi oiseuses que puériles, où le Gouvernement provisoire annonçait la mise en jugement de M. Guizot et de ses collègues, abolissait les titres de noblesse, déliait les fonctionnaires de leurs serments, changeait la disposition des couleurs sur le drapeau tricolore, effaçait les noms monarchiques des monuments, et leur en donnait de soi-disant républicains, faisait des Tuileries les Invalides du Peuple, etc. , etc. ? — Il prenait bien son temps le Gouvernement provisoire !

Dans une adresse emphatique, il s’écriait, par la bouche de M. Lamartine : Les portes de la liberté sont ouvertes !… Ailleurs, il mettait le désintéressement à l’ordre du jour, et faisait savoir à tous que la vrai politique est la grandeur d’âme. Une autre fois, sur la proposition de Louis Blanc, il invitait le peuple à la patience, disant que la question du travail était complexe, qu’on ne pouvait la résoudre en un instant, ce dont personne, à l’exception du Gouvernement provisoire, n’avait douté jusque-là.

Le peuple avait demandé l’éloignement des troupes. Un journaliste, M. Émile de Girardin, mieux avisé encore, proposait de réduire immédiatement l’armée de 200,000 hommes. C’était marcher à la révolution cela, c’était aller à la liberté. Le Gouvernement provisoire répondit au vœu du peuple, en même temps qu’à la proposition du journaliste, 1o en décrétant la création de vingt-quatre bataillons de gardes mobiles ; 2o en faisant peu de temps après un appel de 80,000 hommes ; 3o en invitant la jeunesse des écoles à s’enrôler dans les sections. Sans compter que les troupes ne s’éloignèrent pas de Paris. Ce que le Gouvernement provisoire prenait pour initiative n’était qu’une imitation de 93. Que voulait-il donc faire de tous ces soldats ? Juin, juin par deux fois, nous l’apprendra.

Comme il ne pouvait par lui-même s’occuper de la grande question du siècle, et qu’il eût été d’ailleurs fort embarrassé à la résoudre, le Gouvernement provisoire avait pris le sage parti de l’enterrer. C’est à quoi surtout il appliqua son initiative. Ainsi, il nommait une commission (voilà bien le gouvernement !) pour examiner la question du travail ; une autre commission pour examiner la question du crédit ; une troisième commission pour réprimer la curée des places ! Le beau sexe n’était pas oublié : une ordonnance du ministre de l’instruction publique autorisait le citoyen Legouvé à ouvrir à la Sorbonne un cours d’Histoire morale de la femme. Puis le Gouvernement provisoire organisait des fêtes : invitation était faite par son ordre au ministre des cultes de faire chanter le Domine salvam fac rempublicam, et d’appeler sur la République la bénédiction divine. Caussidière lui-même, le terrible Caussidière, faisait rendre au service du culte l’église de l’Assomption, dont les patriotes avaient fait un club. Et vous êtes surpris que le pape soit à présent plus maître à Paris qu’à Rome !... L’abbé Lacordaire devenait en même temps représentant et prédicateur ordinaire de la République, pendant que l’archevêque de Paris, Affre, avec une malicieuse bonhomie, faisait chanter dans les églises le verset ironique : Domine salvum fac populum, Ô Dieu sauvez ce peuple, car il ne sait ce qu’il fait.

Du reste, le public et la presse étaient à la hauteur de l’autorité. Un placard demandait que le gouvernement empêchât la sortie des capitaux, et que M. Rothschild fût mis en surveillance. Un autre proposait de vendre les diamants de la couronne, et d’inviter tous les citoyens à porter leur argenterie à la Monnaie ; un troisième parlait de transporter les restes d’Armand Carrel au Panthéon. La Démocratie pacifique, prenant aussi l’initiative, demandait que la blouse fût adoptée pour uniforme par toutes les gardes nationales de la république ; que des bureaux d’indication et de placement pour les ouvriers fussent organisés par l’État ; que des professeurs fussent envoyés dans les départements pour démontrer aux paysans la supériorité de la forme démocratique sur la monarchique, etc. Georges Sand chantait des hymnes aux prolétaires ; la Société des gens de lettres se mettait à la disposition du gouvernement : pourquoi faire ? c’est ce qu’elle ne disait point, et qu’on n’a jamais su ! Une pétition revêtue de 5,000 signatures demandait d’urgence le Ministère du progrès ! On n’aurait jamais cru, sans la révolution de février, qu’il y eût autant de bêtise au fond d’un public français. On eût dit le monde de Panurge. Blanqui, ou plutôt son parti, avait-il donc si grand tort de vouloir, par un coup de balai populaire, nettoyer ces étables d’Augias, le Luxembourg et l’Hôtel-de-Ville ?

Tout cela, on le comprend, ne faisait pas le compte des ouvriers non plus que des bourgeois. Les jours se suivaient et se ressemblaient, c’est-à-dire qu’on ne faisait absolument rien. La Révolution s’évaporait comme un alcool en vidange : bientôt il n’en resterait plus que le laisser-passer, une date !... Les corporations du Luxembourg et les clubs résolurent de revenir à la charge. Le socialisme, entraîné par les folles imaginations des néo-jacobins, donna en plein dans le projet. On avait élaboré au Luxembourg un ensemble de décrets, que je n’ai pas lus, attendu qu’on ne les a pas publiés, mais qui ne pouvaient manquer d’être fort beaux : c’étaient des décrets. On tenait en main le salut du peuple : le repousser, ou seulement l’ajourner, eût été un crime. Une manifestation fut organisée pour le dimanche, 16 avril, par les ouvriers des corporations : le prétexte était la nomination de quatorze officiers d’état-major, à la suite de laquelle on devait aller à l’Hôtel-de-Ville présenter une pétition avec une offrande patriotique. « C’est à nous, hommes d’action et de dévouement, disaient les pétitionnaires, qu’il appartient de déclarer au Gouvernement provisoire que le peuple veut la République démocratique ; que le peuple veut l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme ; que le peuple veut l’organisation du travail par l’association. » Des mesures étaient concertées d’avance par les hommes du Luxembourg, pour que des personnes étrangères à la manifestation ne pussent point, comme au 17 mars, essayer d’en changer le caractère et le but : mais on avait compté sans Blanqui[1]. Tandis que le Luxembourg sommait le pouvoir de s’occuper de l’organisation du travail par l’association, les clubs, raconte M. de Lamartine, et mes renseignements concordent avec les siens, se mettaient en permanence, nommaient un Comité de salut public, et se préparaient, comme au 17 mars, à prendre la tête de la manifestation, et à provoquer l’épuration du Gouvernement provisoire.

Louis Blanc, dont la pensée ramenait tout au Luxembourg, ne paraît pas avoir eu, le 16 avril, la conscience claire de ce qui se préparait : dans sa Revue du 15 septembre, il nie l’existence d’un complot. J’avoue que tout en rendant justice à ses sentiments vis-à-vis de ses collègues, tout en reconnaissant le caractère pacifique qu’il s’efforçait d’imprimer à la manifestation, j’eusse préféré, pour l’honneur de son intelligence et la moralité de sa situation, le voir entrer hardiment dans la politique de Blanqui, au lieu de la contrecarrer sans cesse par une sourde et mesquine hostilité. Tout l’y invitait, tout l’excusait. Au point de vue de l’ancienne opposition dynastique, qui avait provoqué la Révolution de février, comme du parti républicain, qui l’avait si hardiment exécutée, Louis Blanc pouvait tout entreprendre : son droit ne relevait que de sa force. Puisque les hommes que le choix du peuple avait d’abord désignés pour faire partie du gouvernement provisoire n’agissaient pas, rien de plus simple que de les remplacer par d’autres qui agissent : le mandat du 16 avril eût été tout aussi authentique que celui du 25 février. Rester plus longtemps dans le statu quo, c’était trahir la Révolution ; il fallait marcher : à moins d’être absurde, la manifestation du 16 avril ne peut s’interpréter autrement. Et si mes informations ne me trompent, j’ose dire qu’aucun de ceux qui, avec connaissance de cause, y ont pris part, ne me désavouera.

Au reste, si les deux membres du Gouvernement provisoire qui siégeaient au Luxembourg méconnurent le rôle que, bon gré mal gré, leur faisait la manifestation, le peuple ne s’y trompa pas ; ajoutons que le gouvernement et la garde nationale ne s’y trompèrent pas non plus. Le récit que fait Louis Blanc de cette journée, tendant à établir la parfaite innocuité de la manifestation, est par trop naïf, je dirai même par trop injurieux à l’intelligence des démocrates. En quelques heures Paris fut sur pied : tout le monde prenant parti, qui pour la manifestation, qui pour le Gouvernement provisoire. Et cette fois encore ce fut la fraction démocratique opposée à Blanqui et aux communistes, qui donna le signal de la réaction. Tandis que Ledru-Rollin, trompé, assure Louis Blanc, par de faux rapports, mais en réalité très peu engoué à cette époque et du socialisme et de la politique du Luxembourg, faisait battre le rappel, Barbès, au nom du club de la Révolution, dont je faisais partie avec Pierre Leroux, et qui siégeait alors en permanence, se rendait auprès du gouvernement pour l’appuyer et lui offrir notre adhésion. Nous ne savions rien au juste de ce qui se passait ; si c’étaient des blancs ou des rouges qui menaçaient la République : dans l’incertitude, nous nous rangions autour du ministre de l’intérieur, comme autour du drapeau de la Révolution. Ledru-Rollin recueillit de ce rappel battu une longue et injuste impopularité ; Barbès, comprenant, mais trop tard, la fatalité de sa position, en versa, dit-on, des pleurs de regret. Mais l’opinion anti-gouvernementale était la plus forte : décidément, le pays ne voulait pas se laisser révolutionner par en haut ; et tandis que Barbès, cédant à des répulsions peut-être trop personnelles, croyait ne résister qu’aux exaltés des clubs, le Bayard de la démocratie était dans les vrais principes : il représentait, contre ses propres inclinations, la pensée intime du peuple. Les gardes nationaux, qui jusqu’à quatre heures avaient ignoré la cause du mouvement, n’eurent que la peine de se montrer pour y mettre fin. Au balcon de l’Hôtel-de-Ville, pendant le défilé, Louis Blanc et Albert furent vus pâles et consternés, au milieu de leurs collègues qui semblaient leur adresser sur leur imprudence les plus vifs reproches. Le soir, le cri de À bas les communistes ! venait témoigner qu’en France le gouvernement est placé vis-à-vis du pays dans les mêmes conditions que Figaro vis-à-vis de la censure : il lui est permis de tout dire et de tout faire, à la condition d’être de l’avis de tout le monde.

Louis Blanc avait eu l’honneur de la réaction du 17 mars ; Ledru-Rollin eut l’honneur de la réaction du 16 avril. Autant le premier avait été fondé à s’opposer à la dictature vraie ou supposée de Blanqui, autant le second l’était dans son opposition à la dictature de Louis Blanc. Au 16 avril, Ledru-Rollin n’était ni socialiste ni communiste ; il se moquait des théories de son collègue. Délégué du peuple au ministère de l’intérieur, responsable de l’ordre et de la liberté devant le pays, chargé de défendre tous les intérêts, il ne put voir dans la manifestation du 16 avril qu’une tentative d’usurpation : il résista. Qui oserait le condamner ? À coup sûr, ce n’est pas Louis Blanc.

Le 16 avril , comme le 17 mars, n’en fut pas moins un échec à la Révolution ; car toute attaque au pouvoir dans le but de s’en servir pour violenter les instincts d’un pays, que cette attaque soit ou non suivie de succès, est un échec au progrès, une reculade. Louis Blanc avait-il l’espoir de faire triompher, par coup d’État et autorité dictatoriale, un système de réforme économique qui se résumait dans ces trois propositions :

1o Créer au pouvoir une grande force d’initiative ;

2o Créer et commanditer aux frais de l’État des ateliers publics ;

3o Éteindre l’industrie privée sous la concurrence de l’industrie nationale ?

C’eût été de sa part une grande illusion. Or, si le système économique de Louis Blanc n’est qu’oppression ; si le moyen dont il entendait se servir pour l’appliquer n’est qu’usurpation, comment qualifier la tentative du 16 avril ? comment l’excuser, je ne dis pas devant la conscience, — la bonne foi du publiciste couvre peut-être les intentions de l’homme d’État, — mais devant la raison ?

C’est à partir du 16 avril que le socialisme est devenu particulièrement odieux au pays. Le socialisme existait depuis 1830. Depuis 1830, saint-simoniens, phalanstériens, communistes, humanitaires et autres, entretenaient le public de leurs innocentes rêveries ; et ni M. Thiers, ni M. Guizot n’avaient daigné s’en occuper. Ils ne craignaient point alors le socialisme, et ils avaient raison de ne le pas craindre tant qu’il n’était pas question de l’appliquer aux frais de l’État et par autorité publique. Après le 16 avril, le socialisme souleva contre lui toutes les colères : on l’avait vu, minorité imperceptible, toucher au gouvernement !

Ce qui fait que les partis se détestent, c’est bien moins la divergence de leurs idées que leur tendance à se dominer l’un l’autre : on se soucie peu des opinions ; on n’a d’inquiétude que du côté du pouvoir. S’il n’y avait pas de gouvernement, il n’y aurait pas de partis ; s’il n’y avait pas de partis, il n’y aurait pas de gouvernement. Quand sortirons-nous de ce cercle ?


  1. Lorsque je signale la présence de Blanqui dans la manifestation du 16 avril, c’est surtout du parti que je veux parler, beaucoup plus que de l’homme. Il est avéré que cette manifestation est partie du Luxembourg : quelques-uns assurent même qu’elle était secrètement appuyée par la préfecture de police, et dirigée tout à la fois contre l’influence de Blanqui et celle du National. En sorte que, d’après cette version, qui a tous les caractères de la vérité, et qui d’ailleurs n’exclut pas l’autre, les auteurs de la manifestation du 16 avril, ultra-révolutionnaires à l’égard des républicains du National et de la Réforme, n’étaient plus que des tiers-partis vis-à-vis des communistes, à la tête desquels on faisait figurer, ex-æquo, Cabet et Blanqui. Il est donc peu probable que ce dernier ait pris aucune initiative dans un mouvement qui avait pour but, en partie, de le sacrifier. Mais en révolution, les meneurs proposent et le peuple dispose. Au 16 avril, comme au 17 mars, les amis de Blanqui, qui se trouvaient un peu partout, à la préfecture de police comme au Luxembourg, et qui étaient les plus énergiques, donnèrent le ton au mouvement, et ce que l’on avait prémédité de faire contre les deux fractions extrêmes du parti démocratique tourna au profit de la réaction conservatrice. Quand donc la démocratie sera-t-elle débarrassée de toutes ces intrigues qui la perdent et la déshonorent ?
    …...Au reste, de nombreuses confidences m’en ont acquis la certitude : du 25 février au 26 juin, tout, dans le gouvernement et hors du gouvernement, conspirait. Jusqu’à M. de Lamartine. La confusion était universelle. La dictature ne comptait pas moins de cinq ou six compétiteurs. Le pouvoir étant le point de mire de toutes les idées comme de toutes les ambitions, chacun s’apprêtait de son côté à en appeler à la force. La concurrence des candidats a seule empêché l’usurpation.