Les Contes de Canterbury/Conte du frère

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Traduction par E. Wahl.
Texte établi par Émile LegouisFélix Alcan (p. 307-318).



Le Conte du Frère.


Le Prologue du Frère.


Le digne « limiteur », le noble frère,
faisait toujours une façon de mine renfrognée
au semoneur, mais par décence
il ne lui avait adressé jusqu’ici nul mot discourtois.
Mais à la fin il dit à la Femme:
1270 « Dame (dit-il), le ciel vous donne bonne vie !
sur mon salut ! vous avez ici touché
un point de doctrine très difficile ;
vous avez dit maintes choses excellentes, je l’affirme;
mais, madame, ici comme nous chevauchons sur la route
il ne nous sied d’avoir que de joyeux devis,
et au nom de Dieu de laisser les textes
aux prêcheurs et aux écoles des clercs aussi.
Mais, si cela plaît à cette compagnie,
je vais vous dire un joyeux conte d’un semoneur.
1280Pardieu, vous pouvez bien savoir par ce nom
que d’un semoneur on ne peut rien dire de bien;
je vous prie tous de ne rien prendre en mal.
Un semoneur est un homme qui court de ci de là,
citant les gens pour fornication,
et battu au bout de chaque village. »
Notre hôte dit alors : « Ah ! messire, vous devriez être honnête
et courtois, comme il sied à votre état ;
en cette compagnie nous ne voulons avoir de débat.
Dites votre conte et laissez le semoneur. »
1290 « Oh ! (dit le semoneur), qu’il me dise
ce qui lui plaira ; quand viendra mon tour,
par Dieu ! je le paierai jusqu’au dernier liard.
Je lui dirai quel grand honneur c’est
d’être un limiteur aux discours cajoleurs
et lui dirai ce que c’est que son emploi, croyez-m’en ! »

Notre hôte répondit : « Paix, assez là-dessus, »
et après ceci il dit au Frère,
« Allons ! dites votre conte, mon bon cher maître. »


Ici finit le Prologue du Frère.



Ici commence le conte du Frère[1]


Jadis demeurait en mon pays,
1300 un archidiacre, un noble dignitaire.
qui vaillamment faisait exécution
en châtiment de fornication,
de sorcellerie et aussi de maquerelage,
de diffamation et d’adultère,
de vols faits à l’église[2], et en matière de testaments,
de contrats et de sacrements négligés,
et aussi pour maint autre genre de crime
qu’il n’est point nécessaire de redire à cette heure,
et pour usure et pour simonie aussi.
Mais certes il punissait surtout les paillards ;
1310 il leur fallait crier bien fort, s’ils étaient pris.
Et payeurs de petites dîmes étaient rudement tancés ;
si quelque curé se plaignait d’eux,
ils ne pouvaient, eux, s’en tirer par simple peine pécuniaire.
Pour petites dîmes et pour petites offrandes
il faisait crier piteusement les gens.
Car avant que l’évêque les prît avec sa crosse,
ils étaient inscrits sut les livres de l’archidiacre.

Alors avait-il dans sa juridiction
1320 pouvoir de leur infliger correction.
Il avait un semoneur sous la main,
il n’était en Angleterre de gaillard plus subtil,
car habilement il avait ses espions,
qui l’informaient de ce qui lui pouvait profiter.
Il savait épargner un débauché ou deux
pour lui en indiquer vingt et quatre autres.
Car quand ce semoneur ici en deviendrait fou comme un lièvre[3],
je dirai sans ménagement toute sa méchanceté ;
car nous ne sommes point soumis à sa juridiction ;
1330 ils n’ont point sur nous d’autorité,
ni n’en auront jamais de toute leur vie.

« Par Saint-Pierre ! c’est tout comme les femmes des bourdeaux[4],
(dit le semoneur), qui sont aussi hors de mes attributions ! »
« Paix ! à la male heure et à la male chance,
(ainsi parla notre hôte), et laissez-lui dire son conte.
Donc contez, quand même le semoneur se récrie,
n’épargnez rien, mon bon cher maître. »

Ce déloyal voleur, ce semoneur (dit le Frère),
avait toujours en main des maquereaux aussi bien dressés
1340 que faucons d’Angleterre obéissant au leurre,
qui lui rapportaient tous les secrets qu’ils savaient,
car leur connaissance ne datait pas d’hier.
Ils étaient en cachette ses agents ;
il tirait de ceci grand profit ;
son maître ne connaissait pas toujours ses gains.
Sans citation, s’il avait affaire à un ignorant,
il s’entendait à l’appeler sous peine d’excommunication ;
et ils étaient trop contents de remplir son escarcelle,
et de le faire bien godailler aux tavernes.
1350 Et tout comme Judas avait sa petite bourse[5]
et était un voleur, voleur tout pareil était-il ;
son maître ne recevait que la moitié de son dû.

Il était, si je lui dois donner sa louange,
un voleur et aussi un semoneur et un maquereau.
Il avait aussi des filles à son service,
qui, soit que ce fût messire[6] Robert ou messire Hugues,
ou Jeannot ou Raoul, ou qui que ce pût être,
qui couchât avec elles, elles le lui disaient à l’oreille ;
ainsi la fille et lui étaient d’accord.
1360 Et il apportait une fausse citation
et l’un et l’autre les appelait devant le chapitre,
et pillait l’homme et laissait aller la fille.
Puis il disait : « Ami, je vais, pour l’amour de toi,
la faire effacer de notre livre noir ;
ne te mets plus en peine du tout de cette affaire ;
je suis ton ami en toutes choses où je te puis servir. »
Certes il connaissait plus de tours de fripon
qu’on ne pourrait en rapporter en deux ans.
Car en ce monde il n’y a chien suivant l’arc du chasseur,
1370 qui sache discerner un daim blessé d’un autre qui ne l’est pas,
mieux que ce semoneur ne reconnaissait un dissimulé paillard
ou un adultère ou un galant.
Et comme c’était le principal de son revenu,
il y employait donc toute sa diligence.
Et il advint qu’un beau jour,
ce semoneur, toujours en quête de sa proie,
allait à cheval citer une veuve, une vieille sèche comme rebec[7],
prétendant un procès car il voulait soutirer de l’argent.
Et il se trouva qu’il vit devant lui à cheval
1380 un yeoman[8] bravement paré, à l’orée d’un bois.
Il avait un arc et des traits brillants et acérés ;
il portait un court manteau vert ;
un chapeau sur la tête à franges noires.
« Messire (dit le semoneur), salut ! soyez le bien rencontré ! »

 « La bienvenue à vous (dit l’autre), et à tout bon compagnon !
Où vas-tu, chevauchant sous ce bosquet vert ?
(dit le yeoman). Vas-tu loin aujourd’hui ? »
Notre semoneur lui répondit que non :
« Ici tout près (dit-il), j’ai l’intention
1390 d’aller pour recouvrer une somme d’argent
qui appartient et revient à mon seigneur. »
« Es-tu donc un bailli[9] ? » « Oui ! » dit-il.
Il n’osa point, à cause de l’infamie et de la honte,
dire qu’il était semoneur, tant ce nom est laid.
« Depardieu ! (dit le yeoman), cher frère,
tu es bailli et moi de même.
Je suis étranger en ce pays ;
lions connaissance, je te prie,
et soyons frères aussi, si vous le voulez bien.
1400 J’ai de l’or et de l’argent dans mon coffre ;
s’il t’arrive de venir en notre province,
tout sera à toi et bien à ton service ! »
« Grand merci (dit notre semoneur), sur ma foi ! »
Frappant chacun dans la main de l’autre, ils promettent
d’être frères jurés toute leur vie.
Devisant plaisamment ils vont leur chemin.
Notre semoneur qui était aussi plein de babil
que pleins de cruauté sont les faucons laniers[10],
et toujours curieux de toutes choses :
1410 « Frère (dit-il), où donc est votre logis,
si quelqu’autre jour je vous allais voir ? »
Le yeoman lui répondit doucement :
« Frère (dit-il), bien loin au nord[11]
et j’espère bien un jour t’y voir.
Avant que nous nous séparions, je te l’indiquerai si bien,
que tu ne pourras manquer de trouver ma maison. »
« Or çà, frère (dit notre semoneur), je vous prie,
enseignez-moi pendant que nous faisons route,
puisque vous êtes bailli comme moi,
quelque tour subtil, et dites-moi en toute sincérité
1420 comment je peux le plus gagner en mon office ;

point de réserve ni par conscience ni par crainte de péché,
mais en frère dites-moi comment vous vous y prenez. »
« Or çà, sur ma foi, cher frère (dit-il),
je vais certes vous dire la vérité entière ;
mes gages sont bien maigres et bien petits.
Mon seigneur est dur pour moi et chiche,
et mon labeur est très pénible ;
aussi je vis d’extortions,
1430 car sur ma foi je prends tout ce qu’on veut bien me donner ;
n’importe comme, par dol ou par violence,
d’une année à l’autre je gagne ma subsistance.
Je ne puis mieux dire en toute franchise. »
« Ores certes (dit le semoneur), ainsi fais-je ;
je n’hésite à m’emparer, Dieu le sait,
que de ce qui est trop lourd ou trop chaud à tenir[12].
Ce que je peux prendre en secret et sans souffler mot,
je ne m’en fais cas de conscience aucun ;
n’était ce que j’extorque, je ne pourrais pas vivre,
1440 et de ces tours je ne veux point me confesser.
Je ne connais ni pitié ni conscience ;
je maudis les pères confesseurs tous tant qu’ils sont.
Notre rencontre est heureuse, par Dieu et par Saint Jacques !
Mais, très cher frère, dis-moi donc ton nom. »
Ainsi parla notre semoneur et cependant
le yeoman de sourire un petit.
« Frère (dit-il), veux-tu que je te le dise ?
Je suis un diable, mon séjour est en l’enfer.
Et je vais ici à cheval en quête de mon gain,
1450 cherchant si on me donnera quelque chose.
Mon gain est la source de tout mon revenu.
Vois ! tu chevauches avec le même désir,
pour gagner profit : il ne te chaut de quelle façon ;
et moi de même, car je chevaucherais bien en ce moment
jusqu’au bout du monde pour trouver une proie. »
« Ah ! (dit notre semoneur), benedicite, que dites-vous ?
Je pensais que vous étiez un yeoman vraiment.
Vous avez tout comme moi une forme humaine ;

avez-vous donc une figure définie
1460 dans l’enfer, où c’est votre condition de vivre ? »
« Non certes (dit-il), là nous n’en avons point ;
mais, quand nous le voulons, nous pouvons en prendre une,
ou bien vous faire croire que nous sommes faits
quelquefois comme des hommes, quelquefois comme des singes ;
ou bien sous forme d’ange je puis chevaucher ou marcher.
Il n’est merveille s’il en est ainsi ;
un jongleur pouilleux sait te tromper,
et pardieu, je sais encore plus de tours d’adresse que lui. »
« Pourquoi ! (dit notre semoneur), allez-vous donc à pied ou à cheval
1470 sous diverses formes et pas toujours la même ? »
« C’est que (dit-il), nous nous nous faisons la forme
qui est la plus propre à saisir notre proie. »
« Pourquoi donc vous donnez-vous toute cette peine ? »
« Pour bien des raisons, cher messire semoneur,
(dit le démon), mais il y a temps pour tout.
Le jour est court et il est passé prime[13],
et je n’ai rien encore gagné d’aujourd’hui.
Je veux m’appliquer à gagner, si je peux,
et non pas me mettre à révéler nos tours.
1480 Car, mon frère, ton esprit, est bien trop pauvre
pour comprendre, quand même je te les aurais dits.
Mais puisque tu demandes pourquoi nous travaillons,
c’est que parfois nous servons d’instruments à Dieu[14],
et de moyens pour exécuter ses commandements,
quand il lui plaît, sur ses créatures,
par divers arts et sous diverses figures.
Sans lui nous n’avons certes point de puissance,
s’il lui convient de s’opposer à nous.
Et parfois sur notre prière il nous laisse loisir
1490 de ne faire du mal qu’au corps et non à l’âme ;
témoin Job, que nous fîmes souffrir.
Et parfois nous avons pouvoir sur l’un et l’autre,
c’est à savoir sur l’âme comme sur le corps.
Et parfois il nous est permis d’aller tenter
un homme et de tourmenter son âme,
et non son corps, et tout est pour le mieux.

Quand il résiste à notre tentation,
il s’assure son salut ;
quoique ce n’ait pas été notre intention
1500 qu’il fût sauvé, et que nous voulions l’emporter.
Et nous sommes parfois les serviteurs de l’homme,
comme pour l’archevêque Saint Dunstan ;
et je fus aussi serviteur des apôtres. »
« Mais dites-moi (dit le semoneur), sans mentir,
vous faites-vous de nouveaux corps ainsi chaque fois
composés d’éléments ? » Le démon répondit : « Non ;
tantôt nous sommes formes vaines, et tantôt nous nous levons
en des corps morts, de très diverses façons,
et parlons aussi raisonnablement et justement et bien
1510 que Samuel parla à la pythonisse[15].
Et pourtant d’aucuns prétendent que ce n’était pas lui ;
il ne me chaut de votre théologie.
Mais je t’avertis d’une chose, je ne plaisante pas,
tu sauras en tous cas comment nous sommes formés ;
tu viendras après cette vie, mon cher frère,
là où tu n’auras pas besoin d’apprendre de moi.
Car tu seras capable par ta propre expérience
d’être lecteur en chaire et traiter ce sujet
mieux que Virgile, pendant qu’il était en vie,
1520 ou que Dante aussi ; or ça chevauchons vite.
Car je veux demeurer en ta compagnie
jusqu’au moment où tu me quitteras. »
« Non (dit notre semoneur), ceci n’arrivera pas ;
je suis yeoman[16], c’est chose connue loin à la ronde ;
je tiendrai ma parole certes en cette affaire.
Car fusses-tu le diable Satanas lui-même,
je tiendrai parole à mon frère,
comme j’ai juré, et nous avons juré l’un à l’autre
d’être frères loyaux en cette affaire ;
1530 et ensemble nous allons à notre profit.
Tu prendras ta part, quoi que l’on veuille te donner,
et moi la mienne ; ainsi nous gagnerons notre vie.
Et si l’un de nous deux a plus que n’a l’autre,
qu’il soit loyal et partage avec son frère. »

« Je le veux (dit le diable), sur ma foi ! »
Et sur ce mot ils continuent leur route.
Et tout à l’entrée du bout de la ville
à laquelle notre semoneur se proposait d’aller,
ils virent un chariot qui était chargé de foin,
1540 qu’un charretier conduisait sur le chemin.
Ce chemin était creux, aussi le chariot était arrêté.
Le charretier frappait et criait comme un forcené :
« Hue Blaireau ! hue l’Escot ! Avez-vous peur des pierres ?
Le diable (dit-il), vous emporte corps et os,
sans laisser pièce des poulains que vous fûtes,
tant et tant avec vous j’ai connu de misères !
Le diable emporte tout, et chevaux et chariot et foin ! »
Notre semoneur dit : « Ici nous allons rire » ;
et s’approcha du démon comme si de rien n’était,
1550 tout secrètement, et lui chuchota à l’oreille :
« Écoute, mon frère, écoute, sur ta foi ;
n’entends-tu pas ce que le charretier dit ?
Happe bien vite, car il t’a tout donné,
et foin et chariot et ses trois chevaux avec. »
« Nenni (dit le démon), Dieu sait que non ;
ce n’est point ce qu’il pense, sois-en bien sûr ;
demande-lui toi-même, si tu ne m’en crois point,
ou attends un peu et tu verras. »
Le charretier caresse ses chevaux sur la croupe
1560 et ils se mettent à tirer et se tendre en avant :
« Allez, maintenant ! (dit-il), Jésus-Christ vous bénisse,
et toutes ses créatures, les grandes et les moindres !
C’est bien tiré, mon bon gris, mon garçon !
Veuille Dieu te sauver et monsieur Saint Éloi[17] !
Voici mon chariot hors du bourbier, pardi ! »
« Eh ! frère (dit le démon), que te disais-je ?
Ici vous pouvez voir, mon cher frère bien-aimé,
que le gaillard parlait d’une façon, mais il pensait d’une autre.
Continuons d’aller notre chemin ;
1570 je n’ai nul droit d’attelage à percevoir ici[18]. »

Quand ils furent arrivés un peu hors de la ville,
le semoneur chuchota à son frère :
« Frère (dit-il), ici habite une vieille, sèche comme rebec[19],
qui aimerait presque mieux qu’on lui coupât le cou
que donner un sou de son bien.
J’en veux avoir douze doubles sols[20], en deviendrait-elle folle,
ou je la citerai devant notre officialité,
encore que bien sûr je ne sache point qu’elle soit en faute.
Et puisque tu ne peux pas en ce pays
1580 te procurer ta subsistance, prends ici exemple sur moi. »
Notre semoneur heurta à la porte de la veuve.
« Viens hors (dit-il), vieille sorcière !
Je gage que tu as chez toi quelque frère ou prêtre ! »
« Qui frappe (dit la veuve), benedicite !
Dieu vous garde, messire, qu’y a-t-il pour votre service ? »
« J’ai ici (dit-il), un mandat de comparution ;
sous peine d’excommunication prends soin de te trouver
demain aux genoux de l’archidiacre,
pour répondre à la cour sur certaines choses. »
1590 « Oh ! Seigneur (cria-t-elle), Jésus-Christ, roi des rois,
viens à mon aide, aussi vrai que je ne peux pas y aller.
Je suis malade et depuis bien longtemps.
Je ne puis aller si loin, à pied ni à cheval,
que je n’en meure, tant j’ai mal au côté.
Ne puis-je demander un mémoire, messire Semoneur,
et répondre là-bas par mon procureur
à telle chose que l’on veut m’imputer ? »
— « Allons (dit notre semoneur), paie-moi sur l’heure, voyons,
douze doubles sols, et je te tiendrai quitte.
1600 Je n’aurai comme profit là-dessus que peu de chose ;
mon maître a le profit et non pas moi.
Fais vite, que je m’en aille tout de suite ;
donne-moi douze gros sous, je ne peux pas m’arrêter. »
« Douze gros sous (dit-elle), que madame Sainte Marie
me sorte de peine et de péché,
aussi vrai que, quand ce serait pour acquérir le monde entier,
je n’ai pas douze gros sous en ma possession.
Vous savez bien que je suis pauvre et vieille ;

montrez-vous charitable pour moi, pauvre chétive. »
1610 « Non certes (dit-il), que le vilain diable m’emporte,
si je t’en tiens quitte, dusses-tu en mourir ! »
« Hélas ! (dit-elle), Dieu sait que je n’ai rien fait. »
« Paie-moi (dit-il), ou, par la douce Sainte Anne,
j’emporterai ta poêle neuve
pour la somme que depuis longtemps tu me dois,
du temps où tu fis ton mari cocu,
et où j’ai payé à mon officialité ton amende. »
« Tu mens (dit-elle), sur mon salut !
Je n’ai jamais été jusqu’aujourd’hui, veuve ou mariée,
1620 citée à votre cour, de toute ma vie ;
je n’ai jamais été qu’honnête de mon corps.
Au vilain diable noir horrible à regarder
je te donne toi et ma poêle avec ! »
Et quand le diable l’entendit faire cette malédiction
à genoux, il parla de cette façon :
« Or ça, Amable, ma très chère mère,
est-ce votre désir pour de bon que vous dites ? »
« Le diable (dit-elle), l’emporte tout vivant,
et poêle et tout, à moins qu’il ne se repente ! »
1630 « Non, vieille jument, ce n’est pas mon dessein,
(dit notre semoneur), de me repentir,
pour tout ce que j’ai jamais eu de toi ;
je prendrais bien ta chemise et toutes tes hardes ! »
« Or çà, frère (dit le diable), ne te courrouce pas ;
ton corps et cette poêle m’appartiennent de droit.
Ce soir même tu viendras avec moi dans l’enfer
où tu connaîtras de nos affaires secrètes
plus que n’en sait un maître en théologie. »
Et sur ce mot ce vilain diable le happe ;
1640 corps et âme avec le diable il alla
au lieu où les semoneurs ont leur patrimoine.
Et Dieu qui a fait à son image les hommes,
nous garde et nous sauve tous tant que nous sommes,
et veuille que ce semoneur ici devienne honnête !
Mes maîtres, j’aurais pu vous dire (continua le frère),
si ce semoneur ici m’en laissait le loisir,
d’après l’autorité du Christ et de Paul et de Jean,
et d’un grand nombre de nos autres docteurs,

telles peines, que vos cœurs en frissonneraient, —
1650 bien que la langue d’aucun homme ne puisse dire,
quand j’en parlerais l’espace de mille hivers,
les peines de cette maudite demeure d’enfer.
Mais pour nous préserver de ce lieu maudit
veillez bien et priez Jésus que par sa grâce
il nous protège, je l’en supplie, du tentateur Satanas.
Écoutez cette parole et soyez sur vos gardes :
le lion se tient aux embûches toujours[21]
pour tuer l’innocent, s’il le peut faire.
Disposez toujours vos cœurs à résister
1660 à l’ennemi qui voudrait nous réduire en servitude et esclavage.
Il ne pourra vous tenter au delà de vos forces[22] ;
car le Christ sera votre champion et chevalier.
Et priez que ces semoneurs se repentent
de leurs méfaits avant que le diable les emporte.

Ici finit le conte du Frère.



  1. 1. On trouve un conte analogue dans un ouvrage latin de 1480 publié en Allemagne et dont l’auteur est Jean Héroit, frère dominicain de Bâle, connu sous le nom de Discipulus. — Voir « Originals and Analogues, Chaucer Society », 1872, p. 105. La première partie du livre de Héroit se compose de sermons ; la seconde d’historiettes destinées à servir d’exemples. Cf. le conte de Advocato et Diabolo inséré dans Promptuarium Exemplorum du commencement du xvie siècle et imprimé par M. T. Wright pour la Percy Society, vol. VIII, p. 70.
  2. L’anglais porte « chirche-reves » qui désigne habituellement les marguilliers. C’est dans ce sens que l’entend ici M. Skeat. Mais ce nom d’homme est déconcertant, parmi cette énumération de péchés et de délits. Nous entendons reves au sens de vols, qu’il avait en moyen anglais. (Voir Concise Dictionary of Middle English by Mayhew et Skeat. — Cf. dans Murray : « The reavers and robbers of all churches and images », 1583.) Peut-être aussi reves est-il une simple erreur de copiste pour renes, et alors nous aurions une survivance du mot anglo-saxon cyric-rena — vol d’église, sacrilège (V. Bosworth-Toller).
  3. « Fou comme un lièvre » et plus spécialement « fou comme un lièvre de mars » sont locutions courantes en anglais.
  4. La repartie du semoneur s’explique par la loi d’après laquelle les maisons publiques ne relevaient pas de l’autorité ecclésiastique.
  5. Voir l’Évangile de Saint Jean, XII, 6.
  6. Messire, titre donné à un membre du clergé séculier.
  7. Dans l’anglais ribybe, violon mauresque à deux cordes. Littré cite l’expression proverbiale « sec comme rebec et plat comme punaise » pour un avare. Cf. Visages de rebec, figures grotesques taillées dans les manches des rebecs. Rabelais, II, iii. De là, on a appelé visage de rebec un visage sec et mal fait, etc. (Note de l’édition Favre, Paris, Champion, 1876.) M. Skeat suppose qu’il y a dans le mot « rebekke », vers 1573, une plaisanterie : rebekke serait à la fois une forme de « ribybe » et le nom Rébecca mis pour femme mariée parce que ce nom se trouve dans l’office du mariage.
  8. Yeoman, ici « archer ». V. p. 4, note 1.
  9. Bailli (auj bailiff en ang.) avec les 2 sens : 1o d’huissier ou recors, 2o d’intendant.
  10. Le laneret empale les scarabées et les petits oiseaux sur des épines.
  11. L’enfer était situé au nord. Cf. Milton, Paradis perdu, v. 755-760.
  12. Cf. : « Ne laissoient riens à prendre, s’il n’estoit trop chaud, trop froid, ou trop pesant ». (Froissart, V. 1, c. 229.)
  13. Neuf heures du matin.
  14. Cf. Boëce, de Consolatione philosophie, IV, pr. 6, 62-71, et Job, I, 12 ; II, 6.
  15. I, Samuel, 18, 7.
  16. « Parole de yeoman » équivaut à notre « caution bourgeoise ».
  17. Saint Éloi était le patron des orfèvres, des maréchaux-ferrants, des forgerons et des charretiers.
  18. Le fermier payait un droit à son seigneur, s’il voulait être dispensé de mettre son attelage à son service.
  19. Voir la note du vers 4377. C’est le sens d’avare qui domine ici.
  20. Quinze shellings en monnaie d’aujourd’hui.
  21. V. Psaumes, X, 9.
  22. Cf. I, Cor., X, 13.