Les Confessions d’un révolutionnaire/XXI

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XXI.


8 JUILLET.


CONCLUSION.


Et maintenant, lecteur, de quelque opinion fussiez-vous, si les faits que j’ai rapportés sont vrais, et vous ne sauriez les révoquer en doute ; — si la signification que je leur assigne est fidèle, et il suffit, pour vous en assurer, de les rapporter à leurs causes et de les comparer entre eux ; — si, enfin, leur évolution est providentielle et fatale, deux termes qui, appliqués à l’humanité, ont exactement le même sens ; et vous n’avez besoin, pour constater la nécessité de cette évolution, que de la prendre à son point de départ, qui est la Raison même de l’homme : si, dis-je, il vous est permis d’en croire vos yeux, votre mémoire, votre jugement, considérez où nous a conduits, en vingt mois, la Révolution de Février.

La monarchie de Juillet, après avoir opéré la dissolution de tous les vieux principes, avait laissé, après elle, une double œuvre à accomplir. C’était, d’une part, la dissolution des partis, conséquence de la dissolution des idées ; de l’autre, la destitution du pouvoir, réduit par l’élimination successive de tous ses principes au caput mortuum de l’autorité, à la force brute.

Le 13 juin 1849, le jacobinisme, ressuscité en 1830 à l’apparition d’une monarchie qui ne faisait elle-même que restaurer l’idée révolutionnaire de 1789, est tombé le premier pour ne se relever plus. Dernière expression de la démocratie gouvernementale, agitateur sans but, ambitieux sans intelligence, violent sans héroïsme, n’ayant pas quatre hommes et point de système, il a péri, comme le doctrinarisme, son précurseur et son antagoniste, de consomption et d’inanité.

Du même coup, le socialisme mystique, théogonique et transcendental, s’est évanoui comme un fantôme, cédant la place à la philosophie sociale, traditionnelle, pratique et positive. Le jour où Louis Blanc demanda son ministère du progrès, et proposa de transborder et de déménager tout le pays ; où Considérant sollicita l’avance de quatre millions et une lieue carrée de terrain pour bâtir sa commune modèle, où Cabet, quittant la France comme une terre maudite, abandonnant son école et sa mémoire à ses calomniateurs, est allé, si j’ose me servir d’une pareille expression, faire pieds-neufs aux États-Unis ; où Pierre Leroux, enfin, puisqu’il tient à ce que je le nomme, formulant sa constitution trinitaire, a voulu faire rentrer dans la Raison moderne les superstitions antiques : ce jour-là l’utopie gouvernementale, phalanstérienne, icarienne et saint-simonienne s’est elle-même jugée ; elle a donné sa démission.

Avec ce socialisme, l’absolutisme est à la veille aussi de disparaître. Forcé jusqu’en ses derniers retranchements par son infatigable contradicteur, l’absolutisme s’est trahi lui-même : il a découvert au monde tout ce qu’il contenait de haine pour la liberté. À force de rétrograder dans la tradition, comme le socialisme à force de se précipiter dans l’utopie, il s’est banni du présent, il s’est retranché de la vérité historique et sociale.

Il n’y a plus de partis doués de force vitale dans la société française ; et, jusqu’à ce que de nouveaux principes, dégagés du fonds inépuisable de la pratique humaine ; jusqu’à ce que d’autres intérêts, d’autres mœurs, une philosophie nouvelle, transformant le vieux monde sans rompre avec lui, et le régénérant, aient ouvert à l’Opinion de nouvelles issues, révélé d’autres hypothèses, il ne saurait exister parmi nous de partis. L’idée première manquant, la diversité d’opinions, découlant de cette idée, est impossible.

Par la même raison, il n’y a plus de gouvernement, il n’y en aura jamais. Comme il ne se produit point dans le monde de fait qui n’ait une cause, de même, il n’est pas de principe ou d’idée qui reste sans expression. Le gouvernement n’ayant plus ni opinion ni parti qu’il représente, n’exprimant rien, n’est rien.

Les hommes que nous voyons en ce moment porter encore la bannière des partis, solliciter et galvaniser le pouvoir, tirailler de droite et de gauche la Révolution, ne sont pas des vivants : ce sont des morts. Ni ils ne gouvernent, ni ils ne font d’opposition au gouvernement : ils célèbrent, par une danse de gestes, leurs propres funérailles.

Les socialistes, qui, n’osant saisir le pouvoir alors que le pouvoir était au plus audacieux, perdirent trois mois en intrigues de clubs, en commérages de coteries et de sectes, en manifestations échevelées ; qui plus tard essayèrent de se donner une consécration officielle, en faisant inscrire le droit au travail dans la Constitution, sans indiquer les moyens de le garantir ; qui, ne sachant à quoi se prendre, agitent encore les esprits de projets ridicules et sans bonne foi : ces socialistes-là auraient-ils la prétention de gouverner le monde ? Ils sont morts, ils ont avalé leur langue, comme dit le paysan. Qu’ils dorment leur sommeil, et attendent, pour reparaître, qu’une science, qui n’est point la leur, les appelle.

Et les jacobins, démocrates-gouvernementalistes, qui, après avoir passé dix-huit ans en conspirations sans étudier un seul problème d’économie sociale, ont exercé quatre mois durant la dictature, et n’en ont recueilli d’autre fruit qu’une suite d’agitations réactionnaires, suivies d’une épouvantable guerre civile ; qui, au dernier moment, parlant toujours liberté, rêvaient toujours de dictature : serait-ce leur faire injure que de dire d’eux aussi qu’ils sont morts, et que le scellé est sur leur tombeau ? Quand le peuple se sera refait une philosophie et une foi ; quand la société saura d’où elle vient et où elle va, ce qu’elle peut et ce qu’elle veut, alors, seulement alors les démagogues pourront revenir, non pas pour gouverner le peuple, mais pour le passionner de nouveau.

Les doctrinaires sont morts aussi ; les hommes de l’insipide juste-milieu, les partisans du régime soi-disant constitutionnel ont rendu leur dernier souffle à la séance du 20 octobre, après avoir, dans celle du 16 avril, fait décréter par une assemblée républicaine l’expérience d’une papauté doctrinaire. Eux, nous gouverner encore ! Leurs preuves sont faites. En politique, pas plus qu’en philosophie, il n’est deux manières de faire de l’éclectisme : la Charte de 1830 et les actes du gouvernement de Louis Bonaparte ont épuisé la fécondité du juste-milieu.

Le parti absolutiste, enfin, le premier dans la logique et dans l’histoire, ne tardera pas d’expirer à la suite des autres, dans les convulsions de son agonie sanglante et liberticide. Après les victoires de Radetzki, d’Oudinot, de Haynau, le principe d’autorité, au spirituel comme au temporel, est détruit. Ce n’est plus du gouvernement que fait l’absolutisme, c’est de l’assassinat. Ce qui pèse en ce moment sur l’Europe n’est plus que l’ombre de la tyrannie : bientôt se lèvera, pour ne se coucher qu’avec le dernier homme, le Soleil de la Liberté. Comme le Christ, il y a dix-huit siècles, la Liberté triomphe, elle règne, elle gouverne. Son nom est dans toutes les bouches, sa foi dans tous les cœurs. Pour que l’absolutisme se relève jamais, il ne suffit plus qu’il réduise les hommes, il faut encore, comme le veut Montalembert, qu’il fasse la guerre aux idées. Perdre les âmes avec les corps, voilà le sens de l’expédition de Rome, voilà l’esprit du gouvernement ecclésiastique, auquel est venu, mais trop tard pour leur salut commun, se joindre le bras séculier.

C’est cette confusion des partis, cette mort du pouvoir, que nous a révélée Louis Bonaparte. Et, de même que le grand prêtre chez les Juifs, Louis Bonaparte a été prophète : La France m’a élu, dit-il, parce que je ne suis d’aucun parti ! Oui, la France l’a élu, parce qu’elle ne veut plus qu’on la gouverne. Pour faire un homme il faut un corps et une âme ; de même, pour faire un gouvernement il faut un parti et un principe. Or, il n’y a plus ni partis ni principes : c’en est fait du gouvernement.

C’est ce que le peuple de Février dénonça lui-même, lorsque, réunissant deux dénominations en une seule, il commanda, de son autorité souveraine, la fusion des deux partis qui exprimaient d’une manière plus spéciale le mouvement et la tendance révolutionnaire, et qu’il nomma la République démocratique et sociale.

Or si, d’après le vœu du peuple, la démocratie de toute nuance et le socialisme de toute école devaient disparaître et ne faire qu’un, l’absolutisme et le constitutionnalisme devaient également disparaître et ne faire qu’un. C’est ce que les organes de la démocratie socialiste exprimèrent, quand ils dirent qu’il n’y avait plus en France que deux partis, le parti du Travail et le parti du Capital ; définition qui fut acceptée immédiatement par les deux partis réactionnaires, et servit par toute la France de mot d’ordre aux élections du 13 mai.

Les réfugiés de Londres ont agi d’après la même pensée, lorsqu’ils ont fait connaître leur intention de ne se point constituer devant la Haute-Cour. Le 13 juin avait été franchie une des grandes étapes révolutionnaires. Le Pouvoir était tombé avec le dernier parti qui eût encore quelque vigueur : à quoi bon venir rendre compte, devant la France nouvelle, des manifestations d’un autre temps ? La déclaration de Londres est la démission du parti jacobin. Des ombres luttant contre des ombres pour une ombre d’autorité ! Voilà, Ledru-Rollin et ses amis l’ont parfaitement compris, tout ce qu’eût été, par leur présence, le procès de Versailles. Prenons garde, républicains, en faisant de l’agitation rétrospective, de faire encore de la contre-révolution !

Et puisque je dois rendre compte ici de mes moindres paroles, c’est encore la même idée, la même nécessité de transformation politique et sociale, qui a motivé ma conduite lors des dernières élections (juillet 1849).

J’ai décliné la candidature qui m’était offerte, parce que la liste où figurait mon nom n’était plus dans le sens de la situation ; parce que l’esprit qui avait dicté cette liste tendait à perpétuer les anciennes classifications, alors qu’il fallait protester contre elles ; parce que la routine démocratique, le vieux jacobinisme, dont le peuple est depuis soixante ans la dupe et la victime, ayant consommé le 13 juin son long suicide, je ne voulais pas le ressusciter.

D’accord avec mes compagnons de captivité, j’ai proposé une liste, qui, écartant les considérations de personnes, ne tenant aucun compte des nuances d’opinions, fidèle à la politique de fusion proclamée par le peuple, même le lendemain de février, exprimait mieux, selon moi, la pensée de la France républicaine et le besoin du moment. Publiée le mardi, cette liste pouvait, si on l’eût voulu, rallier toute la démocratie. On lui reprocha d’arriver trop tard. La queue démagogique se tortillait encore ; mes conseils n’étaient pas de saison. Sommé de retirer ma liste, — je dis mienne, parce qu’on me l’a attribuée, bien que je n’en aie été que l’éditeur, — afin, disait-on, de ne pas diviser les voix du parti, j’ai refusé. Je ne reconnaissais plus le parti, je ne voulais pas qu’il vécût davantage. Ma conduite vis-à-vis du parti a été, dans cette occasion, la même qu’au 10 décembre. J’ai protesté contre l’erreur générale, afin que la déchéance ne fût pas générale, afin que la Démocratie Socialiste, ouvrant ses rangs, pût devenir, sans inconséquence, le parti de la liberté.

Non, je n’ai pas voulu favoriser le succès de ceux qui, du 25 février 1848 au 13 juin 1849, n’ont cessé de sacrifier à leurs passions exclusives la Révolution ; qui en ont constamment méconnu le caractère ; qui les premiers réagirent contre elle ; qui, à force de s’occuper du gouvernement pour eux-mêmes, avaient fini, comme ceux de 93, par oublier et la liberté et le peuple.

Je n’ai pas voulu faire durer plus longtemps ni le pouvoir par les partis, ni les partis par le pouvoir. À cet égard, le résultat de la manifestation du 13 juin, si outrageux qu’il me parût à la Constitution et à la liberté, servait trop bien la Révolution, pour que je voulusse le détruire au 8 juillet.

J’ai refusé de concourir à une restauration monarchique, en conservant à la monarchie une raison d’être dans le jacobinisme. Mes lecteurs doivent être assez éclairés maintenant sur la marche des sociétés, pour savoir qu’une idée ne va jamais seule, et que toujours un contraire appelle l’autre.

Je n’ai point consenti à me faire l’instrument d’une coterie qui, pouvant au 13 mai, au 13 juin, au 8 juillet, avec un peu de conciliation, rallier à la démocratie-socialiste toutes les nuances républicaines et devenir l’expression du pays, préférait rester une faction ; qui, prenant ses candidats pour des machines, ses alliés pour des dupes, son égoïsme pour seule règle, quand la tribune assurait la victoire à ses représentants, les contraignait encore, par impatience de la légalité et méfiance de leur patriotisme, à descendre dans la rue et à se suicider.

J’avoue, du reste, afin que l’on me connaisse et qu’on m’épargne à l’avenir des calomnies inutiles, que je n’ai point le caractère assez flexible, l’esprit et le cœur assez débonnaires, pour obéir jamais aux ordres d’une puissance occulte, travailler au profit de mes contradicteurs, me dévouer à ceux qui me haïssent, m’incliner devant le dogmatisme d’une douzaine de fanatiques, devenir, moi que le travail a doté de quelque raison, l’instrument aveugle d’une pensée dont je me défie, et qui ne se fait connaître que par les révélations de la police.

Je suis du parti du Travail contre le parti du Capital ; et j’ai travaillé toute ma vie. Or, qu’on le sache bien : de tous les parasites que je connais, la pire espèce est encore le parasite qui se dit révolutionnaire.

Je ne veux être ni Gouvernant ni Gouverné ! Que ceux qui, à propos des élections du 8 juillet, m’ont accusé d’ambition, d’orgueil, d’indiscipline, de vénalité, de trahison, sondent leur propre cœur, et qu’ils me disent si, lorsque j’attaquais avec tant d’ardeur la réaction gouvernementale, lorsque je sollicitais l’initiative du peuple, lorsque je proposais le refus de l’impôt, lorsque je voulais établir la démocratie socialiste dans la légalité et la constitutionnalité, ce n’était pas par hasard à leur ambition, à leur orgueil, à leur esprit de gouvernement, à leurs utopies économiques, que je faisais la guerre ?...

Maintenant, assez de douleurs, assez de ruines. Nous avons fait table rase de tout, des partis et du gouvernement. La légende touche à sa fin : que le Peuple ouvre les yeux, il est libre.

Nulle puissance, divine ou humaine, ne saurait arrêter la Révolution. Ce que nous avons à faire à présent n’est plus de l’affirmer devant le vieux monde, et d’enflammer les cœurs pour sa sainte cause. Le peuple suffit à sa propagande. Notre tâche, à nous publicistes, c’est de préserver la Révolution des périls dont sa route est semée, c’est de la diriger suivant son principe éternel.

Les périls que court la Révolution, nous les connaissons maintenant.

Périls du côté du pouvoir. — Le pouvoir, matérialisé par ceux-là même qui accusaient l’esprit nouveau de matérialisme, n’est plus qu’un mot. Ôtez-lui ses baïonnettes, et vous saurez ce que je veux dire. Gardons-nous de faire rentrer une âme dans ce cadavre qu’agite un esprit infernal. N’approchons pas du vampire, il a soif encore de notre sang. Que l’exorcisme du suffrage universel organisé le fasse pour jamais rentrer dans sa fosse.

Périls du côté des partis. — Tous les périls sont restés en arrière de l’idée révolutionnaire ; tous ont trahi le peuple en affectant la dictature ; tous se sont montrés réfractaires à la liberté et au progrès. Ne les ressuscitons pas en ravivant leurs querelles. Ne laissons pas croire au peuple qu’il serait possible de lui assurer le travail, le bien-être et la liberté, si le gouvernement passait de la main de celui-ci dans la main de celui-là ; si la droite, après avoir opprimé la gauche, était à son tour opprimée par elle. Comme le pouvoir est l’instrument et la citadelle de la tyrannie, les partis en sont la vie et la pensée.

Périls du côté des réactions. — J’ai combattu dans ma vie une foule d’idées : c’était mon droit. Je n’ai jamais fait, je ne ferai jamais de réaction contre aucune. La philosophie et l’histoire prouvent qu’il est mille fois plus facile, plus humain, plus juste, de convertir les idées que de les refouler. Je resterai, quoi qu’il arrive, fidèle à ces enseignements. Les jésuites, les janissaires du catholicisme, aujourd’hui les oppresseurs du monde, peuvent tomber quand il plaira à Dieu : je ne ferai point de réaction au catholicisme. Après les jésuites, la démocratie gouvernementale et communautaire peut donner au monde, si le monde le lui permet, une dernière représentation de l’autorité : je l’aiderai à sortir du chaos qu’elle se sera fait, je travaillerai à réparer ses ruines ; je ne ferai point de réaction au communisme.

Le principe de la Révolution, nous le connaissons encore, c’est la Liberté.

Liberté ! c’est-à-dire : — 1o affranchissement politique, par l’organisation du suffrage universel, par la centralisation indépendante des fonctions sociales, par la révision perpétuelle, incessante, de la Constitution ; — 2o affranchissement industriel, par la garantie mutuelle du crédit et du débouché.

En autres termes :

Plus de gouvernement de l’homme par l’homme, au moyen du cumul des pouvoirs ;

Plus d’exploitation de l’homme par l’homme, au moyen du cumul des capitaux.

Liberté ! voilà le premier et le dernier mot de la philosophie sociale. Il est étrange qu’après tant d’oscillations et de reculades dans la route scabreuse et compliquée des révolutions, nous finissions par découvrir que le remède à tant de misères, la solution de tant de problèmes, consiste à donner un plus libre cours à la liberté, en abaissant les barrages qu’ont élevés au-devant d’elle l’Autorité publique et propriétaire ?

Mais quoi ! c’est ainsi que l’humanité arrive à l’intelligence et à la réalisation de toutes ses idées.

Le socialisme paraît : il évoque les fables de l’antiquité, les légendes des peuples barbares, toutes les rêveries des philosophes et des révélateurs. Il se fait trinitaire, panthéiste, métamorphique, épicurien ; il parle du corps de Dieu, des générations planétaires, des amours unisexuelles, de la phanérogamie, de l’omnigamie, de la communauté des enfants, du régime gastrosophique, des harmonies industrielles, des analogies des animaux et des plantes. Il étonne, il épouvante le monde ! Que veut-il donc ? qu’est-ce qu’il y a ? Rien : c’est le produit qui veut se faire Monnaie, le Gouvernement qui tend à devenir Administration ! Voilà toute la réforme.

Ce qui manque à notre génération, ce n’est ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte : c’est un Voltaire. Nous ne savons rien apprécier avec le regard d’une raison indépendante et moqueuse. Esclaves de nos opinions comme de nos intérêts, à force de nous prendre au sérieux, nous devenons stupides. La science, dont le fruit le plus précieux est d’ajouter sans cesse à la liberté de la pensée, tourne chez nous au pédantisme ; au lieu d’émanciper l’intelligence, elle l’abêtit. Tout entiers à nos amours et à nos haines, nous ne rions des autres pas plus que de nous : en perdant notre esprit, nous avons perdu notre liberté.

La Liberté produit tout dans le monde, tout, dis-je, même ce qu’elle y vient détruire aujourd’hui, religions, gouvernements, noblesse, propriété.

De même que la Raison, sa sœur, n’a pas plus tôt construit un système, qu’elle travaille à l’étendre et à le refaire ; ainsi la Liberté tend continuellement à convertir ses créations antérieures, à s’affranchir des organes qu’elle s’est donnés et à s’en procurer de nouveaux, dont elle se détachera comme des premiers, et qu’elle prendra en pitié et en aversion, jusqu’à ce qu’elle les ait remplacés par d’autres.

La Liberté, comme la Raison, n’existe et ne se manifeste que par le dédain incessant de ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain, l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois plus près de la raison et de la liberté, que l’anachorète qui prie ou le philosophe qui argumente.

Ironie, vraie liberté ! c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même. Tu te révélas jadis au Sage sur le trône, quand il s’écria à la vue de ce monde où il figurait comme un demi-dieu : Vanité des vanités ! Tu fus le démon familier du Philosophe quand il démasqua du même coup et le dogmatiste et le sophiste, et l’hypocrite et l’athée, et l’épicurien et le cynique. Tu consolas le Juste expirant, quand il pria sur la croix pour ses bourreaux : Pardonnez-leur, ô mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font !

Douce Ironie ! toi seule est pure, chaste et discrète. Tu donnes la grâce à la beauté et l’assaisonnement à l’amour ; tu inspires la charité par la tolérance ; tu dissipes le préjugé homicide ; tu enseignes la modestie à la femme, l’audace au guerrier, la prudence à l’homme d’État. Tu apaises, par ton sourire, les dissensions et les guerres civiles ; tu fais la paix entre les frères, tu procures la guérison au fanatique et au sectaire. Tu es maîtresse de Vérité, tu sers de providence au Génie, et la Vertu, ô déesse, c’est encore toi.

Viens, souveraine : verse sur mes citoyens un rayon de ta lumière ; allume dans leur âme une étincelle de ton esprit : afin que ma confession les réconcilie, et que cette inévitable révolution s’accomplisse dans la sérénité et dans la joie.

Sainte-Pélagie, octobre 1849.