Les Consolations religieuses d’une âme protestante

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LES
CONSOLATIONS RELIGIEUSE
D'UNE AME PROTESTANTE

Les Horizons prochains, 1 vol. — II. Les Horizons célestes, 1 vol., 1859.



Il n’y a rien ici-bas qui soit supérieur au sentiment religieux, quelle que soit la doctrine qui l’inspire, large ou mesquine, étroite ou profonde, et quel que soit le cœur qu’il remplit, audacieux ou timide, humble ou orgueilleux. Ce sentiment a des vertus de toute sorte ; cependant sa plus surprenante qualité, ce n’est pas d’être la consolation la plus efficace qu’on puisse rencontrer sur cette terre, ni l’agent moral le plus actif dans le labeur de la vie, mais d’être la seule source inépuisable d’intelligence et de sympathie qui puisse s’ouvrir en nous. Dès qu’une âme est sincèrement pénétrée de religion, elle est apte à tout comprendre comme à tout souffrir, elle est égale aux plus grandes choses aussi bien que digne des plus grandes douleurs. Rien ne lui reste étranger de ce qui est vraiment humain : sans s’abaisser, elle sait découvrir le mérite caché des œuvres les plus humbles ; sans se guinder, elle sait se mettre au niveau des plus élevées. Elle sait tout comprendre, parce qu’elle sait tout aimer, et en tout lieu elle est chez elle, parce qu’en tout lieu elle se sent la sœur des âmes qui l’entourent. C’est un lieu-commun mille fois répété et mille fois combattu, que la vraie religion est naturellement tolérante, mais un lieu-commun dont personne n’a essayé de montrer la profondeur. Bon nombre de croyans nient ce lieu-commun, parce qu’ils l’ont vu trop souvent employé par les sceptiques et les malveillans ? aussi est-il devenu dans notre siècle l’axiome favori des indifférens, qui l’emploient à toute occasion pour se dispenser de prendre parti dans les luttes de la pensée. Il n’exprime trop souvent, par malheur, qu’insouciance, légèreté intellectuelle, incurie morale. Et cependant comme il est vrai et profond ! Oui, la vraie religion est naturellement tolérante, parce qu’elle place l’âme dans une disposition catholique, c’est-à-dire universelle, parce qu’elle la rend apte à tout comprendre et à tout aimer. Elle fait tomber les bandeaux qui recouvraient les yeux de l’intelligence ; elle supprime les barrières qui séparaient les écoles, détruit les inimitiés qui divisaient les différentes races d’hommes. Il lui est impossible de haïr, car la haine est inconnue à qui peut tout comprendre.

Mais autant le sentiment religieux est admirable, autant l’esprit de secte me semble misérable et médiocre. Je ne veux pas essayer de dissimuler que, de tous les êtres humains auxquels je dois donner le nom de frères, le sectaire m’est le plus antipathique, celui qui m’apparaît sous les plus sombres couleurs et dans la lumière la plus offensante pour ma vue. C’est mon semblable, je le sais, mais certainement c’est mon prochain aussi peu que possible. Je me défie instinctivement du sectaire, et je suis toujours disposé à lui attribuer les projets les plus noirs. Comment ne pas se défier d’un homme qui ne sait et ne veut comprendre que lui-même, et dont par conséquent l’âme est entachée de l’égoïsme le plus enraciné qui se puisse imaginer ? Autant l’homme religieux sait aimer, autant le sectaire sait haïr. Sa foi n’est que violence. Vos opinions lui apparaissent comme des injures adressées à son credo, et votre individu comme un ennemi personnel. Il est plus entêté que Balaam, plus opiniâtre que les Juifs charnels, toujours rétifs sous la verge vengeresse de Jéhovah. On ne peut lui en vouloir si sa main semble toujours prête à saisir un poignard, sa bouche toujours prête à s’ouvrir pour proférer une malédiction, ou quelque chose de pis, car sa pauvre cervelle débile ne peut supporter le poids de sa doctrine, qui est trop fort pour elle. Ce fardeau moral l’opprime, l’écrase, l’irrite, et le pousse à chaque instant vers toutes les extrémités. Le sectaire est fort dangereux, mais il est encore plus ennuyeux. À quelque église ou à quelque école qu’il appartienne, il n’a que certaines phrases à son service. Quand une fois il vous a dit que Luther fut un moine révolté par orgueil, que le protestantisme est la source de tous les désordres politiques, ou que l’église romaine est la Babylone décrite dans l’Apocalypse, il a tout dit, et il ne faut pas lui en demander davantage, sous peine de l’entendre se répéter. Il y a un autre type de sectaire moins ténébreux, mais aussi désagréable et tout aussi dangereux que le précédent, c’est le convertisseur. Celui-là est dangereux à son insu, sans songer à mal et sans aucune intention de nuire. L’étroitesse de l’esprit conduit naturellement à la témérité des jugemens. Il s’étonne d’abord, et puis se cabre devant toute pensée qui lui est inconnue, car après l’utopiste il n’y a pas d’homme moins accessible à la vérité que le sectaire. Tout ce qu’il ne comprend pas lui paraît hostile, et il flétrit de l’épithète d’immorales les opinions auxquelles il n’a jamais songé. Comme il ne peut se figurer qu’on puisse penser autrement que lui, il manque de discrétion et de ce respect spirituel que l’âme doit à l’âme. Grâce à ces heureuses dispositions, il ne comprend pas que les hommes puissent avoir une autre vie morale que la sienne, une autre manière de sentir, d’autres vues sur la nature et le monde. Tous ses semblables se partagent pour lui en deux catégories : les ennemis, qui sont la grande majorité faite pour l’éternelle damnation, et les pécheurs ; qui, n’étant qu’égarés, seraient bons à convertir, et qui composent pour lui, sinon le peuple des élus, au moins le peuple des éligibles. C’est pour ces derniers qu’il réserve sa charité, à laquelle serait souvent préférable la haine des autres hommes. Il insiste, insiste sans se décourager, au risque d’être importun ; il est onctueux, il est menaçant, il est tendre, et toujours indiscret. Il brûle du plus beau zèle pour votre salut spirituel, et c’est pourquoi il n’hésitera jamais à vous faire souffrir un peu et même beaucoup dans votre vie temporelle. Pour vous rendre digne d’entrer dans le royaume des cieux, il commencera par vous couronner d’épines de ses propres mains, car il n’y a qu’un pas de l’indiscrétion à la persécution, et rien ne conduit à la méchanceté comme l’absence de tact. Pesez bien vos paroles en sa présence, car Dieu sait l’étrange tournure qu’elles prendront lorsqu’elles auront été interprétées par sa triste intelligence ! Et surtout jamais une plaisanterie, car il s’en ira par la ville racontant que vous êtes possédé, et que Satan s’exprime par votre bouche. O amis inconnus, puisse Dieu détourner de votre sentier la rencontre de tels êtres ! Et vous, ennemis connus, je souhaite pour toute vengeance que vous ayez un jour à vous débattre entre un utopiste et un sectaire. Ce jour-là, vous me direz si la vie vous paraît douce.

Je regrette vivement que ce portrait déplaisant se trouve placé comme préface en tête des pages où je voudrais exprimer ma sympathie pour un talent féminin qui est aussi plein de charité que d’ardeur, et je demande bien pardon de cette quasi-impolitesse à l’auteur des Horizons prochains ; mais l’auteur comprendra assurément que certaines choses doivent être dites, qu’on les dit comme on peut, quand on peut, et que toutes les occasions sont bonnes. Qui n’a remarqué d’ailleurs mille fois que les livres produisent sur nous justement l’impression contraire à celle que se proposait l’auteur, et qu’ils nous jettent dans des rêveries tout à fait différentes de celles qu’ils voulaient nous inspirer ? C’est ainsi, — encore une fois pardon, madame, — qu’en lisant ces petits livres où se révèlent, une âme si chrétienne et un cœur si vaillant, j’ai pensé invinciblement, — l’imagination aime les contrastes, — à l’Onuphre de La Bruyère. Vous connaissez Onuphre, un tartufe diminué, un hypocrite à l’état d’essai, une larve de cuistre encore enveloppée dans sa chrysalide, mais qui, le diable aidant, en sortira papillon sinistre, fulgore porte-éteignoir.

Laissons ce triste personnage et passons. Je ne demande qu’à oublier tout ce qui précède, et je ne veux en rien retenir. Mon intention n’est pas de faire la guerre aux sectaires, parmi lesquels Il est tant de vertus solides et d’opiniâtres convictions, et je ne voudrais pas qu’aucun de ceux qui méritent le respect de tous pût se méprendre sur la valeur de mes paroles. Ils ne s’y tromperont pas, je l’espère, et ils en comprendront aisément le sens véritable. Toutefois, même à ceux-là dont j’honore le caractère et dont j’admire le talent, même à ceux venus de points si divers, sortis de rangs si opposés, qui, par leur sympathie avouée ou secrète, nous.imposent le doux fardeau d’une éternelle reconnaissance, je dois cette confession, que l’esprit de secte est de toutes les choses du monde de l’intelligence celle qui est le plus antipathique à ma nature. L’esprit de secte me semble conduire aux mêmes résultats moraux que le scepticisme à outrance. Quoiqu’il soit fort de ses doctrines bien arrêtées, qu’il se glorifie de son credo inébranlable, auquel rien ne peut être changé, il est cependant un esprit de négation et d’exclusion. Il glace la charité, paralyse la sympathie, resserre l’intelligence, même chez les meilleurs et les plus éloquens. Il peut bien inspirer le dévouement à une cause déterminée, à des intérêts de second ordre, mais non le dévouement à une cause supérieure et à des intérêts généraux. Il aime à placer la petite patrie au-dessus de la grande, à faire tenir toute l’humanité dans quelque étroite chapelle, et ce qu’il y a de pis, c’est que la puissance d’action de l’esprit de secte, loin d’augmenter par ce resserrement de toutes les facultés et cette exclusion violente de toutes les opinions opposées à la sienne, en est au contraire diminuée. Le sectaire, quelque éminent que soit son mérite, ne convertit jamais que ses propres coreligionnaires. L’éloquent M. Spurgeon, pour prendre un exemple contemporain, pourra bien traîner après lui des foules innombrables, mais il est probable que les curieux et les amateurs de l’éloquence composeront toujours la plus grande partie de ces foules, et qu’il ne convertira jamais à ses doctrines de prédestination que les fidèles qui y croient déjà. Dès qu’un homme a perdu sa liberté, disaient les anciens, il a perdu la moitié de sa valeur. Il en est de même de l’âme : dès qu’une doctrine l’a mise aux fers, dès qu’elle lui impose un langage de secte, elle lui a fait perdre la puissance de toucher les autres âmes. Le sectaire n’est jamais désintéressé, et dans les choses spirituelles comme dans les choses temporelles le désintéressement est la vertu suprême qui enlève tous les cœurs et abat les résistances opiniâtres des volontés.

Si nous avions trouvé dans les écrits récens de Mme de Gasparin, — nous ne croyons commettre aucune indiscrétion en la nommant, — une empreinte trop marquée de l’esprit de secte, quelles que soient nos sympathies pour cette noble forme du christianisme qui porte le nom de protestantisme, nous nous serions dispensé d’en entretenir le public. Pour dire toute la vérité, nous avons craint de la rencontrer, et nous avons hésité longtemps avant d’ouvrir ces livres. Nous redoutions des doctrines absolues, une ardeur trop exclusive, une sympathie plus genevoise qu’humaine. Nous étions plongé dans la plus injuste des erreurs[1]. Le protestantisme se retrouve dans ces livres ; mais il y est semblable à ces marques légères si bien nommées grains de beauté, qui ne servent en effet qu’à mieux faire ressortir les charmes d’un beau visage, et qui en sont quelquefois l’attrait original. Rien qui fasse un instant penser qu’il y a parmi les hommes des opinions irréconciliables, des dissidences et des haines, rien qui vous donne envie de mesurer l’intervalle qui sépare l’église réformée de l’église de Rome. Dieu et la nature remplissent seuls ces livres écrits dans la solitude et la paix. Je cherche l’emblème qui leur convient et qui pourrait leur servir de frontispice, et je n’en trouve qu’un seul : une Bible ouverte sous un chêne, sur un banc de mousse, et dont les vents du soir tournent les feuillets. Regardez bien l’endroit où le saint livre est entr’ouvert ; il y a fort à parier que vous ne tomberez pas sur les pages qui racontent comment furent massacrés ceux qui prononçaient incorrectement le fameux mot shibboleth, ou quelle vengeance les enfans de Lévi tirèrent de leurs ennemis, ou comment les prophètes appelèrent la justice de Dieu sur les rois impies d’Israël. Non, le livre est probablement ouvert à l’endroit où est raconté quelle fut la tendresse de Ruth pour Noémi, et comment cette tendresse fut récompensée par Booz, quelle fut la patience de Job, ou mieux encore quelles consolations le Christ prodigua à la Samaritaine. Mme de Gasparin, comme tous ses coreligionnaires, lit la Bible, qu’elle regarde comme la parole même de l’Eternel ; mais avec une pieuse hardiesse qui sied bien à une âme féminine, elle se donne le droit de choisir parmi les promesses de Dieu : elle s’attache de préférence à celles qui parlent de mansuétude, de clémence, de pardon, et elle feint de ne pas entendre celles qui parlent de justice, de rémunération stricte et implacable, de vengeances poursuivies jusqu’à la dixième génération. Jamais puritaine n’a plus pensé au salut et moins pensé à la damnation. Mme de Gasparin n’a pas peur de Dieu, et c’est là une des originalités de son zèle religieux. La crainte de Dieu n’est pas une vaine métaphore dans le calvinisme ; cette expression enveloppe un dogme, et un dogme terrible. La manière d’aimer Dieu de l’ancien puritain était réellement la terreur ; il se sentait courbé sous cette main invisible qui pouvait, au gré des décrets mystérieux de sa justice, le sauver ou le briser sans qu’il eût le droit de proférer une plainte. Il n’en est pas ainsi avec l’auteur des Horizons prochains. Il contemple la vie d’un œil serein, lève vers le ciel un regard assuré, quoique plein de prières, et sur sa physionomie à la fois sévère et souriante on lit distinctement ces consolantes paroles : « N’ayez pas peur de Dieu. »

« Il n’y a rien ici pour les utilitaires, rien pour ceux qu’on appelle réalistes, rien pour les amans du drame, rien pour les fins connaisseurs, rien je crois en vérité, que pour moi et mes pareils, songeurs, vivant de peu, qu’un gros poème épouvante, et qu’une corolle entr’ouverte, qu’un bourdon en fête, qu’une agreste silhouette jettent en des rêves infinis. » Nous n’acceptons qu’avec réserve ce jugement modeste de l’auteur sur ses propres écrits. Mme de Gasparin se trompe, et les fins connaisseurs, c’est-à-dire ceux qui savent distinguer la vraie littérature de la fausse, et qui préfèrent avant toutes autres les œuvres qui, à un degré quelconque, portent la marque de la naïveté, la liront avec intérêt et plaisir. Tous les artifices de l’arrangeur habile, toutes les ruses de la rhétorique savante, ne valent pas, pour le vrai connaisseur en littérature, un peu de naïveté. Dès que cette qualité se montre dans une œuvre, on pardonne aisément à l’auteur ses défauts, ses incohérences, ses défaillances. C’est ce qui nous est arrivé avec Mme de Gasparin. Ses livres nous ont donné en quelque sorte un spectacle curieux et attachant que bien des livres mieux ordonnés, mieux composés, estimés à un prix supérieur, ne nous ont pas donné, et ne pouvaient pas nous donner : le spectacle d’une âme en mouvement. Quoique mystique et prompte à la prière, cette âme n’est cependant pas méditative, ni même recueillie ; active, zélée, pieusement orageuse, elle invente, à mesure qu’elle parle, ses expressions, ses pensées et ses sentimens. Sa religion est moins une doctrine qu’un instinct ; elle lui obéit comme l’oiseau obéit à l’instinct du chant, et la fourmi à l’instinct du travail. Elle a la vaillance des petits êtres ailés qu’une goutte d’eau semblerait pouvoir noyer, et qui s’agitent infatigables jusqu’aux lueurs avancées du soir, bien après le crépuscule, et tant qu’il reste un rayon de lumière. Elle remue sous la pensée de Dieu comme les insectes dans la lumière, avec une reconnaissante allégresse. Volontiers rêveuse, sa rêverie est mobile, pratique en quelque sorte, nullement contemplative : elle cherche dans la nature non de stériles extases, mais des baumes médicinaux. Abeille protestante, — toutes les belles âmes protestantes tiennent un peu de l’abeille, — elle butine, sur toutes les fleurs où elle se pose, le miel de la consolation… À une pareille âme, toujours en mouvement et jamais en repos, certaines qualités littéraires doivent nécessairement manquer, et en vérité nous sommes loin de le regretter, car ces qualités, après tout, lui sont aussi inutiles que la connaissance des mathématiques à un honnête ouvrier, ou la beauté à une sœur de charité. Mme de Gasparin n’est donc pas artiste, ni même poète dans le sens qu’on attache généralement à ces mots. Ses conceptions ne sont ni fortes ni dramatiques ; la déduction de ses idées n’est ni ferme ni logique. Elle laisse la description usurper la place de l’action et l’homme disparaître sous le paysage. Elle rêve, s’attarde, et soudain précipite son récit, comme si elle avait hâte d’en finir. Mme de Gasparin est cependant artiste à sa manière, artiste non dans la composition, mais dans l’expression. Elle a ces bonheurs de langage, ces rencontres de mots heureux des natures prime-sautières et naïves ; elle trouve spontanément, pour rendre ses joies, ses extases, ses souffrances, des expressions vives, fortes, qui sont comme des créations instantanées de l’âme. Montaigne, ce grand inventeur de mots vivans, n’aurait pas désavoué cette parole : « Les idées, ce train de guerre qui remue en nous. » Le prédicateur le plus éloquent ne dédaignerait pas cette belle épithète que l’auteur applique à l’action de l’Esprit saint : « L’action royale de l’Esprit saint. » Ceux qui ont lu la Bible autrement qu’avec des yeux de critique et d’historien, ceux qui ont cherché dans ses pages des consolations et le ravivement de leur foi défaillante, comprendront seuls, je le crains, mais comprendront certainement la grandeur réelle de cette ligne : « Un seul livre peut nous révéler les secrets de Dieu. Il a des mystères, il a des silences, il ne ment pas. » L’auteur a par milliers de telles expressions.

Les sentimens exprimés dans ses livres sont presque toujours profonds et portent la marque indélébile de la foi protestante. On ne saurait rien de l’auteur, qu’à la seule rencontre de ces sentimens, on devinerait quelle est sa demeure dans la cité éternelle. On y reconnaît une âme impitoyable pour elle-même, habituée à porter sur elle-même un regard inexorable, qui connaît ses moindres replis, qui sait lutter en silence, souffrir solitaire, qui est à elle-même son confesseur et son médecin. Avec cette pudeur effarouchée qui repousse les sympathies trop directes et les condamne comme un tendre espionnage, elle a souffert seule et cicatrisé seule ses blessures. Aussi connaît-elle les secrets les plus douloureux de la vie, et peut-elle dire avec vérité : « J’ai aimé, j’aime ; j’ai souffert, je souffrirai. Bien des objets de ma tendresse ont passé derrière le voile. J’ai vu descendre autour de moi cette nuit peuplée de fantômes qui s’abat sur l’âme en deuil. Les remords trop tard venus, les appels désolés dans un inexorable silence, les détresses, les doutes, la révolte elle-même et cet abattement pire que la mort, j’ai tout savouré. » Ce sont là des confessions que peuvent seules faire les âmes fières qui n’ont eu qu’elles pour appui et n’ont cherché d’appui qu’en elles, et que ne peuvent faire ces âmes heureuses dans leur faiblesse, auxquelles tout tronc est bon comme le lierre pour vivre et grandir ! Aussi ces aveux sont-ils parfois navrans et remplis d’une amertume qui nous gagne le cœur. Écoutez. Je prends au hasard entre tant d’autres une de ces pages douloureuses où les misères de notre nature sont étalées non avec la complaisance de l’analyste mondain, mais avec la sévérité attristée d’une âme religieuse indignée contre elle-même, indignée de ne pouvoir souffrir encore plus qu’elle ne souffre, de ne pouvoir aimer encore plus qu’elle n’aime. « Nous sommes plus vivaces que l’hydre aux cent têtes ; coupez, coupez, abattez ici, abattez là, jonchez le sol de nos membres, ne laissez qu’un tronçon sanglant ; il se tordra, puis il séchera ses plaies, puis il se glissera en quelque frais sentier, sous les feuilles, parmi l’herbe ; il trouvera quelque retraite ombreuse, et il vivra. Voila le pire état, s’avouer à soi-même qu’on peut être mutilé et vivre, que telle séparation peut s’opérer et la blessure se fermer, que la foudre peut éclater et le ciel redevenir serein, que, le cœur arraché, on marchera pourtant, on marchera sans y trouver trop de peine ; qu’à défaut de la vie toute pénétrée d’amour, on se créera une petite existence tranquille, où dominera l’intelligence, la matière, selon l’individu, et qu’il viendra un jour où de bonne foi l’on confessera qu’après l’orage on se porte mieux qu’avant, que seul à voyager on va plus à l’aise, un jour où l’égoïsme, l’horrible égoïsme s’assiéra vainqueur sur les ruines de tout un passé. Là est la suprême infortune : se retrouver au bout, seul, vis-à-vis de soi, et s’avouer qu’on est à soi-même son univers ! Là prend le dégoût mortel, là le souverain mépris. » Qu’en pensez-vous ? Ce n’est point là le ton d’une âme vulgaire. Cette même note résonne infatigablement dans les deux petits volumes ; elle est comme la basse fondamentale de la musique plaintive qui les remplit. C’est un des sentimens les plus profonds, les plus poétiques de l’âme, et que connaissent seuls les privilégiés de la souffrance ; ceux-là, loin de se croire payés d’ingratitude, ne croient jamais assez donner ; ils se reprochent, non de trop aimer, mais de ne pas aimer davantage ; ils s’indignent de guérir, et se méprisent en proportion de la santé qui leur est revenue.

Les descriptions de la nature font un parfait et aimable contraste avec ces sentimens douloureux : dans l’âme, tout est deuil ; au dehors, tout est fête. Les paysages sont la partie tout à fait excellente de ces livres ; ils ne servent pas seulement de cadre aux simples histoires que raconte l’auteur, ils ne lui servent pas seulement de temple et de sanctuaire, ils remplissent encore en quelque sorte le rôle du chœur antique ; ils encouragent, ils exhortent, ils consolent et amusent. Ce ne sont point des paysages multicolores, ils ont la teinte uniforme des lieux où écrit l’auteur, des montagnes et des bois. Le vert y domine sur toutes les autres couleurs. Quels que soient les objets que décrit Mme de Gasparini ses descriptions laissent toujours dans l’imagination du lecteur l’idée de cette noble couleur. Ceux qui connaissent les mystérieux rapports qui existent entre les choses matérielles et les choses intellectuelles, ceux qui comprennent le langage magique que parlent les choses d’ici-bas ne s’en étonneront pas, et ici je demande la permission de glisser une opinion qui pourra paraître à plusieurs une opinion de fantaisie, en demandant pardon d’avance pour sa bizarrerie. Le vert est essentiellement la couleur protestante, comme le bleu est la couleur catholique[2]. Le vert est le symbole à la fois austère et charmant de l’indomptable espérance et du bonheur sérieux, comme le bleu est la couleur de la candeur confiante et du bonheur instinctif. Ce n’est que tard dans la vie, sur le soir de la jeunesse, que nous sentons la consolante beauté de la couleur verte. L’adolescent ne la comprend pas, et son regard se porte de préférence vers les lointains horizons bleus pour y découvrir les étoiles d’or ; mais plus tard, quand les brouillards et les brumes commencent à fermer les horizons, que les lointains deviennent pâles, alors les yeux fatigués, endoloris d’avoir trop cherché la lumière, aiment à se reposer sur cette belle couleur, grave et souriante, qui, dans son langage expressif, vous conseille l’égalité d’âme, la sérénité et l’espérance. La poésie qu’elle exprime n’a pas de splendeurs infinies, mais elle n’a pas non plus de résignation trop humble. Ce n’est pas la couleur des hôtes célestes ni celle de ces êtres qui sont tout près du ciel, mais celle des pèlerins de la terre, déjà éprouvés par la vie.

Les titres des deux livres sont très bien trouvés, et expriment excellemment la pensée de l’auteur : les Horizons prochains, les Horizons célestes. Les horizons prochains ! vous savez, c’est tout ce qui trompe, tout ce qui fuit et échappe, les espérances brisées, les coups de vent soudains, la maladie, la mort. Pour peu que vous ayez vécu à la campagne, vous l’avez éprouvée mille fois, cette déception des horizons prochains. Là-bas, devant vous, tout près de vous, quel charmant paysage s’étend sur cette extrême ligne bleue que votre regard ne peut dépasser ! C’est sans doute un pays féerique ; tout y est étincelant de pourpre et d’or. Une longue traînée de lumière transfigure tous les objets. Les arbres ont des formes sveltes qui font songer aux palmiers d’Orient, les nuages semblent toucher le sol ; c’est sans doute le point où la terre se réunit au ciel. Et ces êtres mystérieux qui passent, quel but les agite, et quel voyage mystique sont-ils en train d’accomplir ? Vous marchez, vous marchez ; mais, hélas ! l’horizon recule devant vous. Cette région enchantée, c’est le vieux guéret stérile bien connu, c’est la vieille bruyère solitaire où si souvent vous avez rêvé ; l’arbre d’Orient n’est qu’un châtaignier vulgaire, et vos voyageurs mystérieux se révèlent sous les formes très prosaïques de trois ou quatre individus à mine suspecte. Les Horizons célestes au contraire, c’est tout ce qui reste et qui dure, les promesses éternelles, les permanentes espérances, les assurances certaines. Deux pensées remplissent ce dernier livre, la pensée de la mort et la pensée de la vie future. L’homme traîne sa vie d’espérance en espérance, vaincus, blessés, nous marchons encore et refusons de nous croire brisés ; mais la mort met irréparablement fin à cette série de déceptions que nous aimons à nommer du beau nom d’espérances. Le sage stoïcien voit dans la mort un bienfait, puisqu’elle est la fin de tous les maux ; mais l’humanité, qui n’est composée ni de sages, ni de stoïciens, la regarde comme la suprême malédiction qui pèse sur elle. La mort assombrit chaque jour la pensée des vivans ; cependant la première heure d’étonnement et d’effroi passée, le cœur se sent rempli d’une force invincible et se prend à espérer même contre la destruction, même contre le néant. Est-il possible que nous ne retrouvions jamais les chers êtres que nous avons aimés ? Est-il possible que notre douleur soit payée d’ingratitude, que les lois implacables d’un ordre aveugle et tout-puissant récompensent par l’oubli nos vaines souffrances ? Est-il possible que, tandis que nous sentons en nous notre douleur vivante, l’objet qui la cause ne soit que néant ? Non, l’âme proteste. Sa force lui est un témoignage de son immortalité ; elle ne se sent lasse ni d’aimer, ni de souffrir ; pourquoi donc accepterait-elle cette récompense du néant qu’elle ne sollicite pas ? Que le corps fatigué accepte, s’il le veut le repos, de la tombe ; quant à l’âme, elle refuse de le partager. L’éternité lui appartient, puisqu’elle se sent des forces éternelles.

Ce n’est pas Mme de Gasparin qui acceptera jamais cette morne consolation de l’éternel néant. Non-seulement elle veut vivre encore après le tombeau, mais vivre en quelque sorte comme elle a vécu. Ce n’est pas elle qui se plaindra d’avoir souffert et aimé ; volontiers elle demande d’aimer et de souffrir encore pendant toute l’éternité. Elle veut retrouver dans l’azur du paradis les êtres qu’elle a chéris et perdus, et elle veut mettre tout son bonheur à les chérir pour toujours, sans avoir jamais plus la crainte de les perdre. Rien n’est plus charmant ni plus hardi que sa théorie féminine sur les joies célestes et le paradis qu’elle espère. À la bonne heure ! elle regarde en face le paradis de Dante, et elle l’appelle sans hésiter le paradis qui fait peur. Elle déclare audacieusement qu’elle ne veut à aucun prix du morne bonheur qu’il promet et de la monotone béatitude des « cohortes bienheureuses tournant en orbes immenses dans ce carrousel à remplir les cieux, lancé par la main qui jeta les mondes dans l’éther, tout rayonnant d’étoiles qu’il entraîne en sa rotation effrénée. » Elle frémit à la pensée que, pour récompense, elle pourrait entrer comme parcelle infinitésimale dans l’agglomération des âmes qui forment les figures symboliques : l’échelle, la croix, l’aigle. « Les mieux partagés figurent les yeux de l’oiseau impérial, prunelles scintillantes où Trajan jette ses rayons à côté de Constantin le Grand et d’Ezéchias. Dans la sphère transcendante, les âmes immobiles, rangées, j’allais dire piquées sur les gradins de l’amphithéâtre, siègent noyées dans la lumière. Au centre, Dieu, trois cercles de dimension égale : le Père, le Fils, le Saint-Esprit ! Les bienheureux plongent à jamais leurs regards dans ce triple anneau, d’un éclat à éteindre le soleil. L’éternel hozannah remplit l’immensité de son accord invariable. C’est l’empyrée. Que sentez-vous ? Moi, je sens de l’épouvante… » Les splendeurs aveuglantes de l’eterna margherita du poète italien ne semblent donc pas à l’auteur une rémunération désirable des douleurs et des combats de l’existence. Elle se contente, et le déclare à cœur ouvert, de récompenses moins royales et moins pompeuses ; elle veut de plus humbles consolations. Pour elle, le type du bonheur suprême, c’est Jésus ressuscité. Vous vous rappelez ces scènes du Nouveau Testament où le Sauveur, sorti du tombeau, mène une vie aussi familière que durant sa vie terrestre. Il retrouve et reconnaît les vieilles figures amies, les disciples dévoués ; il les appelle par leur nom, et à ceux qui doutent il fait poser les doigts sur ses plaies encore ouvertes. Les saints personnages mènent l’ancienne existence et parcourent les chemins tant de fois battus. Les palmiers murmurent encore sur la tête du Sauveur, comme autrefois auprès du puits de la Samaritaine, et pour laisser glisser sa barque, le lac aplanit encore une fois ses ondes. Voilà pour Mme de Gasparin l’exemplaire du bonheur enviable, voilà le vrai paradis ! Se chercher, se retrouver, s’aimer encore ! Il serait doux de converser avec les pèlerins d’Emmaüs, doux de remercier Joseph d’Arimathie, doux de vivre, comme autrefois, avec Marthe, Marie et Lazare ! Mais si, au sortir de la grande tribulation, nous devons, pour tout bonheur, nous plonger dans la mer australe d’une béatitude où l’on perd forme, figure, souvenir, conscience, l’auteur le déclare presque, il préférerait l’anéantissement, ou, pis encore, l’éternel regret de la terre. « Mieux vaut regretter toujours que d’être ainsi consolé. »

Ainsi, vous le voyez, cette âme protestante n’est rien moins qu’enchaînée par les liens d’une formule, et les terreurs superstitieuses lui sont aussi inconnues que les routines pédantesques. Elle est novatrice en plus d’un sens et bat en brèche plus d’un funeste préjugé religieux, et plus d’un dogme contestable et cruel. Elle proteste hardiment contre le paradis qui fait peur, elle combat avec une vaillance infatigable cette frayeur qui est le fléau du calvinisme, la mauvaise crainte de Dieu. Elle s’est plu à montrer dans les personnages qu’elle met en scène les ravages de cette maladie morale sur les âmes humbles et ignorantes. La pensée de Dieu pèse sur ces intelligences naïves comme un cauchemar, et les oppresse comme un remords. Rien ne les rassure, ni leurs actes irréprochables, ni leur conduite sans tache ; elles pleurent et ne sont pas consolées ; elles expient leurs fautes et ne sont pas rassurées. Ici que l’auteur nous permette de la remercier de la sincérité avec laquelle elle a mis le doigt sur le plus grand défaut du protestantisme : l’absence de sécurité pour l’âme meurtrie et tourmentée lorsque cette âme est en même temps ignorante et simple. C’est un beau spectacle que celui d’une âme protestante, habituée à la lumière intellectuelle, luttant seule contre l’adversité, l’erreur ou le danger : un spectacle à ravir Dieu et à le rendre jaloux de son ouvrage. Mais les pauvres intelligences qui ne sont pas habiles à l’analyse et que le recueillement accable, comme il leur arrive parfois de souffrir ! Comme elles cherchent autour d’elles des consolations ! Il arrive bien souvent à Mme de Gasparin d’avouer qu’elle a été appelée en consultation spirituelle. Je n’insiste pas. Après tout, le salut est une affaire individuelle, et sans doute ceux qui redoutent Dieu ont quelque raison de craindre qu’il prononce sur eux le vœ victis. D’ailleurs ces âmes condamnées ou prédestinées, — pardon du mot, mais nous ne savons guère sur le mystère de notre existence que ce que nous a appris sous une forme ou sous une autre la vieille doctrine de l’irrévocable destinée, — ne seront jamais dépourvues de consolations tant qu’elles auront autour d’elles des coreligionnaires comme l’auteur des Horizons prochains.

Mais chut ! n’effleurons pas, même de la manière la plus discrète, les doctrines et les dogmes. « Venez avec moi, nous dit Mme de Gasparin, venez sans crainte, je ne suis pas un théologien. » Ses livres ne sont point des livres de doctrine, ce sont des livres de pur sentiment. Acceptons-les donc tels qu’elle nous les donne, pour des consolations spirituelles, et n’y cherchons pas autre chose que des consolations. Ne les lisez point, vous qui ne pouvez être distraits que par les joies mondaines et les plaisirs bruyans ; il n’y a rien là pour vous, vous n’en sentiriez pas le charme, vous ne sauriez pas découvrir ce qu’ils ont de beauté littéraire. Je vous vois d’ici, tournant les feuillets d’un œil distrait, et disant impoliment, avec un bâillement peut-être : « Que nous veut cette prêcheuse ? » accueillant avec un sourire d’incrédulité ceux qui vous affirmeront qu’il y a dans tels de ces chapitres, le Paradis qui fait peur, par exemple, ou Jésus ressuscité, plus de véritable imagination que dans le plat roman nouveau que tout le monde veut lire. Mais vous les lirez, vous qui, selon l’expression de l’auteur, aimez les joies modestes et les humbles bonheurs ; vous y trouverez un miroir bien net et bien uni dans lequel il vous plaira de voir se réfléchir votre image. Je vous le recommande aussi, à vous, âmes orageuses, qui êtes revenues des longs voyages, et qui cherchez un peu d’ombre et de paix ; il vous donnera, ne fût-ce qu’un instant, et entre deux tempêtes, le souci des choses éternelles. Vous en serez pacifiées pour quelques heures, et vous remercierez l’auteur non du plaisir littéraire qu’elle vous aura donné, elle n’y songe guère, mais du baume bienfaisant qu’elle aura versé sur vos plaies.

Pour moi, je dirai tout hardiment : j’ai éprouvé un sentiment de véritable satisfaction en lisant ces deux petits livres consolateurs, écrits par une plume protestante. Je suis charmé de voir qu’ils ont été inspirés par la doctrine religieuse qui est réputée par le vulgaire comme la plus renfrognée, la plus pédantesque, la plus austère, celle qui verse les consolations religieuses avec le plus de sécheresse et d’avarice. Je sais depuis longtemps que ce sont là des calomnies, et je suis tout heureux de rencontrer une preuve qui confirme mes sympathies. Noble église, qui au milieu de la décadence universelle comptez encore tant d’âmes loyales et vaillantes, courage ! D’une manière ou d’une autre, un grand avenir vous est réservé. Parlons par paraboles, et de manière à n’être pas compris des profanes, mais à être entendu seulement des deux parties intéressées. Bien souvent, en lisant les écrits du protestantisme moderne, il est revenu à mon souvenir une certaine scène du Nouveau Testament pleine de prophéties obscures et de divins pressentimens. La scène se passe après la résurrection de Jésus, pendant les quarante jours qu’il consentit à séjourner encore parmi ses disciples pour leur donner ses dernières instructions. Un jour il s’arrêta pensif devant Pierre, et il lui dit : « Pierre, m’aimes-tu ? — Seigneur, répondit Pierre, vous savez bien que je vous aime. » Mais le Sauveur, préoccupé d’une pensée prophétique, arrêta sur lui ce regard limpide qui avait si souvent déconcerté les scribes et les pharisiens. Ayons l’audace d’interpréter le langage de ce regard. Il disait : Pierre, je te connais, tu as été bien souvent l’objet de mes soucis. Pierre, tu as le dévouement sans bornes, mais aussi la lâche défaillance charnelle de l’homme du peuple. La nature et la grâce sont tout chez toi. Tu n’es mené que par l’instinct, et tu as besoin pour te soutenir de la puissante main de mon père. Tu te sauves de la violence par l’humilité, et de l’humilité par la ruse. Dans le jardin des Oliviers, tu as coupé par amour pour moi l’oreille de Malchus, et cependant le lendemain tu me renias et tu dis à la populace ameutée contre moi : « Non, je ne connais pas cet homme. » Aujourd’hui tu dis que tu m’aimes, et demain quelqu’un que tu ne connais pas encore te surprendra faisant la pâque avec les mondains hébraïsans. Pierre, en expiation de tes fautes, tu te feras crucifier la tête en bas, car aucun dévouement ne te coûte ; mais il t’arrivera de persécuter l’innocent et de verser le sang du juste. Toi qui es sorti de la pauvreté, tu renieras tes frères et tu pactiseras volontiers avec les heureux et les riches. Le pharisaïsme t’envahira ; tu jugeras les âmes sur des preuves controuvées, et tu diras comme les persécuteurs de la synagogue : « Les œuvres sont tout, car elles sont visibles, et qu’est-ce que la foi sans les œuvres ? » Par trois fois le Sauveur adressa à Pierre la même demande : « M’aimes-tu ? » et trois fois Pierre répondit : « Seigneur, vous savez que je vous aime. — Va donc, et pais mes brebis, répondit Jésus ; mais un autre viendra qui ceindra le glaive et te poussera là où tu ne voudras pas aller, » l’apôtre de la parole vivante et de la justification par la foi !


EMILE MONTEGUT.

  1. C’est par un article charmant de M. Laboulaye, publié dans le Journal des Débats d’avril 1859, que cette erreur a été dissipée. Nous avons été plusieurs mois encore avant de comprendre la sens profond de cet article attristé, qui commence par le sonnet de Wordsworth : la Rêverie de la pauvre Suzanne.
  2. Le vert n’est pas la seule couleur du protestantisme, ni le bleu la seule couleur du catholicisme. Ce sont là les couleurs de leurs belles vertus ; mais leurs vices aussi ont leurs couleurs symboliques. Le protestantisme a le gris, symbole de pédantisme, d’ennui, de froideur glaciale, et le catholicisme a le noir, emblème d’hypocrisie, de violence sourde et sinistre, de méchanceté gratuite.