Les Conseils d'un constituant de 89 à la France d'aujourd'hui

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Les Conseils d'un constituant de 89 à la France d'aujourd'hui
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 481-510).
LES CONSEILS
D’UN CONSTITUANT DE 89
A LA FRANCE D’AUJOURD’HUI

« C’était peu de jours après le retour de Varennes ;… lorsque j’entrai, la reine dit au jeune dauphin : — Mon fils, connaissez-vous monsieur ? — Non, ma mère, répondit l’enfant. — C’est M. Malouet, reprit la reine ; n’oubliez jamais son nom. » En empruntant cette épigraphe aux précieuses pages dont il avait le dépôt, l’éditeur des Mémoires de Malouet n’a pas obéi seulement à une inspiration de piété filiale et de légitime orgueil ; il y a là une pensée politique dont l’application est aujourd’hui plus éclatante que jamais. Lorsque parut, il y a six ans, la première édition de cet ouvrage, notre illustre collaborateur M. Charles de Rémusat en prit texte pour une de ces vigoureuses études où il excelle. C’était le moment où une étrange assertion était devenue le lieu-commun de certains publicistes ; on prétendait que la révolution française, indifférente à la liberté politique, n’avait jamais poursuivi d’autre but que l’établissement de l’égalité civile. M. de Rémusat, invoquant les confidences du plus sage, du plus circonspect des hommes de 89, remit la vérité dans tout son jour. Non certes, l’égalité civile, si désirable, si indispensable qu’elle soit, n’était pas le seul bien dont la conquête avait soulevé la France nouvelle contre l’ancien régime. Le despotisme s’accommode parfaitement de cette égalité qui, nivelant tout pour tout abaisser, favorise toutes les usurpations. Si l’on veut que l’égalité ne devienne pas un instrument de servitude, il faut qu’elle ait son contre-poids dans la liberté. Les hommes de 89, dans leur impatience de détruire tant d’odieux privilèges, ont pu ne pas se rendre un compte précis de ces idées ; ils ont pu commettre et ils ont commis les fautes les plus regrettables, ils se sont précipités dans les erreurs les plus funestes au pays ; jamais ils n’ont pensé que la liberté politique dût être sacrifiée à l’égalité civile. L’égalité était pour eux la condition première de la liberté, comme la liberté devait être la garantie suprême de l’égalité ; ex unitate libertas. Voilà ce que M. de Rémusat avait démontré d’une façon magistrale. Précisément à l’heure où il écrivait ici même ces fortes pages, un mouvement irrésistible préparait la transformation de l’empire, et bientôt le retour des institutions libérales était salué par de généreuses espérances. Bien qu’il y eût comme toujours des intransigens (on les appelait alors les irréconciliables), les passions des partis semblaient en train de s’apaiser. Voilà le moment que choisit M. de Rémusat pour rappeler à tous, au gouvernement comme au pays, les conditions de cette tentative, c’est-à-dire pour faire apparaître en pleine clarté, d’après les mémoires de Malouet, le véritable but de la révolution française. Le constituant qui avait toujours été un modèle de sagesse et de modération, le monarchiste libéral que Marie-Antoinette présentait à son fils en disant : « C’est M. Malouet, n’oubliez jamais son nom, » un tel homme pouvait être invoqué en témoignage auprès des esprits les plus timides ou les plus circonspects.

Aujourd’hui paraît la seconde édition des Mémoires de Malouet[1], et cette édition, avec les documens nouveaux qui la complètent, fournit des applications aux circonstances actuelles, comme la première en fournissait à la France d’il y a cinq ans. En 1869, les leçons du sage Malouet s’adressaient aux hommes qui interprétaient faussement le rôle de la monarchie issue de 89 ; en 1874, elles s’adressent à ceux qui tant de fois déjà ont rendu impossible la réconciliation de la France avec la monarchie de l’ancien régime. Parmi les hommes qui s’obstinaient à considérer l’égalité civile comme l’unique but de la révolution française, que devaient penser les esprits vraiment sincères lorsqu’on leur faisait voir un Malouet, ce type de droiture et de prudence, inflexiblement dévoué aux principes de la liberté politique ? Parmi ceux qui s’obstinent sous nos yeux à faire de la maison de France je ne sais quel cloître fermé au mouvement du dehors, je ne sais quelle chartreuse où s’enfermerait un peuple fatigué de vivre, que penseront les âmes intelligentes et loyales en écoutant les conseils de celui que la reine Marie-Antoinette signalait d’une voix si expressive à la reconnaissance de son fils ? J’avoue, pour ma part, que ces paroles de la reine retentissent d’une façon étrange à mes oreilles ; quand je les rapproche de tout ce qui a suivi, quand je les place en regard de tant de leçons terribles et d’expiations tragiques, il me semble y voir encore bien plus de force, bien plus de sens, que la scène ne pouvait le comporter, et je crois entendre la malheureuse reine signaler ce grand citoyen, non pas au dauphin seulement, mais à la France de l’avenir.


I.

Malouet venait d’atteindre sa cinquantième année quand la révolution, l’arrachant au demi-jour d’une vie d’études, le jeta sur la scène politique. Ayant beaucoup vu, beaucoup médité, il y apporta dès le premier jour des opinions très fermes qu’il n’eut pas besoin de modifier par la suite. C’est chose rare qu’une telle rectitude au milieu d’une crise qui bouleversait le monde ; l’exemple en est peut-être unique. L’impression que donnera la vie entière de Malouet se révèle au début même de ses confidences. Ne cherchez dans le récit de sa jeunesse aucun de ces traits de nature, de ces accens personnels, qui mettent en relief une physionomie et font le charme des mémoires. Il n’y a là ni sentiment d’art, ni talent particulier d’écrire ; mais quelle conscience à la fois solide et ingénue ! Sa modestie n’a rien d’affecté ; c’est le ton d’un homme qui, sachant bien ce qu’il vaut, se préoccupe avant tout du vrai, du juste, et l’exprime le plus naturellement du monde. On est séduit tout d’abord par cette candeur lorsqu’il raconte ses premières années, et si l’on regrette en ce tableau des couleurs plus vives, on est heureux de penser qu’une si complète absence de prétention promet la fidélité la plus scrupuleuse quand il parlera enfin des choses de 89. Témoin et acteur dans cette grande histoire, Malouet a droit à la confiance de tous.

Ce n’est pas à dire que ces Mémoires, même dans la partie consacrée aux trente années qui précèdent la révolution, soient dépourvus d’intérêt. Je ne conseillerais à personne d’aller droit au neuvième chapitre, intitulé les Cahiers, sans s’arrêter aux études, aux voyages, aux services diplomatiques et administratifs de cet excellent homme. C’est toute une image d’une bonne partie du XVIIIe siècle. On y voit combien cette société, où tant de choses tombaient en ruines, conservait encore de saines traditions et de vertus patriotiques. Né dans une condition médiocre, issu d’une modeste famille de magistrats de province, Pierre-Victor Malouet ne dut qu’à son mérite propre, à sa conscience, à son application infatigable, l’honneur d’être envoyé plus tard aux états-généraux par l’unanime suffrage de ses concitoyens. Il vit le jour à Riom le 11 février 1740. Après des études bien insuffisantes au collège de sa ville natale, il fut appelé à Juilly par son oncle Pierre-Antoine Malouet, oratorien de grand mérite, qui professait la philosophie dans la maison de Malebranche. C’est ce même oncle qui, peu d’années après, le voyant tout occupé de vers, de tragédies, de comédies, et beaucoup plus engagé qu’il ne convenait dans les plaisirs de la vie parisienne, l’arracha brusquement à ces dissipations en obtenant du comte de Merle, nommé ambassadeur en Portugal, qu’il l’attachât à ses bureaux. Le bon oratorien mena lestement l’affaire. Un jour, le jeune émancipé est invité à dîner chez le comte et la comtesse de Merle. Dans cet examen qu’il subit à son insu, il plaît à ses hôtes et se trouve agréé sur l’heure. Le soir même, son oncle fait porter chez lui des habits neufs, sans oublier une bourse suffisamment garnie ; trois jours après, le jeune chancelier du consulat de Lisbonne est en route pour le Portugal avec son noble patron. Il avait pris son goût du théâtre pour une vocation poétique, il avait cru aussi que les succès mondains suffiraient à sa destinée ; avec quelle promptitude il se retrouve lui-même quand il se voit tout à coup placé en face d’une tâche sérieuse ! Le voilà s’appliquant aux affaires, étudiant l’histoire, la politique, le commerce. Il a pour compagnon de travail un jeune élève diplomate et pour directeur le secrétaire de l’ambassade. Laissons-le parler un instant, c’est à lui de nous dire comment ce nouveau plan de vie le transforma tout entier. « Je recommençai là mon éducation. Ce fut un bienfait inappréciable pour moi que cette vie intérieure toute différente de celle que j’avais menée auparavant. La nécessité d’une bonne contenance, d’une conduite mesurée et d’une circonspection habituelle dans une société d’un ordre supérieur, redressa tous mes écarts d’imagination et calma une vivacité de caractère qui sans ce secours m’eût fréquemment conduit à l’étourderie. J’appris à me taire, à écouter attentivement ce qui valait la peine d’être retenu, à m’ennuyer quelquefois sans en avoir l’air, enfin à dissimuler mes premières impressions, qui m’avaient jusque-là dominé. J’étais le plus jeune et le plus questionneur de l’ambassade… »

Ce jeune homme grave, attentif, déjà si maître de lui-même et si avide de s’instruire, eut l’occasion de voir de très près un des personnages les plus singuliers du XVIIIe siècle. L’histoire connaît les actes du marquis de Pombal ; ni les attaques passionnées ni les apologies ardentes n’ont fait défaut au hardi réformateur portugais. Parmi tant de témoins qui l’ont apprécié en sens contraire, le jugement de Malouet mérite une place à part. Peu de temps avant son arrivée à Lisbonne, deux événemens graves, la conspiration du duc d’Alveiro et la proscription des jésuites, avaient causé une vive émotion dans le pays. Malouet, le plus questionneur de l’ambassade, était curieux de renseignemens sur ces deux points ; chaque fois qu’il essaya d’en dire un mot, il ne reçut que des réponses évasives et ne vit que des physionomies terrifiées. Cela même était déjà un renseignement assez expressif. Aucun Portugais n’osait parler des affaires publiques, et parmi les étrangers bien peu s’y hasardaient. Malouet finit cependant par soupçonner que l’on ne croyait guère à la conspiration du duc d’Alveiro, et qu’on y voyait généralement une sinistre comédie arrangée par le marquis de Pombal. L’attaque à main armée dirigée contre le roi Joseph Ier dans la nuit du 3 septembre 1758, le coup de fusil tiré sur la voiture royale, tout cela, selon l’opinion courante, devinée plutôt que recueillie par l’observateur, n’était qu’une mise en scène au moyen de laquelle le terrible ministre avait voulu écraser ses ennemis. Le duc d’Alveiro, accusé de régicide, et cinq autres gentilshommes appartenant, comme lui, à l’illustre famille des Tavora, périrent sur l’échafaud. C’étaient les plus grands seigneurs du Portugal, par conséquent les plus grands adversaires de Pombal et de sa politique niveleuse.

On ne conteste plus aujourd’hui l’attaque nocturne du 3 septembre 1758, on ne nie plus les coups de fusil tirés sur une voiture où se trouvait par hasard le roi Joseph ; s’il y a encore bien des obscurités dans cette histoire, ce n’est pas notre affaire de les dissiper. Le témoignage de Malouet n’en a pas moins sa valeur. Les soupçons qu’il avait compris à demi-mot étaient entretenus dans la société portugaise non-seulement par l’idée qu’on se faisait du marquis de Pombal, mais par la manière étrange dont la procédure avait été conduite. C’est ce que Malouet, pour sa part, constate avec autant de loyauté que de précision quand il expose ainsi ses conjectures : « J’ai lu depuis tout ce que les mémoires du temps ont publié, il n’en est point, à ma connaissance, qui accuse le marquis de Pombal, qui mette en doute la conjuration ; mais ce que j’ai vu de la faiblesse et de la nullité du roi, de la tyrannie du ministre, de l’audace et de la violence de son caractère, me disposait à croire qu’il n’était point de noirceur dont il ne fût capable. » D’ailleurs, si le marquis de Pombal n’a pas inventé la conjuration du duc d’Alveiro pour décapiter l’aristocratie portugaise, on sait avec quel mélange de fureur et d’hypocrisie il exploita cette aventure pour décréter la proscription des jésuites. Est-il besoin de rappeler la mort du père Malagrida ? Accusé d’être le principal instigateur du complot, il fut brûlé trois ans plus tard dans un auto-da-fé. L’inquisition portugaise, instrument servile du marquis de Pombal, avait condamné le malheureux jésuite non pas comme régicide, mais comme hérétique. « L’excès du ridicule et de l’absurdité, dit très bien Voltaire, fut joint à l’excès d’horreur. »

Dans ces premières observations que lui fournit le livre du monde, on peut apprécier déjà la justesse naturelle et l’impartialité de Malouet. Ordinairement les apologistes du marquis de Pombal se passionnent pour lui en haine de l’ancien régime ; on lui pardonne sa tyrannie parce qu’il a proscrit les jésuites et frappé au cœur la vieille noblesse. Malouet n’a aucune sympathie pour l’aristocratie portugaise de 1758, il la voit telle qu’elle est, ignorante, barbare, cupide, aussi dure pour le peuple que servile devant le roi. Un jour, assistant à un combat de taureaux dans une loge voisine de celle du souverain, il le vit se pencher en dehors, puis se retirer aussitôt en riant à gorge déployée. Cette manœuvre se renouvela plusieurs fois. Soupçonnez-vous la cause de cette gaîté bruyante ? On ne le devinerait pas en cent. La loge au-dessous était celle des chambellans de la cour. « Nous vîmes très distinctement, dit Malouet, le roi cracher sur un de ces messieurs, qui s’essuyait en riant et en regardant son maître d’un air qui semblait dire : Tant qu’il vous plaira, sire ; je suis trop heureux de vous amuser. » Naturellement c’étaient les subordonnés qui payaient les frais de cette honte ; on redoublait de hauteur pour tâcher d’effacer tant de bassesse. Malouet n’est donc pas dupe, comme beaucoup d’autres, de sympathies imméritées pour cette noblesse avilie lorsqu’il accuse le despotisme du marquis de Pombal. Ce terrible homme lui paraît supérieur à tout ce qui l’entoure par la finesse de l’intelligence et la ténacité du caractère. Faut-il dire pour cela que c’était un grand ministre, comme on l’a si souvent imprimé ? Non certes. Pombal avait dominé le roi, écrasé la noblesse, réduit la nation à une servile obéissance ; mais qu’avait-il fait de ce pouvoir ? « Tous les départemens, dit Malouet, marine, guerre, police, commerce, la culture, les manufactures, les sciences et les arts, enfin tout ce qui compose un gouvernement était dans une condition déplorable. » Le jeune diplomate a gardé une telle impression de cette figure sinistre que son récit, ordinairement si pâle, s’anime par instans et se colore. Bien que le portrait soit seulement indiqué, les touches vigoureuses n’y manquent pas. Il lui suffit de quelques traits pour peindre la terreur de tous et l’hypocrisie du despote : «il baisait, dit-il, la main de son confesseur, qui ne l’approchait qu’en tremblant. » Malouet n’eût pas approuvé les historiens qui font du marquis de Pombal un Richelieu barbare. Richelieu avait constamment en vue la grandeur de la France ; il n’est pas sûr que le marquis de Pombal ait jamais songé à autre chose qu’à la puissance du marquis de Pombal. Quand la guerre éclata en 1762, le Portugal n’avait pas 10,000 hommes de troupes, aucun régiment n’était complet, les soldats, mal vêtus, mal payés, étaient pris dans la lie de la nation ; on les voyait demander l’aumône.

Peu de temps après son séjour à Lisbonne, Malouet quitte la diplomatie pour l’administration. Il entre aux bureaux de la marine. Ayant mis la main sur la correspondance de Colbert, il s’y plonge, il en fait des extraits, il ne se lasse pas d’admirer cette sûreté de coup d’œil et cette sagesse magistrale ; c’est Colbert qui lui apprend son métier. Le voilà bientôt commissaire de la marine, ordonnateur au Cap, et chargé de missions importantes dans les colonies. Ses voyages à Saint-Domingue, à la Guyane, à Cayenne, à Surinam, nous le montrent occupé de grandes affaires et toujours méditant en philosophe pratique sur les meilleures conditions des sociétés humaines. Toutes les épreuves qu’il traverse ne font que développer en lui l’horreur du despotisme avec le goût de l’ordre et de la justice, c’est-à-dire de la vraie liberté. Ces explorations lointaines, entremêlées de retours en Europe, ne durèrent pas moins de vingt années ; il y fit quelquefois de singulières rencontres. En 1777, comme il parcourait la Guyane, cherchant un emplacement propice pour l’établissement d’une grande compagnie agricole, il trouva dans un îlot du fleuve Oyapoc un solitaire qu’il ne s’attendait point à voir en pareil lieu. C’était un Français, un soldat des dernières guerres de Louis XIV, qui, blessé à la bataille de Malplaquet, avait obtenu ses invalides ; il avait juste cent ans à la date où Malouet le visita dans son désert. En 1730, encore dans la force de l’âge, il était parti pour Cayenne, avait été économe chez les jésuites, s’était ramassé quelque argent, puis était venu établir une plantation dans les solitudes de l’Oyapoc. Il y avait de cela une quarantaine d’années environ ; ses affaires n’avaient pas prospéré. De cette plantation assez considérable, il ne lui restait qu’un petit jardin sur le bord du fleuve ; de ses serviteurs, infidèles peut-être et qui l’avaient successivement abandonné, il avait gardé seulement deux vieilles négresses qui le nourrissaient du produit de leur pêche et de la culture du petit jardin. « Il était aveugle et nu, assez droit, très ridé, la décrépitude était sur sa figure, mais point dans ses mouvemens ; sa démarche, le son de sa voix, étaient d’un homme robuste : une longue barbe blanche le couvrait jusqu’à la ceinture. » Son nom de baptême était Jacques ; on l’appelait Jacques des Sauts, du nom même des lieux qu’il habitait, sa cabane étant située tout près des chutes de l’Oyapoc. Le pauvre vieillard fut très heureux de la visite de Malouet. Ses souvenirs de France se réveillèrent ; il lui parla « de la perruque noire de Louis XIV, qu’il appelait un beau et grand prince, de l’air martial du maréchal de Villars, de la contenance modeste du maréchal de Catinat, de la bonté de Fénelon, à la porte duquel il avait monté la garde à Cambray. » Touché de respect et de pitié devant cette ruine vivante, Malouet aurait voulu adoucir les derniers jours du solitaire ; si Jacques des Sauts avait consenti à se laisser transporter au fort, des soins meilleurs lui eussent été assurés. Il refusa ; les bords du fleuve lui étaient devenus une seconde patrie ; il avait besoin de sentir la fraîcheur de ses eaux et d’entendre le mugissement de ses cataractes. Il accepta seulement, sans se faire prier d’aucune façon, une ration quotidienne de pain, de vin et de viande salée. « Avec cela, disait-il naïvement à son bienfaiteur, je n’ai plus rien à souhaiter en ce monde. »

Comment ne pas songer ici au Chactas des Natchez ? Le scrupuleux éditeur des mémoires de Malouet, qui a rassemblé avec tant de soin toutes les explications réclamées par son texte, nous fournit au sujet de Jacques des Sauts une curieuse indication littéraire. Montlosier, dans la partie encore inédite de ses Mémoires, raconte qu’à Londres, pendant l’émigration, on se réunissait souvent chez la princesse d’Hénin. « Là, dit-il, Delille lisait ses vers. Chateaubriand racontait ses voyages, Malouet parlait des colonies où il avait vécu.» Assurément, dans ses récits de la Guyane, Malouet n’a pas oublié Jacques des Sauts, et Chateaubriand à son tour n’a pas oublié le récit de Malouet. Le Chactas des Natchez fait pendant au centenaire de l’Oyapoc ; il est venu en France, il a été introduit à Versailles, il a vu Louis XIV, il a vu ses maréchaux, ses ministres, et il dit ses impressions à René l’Européen comme Jacques des Sauts a raconté ses souvenirs à Malouet. Seulement quelle différence de ton ! Comme la fiction ici est au-dessous de la réalité ! Chactas, — je parle toujours de celui des Natchez, — est bien plus étrange que poétique lorsqu’il nous peint à sa manière les personnages du grand siècle ; au contraire, rien de plus simple, rien de plus touchant que ce vieux soldat de Villars et de Catinat perdu dans les déserts de la Guyane. Aucune recherche, aucune antithèse entre l’ancien monde et le nouveau ; l’élève de Jean-Jacques n’a point passé par là. On n’a sous les yeux que la rude poésie des choses.

Malgré ces curieux épisodes, ce qui domine, on le pense bien, dans la première partie des Mémoires de Malouet, c’est le tableau des grandes affaires administratives. Le service de la marine et des colonies sous Louis XVI peut réclamer ici bien des pages qui lui font honneur. On ne s’étonne pas de rencontrer un d’Estaing, un Suffren, et à côté d’eux tant de vaillans hommes de mer, quand on voit l’ardeur d’un Malouet en tout ce qui intéresse l’action navale de la France ; il est impossible de ne pas sentir à cette date un souffle généreux, un principe de vie énergique et féconde. C’est de là qu’est sorti Cherbourg, et les historiens même les plus hostiles à Louis XVI n’ont pu lui en contester la gloire. Malouet, dans la mesure de ses fonctions, est bien le contemporain et l’auxiliaire de ces grandes choses.

En 1781, il est nommé intendant de marine à Toulon. Ce serait aux écrivains spéciaux de raconter les services qu’il y a rendus. Pour nous, trop étranger à ces détails, et qui cherchons surtout l’homme, le penseur, le sage, dans l’administrateur infatigable, nous ne signalerons qu’un épisode de son séjour à Toulon. Une dizaine d’années auparavant, tous ceux qui se préoccupaient des réformes intérieures mettaient leur espoir en Turgot, et c’est ainsi que, dès les premiers mois du règne de Louis XVI, l’illustre intendant du Limousin fut appelé au ministère par la voix même de l’opinion ; en 1781, tous ceux qui s’intéressaient au développement de notre marine et de nos colonies avaient les yeux tournés vers l’intendant de Toulon. Parmi les défenseurs de ces grands intérêts, on sait quelle place occupait alors l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes. L’abbé Raynal jouissait encore d’une renommée qui devait bientôt s’évanouir pour toujours ; il était considéré comme un des patriarches de la philosophie. Depuis la mort de Voltaire et de Rousseau, après que Diderot eut disparu à son tour, il n’y avait pas de nom plus populaire dans la littérature militante. Son livre, dont les déclamations sont pour nous illisibles, faisait grande figure avant 89 ; à regarder les choses en bloc, cet immense répertoire de faits relatifs au commerce, aux colonies, aux établissemens maritimes, avait l’air d’un monument. On savait gré à un philosophe d’avoir tant de connaissances précises et de marcher de pair avec les hommes du métier ; on savait gré à l’homme du métier de parler avec tant de feu la langue des philosophes. Ce n’était pas la philosophie assurément, c’était le goût des mêmes études qui avait rapproché Raynal et Malouet. En 1785, l’abbé Raynal, banni depuis quatre années par un arrêt du parlement, avait obtenu la permission de revenir en France. Il était alors auprès de Frédéric le Grand. Il écrivit de Berlin à Malouet pour lui annoncer sa visite. Un jour qu’il y avait brillante réunion dans les salons de l’intendance, on annonça tout à coup l’abbé Raynal. Vous devinez la surprise de tous, ce fut un vrai coup de théâtre. L’escadre hollandaise, commandée par l’amiral Kingsbergen, croisait alors dans la Méditerranée pour la répression des pirates barbaresques. Les hôtes de Malouet ce jour-là, c’étaient l’amiral et son état-major, puis les officiers d’un vaisseau de guerre suédois qui se trouvait aussi en rade, sans compter un grand nombre de nos brillans marins. Pour tous ces hommes, et pour les étrangers autant que pour nos compatriotes, l’abbé Raynal était la philosophie en personne, une philosophie qui avait porté les idées de la France aux extrémités de la terre. « Partout, a dit Michelet, au fond de la mer des Indes, dans la mer des Antilles, on dévorait Raynal. Son livre pendant vingt années fut comme la Bible des deux mondes. » Présenté à l’amiral Kingsbergen, l’abbé Raynal se met aussitôt à l’attaquer sur la question des bouches de l’Escaut, la grande querelle du moment entre la Hollande et l’Autriche. Il résume les argumens des deux parties, expose le pour et le contre, cite les traités, les contre-traités, conclut enfin, à la joie de l’amiral ébloui et charmé, que l’intérêt de la France est de soutenir les droits de la Hollande. Il parlait depuis trois heures, quand l’idée lui vint qu’il était à jeun depuis le jour précédent ; il ne se nourrissait que de lait et n’avait pu en trouver sur sa route.

On pense bien que les soins ne lui manquèrent pas à l’intendance de Toulon. Il était venu faire une visite à Malouet, il demeura chez lui trois ans. Nul hôte n’était moins incommode. Il travaillait dix ou douze heures par jour ; Malouet ne le voyait que le soir et « n’en avait jamais trop. » Sa mémoire était prodigieuse ainsi que sa facilité de parole. Il avait sur tous les sujets des anecdotes politiques, littéraires, des exemples tirés de l’histoire, des théories qui se recommandaient de la pratique. Sa tête était une encyclopédie ; c’est par là qu’il avait séduit Diderot. Au reste, il était en train de modifier sérieusement ses idées, et plus il s’éloignait de Diderot, plus il se rapprochait de Malouet. Il regrettait bien des pages de son livré. Quand on lui en parlait, il détournait la conversation, comme s’il eût chassé de mauvais souvenirs. Les principes qui se répandaient en France à la suite de la guerre d’Amérique lui causaient une sorte d’épouvante. Ce grand réformateur, en passant ses idées au crible, s’apercevait qu’au fond il était monarchiste ; il ne craignait même pas de donner à la monarchie l’autorité la plus forte, à la condition qu’elle fût toujours dirigée par la loi. Il définissait la monarchie une volonté légale dirigée vers le juste et le bien. D’un côté, l’exemple de Frédéric le Grand, qu’il avait vu de si près et sur lequel il ne tarissait pas, — de l’autre, les conversations du sage Malouet, semblent l’avoir amené peu à peu à cet essai de conciliation entre les principes opposés.

Aux approches de 89, l’abbé Raynal eut comme une vue prophétique des abîmes de 92. Chose étrange, à l’heure où tant de généreux esprits, même dans les classes privilégiées, saluaient avec enthousiasme les transformations nécessaires, le vétéran des batailles philosophiques avait perdu tout espoir. Lorsque Malouet fut envoyé aux états-généraux par les électeurs de Riom, sa ville natale, il passa par Marseille en se rendant à son poste et y vit l’abbé Raynal, qui s’y était retiré depuis plusieurs mois. L’abbé lui dit : « Je vous aurais détourné de votre projet, si vous aviez fait la même faute que moi, de vous signaler parmi les enthousiastes de la liberté et tous ceux qu’on appelle ou qui se disent les philosophes. Dans l’état actuel des choses, je ne puis servir ni le peuple ni le roi. Le premier croirait que je me suis vendu à la cour, si je parlais autrement que mon livre, et la cour se défierait de moi comme d’un ennemi, si je voulais défendre l’autorité légitime. Ainsi je me refuse obstinément à toute proposition de députation ; mais vous, qui m’avez parlé raison quand je m’en écartais, allez essayer son langage ; je souhaite qu’il réussisse, mais je l’espère peu. » Tels furent les adieux de l’abbé Raynal et de Malouet à la veille de la terrible crise. Trois ans plus tard, Malouet, membre de l’assemblée constituante, faisait lire à la tribune la fameuse protestation de son ami contre les actes de l’assemblée ; nous aurons à rappeler tout à l’heure cette dramatique séance.


II.

Les dispositions que Malouet apportait aux états-généraux peuvent se résumer en ces termes : aversion profonde pour l’ancien régime, attachement inébranlable à la monarchie. C’était la passion de la justice dans un esprit sensé, pratique, clairvoyant, en garde contre toute illusion. Il avait combattu à Marseille les noirs pressentimens de Raynal ; dès son arrivée à Paris, l’effervescence publique, le trouble des idées, les fureurs aveugles mêlées aux aspirations généreuses, lui inspirèrent une véritable terreur. La cause qu’il avait embrassée de toute son âme n’exigeait pas seulement une haute sagesse politique, elle demandait les vertus les plus rares, abnégation, patriotisme, sacrifice de ses intérêts propres à l’intérêt commun, et, chose plus difficile encore peut-être, sacrifice de ses idées personnelles aux nécessités de la situation. Or que trouvait-il partout au lieu de cet esprit de prudence et de ces inspirations de vertu ? Des âmes en délire, les meilleurs sentimens pervertis par l’ignorance, la fièvre de l’esprit public entretenue et exaspérée par l’insolence des privilégiés, nul moyen de rester calme, nul espoir de concilier les classes et de constituer enfin une nation maîtresse d’elle-même. Dans le sentiment de son impuissance, Malouet fut tenté de donner sa démission. Il résista par devoir à ces pensées de découragement. Résigné d’avance aux injures de tous les partis, il résolut d’accomplir sa tâche de chaque heure, de travailler sans relâche à calmer les passions, à éclairer les esprits, à poursuivre l’œuvre des Turgot, des Malesherbes, à transformer la vieille monarchie sans la détruire, à fonder la vraie liberté politique. De 89 à 92, voilà le résumé de sa vie ; Malouet n’a quitté son poste que le jour où tout s’est écroulé.

Puisque nous n’avons pas le loisir de suivre Malouet dans le détail de ses discussions et de ses votes, nous voulons du moins emprunter à ses mémoires les faits les plus caractéristiques. En voici un qui ne manque pas d’intérêt ; il s’agit de la question si controversée des rapports de Mirabeau avec le gouvernement. Est-ce le ministère qui a essayé d’abord d’attirer à lui Mirabeau ? Est-ce Mirabeau qui dès 89, effrayé du péril de la France, a offert de se concerter avec le ministère pour défendre la monarchie ? Nous laissons de côté la grossière légende démocratique d’un Mirabeau traître à la cause de la révolution et vendu aux intérêts de la cour. Les circonstances révélées par Malouet sont relatives à l’année 1789 et montrent nettement quel était au début de la lutte le programme politique du grand orateur. M. Thiers affirme dans son Histoire de la révolution que Malouet, ami de Necker et lié avec Mirabeau, avait voulu les mettre tous deux en communication, que Mirabeau s’y était refusé, qu’il finit cependant par y consentir, et que Malouet l’introduisit chez le ministre. Or voici la vérité : Malouet n’était pas lié avec Mirabeau, il ne l’estimait point, le regardait comme un homme dangereux, et se tenait éloigné de lui en toute occasion. À ce moment-là même, c’est-à-dire dès les premières semaines de la réunion des états-généraux, Mirabeau avait distingué Malouet dans la foule, sans que Malouet s’en doutât le moins du monde. Un jour, vers la fin du mois de mai 1789, deux Genevois, MM. Duroveray et Dumont, arrivent chez Malouet, qu’ils avaient connu en Suisse, et lui demandent une entrevue pour Mirabeau, leur ami. Mirabeau, disaient-ils, avait à lui parler de choses importantes. L’entrevue aurait lieu soit chez Mirabeau, soit chez Malouet, selon les convenances de ce dernier ; mais c’est Malouet lui-même qu’il faut entendre ici.

« Je leur répondis assez gauchement que j’aurais de la répugnance à recevoir M. de Mirabeau chez moi ou à aller le chercher chez lui, mais que je me rendrais volontiers chez eux le soir même, ce qui fut accepté, et ils assistèrent à la conférence. Voici ce qui s’y passa : — Monsieur, me dit M. de Mirabeau, je viens à vous sur votre réputation, et vos opinions, qui se rapprochent plus des miennes que vous ne pensez, déterminent ma démarche. Vous êtes, je le sais, un des amis sages de la liberté, et moi aussi ; vous êtes effrayé des orages qui s’amoncellent, je ne le suis pas moins. Il y a parmi nous plus d’une tête ardente, plus d’un homme dangereux. Dans les deux premiers ordres, dans l’aristocratie, tout ce qui a de l’esprit n’a pas le sens commun, et parmi les sots j’en connais plusieurs capables de mettre le feu aux poudres. Il s’agit donc de savoir si la monarchie et le monarque survivront à la tempête qui se prépare, ou si les fautes faites et celles qu’on ne manquera pas de faire encore nous engloutiront tous. — Il s’arrêta là comme pour me laisser le temps de dire quelque chose. L’impression que me fit cette déclaration est difficile à peindre. Je n’y retrouvais point l’homme que j’avais entendu, ni celui qu’on m’avait signalé, ni celui dont je connaissais l’histoire ; mais je n’avais pas le droit de lui demander compte de sa conduite ? ses talens m’étaient connus. Soit qu’il fût ou non de bonne foi dans l’ouverture qu’il me faisait, je n’eus garde de la repousser, et je lui dis : — Monsieur, j’ai une telle opinion de vos lumières que je ne balance pas à croire ce que vous me dites, et je suis très impatient d’entendre ce que vous allez y ajouter. — Ce que j’ai à ajouter est fort simple, me dit M. de Mirabeau ; je sais que vous êtes l’ami de M. Necker et de M. de Montmorin, qui forment à peu près tout le conseil du roi ; je ne les aime ni l’un ni l’autre, et je ne suppose pas qu’ils aient du goût pour moi ; mais peu importe que nous nous aimions, si nous pouvons nous entendre. Je désire donc connaître leurs intentions. Je m’adresse à vous pour en obtenir une conférence. Ils seraient bien coupables ou bien bornés, le roi lui-même ne serait pas excusable, s’ils prétendaient réduire ces états-généraux au même terme et aux mêmes résultats qu’ont eus tous les autres. Cela ne se passera pas ainsi, ils doivent avoir un plan d’adhésion ou d’opposition à certains principes. Si ce plan est raisonnable dans le système monarchique, je m’engage à le soutenir et à employer tous mes moyens, toute mon influence, pour empêcher l’invasion de la démocratie qui s’avance sur nous. — Ces paroles m’allaient au cœur. Qui m’eût dit que M. de Mirabeau était le seul homme dans mon sens, qu’il voulait ce que je voulais, ce que j’avais tant et si inutilement conseillé ? J’eus de la peine à contenir toute ma satisfaction, car j’étais si prévenu contre lui qu’il me restait l’inquiétude d’un piège, d’une ruse dont il fallait me défendre. Je lui dis que je ne doutais pas de la bonne foi et des bonnes intentions du roi et des ministres, que tout ce qu’il y avait de raisonnable et de possible en améliorations, en principes et moyens d’un gouvernement libre était dans leurs vues. — Eh bien ! qu’ils se hâtent donc de le dire et de le prouver, répondit Mirabeau ; mais ce ne sont pas des paroles vagues, c’est un plan arrêté que je demande, et, s’il est bon, je m’y dévoue. Si au contraire on veut nous jouer, on nous trouvera sur la brèche. »

On peut dire que c’est ici une scène mémorable, car le récit de Malouet rectifie les points les plus graves non-seulement en ce qui touche Mirabeau, mais en ce qui concerne la révolution elle-même. Notez que la chose se passe au mois de mai 1789, avant que les états-généraux se soient transformés en assemblée nationale constituante, c’est-à-dire à l’heure où un gouvernement fort pouvait encore diriger la révolution au lieu d’être emporté par elle. On connaît cette parole de Mirabeau : « Le vaisseau est battu par une tempête épouvantable, et il n’y a personne à la barre. » Ce qu’il a dit si énergiquement en 1791, il le sentait dès le mois de mai 89, c’est Malouet qui l’atteste, Malouet qui sentait de même, Malouet qui cherchait aussi un homme, qui demandait un plan, qui répétait sans cesse aux ministres : Ayez donc un programme, si vous ne voulez pas que la direction vous échappe. Qu’on se représente ces deux hommes, Malouet et Mirabeau, la sagesse et le génie, la prudence et la force, qu’on se les représente unis pour l’accomplissement de cette grande tâche. Ils auraient échoué peut-être, tant l’extirpation des abus séculaires devait coûter d’efforts ; peut-être aussi le flot des idées, saisi et redressé à sa source, aurait-il suivi un autre cours. En tout cas, si le vaisseau une fois en pleine mer eût été secoué par la tempête, on aurait vu quelqu’un à la barre''.

Qu’est-il donc advenu de ces ouvertures de Mirabeau à Malouet ? Tout ému de ce qu’il vient d’entendre, Malouet court chez Necker, et, apprenant qu’il est chez M. de Montmorin, il s’y rend aussitôt. Il était fort animé, les ministres l’écoutent froidement. « Tous les deux, dit Malouet, détestaient Mirabeau et ne le craignaient pas encore. » Tandis que Necker, selon son habitude, ne dit mot et regarde le plafond, Montmorin éclate en récriminations contre Mirabeau. « C’est un fourbe, il m’a trompé dans telle affaire, et ceci et cela… » Malouet insiste, il sent bien ce que cette heure a de décisif, il s’efforce de prouver aux deux ministres qu’il ne s’agit pas d’apprécier le caractère de Mirabeau ; peut-on, dans le désarroi universel, repousser les offres d’un tel homme ? Peut-on dédaigner la justesse de ses vues et la puissance de son action ? Necker finit par céder, mais la façon même dont il cède montre qu’il ne comprend guère l’importance de l’incident. Ce grave esprit manquait de pénétration et de finesse. « Allons, dit-il, je le veux bien ; nous verrons son plan, ses conditions. » Ce dernier mot avait deux sens, Necker l’employait dans le sens méprisant, qui alors était complètement faux. M. de Montmorin eut l’indignité d’ajouter que Malouet ferait bien de ne pas assister à l’entrevue, sa présence devant embarrasser M. de Mirabeau, s’il avait quelque proposition à faire dans son intérêt propre. Malouet ne fit pas assez attention aux sentimens que révélaient ces paroles, et il faut voir avec quelle franchise il s’accuse d’avoir tout perdu par cette étourderie. « J’eus la simplicité, dit-il, de céder à la misérable observation de M. de Montmorin, et par une imprévoyance aussi coupable que celle que je reprochais aux ministres, au lieu de m’établir l’intermédiaire de deux hommes qui se détestaient et qu’il était si important de faire s’expliquer, j’attendis maladroitement le résultat de leur conférence… » Il n’attendit pas longtemps. La conférence eut lieu le lendemain matin ; quelques heures plus tard à l’assemblée, Mirabeau, gagnant sa place de bancs en bancs, passait à côté de Malouet, et, tout rouge de colère, lui disait sans plus de façon : Votre homme est un sot, il aura de mes nouvelles.

Est-il besoin de dire quel coup ce fut pour Malouet ? Il devinait quelque énorme inconvenance dans le langage de Necker. Un sentiment d’humeur et de dégoût l’empêcha pendant quelques jours de retourner chez le ministre. Quand il le revit, il apprit ce qui s’était passé. Vous voyez la scène d’ici : Necker, grave, important, qui déteste Mirabeau et ne le craint pas encore, persuadé d’ailleurs qu’il a en face de lui un mercenaire venu pour faire ses conditions ; Mirabeau, sérieux, résolu, tout plein de l’idée qui l’anime, songeant à la fois aux dangers publics et aux chances personnelles que peut lui faire courir cette démarche. Ils se saluent en silence et restent un instant à s’observer. « Monsieur, dit Mirabeau, M. Malouet m’a assuré que vous aviez compris et approuvé les motifs de l’explication que je désire avoir avec vous. — Monsieur, répond Necker, M. Malouet m’a dit que vous aviez des propositions à me faire ; quelles sont-elles ? » — L’attitude et le ton du ministre donnaient à ses paroles une signification outrageante. Blessé, irrité, Mirabeau se lève brusquement : « Ma proposition, monsieur, est de vous souhaiter le bonjour. » Et il s’en va.

C’est à la suite de cette scène que Mirabeau, passant près de Malouet à l’assemblée, lui avait jeté les paroles menaçantes qu’on a lues tout à l’heure : « votre homme est un sot, il aura de mes nouvelles. » Depuis ce jour jusqu’à la présidence de Mirabeau, c’est-à-dire du mois de mai 1789 jusqu’au mois de février 1791, ces deux hommes qu’une même pensée de salut public allait si naturellement unir n’échangèrent plus un seul mot. Assurément il y a là autre chose qu’une anecdote curieuse, c’est une page d’histoire. Toutes les fois que Malouet parle de Mirabeau dans ses Mémoires, il insiste sur la clairvoyance de son esprit, sur la générosité de ses intentions, à cette heure tragique où l’on pouvait encore diriger la révolution et la rendre aussi légitime qu’elle était nécessaire. Nécessité de la révolution, nécessité d’une direction imprimée à ce mouvement immense par la monarchie elle-même, voilà les deux points sur lesquels Malouet et Mirabeau étaient d’accord. Malouet ne l’a jamais oublié. Sans chercher à dissimuler tant de choses qui ont laissé des stigmates de honte sur le masque du grand orateur, il est heureux de témoigner pour lui devant la postérité. « Mirabeau, dit-il, était né bon, on l’a rendu dangereux. » il va jusqu’à imputer ses premières fautes politiques à la violence des hommes de l’extrême droite, ceux-là mêmes qui ont perdu Louis XVI ; « ses premières intrigues furent motivées par la nécessité de se défendre contre le parti de la cour, qui travaillait à le perdre. » Enfin il ne connaît aucun membre de l’assemblée qui ait eu comme lui, au début de la tourmente, la certitude du désastre universel, et qui ait conçu l’ambition d’y mettre obstacle. « Il est peut-être le seul, dit-il, qui ait vu dès je commencement la révolution sous son véritable esprit, celui d’une submersion totale. » Or il s’en fallait bien que Mirabeau la désirât ; comment donc a-t-il concouru à des mesures violentes dont il sentait le péril et l’iniquité ? Ce n’est pas Malouet qui excuserait Mirabeau par la sottise du gouvernement et l’insolence de la cour. Si Mirabeau est convaincu d’avoir aggravé le mal qu’il voyait plus nettement que personne, son irritation, fùt-elle plus juste encore, ne saurait l’absoudre. Malouet n’aperçoit qu’une chose dans la contradiction de ses principes et de sa conduite : une éclipse du sens moral.

Un fait qui ressort des confidences de Malouet, c’est le rôle que la peur a joué dans la révolution : d’abord, la peur d’un peuple affolé qui, après les premières heures d’enthousiasme, croit sans cesse à un retour irrité de l’ancien régime, voit partout des complots, des essais de revanche, des projets de Saint-Barthélémy ; ensuite, sous le coup des férocités populaires, la peur des libéraux honnêtes qui n’osent plus soutenir leurs propres principes, qui se cachent, se taisent, ou se laissent entraîner dans le camp des hommes qu’ils devaient combattre. Malouet n’a jamais cédé un instant à ces inspirations de la peur ; c’est là le trait distinctif de cette loyale figure. Il y a eu dans la mêlée des lutteurs plus véhémens, il n’y en a pas eu de plus courageux. Persuadé que la monarchie transformée est le salut, il défend l’institution monarchique contre des adversaires de tout bord. Comme le guerrier du psaume biblique, il a mille ennemis à sa droite et dix mille à sa gauche. Suspect aux partisans de l’ancien régime, injurié par les défenseurs de la révolution, on le voit toujours sur la brèche. Au mois de janvier 1790, il fonde le club des impartiaux, espérant rallier de toutes parts la majorité en déroute, et former un grand parti libéral aussi éloigné du fanatisme royaliste que du fanatisme jacobin. La tentative échoue. Il veut au moins créer un centre autour duquel se grouperont tous ceux qui croient encore à la nécessité de la magistrature royale. La Société monarchique se constitue. La première séance est dénoncée par des journaux furieux, la seconde est dissoute par la populace, et, quand Malouet demande protection à l’assemblée, Barnave le voue à de nouvelles violences démagogiques. Rien ne l’ébranle, rien ne peut le faire dévier de sa ligne ; si l’on veut avoir le spectacle d’une âme véritablement maîtresse d’elle-même, il faut lire son règlement du club des impartiaux, et surtout la noble lettre qu’il adresse à ses commettans, après le double échec de sa conciliation libérale et de sa résistance monarchique. C’est là qu’il écrit ces fortes paroles, applicables aux radicaux de tous les temps : « on ne retourne pas un royaume tel que celui-ci comme le royaume de Salente. »

La sagesse même de ses principes l’isolait de plus en plus dans l’assemblée. La plupart de ses amis, « maudits par les aristocrates et lapidés par la populace, » comme il le dit énergiquement, s’étaient dispersés peu à peu. Il restait seul sur la dernière brèche de la dernière muraille. Puisqu’au lieu de réformer la monarchie les constituans la démantelaient pièce à pièce, il voulait du moins qu’en toute occasion propice une voix fît entendre les conseils suprêmes de la raison. Il lui vint un jour un renfort sur lequel il ne comptait plus depuis longtemps. C’était le 11 février 1791. Mirabeau présidait l’assemblée. On discutait un décret relatif aux finances ; Malouet, dont la place était près du bureau des secrétaires, à droite du président, demande la parole pour combattre le projet. Mirabeau se penche et lui dit assez haut pour être entendu de plusieurs personnes : « Laissez passer, nous y reviendrons. » Malouet aurait pu voir là un signe d’entente secrète, une sorte d’engagement à demi-mot ; mais il avait tellement perdu l’espoir de ramener jamais Mirabeau, qu’il ne craignit pas de l’irriter en lui rappelant une des scènes les plus fâcheuses de sa vie politique. « Sera-ce, lui dit-il, la répétition de l’affaire de M. de Castries ? »

L’affaire de M. de Castries, qui avait eu lieu deux mois auparavant, n’avait que trop justifié sa défiance. En deux mots, voici les faits : le 12 novembre 1790, le duc de Castries, fils du maréchal, dans un duel avec Charles de Lameth, l’avait blessé au bras. Le lendemain, l’hôtel de Castries est pillé par la populace, et le même jour, à la séance du soir, cette violence dénoncée à l’assemblée ayant trouvé des apologistes, Malouet s’élance à la tribune. Mirabeau s’y présente avec lui : « Je viens ici, dit-il, pour parler dans le même sens que vous ; je suis indigné. Vous savez qu’on m’écoute avec plus de faveur, cédez-moi votre place. » Pendant ce dialogue, que couvre le tumulte, la droite s’imagine que Mirabeau veut étouffer la voix de Malouet ; des cris violens éclatent contre lui : « À bas ! à bas le scélérat ! » Mirabeau, à qui Malouet vient de céder la parole sur sa promesse formelle de flétrir les pillards, entre aussitôt dans une colère rouge. Il apostrophe la droite, l’accuse elle-même de sédition, et, glissant légèrement sur le pillage de l’hôtel de Castries, demande et obtient l’ordre du jour. Malouet était resté à la tribune. Quand Mirabeau eut fini de parler, il lui reprocha vivement son manque de foi. « Vous avez raison, lui répondit le fougueux orateur, j’en suis honteux, mais prenez-vous-en à vos amis, vous venez de les entendre. »

On comprend que Malouet, invité par Mirabeau le 11 février 1791 à lui réserver le soin de défendre certaine cause, lui ait rappelé durement la scène du 13 novembre 1790 ; mais, chose bien significative, Mirabeau ne s’en fâche pas. « Non, non, dit-il à voix plus haute, je vous le promets, » et il se remet à écrire sans manifester la moindre émotion. Quelques instans après, un huissier apportait à Malouet un billet du président ainsi conçu : « Il y a longtemps que je suis de votre avis plus que vous ne le pensez, je veux enfin vous le prouver. Avez-vous quelque objection contre une conférence que je vous propose chez un de vos amis, M. de Montmorin, pour demain au soir à dix heures ? » Malouet répondit au crayon : « Je m’y trouverai. »

Avant de se rendre à cette conférence, Malouet voulut en parler à M. de Montmorin, qu’il ne voyait plus que de loin en loin et sans aucune intimité. Il apprit là que cette conférence proposée par Mirabeau avait été conseillée par M. de Montmorin lui-même ; bien plus, le roi souhaitait vivement qu’elle eût lieu. Par un singulier renversement des rôles, Malouet, qui désirait tant au mois de mai 1789 une alliance raisonnée de Mirabeau et du ministère, n’y avait plus aucune confiance en février 1791. C’est lui qui faisait les objections : n’était-il pas trop tard ? Les offres de Mirabeau étaient-elles encore désintéressées comme elles l’étaient au mois de mai 1789 ? Ne devinerait-on pas quelque chose de ce bon de 2 millions signé d’avance par le roi et payable à Mirabeau après l’exécution de son plan ? Quel pouvait être auprès de l’assemblée le crédit d’un orateur suspect d’opinions vénales ? Montmorin avait réponse à tout. Le moyen qui lui réussit le mieux pour vaincre les répugnances de Malouet fut de lui communiquer le plan de Mirabeau. En voici les principaux articles : dissoudre l’assemblée, sur la demande exprimée par les départemens ; faire élire des députés parmi les hommes les plus sages de la capitale et des provinces ; recommencer la constitution ; diviser l’assemblée en deux chambres ; donner au souverain le droit d’ajourner et de dissoudre les états, ainsi que le droit de veto absolu ; abolir les privilèges ; détruire les clubs ; remettre les départemens, les municipalités, les gardes nationales, sous l’autorité immédiate du roi exerçant souverainement le pouvoir exécutif ; partager entre le gouvernement et l’assemblée le droit de proposer des lois ; décréter la responsabilité des ministres.

Ce mémoire plut beaucoup à Malouet ; il se défiait seulement des moyens d’exécution. Ce qui eût été si facile en mai 1789, ce qui eût satisfait la France entière avant la désorganisation générale, pouvait-il réussir sur un sol bouleversé ? Il exprima ces doutes dans la conférence du lendemain. Assurément, disait-il, c’était bien là ce qu’il fallait tenter ; mais la démoralisation d’un grand peuple armé, l’indiscipline des troupes, l’influence de la plus vile canaille dans ces sociétés populaires qui pullulaient partout, la division de l’assemblée, l’entêtement des uns, la timidité d’un grand nombre, la corruption de plusieurs, tout cela lui inspirait de l’effroi. Dissoudre l’assemblée par la force, quel péril ! Espérer que l’assemblée, avant d’avoir terminé son œuvre, consentirait à se dissoudre elle-même, quelle illusion ! De quelque côté qu’on se tournât, on ne voyait que des obstacles. « Eh ! répondit Mirabeau, il n’est plus temps de calculer les difficultés. Si vous en trouvez à ce que je propose, faites mieux, mais faites vite, car nous ne pouvons vivre longtemps. En attendant, nous périrons de consomption ou de mort violente. Plus vous insistez sur le mal qui existe, plus la réparation est urgente. M’en contestez-vous les moyens ? Nommez celui qui, avec la même volonté que moi, est dans une meilleure position pour agir. Toute la partie saine du peuple, et même une portion de la canaille, est à moi. Qu’on me soupçonne, qu’on m’accuse d’être vendu à la cour, peu m’importe ! Personne ne croira que je lui ai vendu la liberté de mon pays, que je lui prépare des fers. Je leur dirai, oui, je leur dirai : Vous m’avez vu dans vos rangs, luttant contre la tyrannie, et c’est elle que je combats encore ; mais l’autorité légale, la monarchie constitutionnelle, l’autorité tutélaire du monarque, je me suis toujours réservé le droit et l’obligation de les défendre. » Il ajouta : « Prenez bien garde que je suis le seul dans cette horde patriotique qui puisse parler ainsi sans faire volte-face. Je n’ai jamais adopté leur roman, ni leur métaphysique, ni leurs crimes. »

Pendant cette conférence, qui dura une partie de la nuit, Mirabeau souffrait déjà du mal dont il est mort. Malouet nous le montre dévoré par la fièvre, la flamme et le sang dans les yeux, horrible à voir, mais plus énergique, plus éloquent, plus inspiré que jamais. Sa voix tonne comme à la tribune. Son argumentation est si forte, sa foi si brûlante, que Malouet ne peut y résister. Malouet n’a plus de doutes, plus de préventions ; le sage accepte l’alliance du monstre. Il l’accepte avec enthousiasme, louant ses projets, approuvant ses moyens, exaltant son courage. Il ajoute seulement avec sa franchise habituelle, qui ne convenait guère en ce moment : « Vous réparerez mieux que personne le mal que vous avez fait. » Mirabeau sent l’aiguillon, il bondit, et la colère lui inspire ce cri superbe, où la justification se tourne en invective : « Non, je n’ai pas fait le mal volontairement ; j’ai subi le joug des circonstances où je me suis trouvé malgré moi. Le grand mal qui a été fait est l’œuvre de tous, sauf les crimes, qui appartiennent à quelques-uns. Vous, modérés, qui ne l’avez pas été assez pour m’apprécier ; vous, ministres, qui n’avez pas fait un pas qui ne soit une faute, et vous, sotte assemblée, qui ne savez ce que vous dites ni ce que vous faites, voilà les auteurs du mal. Si vous voulez savoir ensuite ceux auxquels j’impute le plus de sottises, de fausses vues et de mauvaises actions, ce sont MM….[2]. » Il était deux heures du matin. Cette conversation mémorable se serait prolongée jusqu’au jour, si le grand orateur, épuisé de fatigue, n’eût senti sa voix lui échapper.

Quelques semaines plus tard, Mirabeau expirait (2 avril 1791). Avec lui s’écroulaient tous les plans qui auraient encore pu sauver la monarchie. C’est alors que Malouet, obstiné jusqu’au bout à la défense de sa cause, conçut le projet de demander secours à l’abbé Raynal. Mirabeau était le seul homme de l’assemblée qui fût en mesure de faire hésiter ses collègues au moment du vote définitif de la constitution ; lui mort, il n’y avait plus qu’à invoquer en dehors de l’assemblée le patriarche de la philosophie. Puisque les constituans s’étaient surtout inspirés des doctrines du Contrat social, peut-être un avertissement donné par un continuateur de Jean-Jacques était-il de nature à frapper les esprits sincères. Ce fut l’avis de Malouet. Il se souvenait des confidences que l’abbé Raynal lui avait faites à l’intendance de Toulon ; n’était-ce pas un devoir pour l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes de proclamer enfin devant la France entière ce qu’il avait confié à son ami ? Raynal était tout prêt à remplir ce devoir ; l’idée d’écrire à l’assemblée, de lui signaler les vices de la constitution, de confesser publiquement ses anciennes erreurs et de faire cette confession en vue du salut de l’état, lui paraissait un grand acte de patriotisme. Il déclarait toutefois qu’il n’écrirait cette lettre qu’à Paris ; s’il l’écrivait de Marseille, il serait infailliblement la victime des jacobins, plus féroces dans le midi que partout ailleurs. Il y avait là un obstacle. Raynal, en 1781, après la publication de son livre, avait été décrété de prise de corps par le parlement de Paris, il ne pouvait donc rentrer dans le ressort du parlement sans une décision de la puissance souveraine. Malouet fit une motion à ce sujet ; il pria l’assemblée de demander au roi, par l’organe de son président, l’annulation du décret rendu contre le philosophe. On devine l’étonnement de la gauche et de la droite : Malouet protecteur de Raynal ! Malouet invoquant en faveur de Raynal la liberté des opinions politiques et religieuses consacrée par la constitution ! Malouet développa sa proposition avec une grande habileté, s’appliquant à ne pas trop déplaire aux royalistes et à ne pas trop plaire aux jacobins. La motion fut votée à la presque unanimité, « succès qui m’arriva rarement, » dit Malouet. Le succès fut même plus grand qu’il ne l’aurait voulu ; l’assemblée, qui avait commis de bien autres usurpations de pouvoir en des matières plus graves, ne tint nul compte des convenances hiérarchiques recommandées par l’orateur ; elle cassa elle-même l’arrêt du parlement et ne renvoya l’affaire au roi que pour assurer l’exécution de son vote.

Voilà donc l’abbé Raynal à Paris, préparant son adresse à l’assemblée en compagnie de Malouet et de M. de Clermont-Tonnerre, les seuls députés qui fussent dans le secret. L’adresse est rédigée, signée, imprimée ; Malouet et l’abbé vont présenter le manuscrit au président et le prient de vouloir bien en proposer la lecture en séance publique. Le président était Bureaux de Puzy, esprit honnête, aimable, « qui pensait comme nous, dit Malouet, mais qui n’osait pas toujours être de son opinion. » Il lit l’adresse et devine aussitôt qu’il y aura des tempêtes. L’adresse est une critique hardie de tous les actes de l’assemblée ; c’est à peine si ses deux collaborateurs, M. de Clermont-Tonnerre et Malouet, ont pu lui faire admettre quelques phrases d’exorde marquant sa déférence pour l’assemblée. Il a trouvé ce ton-là trop suppliant ; dès la première page le censeur apparaît. Il juge de haut, il parle en maître. C’est une leçon de politique pratique adressée à des rêveurs qui perdent l’état. L’assemblée pourra-t-elle supporter ce langage ? N’importe ; la lettre est pleine d’idées justes, de conseils salutaires. Bureaux de Puzy s’engage à en proposer la lecture.

La séance vient de commencer, c’est le 30 mai 1791. Bureaux de Puzy est au fauteuil. Dès qu’il annonce une lettre de l’abbé Raynal, une immense acclamation salue le nom du philosophe. Quand le bruit s’est un peu apaisé, le président essaie d’ajouter quelques mots, il veut dire, il dit en effet : l’assemblée sera peut-être étonnée des censures que l’auteur a mêlées à ses hommages. On ne l’écoute pas, on couvre ses paroles, on semble croire qu’il veut modérer l’enthousiasme de la gauche ; alors ce devient une frénésie. Lisez ! lisez vite ! Gris forcenés, gestes impérieux, rien n’y manque, pas même le piétinement usité, dit Malouet, dans les grandes occasions. Enfin l’écrit de l’abbé Raynal est remis au secrétaire, qui monte à la tribune. Un silence profond s’établit. Les premiers mots, les complimens de l’exorde, ceux qui ont été insérés par M. de Clermont-Tonnerre et dont l’abbé ne voulait point, ravissent la majorité de l’assemblée. Quel honneur pour les constituans de recevoir ce solennel hommage du patriarche de la démocratie ! on ne doute pas en effet que l’hommage ne continue jusqu’au bout ; mais voici des restrictions, des regrets, des blâmes ; qu’est-ce à dire ? L’étonnement se peint sur bien des visages. On se regarde, on s’indigne, des murmures se font entendre. Cependant on est persuadé que, si le philosophe a cru devoir faire ces concessions au parti monarchique, c’est pour insister avec plus de force sur les grandes œuvres de la constituante. Nullement ; il n’est question que de ses fautes. Elle a cru régénérer la France, elle va la perdre. Son œuvre ne durera pas, l’édifice sans fondement croulera au premier vent d’orage… Oh ! alors, il n’y a plus d’illusion possible ; c’est à la droite d’applaudir, à la gauche de s’indigner. Aux bravos des uns répondent les ricanemens des autres. Le patriarche n’est qu’un radoteur. Enfin on n’y tient plus. Vingt députés se lèvent et réclament la parole. Rœderer demande que le président soit rappelé à l’ordre par l’assemblée. La confusion est au comble.

Il faut bien reconnaître ici que Malouet s’était fait une étrange illusion en comptant sur l’autorité philosophique de Raynal. Vainement affirme-t-il que cette adresse eut un éclat prodigieux dans tout le royaume, il est obligé d’avouer qu’elle resta sans effet. L’abbé Raynal et Malouet ne firent que procurer un succès à Robespierre. « C’est la première fois, dit-il, que je le vis adroit et même éloquent. » Avec une modération perfide, Robespierre reconduisit pour ainsi dire hors de l’assemblée « le vieillard respectable que des malheureux, abusant de sa faiblesse, étaient allés chercher au bord de la tombe pour lui faire abjurer ses doctrines. » Il eut beau délayer ses paroles dans son galimatias accoutumé (je cite encore Malouet), l’impression était produite, et l’assemblée s’empressa de passer à l’ordre du jour. Malouet signale à ce propos ce qu’il y a de machinal dans les mouvemens d’une assemblée tumultueuse. Des impressions subites, frivoles, désordonnées, comme la vanité d’une femme ou la colère d’un étourdi, s’emparent tout à coup de ces grands corps et n’y laissent plus aucune place pour la raison. Malouet ajoute cette remarque bien digne d’être notée : « il n’y avait pas trente députés parmi nous qui pensassent autrement que l’abbé Raynal, chacun d’eux, tête à tête avec lui, aurait trouvé ses censures et ses conseils raisonnables ; mais, en présence les uns des autres, l’honneur de la révolution, la perspective de ses avantages, étaient un point de dogme auquel il fallait croire. » Réflexions très sages à coup sûr, il fallait seulement s’en aviser plus tôt et ne pas tenter une aventure qui devait profiter à l’ennemi. L’extrême droite elle-même ne vit là qu’une occasion de s’amuser aux dépens de Malouet et de son patriarche. Malouet n’a que ce qu’il mérite, disaient les intraitables ; mettre en avant l’abbé Raynal, c’était vouloir donner un coup d’épée dans l’eau ; que peut-il sortir de bon d’une tête philosophique ?

Malgré toutes les objections, y compris les nôtres, Malouet avait eu du moins le mérite de faire soupçonner à plus d’un esprit sérieux que le mouvement démocratique de la révolution était condamné par la philosophie du XVIIIe siècle. Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas une chose touchante de voir ce sage poursuivre obstinément sa tâche sans jamais se décourager ? Tout espoir est perdu, il agit comme s’il espérait encore. Il y a un dernier mot à dire, soyez sûr qu’il le dira. Voici l’heure où le roi doit accepter la constitution ; plutôt que de prêter ce serment, il cherche à fuir, il est pris à Varennes, ramené à Paris, enfermé dans son palais. Enfermé ? Oui, l’assemblée est saisie d’un projet de décret qui mettra le roi et la famille royale sous la surveillance du commandant de la garde nationale. À ces mots, Malouet se lève, et sans même demander la parole, comme si une force intérieure le poussait, il combat le projet de loi. On l’écoute dans un profond silence, et quand il s’écrie : « Votre intention n’est pas de constituer le roi prisonnier, » toutes les voix de la majorité lui répondent : « Non, non, nous ne le voulons pas. » Il avait obtenu de cette assemblée entraînée par tant de courans contraires un dernier élan de sympathie, un dernier témoignage de respect pour l’institution royale. C’est peu de jours après cette séance que la reine montrant Malouet au petit dauphin lui recommandait de ne jamais oublier son nom. Ces paroles assurément font beaucoup d’honneur à Malouet, j’estime qu’elles en font plus encore à Marie-Antoinette. Si la reine, aux heures frivoles de sa vie, a méconnu Turgot, plus tard, aux heures tragiques, elle l’a reconnu et honoré dans Malouet.

Que de scènes curieuses et neuves nous pourrions emprunter à ces Mémoires ! Les rapports de Malouet avec Barnave, son entrevue avec Chapelier avant les débats du mois d’août 1791 sur la révision de l’acte constitutionnel, l’engagement pris par celui-ci d’abandonner certains points qui seraient attaqués par Malouet, sauf à dissimuler cette manœuvre aux yeux de la gauche en accablant Malouet de reproches et de sarcasmes sur tous les autres points, la crainte qui saisit Chapelier au moment décisif, ce sont là autant de révélations qui nous font pénétrer d’une manière intime dans la vie parlementaire de la constituante. Enfin l’heure est venue pour le roi d’accepter la constitution ou de la rejeter. Dans un cas si grave, il consulte des députés de tous les partis, les jacobins exceptés. L’abbé Maury et Cazalès conseillent le rejet, par des raisons excellentes peut-être en théorie, mais très mauvaises politiquement, puisqu’elles ne tiennent compte ni de l’état de la France, ni de la situation du roi. Les chefs du parti constitutionnel, Lafayette, Lameth, Barnave, Duport, Thouret, après une longue conférence chez le garde des sceaux, opinent pour l’acceptation pure et simple. Malouet propose d’accepter en réservant l’avenir, c’est-à-dire en faisant appel à la future assemblée législative pour la réforme de ce qui serait reconnu impraticable et funeste ; on sait quelle fut la décision de Louis XVI, il suivit le parti constitutionnel.

Après tant d’inutiles efforts, comment l’esprit le plus persévérant échapperait-il aux défaillances ? Malouet nous fait ici sa confession en toute sincérité. « Il ne nous restait plus, dit-il, qu’une grande faute à faire, et nous n’y manquâmes pas. C’est la seule à laquelle j’ai coopéré aussi étourdiment qu’aucun autre de mes collègues. » Quelle est donc cette faute ? Évidemment, si la constitution, malgré ses vices, pouvait prévenir la ruine totale de la monarchie, c’était à la condition d’être interprétée et appliquée par ceux qui l’avaient faite. Bien des esprits sincères étaient déjà revenus de leurs erreurs ; ils eussent profité de l’expérience et corrigé leur œuvre avec une autorité qui n’appartenait qu’à eux. Seuls, les jacobins et les aristocrates forcenés (je répète l’expression de Malouet) étaient intéressés à ce que les constituans ne fissent point partie de la nouvelle assemblée. Robespierre en avait fait la motion expresse ; quand le décret fut mis aux voix, M. d’André, qui présidait, fut tout surpris de voir que la droite se levait avec la gauche pour le faire passer sans discussion. Les jacobins savaient que la constitution, privée de ses défenseurs naturels, ne tarderait point à détruire la royauté ; les aristocrates espéraient que le renversement de toutes choses ramènerait forcément l’ancien régime. C’était déjà la doctrine perverse que les fanatiques de nos jours ont exprimée en ces termes : traverser la Mer-Rouge pour atteindre la terre promise. Comment des esprits sensés ont-ils pu être dupes d’une telle manœuvre ? « Je l’ai été comme les autres, » dit loyalement Malouet, et la seule excuse qu’il invoque, c’est la lassitude et le dégoût. Ses forces morales l’abandonnèrent un instant, sa raison et sa volonté fléchirent ; il était impatient de fuir l’odieuse mêlée, de ne plus être ni acteur, ni témoin : défaillance bien pardonnable chez le vaillant lutteur, et qui ne fut pas de longue durée ; à peine le décret voté, Malouet sentit l’énormité de la faute commise, et comprit que la royauté était perdue.


III.

Il est impossible de lire ces Mémoires sans que la pensée soit constamment ramenée aux choses présentes. Nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’au bout du récit, de considérer le rôle de Malouet auprès de Louis XVI tant que dura l’assemblée législative, d’assister avec lui à la journée du 10 août, de le suivre en exil, de le reconduire en France, de le voir, sous le consulat et l’empire, rendu à ses travaux administratifs et contribuant à la gloire du pays. On peut s’en tenir à ce qui concerne l’assemblée constituante ; il n’est pas un jour de cette grande période, pas une page de ces confidences qui ne nous fournisse des rapprochemens inattendus.

La première indication que j’y trouve, c’est la conviction si profonde chez Malouet que toute idée de retour à l’ancien régime est une folie, une criminelle folie. Sur ce point, il ne craint pas de se répéter ; on voit que c’est là pour lui à toute heure une préoccupation irritante. Il n’hésite pas non plus à exprimer sans ménagement cette patriotique impatience. Cet homme si grave, si mesuré, si respectueux des sentimens d’autrui, quand il songe à l’entêtement des absolutistes, quand il les montre prêts à tout détruire pour tirer de l’excès du mal ce qu’ils appellent le rétablissement de l’ordre, il ne recule pas devant l’expression des vérités cruelles. C’est aux membres de l’extrême droite qu’il applique cette sentence : « lorsque les passions ne développent pas l’esprit, elles le rendent stupide. »

Si on relit la Lettre aux émigrans que Malouet publia au mois de décembre 1791 et dont Louis XVI le remercia comme d’un service personnel, on est frappé de voir que ses plus vives paroles n’ont rien perdu de leur à-propos. Il y a encore des émigrans, il y a encore des sectaires qui aiment mieux sacrifier la France que d’aviser à ce qui est possible, des fanatiques aveugles auxquels Malouet pourrait dire comme en 1791 : « Je vous invite à écouter d’autres conseils que ceux du ressentiment, à juger froidement votre position, celle de la France, celle de l’Europe. » Ceux dont la politique sénile voudrait remettre en cause la révolution de 89 feront bien de relire ce que Malouet disait à leurs pères. Lui qui a travaillé mieux que personne à régler la révolution, il a le droit d’être entendu quand il parle des choses possibles et des choses impossibles. Il est toujours possible de prévenir une révolution, si l’on est vigilant et ferme, si l’on prend l’initiative des réformes nécessaires, si l’on réprime les abus et les iniquités, si le gouvernement, fidèle à son principe, est et demeure le rempart des libertés publiques. A-t-on manqué à ce devoir et laissé la révolution éclater, il est encore possible de la régler, de la contenir, de la conduire vers le but que poursuit la raison générale. Ce qui est impossible, c’est de rétablir, non pas un régime violemment et injustement renversé, mais un régime qui portait en lui-même des germes de mort et qui a succombé à son heure. Le jour où a commencé la révolution, Malouet le dit expressément, il y avait trente ans qu’elle était inévitable, il y avait trente ans que la mort avait décomposé les organes nécessaires à la vie d’un état. « La vieille monarchie n’était plus qu’une statue aux pieds d’argile. Des enfans vains, étourdis et méchans sont venus lancer des pierres sur le colosse ; le colosse s’est écroulé. » Et lui, le sage et obstiné défenseur du trône, mais du trône replacé sur le terrain du droit, il ajoute : « Qu’allez-vous faire maintenant ? Croyez-vous que ce soit par les armes et par les argumens de vos pères que vous rétablirez la noblesse, l’autel et le trône ? Vous voulez ramasser les pierres que vous ont jetées les enfans ! Vous avez aujourd’hui des géans à combattre ; cherchez d’autres armes ! » Ces géans dont il parle, ce sont les faits, les droits acquis, les principes entrés dans les mœurs, les intérêts nés d’un nouvel ordre de choses. Pour se mesurer avec eux, c’est-à-dire pour les empêcher de se perdre dans l’anarchie et de perdre en même temps la France tout entière, il faut d’autres armes que des maximes abolies et des prétentions caduques. À une nation affamée de justice, la justice seule peut parler un langage efficace. N’insultez donc pas aux événemens que vous n’avez pas su prévenir et que vous n’avez pas voulu diriger : « les violences dont vous êtes victimes ne sont pas la révolution ; elle est indépendante des excès qui la signalent.»

Huit ans plus tard, au mois de juin 1799, après de bien autres violences, Malouet revient sur les mêmes idées dans sa Lettre à l’auteur du Mercure britannique. La toute-puissance de la terreur et « ses prodiges épouvantables » ne lui font pas croire que la nation soit assez écrasée pour admettre par lassitude le gouvernement de l’ancien régime. Vainement les incorrigibles, enfermés dans leurs prétentions altières, comptent de loin les chances de succès que doit leur fournir l’accroissement de la ruine publique, Malouet voit s’élargir de jour en jour l’abîme qui les sépare de la nation. Il la peint, cette nation, telle que l’ont faite ces huit années de despotisme révolutionnaire, il la peint avec ses vertus et ses vices, ses grandeurs et ses infamies : ici une valeur soutenue à côté de la plus ignoble servitude, là, auprès d’une génération vieillie dans la corruption, une jeunesse audacieuse et guerrière, un désordre universel dans les intérêts et les passions, un peuple étonné de tout ce qu’il a fait, de tout ce qu’il a souffert, l’amour du repos, l’esprit de faction, la bonté, la scélératesse, un spectacle étonnant, une énigme inexplicable, « et cette France-là, s’écrie-t-il, on croirait pouvoir la gouverner par les maximes, par les moyens et suivant les usages de l’ancienne cour ! Il me semble que le gouvernement de la Chine lui serait plus facilement adapté… »

Ces avertissemens, nous le savons trop, ne seront pas entendus des hommes auxquels ils s’adressent aujourd’hui ; on n’en tenait compte ni en 1791 ni en 1799, les écoutera-t-on en 1874 ? Heureusement les Mémoires de Malouet nous donnent d’autres conseils qui s’adressent à des esprits moins obstinément fermés aux leçons de l’expérience. Malouet, le plus modéré des hommes, est à coup sûr un excellent maître de modération. En le voyant agir, comme en recueillant ses aveux, on apprend que la modération, loin d’exclure la fermeté, a besoin de s’appuyer toujours sur la vigueur du caractère. On apprend aussi que cette vigueur ne doit jamais altérer ni la sérénité de l’esprit ni l’urbanité du langage. Ce sage, si libéral, si respectueux des convictions d’autrui et qui ne demandait qu’à les discuter, il s’accuse d’avoir été parfois trop exclusif, d’avoir trop souvent dit non à ses adversaires politiques, surtout de l’avoir dit trop sèchement. La défaveur de l’assemblée s’attachait d’avance à presque toutes ses motions ; il s’accuse d’y avoir aidé par sa maladresse. Écoutez-le faire sa confession. « Je n’ai point de raideur de caractère, mais mon premier mouvement est toujours aperçu, et, s’il est d’improbation, il s’y joint malgré moi je ne sais quoi de repoussant ; je dis non trop sèchement. On a vu que dès le début je m’étais éloigné même de M. Mounier et de son respectable ami l’archevêque de Vienne, parce que je ne les trouvais pas dans ma mesure ; on verra par là combien de fautes du même genre j’ai à me reprocher. » O candeur ! ô délicatesse ! que dirait-il, le noble lutteur si prompt à s’accuser, que dirait-il de nos polémiques présentes ? Il répéterait avec tristesse ces maximes qui reviennent tant de fois sous sa plume, et qui, malgré leur simplicité, n’ont jamais l’air d’un lieu-commun, tant on y sent la forte saveur de l’expérience : soyez toujours ferme sur les principes, mais ne blessez personne, n’irritez personne, ne repoussez le secours de personne.

Quand c’est la société même, et non plus telle ou telle forme de gouvernement, qui est en cause, quand il s’agit de vie ou de mort pour la propriété, pour la liberté, pour la justice, pour la philosophie, pour la religion, pour le droit d’être homme et de vivre selon sa conscience, il semble que les questions soient nécessairement simplifiées ; to be or not to be. D’un côté les ouvriers de la vie, de l’autre les ouvriers de la mort ; ici les conservateurs, en face les destructeurs ; rien de plus simple, la lutte ne permet pas d’équivoque, et chacun doit reconnaître son drapeau. Eh bien ! non ; le drapeau de l’ordre social n’a pas encore rallié ceux qui ont intérêt à le défendre. Il y a des drapeaux de partis, de familles ; c’est à ceux-là qu’on s’attache, et on oublie le drapeau de la France ! Comment expliquer de telles divisions en face de si grands périls ? Elles tiennent souvent aux motifs les plus misérables. On ne veut pas suivre telle ou telle voie, même avec l’espérance du succès, parce qu’on doit y rencontrer un adversaire de la veille. Voici une mesure qui serait utile au pays ; oui, sans doute, mais nous nous garderons bien de la voter, elle est soutenue par des hommes qui nous ont combattus avant-hier. Malouet a vu de près les mêmes fautes en des circonstances mémorables. Quelques semaines avant le 10 août 1792, Lafayette, prévoyant les catastrophes prochaines, fait proposer au roi de venir se mettre à la tête de l’armée. Il est sûr de ses troupes comme Luckner, son collègue, est sûr des siennes. Que le roi se rende au milieu d’elles, aussitôt tous ceux qu’épouvante la violence des jacobins, tous ceux qui veulent la monarchie sans la séparer des réformes de 1789, c’est-à-dire la majorité du pays, reprendront confiance et cesseront de s’abandonner à tous les hasards. C’est l’avis de Malouet, c’est l’avis de M. de Montmorin, qui se chargent de recommander au roi le plan du général et de l’introduire lui-même auprès de la reine. La reine le reçoit avec froideur, avec aigreur, lui marquant de la façon la plus amère qu’elle n’attache aucun prix à ses idées et n’accorde aucune créance à ses protestations de dévoûment. Témoin de ces fautes de conduite, Malouet en tire une leçon que ses Mémoires reproduisent en ces termes : « Dans une querelle de société, il est encore utile et juste de compenser les mauvais procédés par les bons, et de faire céder les ressentimens les mieux fondés à des intérêts majeurs ; mais en politique, quand il s’agit du salut de l’état, du monarque et de sa famille, il n’y a pas d’injures et de griefs qui ne doivent s’effacer par des services importans, par des considérations graves. Peut-il être question du passé, quand on a à supporter le poids du présent et l’inquiétude de l’avenir ? » Réflexions bien simples, vérités aussi vieilles que le genre humain, mais qu’il faut rappeler à chaque génération et qui s’appliquent surtout à bien des mesquineries de la vie parlementaire.

Ce ne sont là que des conseils généraux de politique et de morale. Condamnation absolue de l’ancien régime et de ses iniquités, horreur du jacobinisme et de ses forfaits, fermeté inflexible dans la défense des grands principes sociaux, ménagemens à l’égard des hommes, sacrifice de ses passions, de ses ressentimens, de ses répugnances même, sacrifice de tout ce qui est personnel, soit aux individus, soit aux partis, et poursuite constante de ce qui peut sauver la cause commune, voilà ce que nous enseignent ou du moins ce que nous rappellent les Mémoires de Malouet. Les circonstances présentes réclament des indications plus précises. Assurément, soit que Malouet joue un rôle actif dans le drame de la révolution, soit qu’après la constituante il se trouve réduit à n’être plus qu’un spectateur, il souffre aussi cruellement que personne des calamités de son pays. Au mois de mars 1797, le fils de Mallet Du Pan, qui le voyait beaucoup dans son exil, écrivait de Londres à son père : « M. Malouet est profondément affecté et conserve peu d’espérance ; je ne connais aucun homme qui sente aussi vivement les maux de la France ; il en est accablé. » Remarquez pourtant qu’à cette date Malouet éprouve du moins la consolation de ne trembler que pour l’état et non pour l’existence même de la France. Les autres gouvernemens sont faibles et incertains ; les coalitions ennemies sont vaincues ; au milieu de nos convulsions intérieures, Malouet est trop perspicace et trop sincère pour ne pas voir fermenter une sève généreuse. Ce n’est pas là un pays qu’on puisse rayer de la carte. Il l’appelle quelque part une nation, criminelle sans doute, mais triomphante et qui dicte des lois à l’Europe[3]. C’était en 1797, au moment où l’armée d’Italie et son jeune général, dans une campagne héroïque, préparaient déjà le traité de Campo-Formio. Si la correspondance de Malouet n’indique pas qu’il ait ressenti aussi vivement que tant d’autres ces premiers éblouissemens de la gloire, il est certain que ses préoccupations politiques n’étaient point aggravées par les menaces du péril extérieur. On n’avait pas à redouter le démembrement de la patrie ; la France était en mesure de tenir tête à ses ennemis les plus acharnés. La Prusse en 1795 avait demandé et obtenu la paix, l’Angleterre voyait l’opinion se déclarer de plus en plus pour la cessation des hostilités, l’Autriche allait se soumettre aux conditions du vainqueur d’Arcole et de Rivoli. Comparez notre situation actuelle à celle qui causait les alarmes de Malouet ! Ses conseils étaient pressans, ses avertissemens impérieux ; n’ont-ils pas bien autrement de force à l’heure décisive où nous sommes ? Si nous persistons à rester désunis, ce n’est pas seulement l’état qui subira une crise comme il en a traversé plus d’une. Nos ennemis sont là, vigilans et prêts à tout. Dans cette tourmente suprême, la France peut disparaître.

Non, il y a encore trop de sève, trop de ressources, trop de patriotisme dans cette généreuse nation pour qu’elle soit effacée du livre de la vie ; la Providence ne permettra pas qu’elle périsse. Aidons-nous, le ciel nous aidera. Que faut-il donc pour prévenir la crise meurtrière ? Renoncer à nos intérêts de partis, à nos rivalités de coteries, et ne nous occuper que de la France. Et qu’est-ce que s’occuper de la France au milieu de tant de périls ? Avant tout, c’est consolider l’ordre, garantir la sécurité publique, favoriser le travail, assurer au pays le temps de se refaire. Les événemens ont confié cette tâche à un vaillant et loyal soldat ; ne lui marchandons pas les appuis dont il a besoin. Son gouvernement, aussi bien que le pays, réclame des institutions nécessaires. Il est temps de sortir du système qui met tout le pouvoir législatif dans une seule assemblée. La souveraineté d’une assemblée unique n’est qu’un régime d’exception ; justifié par des circonstances extraordinaires, ce régime, s’il se prolonge outre mesure, peut devenir un exemple funeste. Ce n’est pas assez pour l’assemblée de 1871 de s’être dessaisie d’une grande part de la souveraineté en donnant au maréchal président sept années d’un pouvoir placé au-dessus de tous les votes ; les mêmes raisons de conservation sociale exigent que la puissance législative ne soit pas tout entière dans une seule chambre. Deux chambres, et avec cela une loi électorale vraiment juste, vraiment sincère, qui assure une plus grande place aux intérêts et restreigne celle des passions, voilà l’affaire urgente entre toutes. C’est le seul moyen de prévenir les conflits entre le président et l’assemblée surtout ; c’est le seul moyen d’empêcher le retour d’une convention. Ainsi mise à l’abri des surprises violentes, la noble blessée, pendant les six années que lui garantit la loi, aura le temps de guérir ses plaies et de relever sa fortune.

Et ensuite qu’adviendra-t-il ? C’est la question inévitable. Assurément il vaudrait mieux qu’une telle question n’obsédât point notre esprit ; il faut pourtant s’accoutumer en politique à s’occuper surtout des choses présentes. À chaque jour suffit sa peine. Le vieil Horace de Corneille dit admirablement :


Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.


Sans renoncer à l’action pour le terme désigné, on peut laisser quelque chose au temps, à la réflexion, ces auxiliaires de la Providence. C’est beaucoup pour un grand peuple que de remplir exactement sa tâche quotidienne. L’avenir, a-t-on dit, appartiendra au parti le plus sage ; vienne enfin cette belle émulation, la France entière en profitera, car il en sortira nécessairement des élémens de concorde. Et si l’union est décidément impossible, n’y aura-t-il pas un arbitre suprême entre les prétendans ? Les pouvoirs institués par la loi prochaine sauront aviser aux moyens de consulter la France. On peut s’y prendre de telle ou telle façon ; quel que soit le procédé, il y aura une issue. Malouet, si dévoué à la monarchie légitime libéralement transformée, était parfaitement décidé dans l’intérêt public à reconnaître tout moyen de salut. C’est le dernier conseil que je lui emprunte. En 1797, un jour que son ami Mallet Du Pan, pris d’un accès de désespoir, ne voyait plus de refuge que dans l’ancien régime, Malouet lui écrivait : « Qu’entendez-vous par la fidélité que nous devons au roi légitime ? Certes, s’il pouvait donner asile et subsistance à tous les royalistes, et qu’il ne fallût, pour obtenir une concession dans son territoire, que lui donner de bons conseils, je me ferais inscrire ; mais comme il ne peut rien pour moi, ni moi pour lui, tout anti-républicain que je suis, je subirais comme le pape et l’empereur le joug de la nécessité, si je trouvais au sein de la république protection et sûreté. » Ce langage est le bon sens même ; il y manque seulement quelque chose pour qu’il soit tout à fait applicable à la France de nos jours. Malouet, j’en suis sûr, compléterait aujourd’hui ses paroles et ajouterait sans hésiter : le pays acceptera tout gouvernement assez fort pour maintenir l’ordre et assez libéral pour justifier sa force. Une chose certaine dès à présent, c’est qu’il n’appartiendra ni à l’ancien régime ni au radicalisme. En dehors de ces deux termes, il y a place pour des institutions tutélaires sous des formes très diverses. La France a souvent étonné le monde par l’imprévu des solutions ; on peut bien, sans vaine superstition patriotique, compter encore sur son génie et répéter avec le poète : fata viam invenient.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Mémoires de Malouet, publiés par son petit-fils le baron Malouet, 2 vol. in-8o, 1874 ; E. Plon.
  2. Il est évident que Malouet, en ne citant pas les noms, a voulu manager les exaltés de la droite. Il écrivait ses mémoires au commencement de la restauration, à une époque où certains énergumènes disaient comme en 89 ce que leurs successeurs répètent aujourd’hui : Point de transaction, tout ou rien !
  3. Dans une lettre du 4 mai 1797 adressée de Londres à Mallet Du Pan. Cette lettre fait partie de la correspondance qui enrichit la seconde édition des Mémoires de Malouet.