Les Congrégations religieuses - Le Protectorat catholique et l’Influence française au dehors

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Les Congrégations religieuses - Le Protectorat catholique et l’Influence française au dehors
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 70-113).
LES
CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES

LE PROTECTORAT CATHOLIQUE
ET L’INFLUENCE FRANÇAISE AU DEHORS


I

On affecte de croire, dans le camp radical-socialiste, que tous les hommes qui réprouvent la loi sur les associations, et plus encore les aggravations apportées à la loi Waldeck-Rousseau par le ministère Combes, sont des « cléricaux, » mus uniquement par des préoccupations confessionnelles et par des passions religieuses, à moins que ce ne soit par des passions politiques. C’est là une erreur qui, pour être commune, n’en est pas moins grossière. Quand la loi Waldeck-Rousseau et la politique de M. Combes n’auraient contre elles que les catholiques froissés dans leurs croyances, cette loi et cette politique n’en seraient pas plus justifiées ; car, en République, dans un pays qui se prétend libre, toutes les confessions religieuses ont droit à la liberté ; et parce qu’ils sont le nombre, parce qu’ils peuvent se vanter d’avoir pour eux la majorité des Français et des Françaises, les catholiques n’y ont pas moins de droits que les protestans, les juifs, les mahométans, les francs-maçons et les libres penseurs. Pour condamner la politique anti-cléricale aujourd’hui triomphante, il me suffit qu’elle s’inspire d’un esprit sectaire, anti-religieux et anti-catholique ; que, dans les congrégations, dans leurs écoles et dans leurs œuvres, ce soit bien une Église, ce soit bien une religion qu’elle poursuit ; et, certes, il n’est pas besoin d’en donner la preuve, car l’aveu en a été fait, maintes fois, par les plus ardens ou par les plus francs des inspirateurs de cette politique.

Ce n’est pas tout. Les lois, chacun le sait, ont souvent des conséquences, ou une répercussion que n’ont pas prévues les législateurs. Cela n’est pas seulement vrai du domaine économique et fiscal, où l’incidence de l’impôt est chose si obscure et si débattue. La loi n’atteint point toujours uniquement ceux qu’elle vise ; elle frappe souvent ceux qu’elle croyait épargner. Ainsi en est-il de la loi du 1er juillet 1901, surtout après les règlemens et les lois accessoires qui, sous prétexte de la compléter, l’ont aggravée et parfois dénaturée. Si les hommes qui l’ont votée n’ont cru frapper que les congrégations religieuses, ils se sont singulièrement mépris, et les plus sincères d’entre eux seront bientôt forcés d’en convenir. La loi Waldeck-Rousseau, interprétée et appliquée par M. Combes, n’atteint pas seulement les couvens, les bons Pères et les religieuses ; elle frappe deux choses que nos législateurs prétendent aimer également toutes deux : la liberté et la France.

Aussi, en dehors des catholiques qui condamnent la loi et la réglementation nouvelle comme attentatoires aux droits de l’Eglise, y a-t-il deux classes d’hommes que leur conscience oblige à combattre non moins résolument la politique anti-cléricale, fussent-ils eux-mêmes hérétiques ou libres penseurs, deux classes d’hommes que l’esprit d’exclusivisme n’a pas encore réussi à mettre en dehors de la République, les libéraux et les patriotes, ou, — si le sens de ces deux termes, dont les partis ont tant abusé, semble obscurci, — nous dirons, sans équivoque, les hommes qui demeurent invinciblement attachés à l’idée de liberté et les hommes qui, à travers toutes nos querelles politiques ou nos polémiques confessionnelles, ne perdent jamais de vue les intérêts permanens de la France. C’est à ce double titre que, pour notre part, nous réprouvons l’anti-cléricalisme et les lois anti-cléricales. Nous les réprouvons comme libéral, c’est-à-dire comme ami de la liberté et de toutes les libertés, en homme qui se sent blessé dans son droit, chaque fois que le droit d’un de ses concitoyens est violé, fût-ce un prêtre ou un moine ; en homme qui n’accepte la solidarité d’aucune tyrannie et d’aucune proscription, fussent-elles le fait de majorités parlementaires et fussent-elles couvertes du manteau de la légalité.

Pour juger de pareilles lois et une pareille politique, il nous suffirait qu’elles portassent atteinte à trois libertés essentielles : la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté de la charité, sans compter les autres libertés, y compris celle d’exercer librement sa profession, que les lois récentes suppriment ou entament gravement.

Et si l’on vient nous dire que notre libéralisme est archaïque et démodé ; que ces libertés qui nous restent chères n’importent plus à personne ; qu’au surplus nous ne comprenons point la liberté ; que les jacobins seuls l’entendent et qu’il ne peut y avoir ni droit, ni liberté contre la volonté du plus grand nombre et contre l’intérêt de la nation, nous répondrons que les majorités sont éphémères et faillibles, et que l’intérêt national suffirait seul à faire de nous un adversaire résolu des lois en question et de la politique qui les inspire. Car ce n’est pas seulement le libéral, le défenseur de la liberté et de l’égalité devant la loi, que révoltent en nous la politique et les lois anti-cléricales ; c’est non moins le patriote, le Français habitué à mettre les intérêts du pays au-dessus des intérêts et des passions de parti. Tel est le point de vue auquel nous comptons nous placer en cette étude, et nous osons espérer qu’aucun de nos lecteurs ne le trouvera étroit ou mesquin. Laissant de côté les droits de l’Eglise et les intérêts de la religion, aussi bien que les droits ou les intérêts des citoyens, nous n’envisagerons, aujourd’hui, que les intérêts généraux de la France et de la grandeur française. Par ce temps de division des esprits et d’anarchie des consciences, où il ne reste plus de principes admis de tous, la meilleure manière de nous entendre entre Français, c’est encore, semble-t-il, de nous élever au-dessus de nos rancunes de partis et de nos préférences personnelles, pour regarder uniquement le bien de la France ; et si l’on ne peut être d’accord sur la façon de faire le bien du pays à l’intérieur, il est moins malaisé de reconnaître ce qui peut faire la force, l’ascendant et la puissance de la France au dehors. Nous savons que certains de nos concitoyens traiteront ce point de vue de suranné ; que, pour eux, toute marque de souci patriotique est le signe d’un esprit arriéré ; et que, par défiance du nationalisme, ils ne tolèrent pas qu’on leur parle de grandeur nationale. Mais de pareils esprits sont encore en petit nombre ; et, s’ils redoutent les conquêtes de la force, tous ne font pas fi des conquêtes morales. Nous ne sommes pas, quant à nous, de ceux qui s’arrogent le monopole du patriotisme et qui prétendent contester à leurs adversaires la qualité de bons Français. Nous croyons volontiers au patriotisme de tous, et c’est à ce patriotisme que nous nous plaisons à faire appel ici. Comment, en effet, prétendre rester patriotes, si, dans le vote ou dans l’application des lois, on ne veut tenir aucun compte de la répercussion de ces lois sur la puissance du pays ? Se désintéresser des effets de la politique anti-cléricale sur notre politique générale, ne serait-ce pas se reconnaître indifférent à la grandeur de la France, et par suite avouer qu’on ne craint pas de laisser les préjugés religieux primer le sentiment national ? Socialistes ou radicaux, les hommes qui prétendent supprimer les congrégations de France auraient mauvaise grâce à nous contester le droit de porter le débat sur ce large terrain des intérêts français. Ce serait proclamer que, pour eux, l’anti-cléricalisme passe avant le patriotisme, et que leur amour de la France le cède à leur haine de l’Eglise. Et, si ce n’est pas là une sorte de fanatisme, que faut-il entendre par fanatisme ?

Il s’agit, précisément, de savoir si la politique française doit désormais rester à la merci des préventions et des antipathies de l’anti-cléricalisme. En dépit des traditions de notre ministère des Affaires étrangères, notre politique a déjà bien du mal à s’en défendre. Pour les majorités radicales-socialistes, l’horizon de la France semble se borner à nos étroites frontières. Elles ont peine à concevoir que, pour un peuple et pour un gouvernement, il puisse y avoir quelque chose de supérieur aux passions de parti, à l’esprit de secte ou aux intérêts électoraux. Voici longtemps déjà que nous avons dû le constater : l’anti-cléricalisme contemporain ne craint pas de se rendre coupable de ce qu’il reproche, le plus bruyamment, à ceux qu’il flétrit du nom de « cléricaux[1]. » Des hommes qui accusent les catholiques d’être plus dévoués à Rome qu’à la France ne semblent pas s’apercevoir qu’ils se montrent eux-mêmes libres penseurs avant d’être Français, comme s’il leur paraissait naturel de mettre ce qu’ils appellent les intérêts de la Raison et de la Science laïque au-dessus des intérêts nationaux. À beaucoup d’entre eux, il ne semble point répugner de se faire, par haine de l’Église, les complices des adversaires de la France. Comment expliquer, si ce n’est par cette sorte de fanatisme à rebours, qu’ils réclament chaque année le retrait de notre ambassade auprès du Saint-Siège et l’abandon de notre protectorat catholique en Orient et en Extrême-Orient, sans se douter ou sans se soucier des coups portés par là à l’influence de la France au loin ? Ils montrent le même aveuglement lorsqu’ils exigent la suppression de toutes les congrégations françaises et la fermeture de toutes nos écoles et de tous nos établissemens congréganistes. Ils ne savent donc pas qu’en Orient comme en Extrême-Orient, ces religieux poursuivis chez nous comme rétrogrades et comme obscurantistes sont peut-être les meilleurs pionniers de notre civilisation occidentale ? Ils ignorent donc qu’à l’étranger, en Asie, en Afrique, jusqu’en Amérique et en Océanie, nos missionnaires et nos religieux de toute robe sont les principaux et souvent les seuls propagateurs de la langue et de l’influence françaises ?

Si étonnante et si scandaleuse que puisse nous sembler pareille ignorance, elle est celle de nombre de nos législateurs ; lorsqu’il s’agit de rendre justice à ces humbles serviteurs de la France, beaucoup semblent sourds et aveugles ; la passion leur ferme les yeux et leur bouche les oreilles. Obsédés par la terreur du spectre noir, ils ment ou ils dénaturent les faits les mieux connus des voyageurs. Ne leur parlez point des services rendus à la France par ses missionnaires ; ils vous feraient la réponse que me faisait à moi-même un député socialiste : « Que nous importe, à nous, l’influence de la France au loin, si cette influence ne s’exerce pas dans le sens de la Révolution ? » Voilà où les préventions anti-religieuses et la superstition anti-cléricale conduisent des hommes qui se flattent d’être des esprits forts et des esprits libres ; elles ne les rendent pas seulement injustes envers des Français qui servent au dehors la cause de la civilisation avec celle de la France ; elles étouffent chez eux le sens politique, en même temps qu’elles émoussent le patriotisme.

Tous les adversaires de l’Église, tous ceux même qui se font gloire de poursuivre le cléricalisme, n’en sont pas à ce degré de haine inepte et de fanatisme aveugle. Beaucoup ne pèchent que par ignorance ou par irréflexion. C’est à ceux-là que nous nous adressons ici, faisant appel à leur bonne foi et à leur amour de la France. C’est pour eux que nous montrerons brièvement les titres envers le pays de ces congrégations qu’une Chambre asservie s’apprête à condamner en bloc, sans bien connaître ni leur œuvre ni leur esprit ; et, pour cela, nous ne rappellerons pas leurs services envers l’enfance abandonnée ni envers l’humanité souffrante ; nous oublierons que, par l’admirable fécondité et l’infinie variété de leurs œuvres, ces religieux et ces religieuses, méconnus de notre ingratitude, ont donné à la France contemporaine une primauté, glorieuse entre toutes, la pacifique primauté de la charité ; nous ne nous souviendrons que des services rendus au loin à l’influence française et à la langue française par ces humbles soldats de la Croix, champions de la France en même temps que de l’Evangile, qu’un gouvernement français s’est donné la mission de désarmer et d’affamer.


II

Pour comprendre toute l’importance du rôle de nos missionnaires et de nos religieux dans le monde, il faut avoir pleine conscience de l’expansion des peuples modernes et des luttes d’influence sur toute la surface du globe.

Le début du XXe siècle nous apparaît déjà comme une époque de compétition universelle entre les peuples, les races, les civilisations, les langues. C’est l’âge de la politique « mondiale, » de la Weltpolitik, comme disent les Allemands, ou, ce qui revient au même, c’est l’âge des impérialismes envahisseurs. Les grands Etats des deux Mondes se disputent le globe et se le partagent. Ils luttent ensemble à qui occupera le plus de place sur les rivages de l’Océan comme sur les plaines des continens. Ils cherchent à se tailler, par le canon, par la diplomatie, par les écoles, par le commerce, chacun sa sphère d’influence politique, économique, intellectuelle. Et, de ces grandes nations qui, par la paix ou par les armes, débordent de tous côtés sur les mers lointaines et sur les terres neuves, la France n’a pas renoncé à être une. Bien qu’elle se soit laissé distancer par plusieurs de ses rivales, elle reste encore une des puissances mondiales ; et quelques conseils de défaillance et d’abandon que lui donnent des esprits découragés, elle a le droit et le devoir de ne pas abdiquer sa place, sous peine de voir l’action de son génie s’amoindrir avec la sphère de ses intérêts et la poussée de ses énergies. Puissance mondiale, la France l’est encore de par ses traditions et sa vocation historique, de par la nature de son génie, de par l’étendue et la variété de ses possessions exotiques, de par la diffusion de sa langue. Nous avons beau répudier, comme contraire à nos principes et aux droits de l’humanité tout impérialisme agressif, nous devons avoir, nous aussi, bon gré, mal gré, une politique impériale, parce que nous avons un empire ; et parce qu’en dehors même des limites encore mal définies de cet empire français, autrement grand que celui de Napoléon, nous tenons, de l’histoire ou de la nature, des sphères d’influence morale ou matérielle où prévalent notre esprit, nos idées, notre langue et notre littérature.

Pour soutenir cette politique mondiale, pour défendre et pour étendre cet empire qui, à la différence d’autres impérialismes, ne repose pas uniquement sur la force ou sur le commerce, quels sont nos armes et nos moyens d’action ? Comment, avec notre population stagnante, avec notre industrie, notre commerce, notre marine qui plient sous le poids des charges et sous les menaces du socialisme, avec notre richesse elle-même entamée par des impôts sans cesse grandissans, comment pouvons-nous tenir tête à des compétiteurs qui, chaque année ou chaque décade d’années, comptent par millions d’hommes et par centaines de millions de francs l’augmentation de leur population et celle de leurs exportations ? Que de causes d’infériorité pour notre vieille France, dans cette lutte devenue déjà par trop inégale !

En de telles conditions, qui vont chaque jour s’aggravant, un gouvernement français a-t-il le droit de priver la France d’un des principaux agens d’expansion qui lui restent ? Un parlement peut-il se permettre d’enlever à notre langue, à l’heure même où sa royauté ancienne est partout contestée, ses plus nombreux et ses plus zélés champions dans les cinq parties du monde ?

Or, entre tous les agens d’expansion et tous les instrumens d’influence au loin, il en est un, par lequel la France, hier encore, l’emportait sur tous ses concurrens, instrument gratuit et pacifique qui travaille partout en silence pour elle. Ce sont nos missionnaires et nos religieux, infatigables organes de la plus grande France. Nous ne sommes pas seuls assurément à posséder au dehors des missionnaires ; nos rivaux, catholiques, protestans, orthodoxes, en ont, eux aussi, et ils ont soin de les défendre et de les protéger, voyant en eux un précieux moyen d’influence. Mais, grâce au protectorat catholique, et grâce au nombre et à l’ardeur invincible des religieux des deux sexes, qui la représentent au loin, la France a gardé sur tous ses rivaux une primauté que la politique actuelle met en péril. Ces congrégations d’hommes et de femmes, ces Pères, ces Frères, ces Sœurs au sombre costume dont des esprits timides redoutent le pullulement à l’intérieur, ils ont en effet débordé, de tous côtés, par-dessus nos frontières européennes, au delà même de nos colonies, sur tout le vaste monde. Leur foi et leur charité, leur besoin d’action et de dévouement les ont entraînés au loin, par delà les mers et les déserts, comme des conquérans ambitieux de conquérir de nouvelles provinces à la France ou à la langue française, en même temps qu’à l’Evangile.

Lorsque nous parlons de nos missions catholiques et de nos établissemens religieux du dehors, il faut se garder d’entendre uniquement les congrégations vouées à la prédication de l’Evangile chez les infidèles, comme les Pères du Saint-Esprit ou les Pères Blancs d’Afrique. Il faut avoir en vue l’ensemble de nos religieux et de nos établissemens congréganistes hors de France ; à côté des missionnaires proprement dits, il faut placer les congrégations enseignantes et les congrégations charitables. Les unes et les autres ont de nombreux établissemens au loin, et leurs séminaires, leurs collèges et leurs écoles, leurs orphelinats, leurs hôpitaux et leurs dispensaires sont presque partout de véritables foyers de l’influence française. De fait, jusque parmi les ordres voués à la prière ou aux rudes travaux de la pénitence, il est bien peu de nos congrégations d’hommes ou de femmes qui n’aient essaimé au loin et n’aient envoyé quelques-uns de leurs fils ou de leurs filles sur les rivages de l’Afrique ou de l’Asie.

Des deux formes de la vie religieuse, l’active et la contemplative, traditionnellement figurées dans les deux sœurs de Béthanie, aucune n’est demeurée étrangère à cette pieuse émigration. On dirait qu’entraînée, elle aussi, par l’exemple de sa sœur Marthe, et par le mystique désir de recruter au loin, jusque parmi les races barbares, des compagnes de prière, Marie elle-même, la contemplative, s’est lassée de demeurer, immobile en ses longs voiles, aux pieds de son Sauveur, et que, pour mieux le glorifier, elle s’est levée à son tour et a franchi les vagues de l’Océan, afin que, du sein même des terres infidèles, l’encens de l’adoration montât, de partout, vers le Christ.

Le fait mérite d’être noté ; sous le froc et le scapulaire de nos religieux, sous les larges coiffes de nos sœurs, non moins que dans la poitrine de nos explorateurs et de nos officiers, le Français a retrouvé ses antiques qualités de hardiesse et d’esprit d’entreprise, trop souvent perdues dans l’assoupissant bien-être de la vie bourgeoise. Cette diffusion des congrégations au loin mérite de retenir l’attention du gouvernement et du parlement. On nous permettra de regretter que les rédacteurs ministériels de l’exposé des motifs sur les demandes d’autorisation des congrégations d’hommes n’en aient pas tenu plus de compte. Si, pour les Pères Blancs ou pour les missions d’Afrique, ils n’ont pas négligé ce point de vue, capital entre tous, ils semblent, par un singulier défaut de logique, l’avoir entièrement oublié pour les autres. Comment, sans cela, expliquer que le gouvernement propose de refuser l’autorisation à toutes les congrégations enseignantes, c’est-à-dire, précisément, à celles qui rendent à notre influence et à notre langue les services les plus manifestes ? N’est-ce pas là une contradiction qui ne s’explique que par le plus aveugle ou le plus coupable des partis pris ?

Une part de la responsabilité de M. Combes doit retomber sur M. Waldeck-Rousseau et sur la loi de juillet 1901. La loi Waldeck-Rousseau exige que les demandes d’autorisation des établissemens congréganistes soient soumises aux conseils municipaux, sauf, comme l’a fait M. Combes, pour la plupart d’entre eux, à ne tenir aucun compte des délibérations favorables de ces assemblées locales. Si, pour les communautés établies sur le territoire français, on a cru devoir consulter les municipalités, comment n’a-t-on pas songé, pour les congrégations qui ont des établissemens en dehors de la France, à demander l’avis de nos ambassadeurs et de nos consuls ? Nos représentans à l’étranger voient nos missionnaires et nos religieux à l’œuvre ; ils connaissent leurs travaux ; ils ne seraient, pour en apprécier la valeur, ni des juges moins éclairés, ni des juges moins impartiaux que nos assemblées municipales. Veut-on que la loi de 1901 ne porte pas à notre influence au dehors un coup fatal, la première chose est de s’informer des effets que son application peut avoir à l’étranger. Les conséquences d’une loi dépendent beaucoup de la manière dont elle est appliquée. Il en sera de la loi Waldeck-Rousseau comme des autres ; et, quelque adversaire que nous soyons, par principes, de semblables lois d’exception, nous reconnaissons volontiers que, si elle était appliquée avec un esprit de tolérance et de liberté, les conséquences fâcheuses en seraient singulièrement atténuées. Ce que nous demandons ici au gouvernement et au parlement, ce n’est même pas que la loi soit entendue et interprétée dans un véritable esprit libéral ; cela, le ministère Combes et les votes récens des Chambres nous ont trop bien signifié que nous n’y pouvons plus compter. Ce que nous osons humblement demander, c’est que, dans l’application de la loi, le législateur et l’administration veuillent bien songer aux intérêts généraux de la France ; c’est que, lors de l’examen des demandes d’autorisation déposées par les congrégations, le gouvernement et le parlement aient le courage de s’élever au-dessus des mesquines rancunes électorales pour considérer les services rendus à la langue et à l’influence françaises par des religieux qui, pour porter l’habit ecclésiastique, n’en sont pas moins des Français. C’est le minimum de ce que, en dehors de toute tendance politique ou confessionnelle, le patriotisme puisse réclamer de nos Chambres. Si peu que ce soit, serait-ce trop exiger de majorités asservies à des haines si impérieuses qu’elles ne sauraient se laisser fléchir ? Les considérations que M. Combes lui-même a timidement fait valoir en faveur des Pères Blancs et des Missions africaines de Lyon, pourquoi en refuser le bénéfice à toutes les congrégations enseignantes, et spécialement à celles qui ont choisi comme champ d’opérations le Levant et l’Extrême-Orient ? Ce qui est vrai de l’Afrique ne l’est-il donc pas de l’Asie ? Pourquoi ne pas écouter la voix des milliers d’enfans et de jeunes gens qui, du fond de la Syrie, de l’Asie Mineure, de l’Egypte, de la Chine, implorent la justice de nos gouvernans en faveur des maîtres qui, avec la langue française, leur apprennent l’amour de la France ?

Et si nos législateurs ne se sentent pas libres, s’ils sont captifs d’engagemens pris envers des pouvoirs occultes, si les exigences de la politique radicale ne leur permettent pas de tolérer, sur le sol français, tous les libres collèges et toutes les libres écoles des congrégations, que n’accordent-ils au moins, à celles qui ont des établissemens à l’étranger, de conserver en France assez de maisons pour y recruter et pour y former des maîtres qui seront au dehors des missionnaires de notre langue ? Ne pas fermer tous les couvens, tous les collèges, tous les noviciats des communautés qui luttent au loin pour notre influence ou pour notre langue au dehors, serait-ce là, pour ces religieux, nos compatriotes, une faveur excessive ? En proposant d’accorder l’autorisation aux Pères Blancs et aux Missions africaines de Lyon, le gouvernement prend la précaution de limiter le nombre des établissemens et jusqu’au nombre des religieux pour lesquels il demande l’autorisation, comme s’il craignait de voir le Soudan ou le Sahara envahis par trop de champions de la langue française ? Loin d’être un privilège, une autorisation aussi parcimonieusement mesurée et entourée d’aussi étroites restrictions ne ressemble guère à un régime de faveur. Est-ce que la République serait en péril parce qu’au lieu d’être entièrement supprimées, les congrégations enseignantes non autorisées conserveraient, sur le sol français, quelques maisons, comme point d’appui de leurs œuvres à l’étranger ? Si l’on ne veut avec elles aucun compromis, si l’on refuse de tolérer sur le sol national aucun de leurs établissemens, les collèges et les écoles de ces congrégations à l’étranger n’auront bientôt le choix qu’entre deux alternatives également désastreuses pour nous : fermer ou se dénationaliser[2].

Que vont devenir nos écoles et nos collèges français du dehors ? Question angoissante, dont l’importance frapperait les plus aveugles, si nous pouvions donner ici le tableau des écoles et des établissemens français des deux mondes. On y verrait que le plus grand nombre appartient aux congrégations et, en grande partie, aux congrégations non autorisées. Lorsque nous affirmons que nos missionnaires catholiques et nos religieux des deux sexes sont les principaux défenseurs et propagateurs de notre langue, nous ne faisons en effet que reconnaître un fait confirmé par tous les documens et par tous les chiffres. Si l’on compare les nombres, on trouve que, pour cent écoles religieuses, nous avons à peine à l’étranger une école laïque non confessionnelle. Toutes les écoles fondées par l’esprit de propagande ou de solidarité religieuse ne sont pas, il est vrai, catholiques ou congréganistes. Et, comme ici nous nous plaçons au-dessus ou en dehors de tout intérêt confessionnel, nous rendons volontiers hommage aux missions protestantes et aux écoles israélites qui, pour l’expansion de notre langue, rivalisent de zèle avec nos missions catholiques. L’Alliance Israélite universelle, notamment, rend à la langue française, dans l’Europe orientale, en Asie, en Afrique, sur tout le pourtour de la Méditerranée, des services dont notre patriotisme doit lui savoir gré, et que l’esprit de secte peut seul méconnaître. Fermer les écoles de France où l’Alliance Israélite forme ses instituteurs et ses institutrices, où elle prépare à leur future mission des jeunes gens et des jeunes filles réunis de toutes les contrées de l’Orient pour apprendre notre langue et nos méthodes, serait couper, de nos mains, une des branches maîtresses de l’enseignement du français en Orient. Mais quels que soient ses services et ses mérites, l’Alliance Israélite ne possède guère, en Égypte, en Syrie, en Asie Mineure, en Turquie d’Europe, dans les pays balkaniques, qu’une centaine d’écoles (112, si je ne me trompe), alors que, dans les mêmes pays, les congrégations françaises en possèdent dix fois autant. Et, tandis que les écoles de l’Alliance Israélite ne sont d’habitude fréquentées que par des israélites, nos écoles congréganistes sont d’ordinaire ouvertes aux enfans de toutes races et de toutes confessions, si bien que, fort souvent, les grecs orthodoxes, les musulmans, les juifs, les païens y sont beaucoup plus nombreux que les catholiques.

La plupart de ces religieux s’abstiennent de tout prosélytisme dans leurs écoles, aussi bien que dans leurs dispensaires, et, loin d’être, à leur égard, une cause de défiance, leur costume ecclésiastique inspire, aux indigènes de toute religion, un respect qu’ils n’éprouvent point toujours pour les laïques. Cela est particulièrement vrai de la Babel orientale des rivages asiatiques de la Méditerranée. Nos religieux y sont partout des missionnaires de notre langue ; si, des bouches du Nil aux Dardanelles et au Bosphore, le français l’emporte sur tous ses concurrens, anciens ou nouveaux, sur l’anglais, sur l’allemand, sur l’italien, sur le russe, l’honneur en revient, avant tout, à ces Pères, à ces Frères, à ces Sœurs, odieusement vilipendés par une presse haineuse. Et ainsi en est-il, quoique à un moindre degré peut-être, dans le monde entier. En Chine, il est vrai, dans la Chine fermée du dernier siècle, nos missionnaires s’étaient abstenus d’enseigner à leurs prosélytes une langue inutile aux Chinois, mais il n’en est plus de même, depuis que la Chine s’est ouverte. C’est de leurs écoles que sont sortis les interprètes dont se sont servies nos troupes, durant la dernière expédition de Chine ; c’est dans ces écoles que le Céleste avait appris à honorer notre drapeau, si souvent déployé, comme un talisman protecteur, par les villages du Petchili, au passage des régimens européens. Si le français a quelque chance de se faire une place sur le sol chinois, c’est à nos missionnaires que nous le devrons. Bref, on est en droit d’affirmer que, des vieilles contrées de l’Extrême-Orient aux jeunes États des deux Amériques, les établissemens et les stations des religieux français sont les principaux et souvent les seuls foyers de la culture et de l’influence françaises.

Veut-on apprécier l’étendue et l’intensité de leur action, il faut placer, à côté de l’étranger, les colonies françaises. Nos religieux et nos religieuses ne nous y rendent pas moins de services, et s’ils ne nous en ont pas rendu de plus grands encore, si, grâce à eux, la langue et les idées françaises n’ont pas pénétré davantage telle de nos colonies ou tel de nos pays de protectorat, la faute en est souvent à nous-mêmes, à notre gouvernement, à nos préjugés, et, pour tout dire, aux rancunes de l’anti-cléricalisme, qui, ouvertement ou sournoisement, franchissent la mer pour se jeter à la poursuite du froc ou de la soutane, jusque dans les montagnes de l’Asie ou de l’Afrique. C’est ainsi que, sur les pentes neigeuses du Djurdjura, notre gouvernement a fermé, il y a une vingtaine d’années, les écoles de Jésuites de la Kabylie, comme si, pour défricher ce vaste champ de l’instruction indigène où nous avons encore si peu fait, l’Algérie avait trop de bons ouvriers et trop de ressources. De même, aujourd’hui, en Tunisie, dans un pays où tous les colons français se plaignent de l’insuffisance des moyens d’éducation, dans un pays où le meilleur moyen de rapprocher de la France les Italiens et les Maltais serait l’école religieuse française, nous savons que l’administration du protectorat s’oppose, sous main, à la fondation d’écoles ou de collèges par les Jésuites ou les Dominicains. Voilà comment, là même où nous avons le plus d’intérêt à ne rejeter aucun concours, les préjugés sectaires ou la terreur des colères anti-cléricales repoussent ou paralysent les dévouemens qui s’offrent à nous. Il avait été convenu, cependant, lors de la discussion de la loi de juillet 1901, que les articles contre les congrégations ne s’appliqueraient pas aux colonies ni aux protectorats français.

Il y avait, pour notre œuvre dans nos possessions exotiques, un intérêt capital à ce que les terres d’Afrique, d’Asie, d’Océanie restassent ouvertes à tous ceux qui peuvent contribuer à les franciser. Or, les religieux de tout ordre sont, en Afrique comme en Asie, particulièrement propres à cette œuvre de francisation, cela non seulement par leurs écoles, mais par leurs hôpitaux et leurs dispensaires, par leurs orphelinats, par leurs fermes-écoles, par leurs « villages de liberté, » par leur lutte contre l’esclavage et contre la barbarie sous toutes ses formes. A ceux qui l’auraient oublié, je me permettrai de rappeler que les Missions catholiques françaises ont reçu, à l’Exposition universelle de 1900, un grand prix, c’est-à-dire la plus haute récompense que pût décerner le jury international, sans compter nombre de médailles d’or et d’argent accordées à nos missionnaires de divers pays[3]. Quoique ce ne soit pas pour de pareilles récompenses que travaillent nos missionnaires, elles ne laissent pas de leur faire grand honneur ; et, aux yeux de tous les hommes sans préjugés, elles les dédommagent, amplement, des basses et viles injures de l’ignorance anti-cléricale. On nous permettra de nous étonner de nouveau que, pour l’examen des demandes d’autorisation déposées par les religieux, le gouvernement français ne tienne aucun compte de ces hautes distinctions conférées en son nom. Est-il donc équitable que les succès remportés par les établissemens congréganistes, à cette grande lutte pacifique de 1900, aient comme couronnement un projet de suppression ?

Pour donner le tableau complet de l’action des religieux français au dehors, il nous faudrait faire le dénombrement des établissemens de nos missions dans les deux hémisphères. Ce tableau, il a été dressé, récemment, en six grands volumes, sous la direction du Père Piollet, et rien ne donne une plus haute idée du rôle de la France sur les terres lointaines[4]. Il y a peu de régions du globe où nos religieux n’aient pénétré, et l’on sent quel dommage irréparable porterait à, « la France du dehors » la disparition de ces établissemens français.

Les hommes qui réclament, impérieusement, la suppression des congrégations ne se doutent même point, le plus souvent, de l’importance de nos établissemens religieux à l’étranger. Sait-on à quel chiffre s’élève le nombre des écoles, collèges, orphelinats de nos congréganistes français au dehors ? A une dizaine de mille environ, et aux écoles, il faut ajouter plusieurs centaines d’hôpitaux, léproseries et dispensaires, répartis, eux aussi, dans les cinq parties du monde. Dix mille établissemens fondés et entretenus par l’initiative privée, et qui, pour la plupart, sont des foyers de l’influence française, voilà ce qui se trouve aujourd’hui menacé par les haines aveugles de l’anti-cléricalisme. Et si l’on vient à les fermer, ces dix mille établissemens français, ou, ce qui revient au même, si on leur enlève les ressources dont ils vivent, par quoi seront-ils remplacés ? En quelles mains, hostiles ou étrangères, viendront-ils à tomber ?

Ces dix mille établissemens se partagent, il est vrai, entre les congrégations autorisées et les non autorisées ; mais les dernières en possèdent plus de la moitié, et c’est à elles qu’appartiennent les établissemens les plus importans, comme l’Université de Beyrouth. La part des congrégations autorisées est d’environ 4 200 écoles ou collèges et 240 établissemens hospitaliers ou dispensaires. Mais ces milliers d’écoles, ces centaines d’hôpitaux ou de dispensaires, sont-ils seulement assurés de n’être pas bientôt atteints, eux aussi, par les proscriptions anti-catholiques ? N’entendons-nous pas, déjà, la logique radicale et les convoitises socialistes réclamer, à grands cris, l’anéantissement total de toutes les congrégations ? Et, il faut bien le reconnaître, si l’Etat croit de son droit et de son devoir de supprimer les unes, on ne voit guère pourquoi il épargne les autres. Une fois que vous les avez déchaînées, il vous est malaisé de faire leur part aux passions sectaires. L’événement nous montre déjà combien se trompaient les hommes qui se flattaient, il y a quelques mois, de satisfaire les fureurs jacobines en leur jetant en pâture les Jésuites et les Assomptionistes.

Pour tous les esprits clairvoyans, pour tous ceux qui savent combien irrésistible devient la poussée des passions auxquelles un gouvernement n’a pas osé résister au début, les congrégations autorisées n’ont obtenu qu’un répit. Leur tour de se disperser, ou de prendre le chemin de l’exil, peut venir demain. Plus de sécurité pour elles et pour leurs œuvres du dedans ou du dehors. Alors même qu’elles ne seraient pas toutes prochainement supprimées, ne voient-elles pas déjà fermer la plupart de leurs établissemens, ceux même pour lesquels une demande d’autorisation ne semblait qu’une formalité ?

Admettons cependant que le flot des passions anti-cléricales va tout à coup tomber, que le gouvernement de la République aura la sagesse de s’arrêter à mi-chemin dans la voie de la proscription, quel sort auront, à l’étranger, les milliers d’établissemens français des congrégations qu’on s’apprête à supprimer ? Nous l’avons dit, il s’agit d’une bonne moitié de nos écoles françaises. Et, comme les ordres religieux se sont partagé le monde, comme ils ont chacun leurs provinces, leurs vicariats apostoliques, avec leur champ d’action, ce sont souvent de vastes pays, des régions entières où les missions et les écoles françaises risquent de s’écrouler, toutes à la fois. Ainsi en est-il de plusieurs provinces de la Chine ; ainsi de l’Arménie, où nos Pères et nos Sœurs offraient un généreux asile aux chrétiens victimes des massacres ; ainsi de la Mésopotamie, ainsi de la Nouvelle-Calédonie, ainsi des Nouvelles-Hébrides, ainsi du Dahomey et de la Côte d’Ivoire, ainsi de l’intérieur de l’Asie Mineure, ainsi enfin de nombreuses contrées des deux Amériques, c’est-à-dire de régions où la France a des intérêts considérables[5].

Prenons les pays où la lutte entre les influences rivales et entre les langues est la plus vive : la Turquie, la Syrie, la Palestine, l’Egypte ; si les congrégations autorisées et non autorisées y sont également représentées, les dernières y possèdent les œuvres les plus importantes. En Égypte, c’est à elles qu’appartiennent les écoles de Coptes ou chrétiens indigènes ; en Palestine, la Custodie de Terre-Sainte. En Syrie, elles ont 200 écoles, avec 15 000 élèves ; et ce sont les Jésuites français qui, à côté de leur séminaire, ont créé pour les rites orientaux, avec leur École de médecine, la célèbre Université de Beyrouth, dont les débuts furent encouragés par Gambetta et que notre gouvernement continue à subventionner. A Jérusalem, ce sont les Dominicains français qui ont fondé et qui dirigent l’école d’études bibliques de Saint-Etienne, école qui attire des savans de tout pays et de toute confession. Bref, les congrégations non autorisées sont, le plus souvent, l’honneur et la force de ce qu’on a si justement nommé la France du Levant[6].

Si, d’Asie et du vieux continent, nous passons au nouveau monde, nous rencontrons partout, des bords de la Plata et du Parana aux rives du Saint-Laurent ou du Mississipi, jadis découverts ou explorés par leurs prédécesseurs, des religieux français avec des écoles françaises, Jésuites, Dominicains, Bénédictins, Maristes, Eudistes, frères et sœurs de tout ordre et de toute robe. Le Canada, resté ou redevenu leur pays de prédilection, est comme une colonie de ces religieux de France ; une seule congrégation, les Oblats de Marie, y dirige 213 établissemens, écoles et hôpitaux. On peut dire que, si cette noble terre canadienne est demeurée si française de langue et de cœur, c’est, pour une large part, nos religieux et nos religieuses que nous en devons remercier. Les supprimer ou les priver de l’appui et des renforts de leurs maisons françaises, ce serait porter à notre France trans-atlantique le coup le plus rude qu’elle ait subi, depuis que Voltaire se consolait de l’abandon de ces « arpens de neige. »

Ces glorieux services, oubliés ou méconnus des meneurs de l’anti-cléricalisme, il n’est pas besoin d’être catholique pour s’en souvenir : il suffit d’être Français. A la veille de la discussion de la loi Waldeck-Rousseau, un groupe de savans et de professeurs du haut enseignement, pour la plupart étrangers à l’Église, adressait au président de la commission du droit d’association une lettre publique, pour lui signaler les périls dont le projet de loi menaçait l’influence française au dehors. « Nous sommes, affirmaient les signataires de cette lettre, des adversaires résolus de toute immixtion des ordres religieux dans la politique, et nous condamnons, énergiquement, toute tentative de leur part pour sortir de leur rôle, qui est un rôle d’enseignement et de charité ; mais nous n’admettons pas davantage que le législateur interdise ou paralyse leur action au dehors, soit directement en les supprimant, soit indirectement en leur enlevant les ressources indispensables et en leur rendant tout recrutement impossible[7]... » Anglais, Américains, Allemands, Italiens, Russes même, soutiennent, de leur argent et de leur influence, comme un précieux agent d’expansion morale ou matérielle, leurs missionnaires d’Orient ou d’Extrême-Orient. En ce temps de compétition universelle, la France, qui restait, à cet égard, privilégiée entre les nations, doit-elle désarmer ceux qui luttent au loin pour elle ?... « Nous savons, ajoutaient M. Aug. Sabatier et ses amis, que le projet de loi en discussion épargne les congrégations reconnues. Mais il ne nous est pas permis d’oublier que les congrégations non reconnues, aujourd’hui menacées de dissolution, sont souvent de celles qui nous rendent au dehors les services les plus éclatans. Nous joignons à cette lettre une liste incomplète de leurs établissemens à l’étranger... La chute de pareils établissemens frapperait au cœur l’influence française. » Un tel langage honore grandement les hommes de science que l’amour de la vérité et l’amour de la France élevaient ainsi au-dessus des considérations de partis et des préjugés confessionnels ; mais, en leur rendant hommage, nous devons constater qu’ils n’ont pas été les seuls.

A quelque parti ou a quelque doctrine qu’ils se rattachent, les Français que passionne l’expansion de notre langue à l’étranger ont tous reconnu les services de nos congrégations. Nous avons une association nationale qui a pour but unique la défense ou la propagation de notre langue française dans nos colonies et à l’étranger. Cette association s’appelle « l’Alliance française, » un beau nom qui oblige, par ce temps de division entre concitoyens. C’est une œuvre d’union qui fait appel à tous les Français, sans distinction d’origine ou de parti, pour la défense de ce qui personnifie le mieux le génie.de la France, notre langue nationale. C’est une œuvre laïque, étrangère à tout intérêt confessionnel et à toute intolérance, où le libre penseur, le juif, le protestant, le franc-maçon s’assoient à côté des catholiques et délibérer ensemble sur les intérêts de la langue de Corneille et de Hugo dans les deux hémisphères.

Or, à qui vont la plupart des allocations et subventions de l’Alliance française ? Elles vont aux écoles ou aux collèges de nos congrégations reconnues ou non reconnues, à ces établissemens de Pères, de Frères, de Sœurs, sur lesquels va brutalement s’abattre la lourde main de législateurs aveugles. Et ces allocations de l’Alliance française aux écoles de nos congrégations aujourd’hui menacées, elles ne sont pas distribuées légèrement, sans examen ou sans discussion. L’Alliance n’est pas assez riche en face de sa tâche colossale pour accorder facilement les modestes subventions qu’elle distribue à nos écoles. Chaque répartition, chaque allocation est l’objet d’une enquête faite sur place, par les comités locaux, ou par les représentans de la France à l’étranger, par nos ambassadeurs et par nos consuls. Pour se rendre compte de l’importance et de la valeur de ces écoles congréganistes, il n’est pas nécessaire, comme il nous l’a été donné en nos voyages, de visiter les établissemens de nos religieux au loin, il suffirait, ainsi que nous l’avons plus d’une fois fait nous-même, de consulter les dossiers de l’Alliance française. Les hommes qui se défient de la partialité des œuvres catholiques, telles que la Propagation de la Foi ou les Ecoles d’Orient, grandes œuvres françaises qui, elles aussi, font honneur à la France, n’ont qu’à feuilleter le Bulletin de l’Alliance, à tous égards peu suspect de « cléricalisme. » Qu’ils prennent les diverses sections entre lesquelles l’Alliance a partagé le globe, l’Europe, le Levant, l’Extrême-Orient, l’Afrique, les deux Amériques, ils y découvriront, s’ils l’ignorent, que partout les principaux propagateurs de notre langue sont des religieux et des religieuses. Si, comme le vœu en a été exprimé à l’Alliance française, nous possédions un atlas nous donnant la répartition de nos écoles dans toutes les parties du monde, et que les écoles et collèges congréganistes y fussent marqués par une croix, on n’apercevrait guère, sur toutes les cartes, que des croix, et on les verrait se rapprocher et se multiplier dans les pays comme la Syrie, comme l’Egypte, ou encore comme le Canada, où la lutte entre les langues pour la suprématie est le plus acharnée. Bref, force serait de reconnaître, en ces congrégations, le grand instrument d’expansion de la France et du français.

Cette prédominance des congréganistes sur les laïques, dans nos écoles du dehors, est telle, que supprimer les premiers équivaudrait pratiquement à supprimer, sinon l’enseignement du français, qui est parfois donné par des étrangers et par des adversaires de la France, du moins les écoles et les collèges français[8]. La chose est si claire que, pour parer à ce danger, certains de nos compatriotes songent à augmenter le nombre de nos écoles laïques. De là est née récemment la « Mission laïque française, » œuvre qui se propose de former des instituteurs pour nos colonies et pour l’étranger. Parmi les fondateurs ou les patrons de cette œuvre nouvelle, se rencontrent des hommes tels que MM. Léon Bourgeois, Henri Brisson, Ferdinand Buisson, Jaurès, Aulard. De pareils noms en disent assez l’esprit, et l’on ne saurait s’étonner qu’elle ait obtenu toutes les adhésions et tous les encouragemens officiels qu’elle pouvait ambitionner.

Le champ d’action de l’école française est si vaste, la lutte entre les diverses langues est si vive, que nous ne saurions jamais avoir trop d’écoles ni trop d’instituteurs au dehors. Il y a place pour tous : laïques et congréganistes peuvent servir la même cause par une noble émulation. Dans les pays ou dans les milieux dominés par le fanatisme musulman, au Maroc, par exemple, ou encore dans les grandes villes ou les grands ports de l’Orient ou de l’Extrême-Orient, les écoles laïques peuvent rendre d’incontestables services et attirer une couche de population qui échappe aux écoles congréganistes. La Mission laïque française peut ainsi bien mériter de la France, mais à une condition : c’est qu’elle ne soit pas animée d’un esprit de secte ; c’est qu’elle ne s’inspire que des grands intérêts de la France et de la civilisation ; c’est, en un mot, qu’elle ne fasse pas œuvre de division. Autrement, si elle prétend élever école contre école, si, oublieuse des origines communes, elle s’obstine à vouloir transporter au dehors nos querelles et nos discordes intérieures, la Mission laïque, nous sommes contraints de le lui dire, n’accomplira qu’une œuvre néfaste. Au lieu de fortifier au loin notre action et notre langue, elle préparera leur décadence ou leur ruine.

Or, il faut bien l’avouer, le langage tenu par certains des parrains ou des fondateurs de la Mission laïque est peu rassurant. Un des membres de son comité nous affirmait récemment qu’elle avait pour but « de détruire et de remplacer les missions de l’Eglise romaine[9]. » Pour mieux recommander la nouvelle association, il ne craignait pas d’ajouter que « ce qu’elle se propose de propager dans le monde par la parole, par l’exemple, par l’enseignement, c’est la Révolution française. » Il ajoutait : « Nous qui savons que les missions catholiques sont le principal tracas de notre diplomatie, le principal obstacle à la propagande morale et intellectuelle du républicanisme français, nous saluons avec joie la création de missions laïques destinées à supplanter les missions catholiques. »

Si tel est le programme de la Mission laïque, nous ne craindrons pas de dire qu’il est à la fois malfaisant et chimérique. On reproche parfois aux écoles congréganistes leur esprit de prosélytisme religieux ; tout esprit de propagande politique serait encore plus déplacé, de la part de nos instituteurs, et encore plus dangereux pour nos écoles, car il soulèverait davantage encore les défiances des gouvernemens et, souvent aussi, les répugnances des populations. Ni les peuples d’Orient, ni les empires d’Extrême-Orient ne sont mûrs pour l’apostolat laïque de ces nouveaux missionnaires de la Révolution et du républicanisme. Et quand les sujets du Sultan Calife ou du Fils du Ciel prêteraient volontiers l’oreille à de semblables leçons, — ou mieux quand la Mission laïque aurait trop de bon sens pour prétendre leur apporter un pareil Evangile, ses instituteurs ne seraient pas en état de remplacer les modestes congréganistes qu’ils se proposent de supplanter. S’il est une illusion, c’est celle de croire qu’on trouvera, parmi les laïques, assez de bonnes volontés et assez de dévouemens désintéressés pour aller au loin, en des pays inconnus, souvent hostiles ou malsains, succéder aux milliers d’humbles religieux et religieuses qui ont voué leur vie à la fondation de nos écoles françaises. Alors même que, en beaucoup de contrées, l’habit religieux n’aurait pas aux yeux des indigènes un prestige qui manque au vulgaire costume européen, un instituteur ou un professeur laïque qui ne fait pas vœu de pauvreté et de chasteté coûtera toujours autrement cher qu’un Père dominicain ou qu’un Frère des Ecoles chrétiennes. N’y en aurait-il pas d’autres, c’est là un obstacle contre lequel se heurtera, partout, la Mission laïque. Si elle réussit à créer quelques rares collèges et quelques dizaines, mettons, si l’on veut, quelques centaines d’écoles, ce sera un résultat dont elle aura le droit d’être fière. Et, alors même qu’elle y parviendrait, à l’aide des subventions de l’État, que serait-ce en face des milliers de maisons de nos religieux des deux sexes ? La substitution des laïques aux congréganistes n’aurait d’autre effet que d’entraîner la ruine de la plupart de nos écoles ; et, pour sauver le reste, il faudrait, comme M. Delcassé le déclarait récemment à la Chambre, que le Parlement se résignât à voter, chaque année, des millions de subvention à la Mission laïque. Car, au dehors comme au dedans, et à l’étranger plus encore qu’en France, c’est toujours aux dépens de nos finances et aux frais des contribuables que s’opère la laïcisation ; et c’est justice, puisque les laïcisateurs s’obstinent à repousser le concours des dévouemens gratuits.

D’autres États, l’Italie, notamment, au temps de la dictature crispinienne, se sont imposé de lourds sacrifices pour leurs écoles laïques de l’étranger. La lutte du Quirinal avec le Vatican la mettait en naturelle défiance contre les écoles congréganistes, d’autant que, fussent-ils italiens, les établissemens congréganistes se trouvaient, le plus souvent, sous le protectorat de la France. Malgré cela, l’Italie elle-même a jugé les écoles laïques trop dispendieuses et trop peu efficaces ; sans y renoncer entièrement, elle s’est retournée vers ses congréganistes, afin de faire d’eux des instrumens de sa politique et des propagateurs de sa langue. Pour cette politique nouvelle, l’Italie a l’avantage d’être secondée par nos lois anti-cléricales ; et nous serions mal venus à lui reprocher de tirer parti de nos préjugés pour s’efforcer de gagner les concours que nous dédaignons. Et l’Italie est-elle seule, aujourd’hui, à offrir ses bons offices à ses religieux et à ses missionnaires ? Nullement ; comme s’ils avaient tous hâte de profiter des erreurs de notre politique, tous les gouvernemens étrangers, catholiques ou non catholiques, rivalisent de bienveillance envers ces religieux que nos jacobins poursuivent de leurs haines. Que fait l’Italie ? que fait l’Autriche-Hongrie ? que fait l’Allemagne ? Toutes, dans la question des missionnaires, suivent une politique manifestement opposée à la nôtre ? Dira-t-on qu’elles sont entraînées par le fanatisme ? Qui se trompe, de nous ou de nos rivaux ? Si, pour élargir la question, nous prenons toutes les grandes nations contemporaines, nous voyons que toutes, catholiques, protestantes, orthodoxes, considèrent leurs missionnaires comme les plus utiles pionniers de leur influence au loin. Russes, Anglais, Américains agissent, à cet égard, tout comme les Italiens et les Allemands. Encore une fois, qui se trompe ? qui se laisse égarer par les préjugés ou par la passion ? Est-ce nous ? ou est-ce nos rivaux ?

Peut-être montrerons-nous, un jour, tout ce que, peuples ou gouvernemens, les grands États modernes, dépensent pour leurs missions et pour leurs missionnaires, les millions de roubles, de dollars ou de livres sterling qu’ils leur prodiguent chaque année. C’est par une sorte de miracle d’enthousiasme et d’abnégation que la France a jusqu’ici tenu tête à tous ses concurrens d’Europe et d’Amérique. Si elle y est parvenue, ce n’est pas uniquement grâce au merveilleux dévouement de ses religieux ; c’est aussi, ne l’oublions pas, grâce à son protectorat catholique. Or, ces deux instrumens traditionnels de notre expansion au loin sont menacés, simultanément, par le fanatisme qui réclame la suppression de nos congrégations.


III

Le protectorat catholique, dont l’anti-cléricalisme sectaire affecte de faire fi, est le legs de notre ancienne puissance. Il nous rappelle les temps glorieux où l’ombre protectrice de notre drapeau s’étendait sur tous les chrétiens de l’Orient, où la France apparaissait à tout le Levant comme la grande nation libératrice et civilisatrice. Ce protectorat, qui atteste notre longue prééminence, il nous confère encore, aux yeux des peuples chrétiens d’Asie, comme aux yeux des musulmans et des infidèles, une primauté dont l’éclat séculaire relève singulièrement notre prestige politique et dont s’offusque la jalousie de nos rivaux. Nous reste-t-il au dehors tant de cliens dévoués, avons-nous conservé tant de débris du riche héritage de la vieille France, que nous puissions nous montrer indifférens au maintien ou à la perte de cette dernière prérogative ?

Prenons-y garde ; sans y renoncer effectivement, sans en prononcer même le nom, le fanatisme ignorant de majorités passionnées menace de ruiner, en quelques mois, l’œuvre de dix siècles. Le protectorat catholique risque de périr de coups qui ne semblaient même pas dirigés contre lui. Cette vieille prérogative, justement enviée de nos rivaux, la France est en train de s’en dépouiller, aveuglément, elle-même, en en brisant, de ses propres mains, les instrumens traditionnels. Quels en sont, en effet, les agens naturels et nécessaires ? Ce sont nos missionnaires, nos religieux et nos religieuses, nos Pères et nos Frères de tout ordre, qui ont couvert le Levant et l’Orient tout entier de leurs établissemens et de leurs écoles. Les frapper, supprimer leurs maisons de France, dissoudre leurs communautés, fermer leurs noviciats, c’est atteindre, directement, à brève échéance, notre protectorat catholique ; c’est, pour ainsi dire, en couper de nos mains les racines vivantes. Ce protectorat, s’imagine-t-on, par hasard, pouvoir le laïciser ? ou encore, songerait-on à l’exercer, uniquement, à l’aide de religieux étrangers, d’Italiens, d’Allemands, d’Austro-Hongrois, d’Espagnols, de Belges, substitués partout à nos Français, de façon que ce ne serait plus que des étrangers et des influences étrangères qui s’abriteraient, à nos dépens, sous les plis de notre drapeau ? Les contempteurs de ce protectorat traditionnel se plaignent parfois de ce que cette protection de la France s’étend à des moines étrangers, tels que les Franciscains italiens de la Custodie de Terre-Sainte ; préféreraient-ils éliminer entièrement l’élément français de tous les établissemens religieux de l’Orient, ou, faute de points d’appui parmi nos nationaux, voudraient-ils abandonner nos droits séculaires aux puissances qui nous en contestent déjà l’exercice[10] ?

Ce protectorat catholique, si légèrement compromis par les passions de nos majorités parlementaires, il est, en effet, menacé à la fois du dedans et du dehors. En même temps qu’il est en butte, chez nous, aux préjugés ou aux rancunes de l’anti-cléricalisme, il est ouvertement attaqué ou sourdement miné, en Extrême-Orient comme dans le Levant, par les jalousies et les convoitises de nos rivaux. A l’heure même où il était mis en péril par une loi qui ne le visait point, il était déjà entamé par les ambitions et par les manœuvres de plusieurs puissances étrangères, de façon que c’est au moment où il se trouve ébranlé du dehors que nous avons l’imprudence d’en laisser au dedans saper les bases.

Ce n’est là un secret pour personne ; tous les Français qui se donnent la peine de suivre la nouvelle politique « mondiale » en sont avertis et en demeurent inquiets. La politique coloniale, l’ardeur avec laquelle les puissances européennes se disputent les territoires et les sphères d’influence en Afrique, en Asie, dans le monde entier, poussent le Vatican et la Propagande à une sorte de nationalisation des Missions et des Préfectures apostoliques qui tend, sinon à supprimer notre protectorat, du moins à en diminuer les droits ou à en réduire l’étendue. Ce qui en subsiste est menacé, dans son principe même, par une intrigue, heureusement déjouée jusqu’ici, mais que les fautes de notre politique risquent de faire un jour réussir. Certains de nos rivaux, à l’affût de nos fautes ou de nos inconséquences, ont comploté de nous dépouiller de ce protectorat catholique, à l’aide même des gouvernemens qui l’ont admis ou sanctionné. Pour mieux nous enlever le bénéfice de nos prérogatives anciennes, nos adversaires ont imaginé de pousser, en Orient, comme en Extrême-Orient, la Porte ottomane aussi bien que le Tsong-Li-Yamen, à nouer des relations directes avec le Vatican, afin de s’affranchir de l’intermédiaire des agens diplomatiques français. Ces conseils intéressés ont, à certaines heures, rencontré des partisans auprès du Fils du Ciel comme auprès du Commandeur des Croyans ; ils en gardent encore à Pékin et sur le Bosphore. Rome même a semblé un moment incliner vers cette politique nouvelle. On sait le grand prix que le pape Léon XIII attache, justement, à la présence du corps diplomatique accrédité auprès du Vatican, dernière prérogative souveraine reconnue au Saint-Siège. Ce corps diplomatique, qu’il s’est patiemment appliqué à tenir au complet et à renforcer, le Pape et son secrétaire d’Etat eussent pris plaisir à y voir figurer, au milieu des uniformes européens, le fez rouge d’un représentant du Sultan Calife, ou la casaque de soie et la longue queue d’un envoyé de l’empereur de Chine. Puis, nouer des relations officielles avec les États d’Orient et d’Extrême-Orient, obtenir, pour le Saint-Siège, le droit de protéger les établissemens catholiques de la Turquie et de la Chine, n’eût-ce pas été rehausser, aux yeux des gouvernemens et des peuples, le pontificat romain ? Il y avait là de quoi séduire la raison ou l’imagination du Pape et de ses conseillers. Si Léon XIII a eu, jusqu’ici, la sagesse de repousser cette tentation, le Vatican, froissé par les incohérences ou par les provocations de notre politique, pourrait bien, une autre fois, y succomber. Du jour où nous cesserions de remplir les devoirs de notre mission historique, le Saint-Siège pourrait nous punir de notre négligence ou de notre mauvais vouloir en s’émancipant, à Constantinople et à Pékin, d’une ingérence française, devenue, pour l’Eglise, une charge ou une gêne sans avantage.

L’intrigue ourdie à cet égard par plusieurs de nos rivaux a-t-elle naguère échoué, nous le devons, pour une bonne part, il n’est pas inutile de le rappeler, à la vigilance de notre ambassade auprès du Saint-Siège, et spécialement à l’habileté d’un grand serviteur du pays, à la fois bon Français et bon catholique, M. Lefebvre de Béhaine, notre représentant, auprès du Vatican, de 1882 à 1896. Sa profonde connaissance des choses ecclésiastiques et sa longue pratique du monde romain l’aidèrent à déjouer les projets de nos adversaires, à l’heure où ils se croyaient déjà certains du succès. C’est grâce à la patiente et tenace obstination de ce diplomate, brutalement rappelé par un ministère radical, que nos intérêts et nos droits traditionnels n’ont pas encore été victimes de l’indifférence ignorante de nos Chambres, ou des préjugés de cabinets improvisés, trop souvent enclins à sacrifier, comme un legs suranné d’un passé évanoui, les intérêts lointains et les prérogatives séculaires de la France. M. Lefebvre de Béhaine et ses successeurs ont, par là, rendu au pays, dans l’ombre silencieuse des galeries vaticanes, un service trop ignoré du grand public, et ils y ont eu d’autant plus de mérite que les hésitations de nos ministres et les provocantes manifestations de notre Parlement leur rendaient souvent la tâche plus ingrate et plus malaisée. Aucune ambassade peut-être n’est plus nécessaire à l’extension de notre influence et au maintien de ce qui nous reste de prestige dans le monde que cette modeste ambassade auprès du Vatican, dont la suppression demeure, depuis trente ans, un des principaux articles du programme radical. Par là encore, l’anti-cléricalisme menace de porter à notre influence et à notre politique un coup peut-être irréparable ; car supprimer notre représentation diplomatique auprès du Saint-Siège, ce ne serait pas seulement mettre en péril le Concordat, et avec le Concordat la paix religieuse, ce serait abdiquer notre protectorat catholique, ou nous mettre dans l’impossibilité de l’exercer, — et cela au profit des puissances qui assiègent le Vatican de leurs égards.

Ce protectorat, miné sourdement par les uns, entamé ouvertement par les autres, Rome, en tant que cela dépend d’elle, nous l’a jusqu’ici maintenu et confirmé, en Extrême-Orient aussi bien qu’en Orient. A plusieurs reprises, sur les ordres du pape Léon XIII, la Propagande enjoignait aux missionnaires, spécialement aux religieux italiens, de recourir, en cas de besoin, à la protection de nos agens. En 1898 encore, lors du fastueux voyage de l’empereur Guillaume II en Terre-Sainte, quand le Kaiser évangélique, convoitant pour la nouvelle Allemagne et pour les Hohenzollern le lointain héritage des Conrad et des Barberousse, s’efforçait de se présenter à l’Orient en protecteur reconnu des chrétiens de toute confession et de tout rite, le pape Léon XIII conférait lui-même, en une lettre publique adressée au cardinal Langénieux, la sanction pontificale au protectorat de la France. En confirmant ainsi, à nouveau, de sa propre initiative, nos droits méconnus ou contestés, Léon XIII avait soin de rappeler, à la légèreté inconsciente de nos politiciens ou au mauvais vouloir de nos gouvernans, que, si la France entend garder ce privilège, la République en doit remplir loyalement les devoirs ; autrement, il serait malaisé à Rome de lui conserver, à l’encontre des prétentions des autres puissances, des prérogatives dont elle ne saurait plus faire usage.

Les catholiques étrangers, jaloux des privilèges que Rome persiste à nous conserver, se plaignent souvent de la trop grande condescendance du Saint-Siège envers nous, arguant des fautes de notre politique et de l’esprit anti-religieux de nos gouvernans, pour soutenir que la République française a perdu tout droit à représenter au dehors les intérêts catholiques dont elle fait si peu de cas chez elle. Au nord comme au sud des Alpes, les rigueurs des ministères français envers l’Église et envers le clergé régulier ou séculier servent ainsi d’argument quotidien contre l’influence française et contre les droits de la France.

Certes, s’il ne considérait que les votes de nos majorités parlementaires et les procédés de nos derniers cabinets, le Saint-Siège aurait déjà prêté l’oreille aux conseils intéressés qui le pressent de nous enlever des prérogatives difficiles à concilier avec l’esprit sectaire d’une politique anti-cléricale. Heureusement pour nous que, jusqu’ici, le Vatican a su distinguer entre la France et le gouvernement français, qu’il a refusé de rendre la première responsable de toutes les fautes et les injures du second, s’obstinant à espérer que la fille aînée de l’Eglise ne tarderait pas à revenir à une politique plus en harmonie avec ses traditions et avec ses intérêts. Puis, à bien regarder les choses, si le Saint-Siège, malgré le peu de titres qu’ait à la bienveillance de Rome l’attitude de nos gouvernans, nous a conservé le protectorat accordé aux rois très chrétiens, c’est que, par un bonheur peut-être immérité de notre part, nos rivaux n’y sauraient, malgré tout, faire valoir de droits comparables aux nôtres ; c’est, en outre, que le Saint-Siège a de justes motifs de défiance contre les États qui, en Orient ou en Extrême-Orient, briguent visiblement notre succession, comme si elle était déjà ouverte.

L’Italie, par exemple, est au premier rang des États qui aspirent à nous supplanter dans ce rôle traditionnel décerné aux « Francs. » Plus clairvoyante que la nôtre, plus souple et peut-être plus dégagée de préventions sectaires, alors même qu’elle est officiellement en lutte avec le Vatican, la politique italienne est trop déliée pour se laisser emprisonner dans les sophismes de l’anti-cléricalisme, et trop habile, ou trop positive pour sacrifier les intérêts nationaux à aucune sorte de fanatisme, fût-ce celui d’ineptes libres penseurs. Elle sent tous les avantages que pourrait apporter à ses ambitions une mainmise sur le protectorat catholique. Elle y voit, non sans raison, le plus sûr gage de ce primato méditerranéen que rêvent encore, à défaut peut-être de ses hommes d’Etat, certains de ses philosophes politiques. Aussi, ne faut-il pas s’étonner si la diplomatie italienne, secondée ou stimulée par l’opinion presque unanime de la péninsule, cherche à s’approprier une part de l’héritage dont trop d’entre nous semblent faire fi. L’attitude du gouvernement royal, lors du procès intenté aux moines grecs pour leurs batailleuses entreprises contre les moines latins, dans l’affaire du Saint-Sépulcre ; l’importance donnée par le gouvernement et par la presse au récent pèlerinage conduit en Palestine par le cardinal-archevêque de Milan, sont autant d’enseignemens pour notre diplomatie et, j’ajouterai, pour notre parlement, si ce dernier est encore accessible aux leçons du dehors. Mais la jeune Italie de la maison de Savoie a beau se vanter de laisser aux congrégations et aux religieux de tout ordre une plus large mesure de liberté que la France de M. Waldeck-Rousseau et de M. Combes, cette tolérance et cette liberté demeurent, après tout, précaires, et quand elles ne seraient plus à la merci d’un vote de majorité ou des caprices d’un ministre, elles ne sauraient suffire à gagner à l’Italie nouvelle la faveur ou le pardon du Pontificat suprême. Entre le Vatican et le Quirinal, comme affrontés en leur fatale opposition au sein de la Ville Éternelle laïcisée, il y a trop de souvenirs douloureux, trop d’inévitables causes de froissemens et de conflits, pour que le premier puisse de longtemps se confier au second et lui abandonner la défense de ses intérêts ou de ses droits. Il est déjà loin de nous, le temps où, sous le pontificat de Pie IX, avant la brèche de la Porta Pia, certains patriotes italiens, jaloux de mettre à profit, pour la grandeur de la nouvelle Italie, la fonction universelle du pape et le prestige de la chaire romaine, songeaient à faire du roi de la péninsule unifiée une sorte de vicaire laïque du Souverain Pontife et de gonfalonier du Saint-Siège, dépouillé par lui de son antique royauté terrestre. Pour qu’une telle politique, la plus favorable assurément aux aspirations mégalomanes du génie italien, puisse jamais être autre chose qu’une chimère, ou qu’un anachronisme, il faudrait, d’abord, que les deux puissances rivales, le pape et le roi, aient cessé d’être enfermées dans la même capitale, — ou bien que, avec la conciliation, la subordination se fût faite entre elles, et que l’une fût devenue l’alliée et la cliente de l’autre.

Un second candidat à notre succession, plus impatient encore, est le nouvel Empire allemand dont le remuant souverain, grand maître en impérialisme, a, pour son pays et pour sa maison, toutes les ambitions impériales. Mais, quoique, à certaines heures, Guillaume II ait paru vouloir relever le Saint-Empire, il est demeuré fidèle à Luther ; et, si habile qu’il soit à combiner des rôles divers et à jouer des personnages multiples, l’Empereur aurait sans doute quelque peine à représenter à la fois, aux yeux des peuples, Rome et Wittenberg. Quelles que soient d’ailleurs ses complaisances intéressées envers le Centre catholique et ses fastueuses avances au clergé romain, les catholiques allemands doivent sentir que, ces faveurs de l’Empereur-roi, ils ne les doivent qu’à ce qu’ils demeurent unis et qu’ils restent en armes, sous les bannières du Kulturkampf. Et, alors que les évêques de Prusse et d’Allemagne l’auraient déjà oublié, le vieillard du Vatican se souvient, malgré lui, des lois de Mai bismarckiennes et des jours encore peu éloignés où le duel avec Rome et la hiérarchie romaine était présenté à l’Allemagne et au monde, comme la mission historique du germanisme et comme la plus noble des tâches dévolues au nouvel Empire. Et, hier encore, en dépit des habiles sourires de l’Empereur allemand à ses fidèles sujets catholiques, n’avons-nous pas entendu les plus ardens champions du teutonisme, les pangermanistes qui se trouvent déjà à l’étroit dans l’Allemagne de Bismarck, et rêvent d’une plus grande Allemagne, donner comme mot d’ordre à leurs alliés d’Autriche le Los von Rom ? Comment nos voisins de Cologne ou de Munich s’étonnent-ils, après cela, que Rome hésite à confier la protection de ses religieux et de ses missionnaires à l’aigle noire des Hohenzollern, et à l’impérial chef de l’Église évangélique de Prusse, dût-il parvenir à se déguiser, pour ce nouveau rôle, en une sorte d’hybride Charlemagne, mi-luthérien, mi-romain ? L’empereur Guillaume II a réussi à démembrer notre protectorat catholique en Chine ; en politique positif, il ne s’est pas fait scrupule d’utiliser le massacre de quelques missionnaires allemands pour les profanes visées des ambitions allemandes. Le sang des martyrs lui a servi à justifier la mainmise de l’Empire sur Kiao-Tchéou et sur le Chan-Tung, au risque de déchaîner, contre les missions catholiques et contre les chrétientés de la Chine, les rancuneuses colères des mandarins et la fureur sauvage des Boxeurs. L’Empereur allemand parviendra peut-être, grâce à la complicité de nos anti-cléricaux et aux inconscientes trahisons de la politique radicale, à nous arracher encore, dans le Levant ou en Extrême-Orient, d’autres lambeaux de ce protectorat, si mal défendu de ceux qui en ont la garde ; il aura beau encourager ses sujets catholiques à réclamer de Rome la proclamation de notre d\3chéance, il ne saurait obtenir que l’Allemagne des Hohenzollern soit reconnue comme l’héritière légitime de la Fille aînée de l’Église, et que l’hérétique successeur de Frédéric II prenne, dans le monde catholique, la place des rois très chrétiens.

Entre tous les compétiteurs qui, au grand jour ou dans l’ombre, travaillent à nous évincer de nos droits séculaires, il en est un, il est vrai, qui ne saurait inspirer les mêmes défiances au Saint-Siège ; c’est la vieille monarchie habsbourgeoise, si longtemps l’amie de Rome, tour à tour sa protectrice hautaine ou sa docile et fidèle alliée. Mais l’antique monarchie autrichienne a vieilli ; elle n’a plus les larges ambitions d’autrefois ; si elle est loin d’avoir abdiqué toute politique impériale et toute velléité d’agrandissement, son aigle à deux têtes a senti diminuer l’envergure de ses ailes ; l’espace où il leur semble permis de se déployer s’est rétréci ; son vol le plus hardi ne saurait plus guère dépasser le Balkan et la mer Egée.

Puis, l’Autriche-Hongrie du siècle nouveau n’est plus l’ancienne monarchie apostolique des temps passés, qui faisait de l’alliance avec Rome un des points cardinaux de sa politique. La Hongrie, à demi protestante ou hétérodoxe est devenue le principal partenaire de la monarchie dualiste. Si la politique austro-hongroise continue à entourer d’égards le Souverain Pontife et ses représentans, si elle se garde de froisser inutilement la hiérarchie catholique, elle a, dans le Balkan ou sur l’Adriatique, des visées ou des intérêts qui ne concordent pas toujours avec ceux du Vatican et de la Propagande romaine. Plus d’une fois, en Croatie, en Serbie, ou lors de la convention entre le Saint-Siège et le Monténégro, la politique autrichienne, plus soucieuse du Divide ut imperes que de l’union des Eglises, s’est heurtée dans l’ombre aux efforts des évêques catholiques ou des agens de Rome[11]. Cela ne veut pas dire qu’il faille rayer la monarchie autrichienne de la liste des États qui menacent de nous supplanter et s’apprêtent à s’enrichir de nos dépouilles. Soit par elle-même comme puissance orientale, soit comme alliée de l’Allemagne, elle peut, elle aussi, arrondir sa sphère d’action à nos dépens. Jusqu’à une époque peu lointaine, elle tenait, de la tradition et du bon vouloir de Rome, sa part héréditaire, une part restreinte du protectorat catholique, dans les régions du Balkan voisines de ses États. C’est ainsi que la Bosnie-Herzégovine était, à ce titre déjà, dans le lot de Sa Majesté Apostolique, avant que le Congrès de Berlin lui en eût confié l’administration. Cette zone d’influence religieuse, elle prétend y faire rentrer toute l’Albanie, malgré nos relations anciennes avec les Mirdites ; elle cherche à l’étendre à la Macédoine, si bien que nous pourrions être par elle évincés de presque toute la péninsule balkanique, avant même que l’aigle des Habsbourg, repoussée d’Allemagne et d’Italie, ait osé prendre son vol vers Salonique et la mer Egée. Bien mieux, l’Autriche-Hongrie, comme héritière de Venise, a su se faire reconnaître le protectorat des Coptes d’Egypte en train de retourner à l’unité catholique. Si nous devions abandonner nos droits séculaires dans le Levant, peut-être réclamerait-elle notre succession, en vertu de ses anciens traités avec la Porte et de ses anciens services envers le Vatican. Quoi qu’elle aussi ait eu soin d’accroître ses établissemens de Jérusalem et qu’elle aussi prétende enlever ses ressortissans à notre protection, elle est, pour nous, à l’heure actuelle, une rivale moins active et moins redoutable que ses deux alliées de la Triple-Alliance. En dépit de quelques courtes velléités, l’Autriche-Hongrie n’a point de politique coloniale, elle n’a point de politique « mondiale ; » partant, si elle cherche à s’approprier quelques lambeaux de notre protectorat religieux, elle ne peut guère songer à nous le dérober tout entier.

Peut-être devrait-on dire qu’il en est ainsi, en réalité, de tous nos rivaux, y compris l’Italie et l’Allemagne. Aucun ne peut espérer s’emparer de notre succession tout entière, mais chacun d’eux se peut flatter d’en obtenir une part plus ou moins grande, selon sa taille et ses appétits, selon son habileté ou ses forces. Faut-il, quant à nous, nous en féliciter ? ou bien, au contraire, convient-il plutôt de nous en inquiéter davantage ? Le fait que chacun de nos rivaux ne peut guère convoiter qu’une part de cet antique héritage de la France leur rend l’entente, contre nous, plus aisée et ne nous menace pas moins de la perte prochaine de nos privilèges anciens. Grands ou petits, chacun des États qui comptent des sujets catholiques peut un jour revendiquer sa part des droits abandonnés ou compromis par nous, et l’Espagne vaincue, et le minuscule Portugal, et la petite et riche Belgique — jusqu’aux États protestans qui pourraient soulever les mêmes prétentions que l’Allemagne, jusqu’à l’Angleterre et à la Fédération américaine qui, par la conquête ou par l’immigration, sont toutes deux en train de devenir de grandes puissances catholiques.

Notre protectorat, nous l’avons remarqué, n’est déjà plus, sous la troisième République, ce qu’il était sous les gouvernemens précédens. Il est à la fois, et cela le plus souvent, par notre faute, diminué en importance et réduit en étendue, quant à son aire géographique. On pourrait dire que le partage, que le morcellement en a déjà commencé ; déjà, nous ne jouissons plus, en fait, du droit exclusif de protéger les religieux et les missionnaires de tous pays. Les grands Etats, presque tous du moins, se sont mis à réclamer, en Orient comme en Chine, la protection de tous leurs nationaux, fussent-ils religieux ou missionnaires. Nous ne sommes plus les seuls à donner des passeports à ces derniers. Les missionnaires allemands en particulier s’adressent déjà d’ordinaire à leur gouvernement. Nous n’aurons bientôt plus guère à protéger que nos missionnaires et religieux français. C’est, pour nous, une raison de plus de souhaiter que le nombre de ces religieux ne soit pas diminué, ni leur recrutement entravé par nos lois ; car notre situation en serait singulièrement amoindrie et nos prérogatives anciennes gravement compromises. Notre généreuse terre de France est encore aujourd’hui, de tous les pays du monde, celui qui fournit à l’Église le plus grand nombre de missionnaires, et celui qui fournit aux missions les plus abondans subsides. À ce double titre, alors même que la protection des religieux étrangers lui serait enlevée partout, la France conserverait une primauté incontestable. Elle n’a besoin, pour cela, que de liberté, du libre recrutement de ses missionnaires, de la libre collecte et du libre emploi des fonds recueillis par des œuvres telles que la Propagation de la Foi, qui n’est pas seulement une grande œuvre catholique, mais qui est, pour nous, un puissant agent d’influence nationale.

Ce serait une erreur, du reste, de penser que le protectorat catholique se borne uniquement à la protection individuelle des missionnaires et des religieux. Le protectorat a beau être diminué par la prétention de chaque puissance à protéger elle-même ses nationaux, il nous en reste des prérogatives considérables qu’il est de notre devoir, comme de notre droit, de maintenir. Il nous en reste, notamment, un double privilège que nos concurrens n’ont encore pu nous enlever, et qui, dans tout l’Orient, vaut à notre drapeau et à notre langue une sorte de suprématie. A côté et au-dessus des missionnaires et des religieux de diverses nationalités pris individuellement, il y a les établissemens catholiques eux-mêmes : les missions, les couvens, les collèges, les écoles, les orphelinats, les hôpitaux où se trouvent souvent réunis des religieux de nationalités diverses. Or, ces établissemens par lesquels s’exercent l’influence ou la propagande catholique, nos trois couleurs continuent à flotter sur eux ; nous en pouvons revendiquer et conserver la protection ; et cela nous sera, naturellement, d’autant plus facile que plus grand, parmi leurs fondateurs ou parmi leurs hôtes, sera le nombre de nos nationaux. En outre, à côté ou en dehors des missionnaires et de leurs œuvres religieuses, il y a, en Orient et en Extrême-Orient, dans le Levant surtout, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Syrie, en Égypte, des catholiques indigènes, des clergés de rites divers, latins ou orientaux, d’antiques Eglises unies à Rome qui forment autant de petites nationalités chrétiennes, miraculeusement conservées, à travers les âges, dans le cadre séculaire de leur Eglise et de leurs rites. Ces Eglises forment proprement la clientèle catholique. Cette précieuse clientèle, elle nous appartient : elle a mis une touchante obstination à nous rester dévouée ; elle constitue moralement comme une sorte de France orientale, placée par les traités ou par la tradition sous la protection de nos représentans, et dont l’abandon ne serait rien moins, de notre part, qu’une honteuse désertion de nos devoirs et une véritable trahison des droits de la France.

Or, ces cliens traditionnels dont l’attachement à la France remonte souvent jusqu’aux Croisades, Latins du Levant, Maronites du Liban, Grecs Melchites, Arméniens Unis, Syriens, Chaldéens de la Mésopotamie, toutes ces communautés vivantes et vivaces, pour la plupart en voie d’accroissement et en veine de progrès, si elles constituent notre clientèle, si la Porte ottomane nous reconnaît ce titre et nous admet à en exercer les droits, c’est uniquement en vertu de notre protectorat catholique. Renoncer à ce protectorat, en négliger les devoirs, ou en rejeter comme usés ou surannés les instrumens traditionnels et nécessaires, c’est, que nous le voulions ou non, rompre le lien qui nous attache toutes ces petites Frances d’Orient. Pour être sûrs de conserver leur clientèle, il ne nous faut pas seulement continuer à les couvrir de notre protection diplomatique et servir d’intermédiaire entre la Porte ottomane et les chefs de leurs Églises, qui sont en même temps, comme partout en Orient, les chefs de leurs nations ; il faut que Rome nous maintienne les droits qu’elle nous a reconnus. Il faut davantage encore ; il faut aussi que nos religieux français gardent, dans la formation et l’instruction de ces clergés indigènes, la place prédominante qu’ils ont su conquérir, grâce à des établissemens, tels que l’Université fondée à Beyrouth par les Jésuites français, ou tels encore que l’Ecole Saint-Etienne des Dominicains à Jérusalem. Autrement, alors même que nous prétendrions le conserver en droit, notre protectorat risquerait fort de devenir purement nominal et de s’effriter, peu à peu, au profit de concurrens qui épient nos fautes et nos défaillances pour se substituer à nous. Soyons-en certains, si, pour garder notre clientèle d’Orient, nous ne savons pas la maintenir en union et comme en contact avec nous, à l’aide de nos religieux, de leurs écoles et de leurs collèges, cette clientèle nous échappera ; elle se regardera comme abandonnée par nous ; elle se tournera vers ceux qui lui offriront ce que nous ne saurons plus lui donner, vers nos rivaux, allemands, italiens, autrichiens ; et la France aura perdu, en quelques années, par une coupable négligence, ou, ce qui est plus triste, par des préjugés de sectes, l’héritage de dix siècles de travaux et d’efforts.

La question est simple en effet ; il suffit pour la comprendre de la poser nettement ; il n’y a qu’à laisser parler les faits et l’histoire. Si la France n’est plus la première puissance catholique (depuis la sécularisation de l’Etat et depuis la Révolution, il n’y a plus, à vrai dire, de puissances catholiques ou de puissances protestantes), la France n’en demeure pas moins la première nation catholique.

Elle l’est, au XXe siècle, comme elle l’était au XIXe . C’est là un fait indépendant de la forme de notre gouvernement et des tendances de nos gouvernans. Être la première nation catholique, alors que les catholiques comptent, dans le monde moderne, pour plusieurs centaines de millions, c’est encore là, vis-à-vis d’une notable portion de l’humanité, une façon de primauté que nous n’avons pas le droit de dédaigner, car elle nous vaut, dans les deux hémisphères, des sympathies et des admirations désintéressées. Cette primauté, faut-il que l’esprit d’intolérance et le fanatisme anti-clérical en nous enlèvent les avantages, alors que, pour en conserver les bénéfices, il nous suffirait d’un peu de libéralisme et de laisser aux catholiques français et à leur clergé la liberté dans le droit commun ? Toute la question est là ; et, aux yeux d’un politique ou d’un patriote, comment la réponse serait-elle douteuse ? L’anti-cléricalisme enjoint à la France de donner sa démission de grande nation catholique, sans comprendre qu’elle risque, du même coup, de donner sa démission de grande puissance. La France est-elle tenue de se soumettre à l’injonction anti-cléricale ?


IV

Rassurez-vous, nous dira-t-on. Il en sera de la loi de juillet 1901 et de cette nouvelle guerre aux congrégations religieuses, comme il en fut, il y a une vingtaine d’années, des décrets de Jules Ferry et de la dispersion des Jésuites. Il se peut ; et, pour notre part, nous avons trop de foi en la liberté pour admettre que la République puisse longtemps la tenir en suspicion, par peur du froc des moines ou de la cornette des sœurs. Mais quand le gouvernement devrait bientôt se relâcher de l’application de cette loi Waldeck-Rousseau, — ou mieux, car il ne serait même pas nécessaire d’abroger la loi, quand le gouvernement et le parlement se décideraient à l’entendre d’une manière libérale en accordant les autorisations qu’ils refusent aujourd’hui systématiquement, la guerre faite aux congrégations enseignantes ne dût-elle durer qu’une dizaine d’années, que l’espace d’une ou deux législatures, c’en serait assez déjà pour amener la ruine de nombre d’établissemens français et porter à notre influence et à notre langue, dans tout l’Orient, un dommage peut-être irréparable. Et qui nous garantit que la République n’aura besoin que de quelques années pour comprendre l’erreur de son attitude vis-à-vis des religieux français et revenir envers eux à une politique plus équitable et plus intelligente ? Les passions anti-cléricales et l’esprit de secte qui ont exigé le vote de la loi de 1901, qui, depuis, en ont encore aggravé l’intolérante rigueur, ne semblent pas près de confesser leur faute. Leur violence et leur aveuglement sont tels que, pour les éclairer ou pour les désarmer, la conscience des torts faits à l’influence française ne saurait suffire.

Autrefois, les hommes qui avaient, les premiers, engagé la lutte contre les congrégations se plaisaient à dire, avec Gambetta, que l’anti-cléricalisme n’est pas un article d’exportation. Je reconnais volontiers que, jusque parmi les anti-cléricaux, il en est encore d’assez patriotes ou d’assez politiques pour s’approprier le mot du grand tribun. Mais, déjà, ils sont en minorité dans leur camp. Nous avons entendu, il y a quelques mois, un des membres du gouvernement, M. le ministre de la Marine, répudier comme surannée, dans un discours public, à Bizerte, la célèbre formule de Gambetta, se vantant, pour sa part, de n’avoir jamais compris pourquoi la France avait besoin de deux politiques dissemblables, l’une pour le dedans, l’autre pour le dehors. Et entre tous les propos tenus à la fin des banquets par M. le ministre de la Marine, ce n’est pas un de ceux qui ont le plus choqué le public. M. Pelletan aurait du reste pu dire, pour sa défense, qu’alors même que la République s’y résignerait, un grand pays ne saurait longtemps avoir une double politique, une pour ses nationaux, une pour l’étranger ; qu’il risquerait d’y perdre sa dignité, sans grand profit pour son influence réelle au loin.

La formule de Gambetta est d’un politique qui était, en même temps, un patriote passionné pour la grandeur de la France. Elle ne saurait guère servir de devise ou de programme à un gouvernement. C’est, en réalité, un de ces mots sonores, jetés au cours de discussions oratoires, qui ont plus d’éclat que de substance. A bien la presser, la célèbre formule risque de paraître creuse et vide. Tout au plus serait-elle juste et acceptable dans un pays où, sous le nom d’anti-cléricalisme, on se contenterait de mettre un frein aux prétentions ou aux empiétemens du clergé, de contester ou d’enlever, par exemple, à l’Eglise la qualité de religion d’État ou la direction suprême de l’enseignement. Mais est-ce à cela que se bornent, aujourd’hui, les lois de la République et le zèle des hommes qui dirigent la campagne contre l’Eglise ? En dépit du mot de Gambetta, un pays ne peut exporter que ce qu’il produit. Si la France ne doit plus produire, chez elle, que de l’anti-cléricalisme, que veut-on qu’elle exporte d’autre au dehors ? Pour semer au loin des religieux et des missionnaires, il faut au moins en conserver et en cultiver la graine ; et c’est précisément ce que prétendent interdire les partis au pouvoir, en fermant les maisons mères et les noviciats des congrégations.

Ces congrégations, nous dira-t-on peut-être, le gouvernement qui se fait un devoir de les dissoudre sur le territoire français se gardera bien de les poursuivre à l’étranger. Loin de là, il continuera de protéger, au dehors, leurs établissemens comme des établissemens français. Il se peut même que les religieux et les religieuses expulsés de France cherchent un refuge à l’étranger, et renforcent ainsi les rangs des serviteurs de notre langue et de notre influence au loin. Cela n’est pas impossible, en effet ; mais, quand nos établissemens d’Orient ou d’Extrême-Orient devraient recevoir, du fait même des lois contre les congrégations, un nouvel afflux de religieux français, combien de temps en sentiraient-ils le bénéfice ? Comment pourront vivre et prospérer au dehors ces missions, ces écoles, ces collèges, dont la loi aura tari les ressources au dedans ? Comment leur personnel se pourra-t-il recruter ? et, s’ils ne peuvent tirer de France ni religieux, ni novices, comment tous ces établissemens pourront-ils garder leur caractère français ? Lorsqu’on coupe la source, il faut pourtant s’attendre à voir bientôt le ruisseau à sec.

Une bonne moitié de nos établissemens religieux à l’étranger, nous ne devons pas l’oublier, et souvent les plus considérables et les plus justement réputés, comme l’Université des Jésuites à Beyrouth, appartiennent à des congrégations non autorisées, c’est-à-dire, désormais, à des associations prohibées et poursuivies en France. Quand les membres de ces Compagnies que les lois nouvelles privent du droit d’enseigner trouveraient, durant quelques années, un refuge dans leurs écoles ou leurs collèges du dehors, quelle autorité veut-on qu’aient pour enseigner, à l’étranger, des maîtres que notre parlement aura déclaré indignes d’instruire la jeunesse française ?

Et quand notre gouvernement et notre ministère des Affaires étrangères auraient le courage de demeurer fidèles au dehors à la maxime du fondateur de l’opportunisme, s’imagine-t-on que l’Asie et l’Afrique, que la Turquie, l’Egypte, la Chine elle-même ignorent longtemps de quelle manière nous traitons, chez nous, ces Pères ou ces Frères dont nous continuerions à encourager les écoles au loin ? Le monde n’est pas si vaste, aujourd’hui, le Levant et jusqu’à l’Extrême-Orient ne sont plus assez distans de nous pour que les nouvelles de l’Europe n’y pénètrent, de toutes parts, rapidement.

À défaut du télégraphe et de la presse, nos rivaux européens sont là pour mettre à profit nos erreurs ou nos inconséquences et pour révéler, aux peuples d’Asie ou d’Afrique, quelle est l’estime du gouvernement français pour les missionnaires que la France leur envoie. Ils ne s’en sont pas fait faute ; et, dociles à leurs inspirations, chrétiens ou musulmans, les adversaires de nos œuvres françaises n’ont même pas attendu pour partir en guerre contre elles que le parlement se soit prononcé sur le sort des congrégations. Déjà, nous avons vu le Patriarcat de Constantinople se servir de nos lois nouvelles pour discréditer nos écoles françaises auprès des populations orthodoxes, annonçant à ses ouailles que ces maîtres venus de France étaient si peu dignes de respect que la France leur interdit tout enseignement chez elle. Déjà, nous avons vu le gouvernement turc tenter de mettre à profit notre politique anti-cléricale pour fermer, lui aussi, à son tour, ou pour frapper de taxes nouvelles nos écoles congréganistes d’Orient. Il a fallu que le gouvernement de la République intervînt, brutalement, pour rappeler à l’ordre le Sultan Calife et pour lui apprendre que ce que la France se permettait chez elle, elle ne souffrirait pas qu’il osât l’imiter chez lui. Et contradiction dont, à notre honte, nous sommes réduits à nous féliciter, mais peu faite en somme pour relever, aux yeux des peuples ou des gouvernemens, la considération de la France et le prestige de notre politique, l’Europe a vu, en 1901, lors de l’occupation par nos cuirassés de l’île de Mytilène, la République exiger de la Turquie la reconnaissance des écoles et le respect des établissemens congréganistes que le gouvernement français interdit ou tracasse en France. Comme il était facile de le prévoir, pour ne pas trahir les intérêts essentiels du pays, la politique anti-cléricale a dû nous placer, aux yeux du monde, en flagrante contradiction avec nous-mêmes. Alors que l’enseignement des Jésuites et de « la Congrégation » est poursuivi chez nous comme contraire aux droits de l’Etat, aussi bien qu’aux droits de la raison et de la morale, nous prétendons contraindre le Sultan à laisser ses États ouverts à la contagion de ces doctrines pernicieuses et à l’empoisonnement des écoles congréganistes. Quelle leçon d’immoralité donnée à l’Orient et au monde par un pays qui se faisait gloire d’être la patrie de la droiture et le chevalier de l’idéal ! Et pourtant, si notre pays veut conserver au dehors notre protectorat catholique, sans revenir chez nous à une attitude plus libérale vis-à-vis des congrégations catholiques, il n’a d’autre ressource que cette grossière et immorale contradiction. Ayant deux politiques, il est réduit à avoir deux morales, l’une pour la France, l’autre pour l’étranger, sans avoir d’autre argument pour justifier ses inconséquences que le plus vulgaire et le plus grossier de tous, celui de la force qui prime le droit. En vérité, ne nous est-il pas permis de comparer la conduite et les procédés de notre gouvernement vis-à-vis de la Turquie et des peuples d’Orient avec les procédés de la politique mercantile de l’Angleterre, alors que le gouvernement anglais prohibait, chez lui, la vente de l’opium, tandis qu’il faisait la guerre à la Chine pour imposer aux marchés chinois la libre entrée de l’opium de l’Inde ? Voilà l’écœurante humiliation que le fanatisme anti-clérical de nos majorités parlementaires aura value à un pays justement fier d’avoir personnifié, tour à tour, aux yeux des peuples, ce qu’il y a de plus noble dans la tradition de la foi chrétienne et ce qu’il y a de plus généreux dans les aspirations de l’humanité nouvelle. Et dire que, pour échapper à cet avilissement d’une double politique ou d’une double morale, pour conserver à la France le droit de porter la tête haute en face des nations, il n’y avait qu’à rester fidèle à soi-même, qu’à se fier à l’esprit moderne, à la raison ou au bon sens français ; il n’y avait qu’à laisser la France donner, chez elle, l’exemple de ces principes qu’elle prétend représenter aux yeux des peuples, et qu’à reconnaître, à tous les Français, sans privilège pour les uns, sans exception pour les autres, l’égal bénéfice de la liberté, dans le droit commun !

Les habiles de l’anti-cléricalisme n’auront même pas longtemps la ressource de cette contradiction flagrante entre notre politique intérieure et notre politique étrangère. La France officielle ne saurait toujours se présenter au monde comme une sorte de Janus à deux visages, ou mieux à deux masques opposés. Cela est trop contraire à la droiture de l’âme française et à la logique de notre caractère national. Il faudra choisir ; et nous savons que le choix des radicaux et des socialistes est déjà fait. Entre leurs préjugés de secte et les intérêts nationaux, entre la politique de persécution au dedans et le protectorat catholique au dehors, ils ne connaissent pas d’hésitation. Ils optent, déjà, résolument, pour la politique anti-chrétienne. Plutôt que de concéder la jouissance du droit commun à des religieux, plutôt que de reconnaître le droit d’enseigner à des Frères et à des Sœurs, ils sacrifieront joyeusement les écoles et les établissemens français du dehors ; ils immoleront sans scrupules les intérêts de la langue et de l’influence françaises à leurs rancunes électorales. Les ancêtres de nos radicaux disaient, autrefois : Périssent les colonies plutôt que les principes ! Nos modernes anti-cléricaux sont prêts à sacrifier, en même temps, à leurs haines de secte et à leurs défiances de parti, et les intérêts supérieurs de la France au dehors et leurs propres principes. Car, il ne faut pas nous lasser de le répéter : en dépit de toute la sophistique de leurs avocats attitrés, ils mentent, effrontément, à leurs principes et à la triple devise de la République, quand ils s’opiniâtrent à couvrir leurs actes et leurs lois d’exception des nobles vocables de liberté et d’égalité. La liberté et l’égalité, elles sont avec nous ; elles sont du côté de ceux qui défendent l’égal droit de tous les Français devant la loi. Et, pour maintenir le prestige de la France au loin, et pour lutter à armes égales contre nos rivaux, nous ne revendiquons rien d’autre, en faveur de nos missionnaires et de nos religieux, que les droits reconnus à tous nos concitoyens et la faculté de servir librement la France et la langue française.


V

Il est temps de conclure. La question que nous avons examinée est aussi simple qu’elle est importante. Il s’agit de savoir ce que veut la France, et si elle est résolue à conserver son rang dans le monde pour y défendre son héritage d’influence et de grandeur. Par ce temps de concurrence illimitée entre les peuples et les races, chaque nation doit savoir quel rôle elle prétend jouer, quelle place elle entend garder. La France du siècle nouveau le sait-elle ? ou, le sachant, est-elle bien décidée à mettre ses actes, ses lois, sa politique en harmonie avec ses légitimes ambitions et avec les intérêts de la grandeur française ? Nous avons reçu de nos pères le protectorat catholique ; voulons-nous ou ne voulons-nous pas le conserver ? il faut savoir opter entre la résolution de le défendre et les velléités de l’abandonner ; et si nous prétendons garder le protectorat, il faut en savoir maintenir les droits et respecter les conditions. Nous avons, aujourd’hui, sur toutes les plages d’Orient et d’Extrême-Orient, des légions gratuites de missionnaires et de religieux qui sont partout les défenseurs de notre langue et de notre influence, voulons-nous continuer à les couvrir loyalement de notre drapeau, ou préférons-nous les désavouer à la face du monde, et après les avoir ruinés et déshonorés, les contraindre à se licencier et à déposer les armes pacifiques avec lesquelles ils ont, si longtemps, lutté pour la France ? — ou bien encore, n’ayant plus l’énergie de prendre un parti viril, aurions-nous l’inconséquence de prétendre garder le bénéfice de leurs services au loin, tout en les repoussant du sol français, en leur interdisant de s’y reposer, de s’y ravitailler, de s’y recruter ?

Tel est, dans toute sa simplicité, le problème posé, à cette heure, devant le pays et devant le parlement. Ce problème, serait-ce trop présumer de la sagesse ou du patriotisme de nos députés que de les supplier de l’examiner en politiques et en Français ?

Il ne s’agit pas, uniquement, comme veulent nous le faire croire ou comme se le persuadent naïvement nombre de politiciens ou de journalistes, d’une question intérieure, d’une affaire d’église ou de couvent, il s’agit de la puissance française et de notre influence dans le monde. Si, pour complaire aux préjugés de l’anti-cléricalisme, si pour séculariser et, comme l’on dit aujourd’hui, pour laïciser définitivement notre politique, au dehors comme au dedans, notre gouvernement se désintéresse de nos missions à l’étranger et laisse péricliter, en ses mains hésitantes, le protectorat catholique, nous avons montré qu’il se trouvait, à nos portes, des concurrens tout prêts à se partager le fructueux héritage que notre débile politique est sur le point d’abandonner. Déjà l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche-Hongrie ; étendent la main sur l’antique patrimoine que nous ne savons plus défendre, tandis qu’elles aussi, la Russie et l’Angleterre s’ingénient chacune à grossir sa clientèle religieuse et politique. Amies ou rivales, catholiques ou orthodoxes, les puissances s’apprêtent à nous enlever nos derniers protégés et à nous évincer, sans bruit et sans violence, de tout le Levant. Nous sommes à la veille de commettre, inconsciemment et gratuitement, sans le vouloir et sans le savoir, une faute non moins grave que celle qui nous a coûté, il y a vingt-cinq ans, l’hégémonie aux bords du Nil. N’est-ce pas assez que l’imprévoyance des politiciens d’estaminet, que la niaiserie et la couardise radicales nous aient fait naguère perdre l’Egypte ? faudra-t-il donc que, à un quart de siècle de distance, les passions jacobines et les rancunes anti-cléricales nous fassent perdre la Syrie et le Levant ?

Si nous n’y prenons garde, telle sera bientôt, dans les contrées lointaines, la fatale conséquence du triomphe, sur la terre française, de l’anti-cléricalisme. Ces missionnaires, ces religieux et ces religieuses, dont l’exclusivisme sectaire se vante de fermer les couvens et de supprimer les noviciats, ils emporteront, dans les plis de leurs soutanes ou de leurs robes de bure, une bonne part du prestige et de l’honneur même de la France. Avec eux, avec l’écroulement de leurs missions et la fermeture de leurs écoles, une grande chose prendra fin, sur les rivages du Levant et de l’Extrême-Orient : le rayonnement de l’influence française. L’Église à laquelle des ennemis à courte vue se flattent de porter ainsi des coups mortels, l’Eglise est trop riche en hommes et en femmes de cœur pour en être gravement atteinte. Elle transmettra à d’autres le flambeau arraché des mains françaises ; elle saura susciter d’autres dévouemens, recruter d’autres héros ou d’autres martyrs, et aussi d’autres patrons et d’autres protecteurs, qui trouveront honneur et profit à couvrir ses missions de l’ombre de leur drapeau. La France et la langue française seront presque seules à en pâtir. L’aire de l’influence française sur le globe, déjà en voie de se rétrécir, ira rapidement en décroissant, tandis que surgiront, autour de nous, sur les ruines de notre grandeur ancienne, le prestige et la force des puissances rivales.

Le jour où la France, pour obéir aux sommations de l’anti-cléricalisme, aura lâchement abdiqué sa fonction de grande nation catholique, la France sera singulièrement diminuée, aux yeux mêmes des peuples où le nom français avait gardé le plus d’éclat et le plus d’amis. Ce sera, pour nous, le signal de la décadence définitive, de l’irrémédiable déchéance, préparée et hâtée par des mains françaises. A l’heure fatidique des compétitions universelles entre les peuples et les races, nous aurons, nous-mêmes, rejeté ou brisé, comme inutile, le traditionnel instrument de notre ascendant ou de notre suprématie au loin. Le souci de ce qui survit de la grandeur française est-il donc banni des conseils de notre gouvernement, ou doit-il toujours s’incliner devant les considérations électorales ou les préventions religieuses ? Comment appeler pareille politique et de quel nom la nommer ? Pour nous, qui répudions partout la violence, et qui, jusque dans la mêlée de nos luttes politiques ou confessionnelles, nous sommes toujours fait un devoir de ne proférer que des paroles de paix et de concorde, il nous coûte de le dire ; mais notre conscience le crie, malgré nous. Quand la politique radicale-socialiste ne détruirait pas, pièce à pièce, sous nos yeux, tout ce qui a fait jusqu’ici, à travers tant d’épreuves, la force, la richesse et l’honneur de la France ; quand elle ne menacerait point de briser ou d’énerver notre armée, notre flotte, nos finances, notre crédit, notre industrie ; quand elle ne porterait pas la main sur nos libertés les plus chères et les plus saines ; quand elle ne ferait que s’attaquer à la croix de nos missionnaires, et au crucifix de nos sœurs, que proscrire les congrégations, fermer leurs écoles, tarir leurs ressources et arrêter leur recrutement, la politique radicale-socialiste, par cela seul, porterait à notre puissance et à notre expansion dans le monde un coup peut-être mortel. Veut-on la caractériser d’un mot, je n’en trouve qu’un ; — je l’ai déjà employé[12] ; mais il est le seul : la politique de l’anti-cléricalisme est, pour la France, une politique de suicide national.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez, par exemple : les Doctrines de Haine. Introduction, p. 49.
  2. On est étonné que, dans l’exposé des motifs de son projet de loi sur les demandes d’autorisation des congrégations enseignantes, M. Combes ne se soit pas préoccupé de cette grave question. Il n’a pu cependant l’ignorer entièrement, et voici en quels termes il l’écarte : « On invoquera peut-être les services que certaines congrégations rendent en pays étrangers et le concours qu’elles apportent au développement de notre langue et, par suite, de notre influence. C’est là une question qui pourra faire l’objet d’un examen spécial le jour où l’on se trouvera en présence de demandes limitées à ce but particulier. » — Ce passage est un aveu ; il reconnaît implicitement les dangers de la suppression totale réclamée par le ministère.
  3. Outre le grand prix attribué aux œuvres de nos Missions catholiques, en tant que collectivité, la classe 113, Colonisation, a conféré une médaille d’or aux Frères des Écoles chrétiennes, une médaille de bronze aux Frères de Ploërmel. En plus, de nombreuses médailles d’or et d’argent ont été décernées aux missionnaires et religieux français des deux sexes, pour leurs écoles et leurs établissemens de Turquie, de Chine, d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie.
  4. Voyez la France au dehors : les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, 5 vol. in-4o ; librairie Armand Colin. Ier volume : Missions d’Orient ; IIe Abyssinie, Inde, Indo-Chine ; IIIe Chine et Japon ; IVe Océanie et Madagascar ; Ve Afrique. — Le VIe volume, qui n’a pas encore paru, doit être consacré aux missions d’Amérique.
  5. Je puis, à cet égard, renvoyer le lecteur à un excellent et substantiel article du Journal des Débats, signé : « Un Protestant » (5 janvier 1903). L’auteur, dont la modestie a voulu garder l’anonyme, mais qui a rendu des services éminens à la diffusion de notre langue, donne, en cette étude, un tableau de la répartition sur le globe de nos congrégations autorisées et non autorisées.
  6. M. Etienne Lamy. — Voyez la Revue des 15 novembre et 15 décembre 1898 1er janvier, 1er ars, 15 avril et 15 septembre 1899.
  7. Je puis bien révéler, aujourd’hui, que cette phrase, où est si nettement reconnu le droit des religieux à la liberté d’enseignement et à la liberté de la charité, était de la plume même de M. Aug. Sabatier, l’éminent doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris.
  8. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’il s’agit ici de l’enseignement secondaire aussi bien que de l’enseignement primaire. En Orient, au Canada et dans l’Amérique du Sud, notamment, nombreux sont les collèges fondés et dirigés par nos congrégations. Au Brésil, par exemple, le dernier Bulletin de l’Alliance française (15 janvier 1903, p. 35) constate que les Maristes, congrégation non autorisée, possèdent dix collèges où le français est partout enseigné.
  9. Voyez, dans la Dépêche de Toulouse du 26 décembre 1902, l’article de M. Aulard, intitulé : la Mission laïque française.
  10. Notre premier plénipotentiaire au Congrès de Berlin, en 18T8, M. Waddington (un protestant, remarquons-le en passant), a bien eu soin d’y faire de nouveau consacrer les droits traditionnels de la France ; mais cet article du traité de Berlin (art. 62) est malheureusement conçu en termes assez vagues. « Les droits acquis à la France, est-il dit, sont expressément réservés, et il est bien entendu qu’aucune atteinte ne saurait être portée au statu quo dans les Lieux-Saints. »
  11. Voyez par exemple dans la Revue du 15 mars 1902 : l’Autriche -Hongrie en Bosnie-Herzégovine.
  12. Les Doctrines de Haine : l’Anti-cléricalisme, p. 227.