Les Conservateurs et la Démocratie

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Les Conservateurs et la Démocratie
Charles Piou

Revue des Deux Mondes tome 141, 1897


LES CONSERVATEURS
ET LA DEMOCRATIE


I

Vingt ans se sont écoulés depuis que les conservateurs ont été exilés du pouvoir, et l’ostracisme dure toujours. Dans un pays où tout change, leur sort seul ne change pas. Jamais ils n’avaient subi une si longue disgrâce. Ils ont cependant tous les moyens d’influence : l’éducation, l’intelligence, la fortune, la tradition. Ils reçoivent une instruction achevée, possèdent une grande partie du sol, sont riches, ou du moins aisés. Malgré tout, ils sont vaincus, toujours vaincus. Renversés en 1876, ils se débattent depuis sans parvenir à se relever. Chaque effort ne semble aboutir qu’à les faire plus lourdement retomber sur le sol. On dirait qu’une fée leur a jeté un sort. Les occasions de revanche ne leur ont pas manqué. Leurs adversaires, sans ménagement pour la fortune, ont pris comme à tâche de les leur fournir : persécution religieuse, profusions financières, aventures coloniales, décousu dans la politique, immoralité dans la gestion des affaires, divisions intestines ; ils ont multiplié fautes et scandales. Rien n’y a fait ; rien n’y fait. C’est toujours la défaite, pire même que la défaite, c’est la débâcle, une sorte de 1870 à l’intérieur, avec ses revers écrasans et cette fatalité pesante qui se mêle à tout et déjoue tout.

D’où vient cette longue infortune ? Faut-il accuser la mauvaise chance, l’erreur des chefs, la qualité des troupes ? Faut-il s’en prendre au « malheur des temps », à la décadence du sentiment religieux, au progrès de l’immoralité ? Non. Les conservateurs ont eu des chefs pleins de talent, et des soldats pleins de vaillance ; ils ne sont pas des croyans assez ardens, ni des puritains assez irréprochables pour que la nation s’effraie beaucoup de leur foi ou de leurs vertus. La cause de leur impopularité est autre : elle est dans le dédain mêlé de crainte que leur inspire l’avènement de la démocratie. Ce n’est pas qu’à leurs heures ils ne se donnent pour des démocrates ; ils se croient même les meilleurs amis du peuple. Malheureusement, ils ont une façon d’être ses amis qui n’est pas de son goût. Napoléon demandait un jour à une grande dame étrangère ce que l’Europe pensait de lui. « Les anciennes cours, répondit-elle, vous aiment comme les vieilles femmes aiment les jeunes. » C’est le genre d’affection que les classes dirigeantes ont pour les nouvelles couches ; et celles-ci, qui se savent maîtresses, ne leur en ont aucune gratitude. Cette maîtrise, les conservateurs n’en veulent à aucun prix. De ce qu’ils sont les mieux nés, les mieux rentes, les mieux élevés, ils se croient les conducteurs nécessaires de la société. Ils l’ont été et le seraient encore, s’ils avaient été plus prévoyans et plus unis ; mais ils n’ont su, ni céder à temps, ni s’entendre à propos. Ils se sont jalousés, combattus et perdus.

Le peuple, qu’ils ont, chacun à leur tour, appelé sur le champ de bataille, leur a servi d’allié jusqu’au jour où, se voyant le plus fort, il s’y est installé en vainqueur. Mis à l’écart, ils ne se sont aperçus qu’ils étaient joués que lorsque la partie était perdue. Alors l’indignation les a pris ; elle ne les a plus quittés. « Comment, on les a dépouillés du pouvoir : mais le pouvoir est leur bien. Les intrus qui l’usurpent sont et resteront des incapables ! » Comme leurs objurgations ont laissé les nouveaux maîtres insensibles, ils se sont réfugiés dans leur dignité, se répétant les uns aux autres le mot de de Harlay au duc de Guise : « C’est grand dommage, quand le valet chasse le maître. » De ce hautain dépit est sorti le désaccord qui explique toutes les défaites. Qu’il soit né, on le comprend ; personne n’aime à partager, encore moins à céder sa place. Qu’il dure et soit devenu chronique, on ne s’en rend compte qu’en regardant les élémens dont se compose le parti conservateur.

À sa tête, ce qui reste de l’ancienne noblesse, accru du contingent fourni par la nouvelle. Les origines sont diverses ; l’esprit est à peu près le même, les derniers venus tenant fort à marcher de pair avec les grands aînés. Cet esprit est un mélange de regret pour le passé et de dédain pour le présent. Là, comme partout, les violens donnent le ton, et là, comme partout, les violens sont des aveugles. Tout se transforme autour d’eux, et ils ne renoncent ni à une illusion, ni à un ressentiment. Pour eux, 1789 est un malheur ; l’ancien régime, le type de la société idéale ; la monarchie, une institution quasi divine. Le tiers-état s’est insurgé contre la noblesse ; il en est châtié par l’insurrection du peuple. Une nation bien organisée doit être conduite par la classe que la lente formation des siècles, le long exercice du pouvoir ont préparée, mûrie, affinée. On a trouvé bon de la renverser ; aussitôt est venu le gâchis. Voilà cent ans qu’il dure, cent ans que la prédiction de de Maistre se vérifie : « Le peuple pâtit. »

Cette noblesse, dépaysée dans des milieux nouveaux, est cependant animée de bonnes intentions. Dans son ensemble, elle est généreuse, dévouée, charitable. Malgré tout, elle n’est pas suivie ; elle aide les pauvres à vivre, on lui reproche de ne pas aider les petits à s’élever. Elle fonde, pour le peuple, des hospices, des écoles, des orphelinats ; mais elle proclame la nécessité de le maintenir, pour son propre bonheur, dans sa condition native. Elle ne se refuse pas aux sacrifices, mais elle se refuse à rien changer à la vieille hiérarchie sociale, œuvre du temps. Quant au gouvernement démocratique, il est pour elle le pire des paradoxes et le pire des dangers. Devant la société nouvelle, ces admirateurs du passé restent imperturbablement défians. Ils s’en isolent hautains, railleurs, à demi satisfaits de la voir dans l’embarras et prête à trébucher. Ils ne la défendent que devant l’ennemi. La patrie en danger, le vieil honneur français secoue leurs cœurs. Sur le champ de bataille, ils se retrouvent héroïques comme leurs aïeux.

À côté de ces hommes, enfermés dans leurs regrets, il en est d’autres, arrivés aux premiers rangs par le travail, l’intelligence, la richesse, mais que leur élévation a rendus oublieux de leur histoire. La haute bourgeoisie se regarde comme une aristocratie intellectuelle appelée à exercer le pouvoir, et à l’exercer sans partage. Elle a, pour la démocratie, qu’elle juge médiocre et jalouse, les hauteurs que donne la supériorité et les défiances que donne la fortune. Loin de lui tendre la main, elle s’en éloigne à la fois par fierté et par effroi. Toutes ses prévenances sont pour la noblesse à laquelle elle s’allie par des mariages et se mêle par des usurpations. Elle est antidémocratique par ses aspirations patriciennes et sa peur du peuple.

Derrière elle, vient l’armée des laborieux qu’absorbent les affaires, des indifférens qui ont peur d’être dérangés, des trembleurs qui ont peur d’être ruinés. Pour ceux-là, la démocratie, c’est l’inconnu avec ses périls ; en tout cas, c’est la nouveauté avec ses changemens. Les délicats s’offusquent de sa rudesse ; les heureux, de ses ambitions. Une société, où tout le monde peut grandir et faire fortune, n’est-elle pas une société irréprochable ? Le personnel conservateur, divisé sur tant de choses, est d’accord pour maudire le déclassement social, c’est-à-dire l’ascension des petits. Le peuple le sait et s’en irrite. Les défiances qu’on lui témoigne, il les rend avec usure. De là, l’antagonisme de classes survivant à la destruction des classes ; de là, le malaise social enfantant le malaise politique.

Par surcroît de malheur, ce sont les groupes les plus hostiles à la démocratie qui forment l’état-major des conservateurs, parlent en leur nom et conduisent tout. Il y a, dans le rang, des hommes que l’évolution démocratique n’indigne pas, qui y voient même une victoire de la justice. Il y a des chrétiens très disposés à marcher dans les larges voies ouvertes par l’Évangile. Mais les uns et les autres sont encadrés et se taisent ; solidaires d’alliés à côté desquels ils ont de tout temps combattu, ils partagent leurs destinées, comme s’ils partageaient leurs erreurs. On les juge sur leur situation sociale ; de la conformité des intérêts, on conclut à celle des opinions.

Telle est la vraie cause de l’échec prolongé du parti conservateur dans notre pays. La démocratie le suspecte parce qu’il la suspecte lui-même. Elle aime mieux se passer de ses services que de se remettre en tutelle. Ce n’est pas qu’elle s’exagère ses mérites ; elle n’ignore pas ce qui lui manque. Elle sait que, faute d’expérience, elle pratique mal l’art délicat du gouvernement ; que, faute d’autorité morale, elle a besoin des concours qui se dérobent ; mais elle aime mieux tâtonner qu’obéir et reculer.

Nous en sommes là. Que sortira-t-il de ce conflit ? Les conservateurs accepteront-ils la démocratie, et, prenant bravement leur parti, se décideront-ils à la seconder ? Celle-ci réussira-t-elle à se passer d’eux, à se faire une éducation politique qui rende leur hostilité inoffensive et leur concours inutile, à s’élever enfin, par sa seule énergie, au niveau des sociétés monarchiques dont elle veut marcher l’égale ? C’est le problème du temps présent. Comment se résoudra-t-il ? Nul ne le peut dire.

Ce qui est présumable, si ce divorce continue, c’est qu’un grand nombre de conservateurs, découragés, se retrancheront dans l’indifférentisme, refuge déjà de beaucoup, et que la démocratie, perdant l’équilibre faute de contrepoids, tombera dans les bras des charlatans ou des scélérats. Mais, ce qui est certain, c’est que le fleuve ne reviendra pas en arrière. Le tempérament de la nation, après cette douloureuse élaboration de plus d’un siècle, est fixé sans retour. Les classes dirigeantes n’existent plus ; leur influence politique est perdue ; avec le suffrage universel, le peuple est devenu souverain. Déléguât-il sa souveraineté, le maître qui la recueillerait ne serait que son instrument et son image. La liberté peut être confisquée ; l’égalité démocratique ne disparaîtra qu’avec la France elle-même.

M. de Montlosier écrivait pendant l’émigration : « C’en est fait ; la révolution a envahi toute la France. Il faut entrer dans cet amalgame, tel qu’il est, y chercher notre place et se persuader qu’on n’y sera pas reçu avec la valeur de son ancienne existence. » Le conseil que M. de Montlosier donnait, il y a cent ans, n’a rien perdu de son actualité. Puissent les descendans mieux comprendre que leurs aïeux.


II

L’évolution démocratique est la caractéristique de ce siècle. Elle se fait partout, ici lentement et à petit bruit, là violemment et avec fracas. Il n’y a en Europe qu’une nation qui échappe à l’universel ébranlement : c’est la Turquie, figée qu’elle est dans l’immobilité de la dictature et du fanatisme. Le monde chrétien se transforme sous l’action d’une force cachée ; il est en travail d’un état social nouveau. Ce mouvement n’aboutira-t-il qu’à un mécompte ? Les pessimistes l’affirment. Quel que soit l’avenir, le présent appartient aux ambitions du peuple, qui partout s’élève, et çà et là domine. Ces ambitions sont parfois déréglées dans leurs manifestations. Comment nier qu’elles soient légitimes dans leur principe ?

Elles viennent, par une descendance directe, du christianisme lui-même. Les idées de liberté, d’égalité, de fraternité, que les révolutions appellent leurs conquêtes, n’ont pas été apportées par elles dans le monde. Elles datent, non d’un siècle, mais de dix-huit siècles. Jamais société civile ne réalisera mieux l’idéal démocratique que la société religieuse, fondée par le Christ. « Nous voulions appliquer à la politique l’égalité que l’Évangile accorde aux chrétiens », a écrit dans son testament un jacobin, plus clairvoyant devant la mort que pendant sa vie. — « Sans le dogme de l’égalité des âmes dans le ciel, a dit à son tour Mazzini, nous ne serions jamais arrivés à proclamer le dogme de l’égalité des hommes sur la terre. »

Les révolutionnaires, passés et présens, se sont donnés pour des précurseurs. Ils ne sont que des plagiaires, mais des plagiaires qui travestissent ce qu’ils copient. Chose étrange ! En même temps qu’ils appellent les hommes à l’égalité dont l’Evangile a donné la formule, ils répudient toute filiation religieuse. Ingrats jusqu’à l’apostasie, ils donnent, comme les fruits de leur philosophie rationaliste, les maximes mêmes de la Révélation. L’athéisme fait son chemin dans le monde, paré des dépouilles de la foi. Ce reniement audacieux reçoit son châtiment. Séparée de son principe, la Vérité défigurée bouleverse les sociétés au lieu de les pacifier. Dans les mains des faux novateurs, les semences de vie deviennent des germes de mort. Malgré tout, la source d’eau vive ouverte par la main divine ne sera pas indéfiniment souillée par le limon des erreurs et des ingratitudes humaines ; et le jour viendra où le bon sens public, perçant à jour le jeu des sophistes, saluera dans l’idée chrétienne l’origine et la sauvegarde de l’idée démocratique.

En attendant, nous assistons, les uns en témoins, les autres en acteurs, à la mêlée d’où sortira le monde nouveau. La poussée démocratique nous stupéfie. Nous voudrions nous arrêter pour interroger l’horizon où nos regards se perdent, pour sonder le sol où se posent nos pieds ; mais la foule haletante nous entraîne avec elle vers l’inconnu qui la fascine. Que de chemin déjà parcouru ! Notre esprit est plein des images du passé ; nous en parlons encore la langue, et déjà le peuple prend possession, ici de la toute-puissance politique, là de l’influence qui y conduit.

L’histoire de ces cent dernières années est celle même de sa prodigieuse ascension. Qu’il comptait peu dans cette vieille société française, si bien construite, si brillante, où il fallait « avoir vécu pour connaître le bonheur de vivre » ! Le jour où elle s’écroula, il apparut debout sur ses ruines, criant au monde confondu : « Le souverain, c’est moi. » Cette souveraineté, si brusquement évoquée, sembla d’abord une dérision. On la railla jusque sous la guillotine. Les crimes commis en son nom terrifièrent sans convaincre ; ceux qui la maudissaient n’y croyaient pas. De loin, on vit plus clair. « Combien de temps durera la Révolution ? demandait une grande dame de l’émigration. — Toujours, » répondait le prince de Kaunitz. — « De ce jour, disait Goethe, le soir de Valmy, date une ère nouvelle de l’humanité. »

Cette ère nouvelle est celle de la puissance populaire. Bien peu s’en doutèrent au moment où elle s’ouvrit. Beaucoup en doutent encore, après une durée de plus d’un siècle. L’œuvre de démolition a été si foudroyante, l’œuvre de transformation si radicale que les témoins en sont restés étourdis, et les acteurs eux-mêmes presque inconsciens. Tout n’été broyé, afin que tout fût nivelé, a dit l’un d’eux : la Révolution est résumée en ces quelques mots. La violence a détruit, l’égalité a nivelé : de cette destruction et de ce nivellement, la démocratie est sortie tout armée.

Née d’une tourmente, elle a subi, depuis, bien des orages. Aucun n’a pu la renverser. Elle a paru parfois chanceler ; mais elle a tout de suite repris son aplomb. Ses défaites n’ont été qu’apparentes. Après dix ans passés à s’entr’égorger, les survivans de la Révolution, à bout de forces, se jetèrent aux genoux d’un soldat de génie. On crut à leur apostasie. C’était les calomnier. Ils furent servîtes, mais non apostats. Bonaparte n’avait pas eu à choisir entre César et Washington. Consul, empereur, il resta l’homme peuple. Il n’a pas vaincu la démocratie, il l’a incarnée. Avant de se faire sacrer partie Pape, il se fit élire par la nation. Son erreur fut de se croire l’arbitre entre le monde ancien et le monde nouveau et de prétendre les réconcilier par l’obéissance et la vanité. Il les obligea bien à se rapprocher, mais ne réussit pas à les confondre. La tâche était au-dessus des forces humaines.

Ni l’orgueil ni la puissance ne l’aveuglèrent. Dans les foules qui l’acclamaient, dans les troupes dont il était l’idole, il sentit toujours battre le cœur de la France révolutionnaire. Son manteau d’abeilles d’or ne lui fit pas oublier son uniforme de général républicain. A Tilsitt, dans l’éclat d’une gloire incomparable, il osait dire aux souverains et aux princes de la vieille Europe, réunis à sa table : « Quand j’étais sous-lieutenant d’artillerie… » Le jacobin sommeillait en lui ; il se réveilla aux jours tragiques de sa destinée. A son retour de l’île d’Elbe, il retrouva, pour parler au peuple, la langue de la Révolution. Il savait qu’elle le ferait tressaillir, et ne se trompa pas. C’est l’ancien ami de Barras, reparu tout à coup dans le gendre de l’empereur d’Autriche, que la nation porta en triomphe aux Tuileries.

Les deux Frances, réunies de force sous le joug impérial, retrouvèrent, avec la Restauration, la liberté de se combattre. Ce n’est pas que la Restauration fût, comme on l’a dit, la revanche de l’ancien régime, puisque la Charte consacrait toutes « les grandes conquêtes de 1789 » : le régime constitutionnel, l’égalité civile, l’admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics, la liberté de la presse, la liberté des cultes. Mais elle fut la lutte acharnée entre les institutions, devenues libérales, et les traditions monarchiques, restées absolues, entre le nouvel esprit démocratique et les vieilles mœurs aristocratiques. Cet antagonisme, exaspéré par l’apparente solidarité du trône et de l’autel, aboutit à la résistance du pouvoir royal et à la victoire de l’émeute, aux ordonnances et aux journées de Juillet.

Depuis trente ans, le volcan révolutionnaire semblait éteint ; on avait bâti de toutes parts sur sa lave refroidie, et voilà qu’une explosion soudaine en révélait la persistante activité. Le trône légitime brisé ; un trône nouveau improvisé au milieu des barricades ; un descendant de Henri IV acclamé, quoique Bourbon ; l’Hôtel de Ville au lieu de Reims ; Lafayette, faisant l’office de saint Rémi ; des députés et des pairs contresignant les volontés de l’insurrection triomphante : que d’événemens extraordinaires en trois jours ! Qui a détruit une fois de plus la vieille monarchie des Bourbons ? Qui a créé cette monarchie nouvelle ? Le peuple, le peuple de la Révolution affirmant sa souveraineté comme au 10 août, les armes à la main, et jouant avec le sceptre et la couronne comme avec des hochets ; le peuple, devenu le Louis XIV des temps nouveaux et répétant après lui : « L’Etat, c’est moi. »

Victorieux, il consentit à ne pas pousser sa victoire à fond, et se contenta de demander place dans cette monarchie, qu’on lui disait être « la meilleure des Républiques ». Mais les classes, moyennes lui répondirent en l’excluant du pays légal. L’aristocratie du juste milieu battit des mains en entendant Royer-Collard proclamer que « dans le gouvernement, la démocratie est incapable de prudence, qu’elle est, de sa nature, violente, guerrière, banqueroutière. » Cet anathème fut pendant dix-huit ans le mot d’ordre du régime nouveau. Il vint un jour où les mêmes hommes qui avaient déchaîné l’émeute contre la branche aînée reculèrent devant « l’adjonction des capacités » et préférèrent risquer une révolution plutôt qu’une réforme. Aux privilégiés exclusifs de 1830, le peuple répondit comme il avait répondu à ceux de l’ancien régime, en se soulevant. Il avait mis quatre ans à renverser Louis XVI, trois jours à renverser Charles X ; quelques heures lui suffirent pour renverser Louis-Philippe. Le vieux chêne monarchique avait reçu tant de coups de hache qu’une poussée le jeta à terre. « Ainsi, en trente ans, deux gouvernemens conservateurs appuyés l’un sur la noblesse, l’autre sur la bourgeoisie, aboutissaient au même échec. L’impossibilité, désormais démontrée, d’unir les deux classes et de gouverner avec une seule, rappelait la démocratie sur la scène.

Les journées de Février lui rendirent le pouvoir ; cette fois, elle refusa de s’en dessaisir, comme en juillet. La Révolution de 1848, malgré la médiocrité des événemens et des hommes, est une date décisive dans l’histoire. Les vaincus l’ont appelée une catastrophe et ont eu raison : elle en a eu pour eux tous les effets. Le suffrage universel date d’elle ; et le suffrage universel c’est, dans les mains du peuple, la « massue d’Hercule »[1]. Grâce à lui, la souveraineté populaire, de nominale qu’elle était, devint effective. Le nivellement social qui, depuis 1789, se poursuivait par la destruction des privilèges, l’égalité civile, la fusion des classes, se complétait maintenant par la possession du pouvoir politique. Ne conservât-elle pas le gouvernement conquis, la démocratie tenait désormais l’instrument qui le lui devait rendre. Sa victoire définitive n’était plus qu’une question de temps.

Sous la toute-puissance du nombre, les vieilles influences politiques et sociales s’écroulent fatalement. Le talent lui-même perd ses droits ; la supériorité intellectuelle, Louis Blanc l’a dit, n’est pas plus un titre que la supériorité musculaire. Le suffrage universel, une fois proclamé, s’empare de la société comme du gouvernement. La prise de possession ne se fait pas du premier coup ; mais elle se fait sûrement, à travers des alternatives de chances heureuses ou malheureuses. Les institutions, les lois, les mœurs sont minées par le courant comme les rives d’un fleuve par les eaux. Le flot les corrode sourdement ; ce sont d’abord quelques mottes de terre qui se détachent, quelques vieux arbres dénudés qui penchent et tombent ; puis, la brèche s’ouvre béante dans le sol détrempé ; et un lit nouveau se forme sous l’effort de l’eau, sans qu’aucune force humaine la puisse ramener à son ancien cours.

Les conservateurs, redevenus majorité en 1849, virent le danger et crurent le conjurer en retirant l’électorat à plus de trois millions de citoyens. Pour réussir dans une telle entreprise, il fallait être unis sous un gouvernement fort ; et ils ne pouvaient ni s’unir ni faire un gouvernement. Divisés, incapables de sacrifices, ils ne s’entendirent que pour provoquer stérilement la démocratie et achevèrent de se perdre. Leur loi du 31 Mai fournit une excuse au coup d’Etat et fit du prince Louis le vengeur du suffrage universel. Le peuple, heureux de recouvrer ses droits, laissa faire. Les députés qui l’en avaient dépouillé allèrent en prison sans qu’il s’en émût ; et l’heureux vainqueur du Deux Décembre eut le loisir « de sortir de la légalité pour rentrer dans le droit ». « Pendant dix-huit ans, son unique souci fut de paraître l’homme de la démocratie, de gouverner pour elle et par elle. S’il voulait être fort, c’était pour la mieux servir. Habile à dissimuler la contrainte sous la flatterie, il lui faisait honneur de la puissance dont il était revêtu, de l’oppression même qu’il lui imposait. A force de la glorifier, il réveilla ses ambitions. Il lui répéta tant qu’elle était souveraine qu’elle se lassa de son sceptre de roseau. Pour l’apaiser, il entre-bailla la porte à la liberté ; mais les concessions redoublant les exigences, il se jeta dans la guerre. Au lieu de la gloire, il trouva la défaite ; et son gouvernement s’évanouit, non en quelques jours, comme celui de Charles X, non en quelques heures, comme celui de Louis-Philippe, mais en quelques minutes. Une poussée de la foule sur une grille du Palais-Bourbon, et tout fut dit.

Pour la quatrième fois, le peuple redevint maître. Dès qu’il fut libre de dire sa volonté, il fit appel aux conservateurs, innocens des fautes commises. Il leur demanda de réparer les maux de la guerre, comme il leur avait demandé, en 1849, de réparer ceux de l’anarchie et, sous le Directoire, ceux de la corruption. — Ils sont toujours la réserve de la patrie aux heures de trouble, et sa déception aux heures de calme. — Un instant, la démocratie crut qu’ils la comprenaient enfin. Elle les vit restaurer la liberté, respecter le suffrage universel, et, jusque dans les horreurs d’une guerre civile, ne pas sacrifier le droit commun à la raison d’Etat. Après avoir fait la paix avec l’étranger, allaient-ils donc la faire avec elle ?

La pensée ne leur en vint pas. D’accord pour restaurer, sans conditions, la monarchie traditionnelle, ils ne reculèrent que devant le drapeau blanc. Même au lendemain de l’invasion, même au lendemain de la Commune, le comte de Chambord, qui répudiait la Révolution, n’avait de chances qu’avec le drapeau de la Révolution. Il ne voulut pas de la couronne à ce prix ; la droite ne voulait pas de la monarchie à un autre. La République devint la solution forcée. Pour y échapper, les conservateurs tentèrent un expédient. Faute de mieux, ils fabriquèrent de toutes pièces un régime politique encore inconnu, et le baptisèrent « septennat ». — « En sept ans, disaient les gens d’esprit, la Providence a le temps d’ouvrir les yeux du comte de Chambord, ou de les lui fermer. » Le septennat n’était pas encore la République, mais c’en était le vestibule ; en quelques mois elle força la porte.

Février 1875-février 1848 ! vingt-sept années de suffrage universel ont conduit le mouvement démocratique à son apogée et acculé les conservateurs à la République ! C’était la troisième que voyait la France ; mais c’était la première qu’elle voyait sortir pacifiquement des votes d’une Chambre en majorité monarchique. Le Comte de Chambord avait dit un jour : « Je suis comme la vraie mère devant Salomon ; je veux avant tout que la France soit sauve. » En donnant leurs suffrages à la constitution Wallon, les monarchistes crurent remplir le rôle de la vraie mère. Ils ne le prirent pas longtemps au sérieux. Ils jugèrent la République une crise passagère quand elle était la résultante d’une évolution presque séculaire. Ils la jetèrent sur le sol comme une tente qu’on dresse pour laisser passer la bourrasque, comptant bien l’enlever, le beau temps revenu ; et ils ne s’aperçurent pas qu’au milieu des ruines amoncelées par les révolutions, cette tente était à ce moment le seul refuge d’un peuple laissé par eux sans abri. En votant la Constitution, ils avaient obéi à la force des choses, mais sans en mesurer toute la puissance. La grandeur même du sacrifice ne les avertit pas de la nécessité qui l’imposait. La République faite, leur seule pensée fut de la défaire. Ils avaient bâti et fortifié la place ; quand ils l’eurent rendue à peu près imprenable, ils en sortirent, drapeau en tête, et se mirent à en faire le siège.

Cette lutte, inégale et monotone, remplit l’histoire de ces vingt dernières années. Son premier résultat a été de rendre la démocratie plus ombrageuse et le parti conservateur plus suspect. Elle en a eu un autre plus triste ; elle a fourni aux passions sectaires qu’un siècle d’incrédulité a amassées, l’occasion de se déchaîner. Le clergé, habitué à vivre sous la protection de l’Etat, s’est trouvé associé, de gré ou de force, aux espérances du parti royaliste. Il souhaitait, pour la paix de l’Eglise, la restauration du comte de Chambord ; le jour où cette restauration échoua, il parut vaincu. Le Seize Mai, dont l’opinion le rendit solidaire, acheva sa défaite.

Les républicains victorieux lui appliquèrent le droit de la guerre. Sa situation officielle dans l’Etat, la maigre subvention qu’il en reçoit, le livraient à leurs coups ; il les a reçus sans relâche. Sous prétexte de frapper un adversaire de la République, beaucoup visaient en réalité le catholicisme, car parmi les prétendus libres penseurs il y a souvent des fanatiques qui ont la religion de l’irréligion ; ce sont les cléricaux de l’anticléricalisme. Quelle occasion de satisfaire leurs vieilles passions ! C’était sans danger ; ils s’étaient masqués. A les entendre, ils n’attaquaient pas les croyances, ils défendaient l’ordre légal. A la démocratie rurale, encore attachée à sa foi, ils se disaient respectueux de la liberté des consciences, mais soucieux seulement de la protéger contre les entreprises d’un clergé rétrograde, allié des royalistes, contre celles d’un cléricalisme, mélange odieux de passions d’ancien régime et d’ambitions sacerdotales.

Le génie de Léon XIII a vu le péril et tenté de le conjurer par une initiative dont la hardiesse a ému les timides, scandalisé les hostiles, mais sauvé peut-être l’Église de France. Ce n’est pas des sommets du Vatican qu’on se méprend sur la direction des courans populaires. Nul parti pris, nul intérêt subalterne ne trouble le regard de l’observateur qui les habite. De là, les horizons s’élargissent ; les limites qui séparent le présent de l’avenir s’effacent. Les mille bruits qui nous assourdissent ne montent pas à ces hauteurs où l’on n’entend plus que la voix des événemens. A toutes les heures décisives de l’histoire, la vigie, placée à ce poste unique au monde, a vu venir les grandes crises sociales, avant que les politiques et les sages n’en eussent même le soupçon. Avertie avant personne, elle a laissé les pouvoirs vieillis s’attarder dans les routes vouées désormais à la solitude, et a résolument engagé l’Eglise sur les chemins nouveaux où elle voyait l’humanité s’avancer. Tandis que les retardataires s’obstinent à rester tournés vers le coin du ciel où le soleil couchant disparaît, elle montre aux jeunes générations les premières lueurs de l’aurore qui va éclairer le monde. Cette clairvoyance inspirée a fait échapper l’Église aux naufrages qui ont emporté tant de gouvernemens et de sociétés. Tout s’est effondré autour d’elle ; seule, elle est restée debout, prête à venir prendre sa place dans les demeures nouvelles élevées sur les décombres du passé. Les mécontens l’accusent d’ingratitude et les railleurs d’ambition. Ingrate, elle le serait si elle avait été mise au service des rois. Son devoir alors serait de prendre avec eux le chemin de l’exil ou de monter la garde à la porte de leurs palais déserts. Instituée pour le bien des hommes, elle doit rester au milieu d’eux, partout où est la lutte, partout où est la vie. Ambitieuse, elle l’est et le doit être, pourvu que son ambition ait pour objet, non la domination politique, mais la puissance morale qui conquiert les intelligences par la persuasion.

À cette conquête, le chef de l’Eglise immole tout : sentimens personnels, préférences intimes, traditions, souvenirs, intérêts politiques. Il n’a été élevé si haut au-dessus des dynasties et des partis que pour trouver, dans la grandeur de sa mission, la force de tous les sacrifices. Léon XIII, en se décidant à écrire ses Encycliques, n’a pas plus fait de politique que Pie VII en signant le Concordat ; ou s’il en a fait, c’est que la vie religieuse et la vie politique d’un peuple sont unies par trop de liens pour être jamais complètement séparées.

Que de maux eussent été évités, si Léon XIII, comme il le voulait, eût pris cette initiative dès le début de son pontificat ! Les illusions des partis y mirent obstacle, comme elles le firent encore à l’approche des élections de 1885. Les deux cents conservateurs que celles-ci firent entrer à la Chambre en ont-ils été plus forts ? — Jamais opposition n’a été plus nombreuse ni mieux intentionnée ; jamais aucune n’a été plus inutile. Elle a essayé de tout et a échoué à tout. La concentration s’est faite contre elle au cri de : « La droite, c’est l’ennemi ! » et de la concentration sont sorties la loi sur la laïcité du personnel scolaire, la loi d’exil et la loi militaire. Quels trophées !

La résistance aux conseils du Vatican portera-t-elle de meilleurs fruits ? Si l’accord voulu par lui s’était réalisé, la revanche ne serait-elle pas plus proche qu’elle ne paraît l’être ? Est-il téméraire de penser que, dans le désarroi où est le pays, en face des impuissantes agitations dont il a le spectacle, des dangers dont il a la crainte, il se jetterait avec joie dans les bras d’un parti uni, résolu à ne pas substituer ses volontés aux siennes et à lui assurer, avec la liberté, les bienfaits d’un gouvernement solide et respecté ?

Bien des conservateurs ne sont pas éloignés de le croire. Il y a dans leurs rangs des clairvoyans qui s’alarment d’une résistance stérile, des vaillans qui s’affligent de l’inutilité de leur vie ; il y a, surtout parmi les jeunes, des ardens qui frémissent et murmurent d’une discipline étouffante. La plupart pourtant courbent la tête et se résignent. Partagés entre des sentimens contraires, ils ne voient pas clairement où est le devoir, ni comment concilier la fidélité due au pays, avec celle due à leurs traditions ! Ils ont peur de se tromper, de manquer à l’honneur, peur aussi du monde où ils vivent et de ses implacables tyrannies. Le respect humain politique fait peut-être autant de victimes que le respect humain religieux. C’est que les salons sont des tribunaux presque aussi redoutés que ceux du Saint-Office. N’ont-ils pas leurs excommunications, et surtout leurs oubliettes ?

Ils ont aussi leurs pontifes qui enseignent et dogmatisent du ton le plus convaincu : « Tout craque, disent-ils sentencieusement au plus petit incident ; le gouvernement est à bout de chemin. Le peuple est tout prêt à souffler sur le château de cartes constitutionnel. Si les élections sont de plus en plus avancées, c’est qu’elles sont de plus en plus faussées. Le pays est conservateur jusqu’à la moelle ; ceux qui ne le voient pas sont des niais ou des traîtres. » Ces prophéties ne persuadent pas tous les auditeurs. Mais comment rompre on visière avec les prophètes ? Comment oser leur rappeler, au milieu du cercle qui les entoure et les admire, cette parole de Bossuet : « il n’y a pas de plus grand dérèglement d’esprit que de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, » Les contredire, ce serait lutter, se révolter serait se séparer. Mieux vaut le silence, la soumission et l’impuissance !

Pendant que les docteurs vaticinent et au besoin morigènent, les défaites se multiplient, les courages faiblissent, les rangs se dégarnissent. Le désarroi gagne les esprits et jusqu’aux consciences. On voit bien l’armée des démolisseurs, avec son avant-garde de sophistes et ses bataillons de violens, avancer de jour en jour, gagner du terrain et déjà menacer la citadelle. On ne doute pas que sa victoire, même éphémère, ne soit la ruine de la France. Mais, dans le découragement où on est tombé, on en vient à se demander si le plus simple n’est pas de la laisser passer. Qui sait ? Par la brèche qu’elle ouvrira, les conservateurs réussiront peut-être à entrer. Il y aura des jours cruels ; mais ils dureront peu. Le calme vient après la tempête, et le bien peut naître de l’excès du mal.

Cette suprême espérance, ou plutôt cette suprême folie, soutient en secret bien des cœurs. Des élections approchent où le parti de la Révolution sociale va livrer bataille. On ne l’aidera pas : mais on ne fera ni un effort ni un sacrifice afin de lui barrer la route. Pour réussir, il faudrait transiger, et il est entendu qu’une transaction est une défaillance. Après tout, qu’importe une défaite de plus ? De l’intransigeance naît le pessimisme. Tout est bon, pourvu qu’on en finisse. La Révolution est une solution. On ne la souhaite pas ; mais, croyant ne pouvoir rien empêcher, on se résigne à tout, comme si, en vérité, de quelque façon que la République disparaisse, c’était toujours la délivrance.

Cette résignation est sans excuse. Que deviendrait la France dans la tempête ! Qu’importerait d’ailleurs un changement dans la forme du gouvernement, si le cours des idées ne changeait pas ? Que les antagonismes dont nous souffrons persistent, et le pouvoir nouveau se retrouverait en face des mêmes difficultés ; car il se retrouverait en face de la même nation, ombrageuse et agitée, avec ses divisions incurables et ses passions égalitaires, surexcitées encore par le dépit de la défaite et l’amertume des souvenirs.


III

Les mœurs de la France ne dépendent plus d’une formule constitutionnelle. La crise qu’elle traverse a des origines trop anciennes et des causes trop profondes. Depuis 1789, elle poursuit une œuvre sans précédent dans l’histoire. D’une aristocratie qu’elle était, elle veut devenir une démocratie. Nulle nation, avant elle, n’a réalisé ni même conçu pareille entreprise. Une si prodigieuse transformation paraît l’ambition la plus extraordinaire ou plutôt la plus folle. Pour la satisfaire, elle a joué cinq ou six fois ses destinées dans des révolutions ; et voilà qu’après un siècle de souffrances et de luttes, elle semble toucher à la victoire. Cette victoire n’est pas complète ; mais elle est assez grande pour rendre toute retraite impossible. Le vieil organisme détruit, il faut, à tout prix, achever le nouveau ou périr.

L’heure présente est une heure douloureuse. Les hardis piétons qui tentent une ascension périlleuse en connaissent les angoisses. Ils croient, après d’épuisantes fatigues, toucher au sommet ; plus ils montent, plus il semble se dérober ; à mesure qu’ils s’élèvent, les murailles de rocher se dressent plus hautes ; les crevasses s’ouvrent plus béantes. Si leurs pieds glissaient, si leurs têtes tournaient, c’en serait fait d’eux. Retourner est plus dangereux encore qu’avancer. Les ponts de glace où ils ont passé sont écroulés ; les pierres où ils se sont appuyés ont roulé dans l’abîme. Coûte que coûte, il faut aller de l’avant. Un suprême effort peut seul les arracher à un suprême péril. C’est ce suprême effort que la démocratie tente en ce moment. Si elle échoue, le césarisme la guette pour la recueillir, honteuse et désarmée. Après tant de combats, un aveu d’impuissance serait son arrêt de mort. Le jour où elle laissera tomber entre les mains d’un maître les rênes que les siennes n’auront pas su retenir, elle sera perdue. Il ne lui restera qu’à consumer, dans le dégoût d’elle-même, le peu de vie qui l’animera encore.

Le césarisme n’a qu’une devise : « avilir pour régner ». Ce n’est pas un refuge où les nations fatiguées viennent reprendre haleine ; c’est le linceul dont s’enveloppent les nations, mûres pour la mort. Il ne manque pas de prophètes pour annoncer qu’il est l’aboutissant nécessaire et prochain de la démocratie ; et, à l’appui de leur dogmatisme tranchant, ils ne cessent d’invoquer l’exemple de Rome, finissant dans les bras des Césars. « L’exemple de Rome » est le plus banal et le plus fatigant des lieux communs. La France a-t-elle à ses flancs ces deux plaies : le paganisme, l’esclavage ? Où est sa plèbe, oisive et pauvre ? Où sont ses ilotes, rivés par la misère plus encore que par la force aux immenses domaines des patriciens ? Où sont ses légions, campées en armes dans ses provinces, et toujours prêtes à élever leurs chefs sur le pavois ? Ces parallèles historiques sont de merveilleux thèmes à déclamation, mais de pitoyables argumens. La démocratie de notre pays a ses ignorances, ses entraînemens, ses passions ; mais elle garde, avec le souci de son indépendance, celui de sa dignité. L’expérience lui manque, mais non la fierté. Ce n’est pas contre les attraits du césarisme qu’elle a surtout à se défendre ; c’est bien plutôt contre ceux de l’incrédulité et du socialisme.

L’histoire n’offre pas d’exemple de nations athées, mais elle montre des nations devenues indifférentes, épuisant, dans une lente dégradation, la vitalité acquise dans des siècles de foi. Le dépérissement de l’idée divine fait, dans une démocratie, de plus foudroyans ravages que dans une société monarchique ; car, le pouvoir y étant réduit à son minimum d’action, elle ne peut se soutenir que par les forces morales. Que celles-ci s’effondrent, la justice n’a plus de sauvegarde, et la liberté plus de frein. Le peuple, une fois lancé sur la pente de l’incrédulité, ne s’arrête pas à mi-chemin dans ces régions nuageuses du scepticisme où se complaisent les faiseurs de systèmes et les dilettantes de la libre pensée. Sa rude logique le pousse jusqu’à la négation ; arrivé là, il se repose dans un matérialisme tranquille où l’indifférence éteint jusqu’à la haine religieuse. Alors commence pour lui une lente anémie qui détend un à un les ressorts de sa vie et le conduit doucement à la mort. La décomposition se fait sourdement, mais fatalement ; et il vient un moment où il ressemble à ce chevalier de la légende dont une main cachée avait dévissé l’armure. Au premier choc il se trouve découvert, sans défense contre la lance de l’ennemi.

Quant au socialisme, il est le plus redoutable des dangers, parce qu’il est le plus séduisant des mensonges. Aux malheureux qui se plaignent, aux aigris qui blasphèment, il présente la société comme un antre maudit où le fort exploite le faible, où le travailleur manque d’air et de lumière, pendant que le riche oisif regorge de jouissances. Dans ses bataillons mêlés, les aspirations sont confuses, aveugles même ; mais les volontés ont un but commun, le renversement d’un ordre social fondé sur l’injustice. Les théories se réfutent ; les effets oratoires s’oublient ; ce qui ne se réfute pas, ce qui ne s’oublie pas, c’est l’angoisse de la lutte quotidienne contre la misère, c’est le soulèvement des espérances déçues, c’est le déchaînement de la colère dans des cœurs ulcérés par la souffrance ou desséchés par la haine. Bien aveugles ceux qui ne trouveraient d’autre réponse aux plaintes, même excessives, même violentes, dont retentit le monde du travail, que le non possumus de l’indifférence ou du découragement. Les passives résistances servent le socialisme plus encore que les imprudences brouillonnes.

Ses utopies sont irréalisables, dit-on. Comment faire tenir une pyramide sur la pointe ? Soit ; mais il suffit qu’on essaie un jour de l’y placer, pour qu’en tombant, elle écrase tout autour d’elle. L’armée socialiste n’en est pas à se préoccuper de la stabilité de ses entreprises. Contre les folies auxquelles la poussent des chefs plus affamés encore de popularité que de violence, les défenseurs de l’ordre social n’ont d’autres garanties que leur fidélité à leurs devoirs et leur dévouement pour le peuple. Les fortunés de ce monde n’échapperont aux épreuves qui les menacent qu’en aidant les malheureux à secouer le joug de la misère et les humbles à s’élever.


La génération qui entre en scène aujourd’hui a devant elle de grands périls ; pour tenir tête à l’orage, elle a besoin d’autant de clairvoyance que de générosité. Si elle cède aux illusions ou à l’égoïsme, elle court aux plus redoutables malheurs. La question n’est plus de savoir si la démocratie sera ou ne sera pas ; il s’agit de bien autre chose. La démocratie sera-t-elle césarienne ou libérale, matérialiste ou chrétienne, socialiste ou fraternelle ? Tel est le problème de l’heure présente ; et de sa solution dépend l’avenir de la France.

Les conservateurs, tout vaincus qu’ils sont, peuvent beaucoup pour détourner cette démocratie de la route qui conduit à l’abîme et l’engager sur celle qui mène au salut. S’ils n’exercent plus une grande action électorale, ils exercent encore une grande influence sociale ; et c’est sur le terrain social que se livrera la bataille décisive. Dans l’ordre politique, ils représentent la force la plus nécessaire à un pays qui, comme le nôtre, manque de « la vertu du temps d’arrêt », la force de pondération et de stabilité. Qu’ils soient infidèles à leur double mission ; que, reprenant à leur compte l’égoïste formule « laissez faire, laissez passer », ils se croisent les bras dans une indifférence stoïque, et les conflits déjà si aigus, s’aigrissant encore, amèneront, avec de redoutables révoltes, de redoutables expiations.

On les entend répéter tous les jours, avec un découragement où il entre plus de mollesse que de sincérité : « Il n’y a rien à faire ». Quel langage, quand l’ordre public n’est pas troublé, le règne des lois pas interrompu, le Concordat en vigueur, quand la presse est libre, la tribune ouverte, le droit de réunion sans limites ! Guillaume d’Orange, accablé de revers, mais indomptable dans sa confiance, écrivait après une bataille perdue : « Je n’ai pas besoin d’espérer pour entreprendre, et de réussir pour persévérer. » A ceux qui entendent ainsi le devoir, la Providence réserve d’éclatantes revanches. Si la paix sociale n’était plus qu’une chimère, il faudrait ne croire ni à la raison humaine, ni à la justice divine.

Non, tout n’est pas perdu ; rien même n’est perdu. Mais il faut vouloir, et vouloir d’un cœur haut. Ce n’est pas en regardant la mêlée de loin, comme les stoïciens de Couture regardaient l’orgie romaine, qu’on rappellera la victoire à soi. C’est en se jetant dans la mêlée, au premier rang des combattans. L’arène électorale n’est-elle pas ouverte ? A ceux qui refusent de s’y lancer, la création d’œuvres sociales, la défense des intérêts agricoles et ouvriers, la discussion des réformes nécessaires, la lutte contre les sophismes et les mensonges, n’offrent-elles pas un champ d’action digne de leur activité ?

La démocratie, devenue trop tôt souveraine, est encore incertaine de sa voie. Lancée à pleines voiles sur une mer inconnue, elle peut, faute de pilotes, aller briser sa barque contre les écueils. Pourquoi les conservateurs ne seraient-ils pas au nombre des pilotes ? Ils voient bien que le passé n’est plus qu’un cadavre et qu’aucune puissance humaine ne réussira à ranimer sa glorieuse poussière. La Révolution remonte à plus de cent ans ; le suffrage universel à près de cinquante ; la République à vingt-sept. Une France nouvelle est sortie du formidable mouvement dont ces trois faits marquent l’origine et l’ascension. Inutile de maudire et de se lamenter ! Cette France nouvelle attend des serviteurs animés de son esprit et confians dans ses destinées ; elle ne veut ni des mécontens qui murmurent, ni des pleureurs qui gémissent.

L’heure est venue, même pour les obstinés, de « pardonner à l’inévitable » et de songer à leurs enfans plus qu’à leurs aïeux. Que les conservateurs surmontent donc leurs défiances, qu’ils oublient les affronts reçus, les injustices subies, les calomnies, tous ces legs détestables d’un siècle de révolutions : on ne se venge pas sur la patrie. Il dépend d’eux que la démocratie soit la plus bienfaisante ou la plus perverse des puissances. Au milieu de beaucoup de tristesses, quelques présages heureux semblent annoncer des jours meilleurs. La fraternité est mieux pratiquée qu’elle ne le fut jamais ; à aucune époque, les heureux n’ont appliqué avec plus de dévouement la divine parole : « Aimez-vous les uns les autres. » Pendant que les cœurs se purifient au foyer de la charité, les esprits apaisés paraissent s’éclairer à la lumière de l’expérience. Les divisions durent toujours ; mais elles sont moins âpres. L’intransigeance dans le langage s’allie à des concessions inattendues dans la conduite.

Assistons-nous aux premières lueurs d’une aurore nouvelle ? Les conservateurs vont-ils se décider enfin à suivre le pays dans son évolution et à le seconder dans ses efforts ? Si leur patriotisme leur donnait, avec la claire vision du danger, le courage des sacrifices, le siècle qui va commencer connaîtrait peut-être ces deux biens inestimables refusés au nôtre : la paix et l’union. — Le matin de Trafalgar, Nelson adressa à ses équipages ces simples paroles : « L’Angleterre compte que chacun fera son devoir aujourd’hui. » — La France est plus menacée que l’Angleterre à Trafalgar. Peut-elle compter que chacun fera son devoir aujourd’hui ?


JACQUES PIOU.


  1. Domoso Cortès.