Les Contes drolatiques/I/Prologue

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Les Contes drolatiquesGarnier frères (p. 3-7).


Cecy est ung livre de haulte digestion, plein de déduicts de grant goust, espicez pour ces goutteux trez-illustres et beuveurs trez-prétieux auxquels s’adressoyt nostre digne compatriote, éternel honneur de Touraine, Françoys Rabelais. Non que l’Autheur ayt l’oultre-cuydance de vouloir estre aultre chouse que bon Tourangeau, et entretenir en ioye les amples lippées des gens fameux de ce mignon et plantureux pays, aussy fertile en cocqus, cocquards et raillards que pas ung, et qui ha fourny sa grant part des hommes de renom à la France avecques feu Courier, de picquante mémoire ; Verville, autheur du Moyen de parvenir, et aultres bien cogneus : desquels nous trions le sieur Descartes, pour ce que ce feut un génie mélancholicque, et qui ha plus célébré les songeries creuses que le vin et la friandise, homme duquel tous les pastissiers et rostisseurs de Tours ont une saige horreur, le mescognoissent, n’en veulent point entendre parler, et disent : « Où demeure-t-il ? » si on le leur nomme. Doncques, ceste œuvre est le produict des heures rieuses de bons vieulx moynes, et dont estoyent maints vestiges espars en nostre pays ; comme à la Grenadière-lez-Sainct-Cyr, au bourg de Sacché-lez-Azay-le-Ridel, à Marmoustiers, Veretz, la Roche-Corbon, et dans aulcuns typothecques de bons récits, qui sont chanoines anticques et preudes femmes ayant cogneu le bon temps où l’on iocquetoyt encores sans resguarder s’il vous sortoyt ung cheval ou de ioyeux poulains des costes à chaque risée, comme font auiourd’huy les ieunes femmes qui vouldroyent soy esbattre gravement : chouse qui sied à nostre gaye France comme une huillière sur la teste d’une royne. Aussy, comme le rire est ung privilége octroyé seulement à l’homme, et qu’il y ha cause suffisante de larmes avecques les libertez publicques, sans en adiouxter par les livres, ai-ie cru chouse patrioticque en diable de publier un drachme de ioyeulsetez, par ce temps où l’ennuy tombe comme une pluie fine qui mouille, nous perce à la longue, et va dissolvant nos anciennes coustumes qui faisoyent de la raye publique ung amusement pour le plus grant nombre. Ains, de ces vieulx pantagruelistes qui laissoyent faire à Dieu et au Roy leur mestier, sans mestre la main à la paste plus que ne debvoyent, se contentant de rire, il y en ha peu, il en chet tous les iours, en sorte que i’ay grant paour de veoir ces notables fragmens d’anciens breviaires conspuez, conchiez, gallefretez, honnis, blasmez, ce dont ie ne me mocqueroys point,

À mesure que nous voyageons, le rire s’estainct et despérit
comme l’huile de la lampe.
veu que ie conserve et porte beaucoup de respect aux rogneures

de nos anticquitez gauloises.

Soubvenez-vous aussi, critiques enraigez, hallebotteurs de mots, harpyes qui guastez les intentions et inventions de ung chascun, que nous ne rions que enfans, et, à mesure que nous voyageons, le rire s’estainct et despérit comme l’huile de la lampe. Cecy signyfie[1] que, pour rire, besoing est d’estre innocent et pur de cueur ; faulte de quoy, vous tortillez vos lèvres, iouez des badigoinces et fronssez les sourcils en gens qui cachent des vices et impuretez. Ores doncques, prenez cette œuvre comme ung groupe ou statue, desquels ung artiste ne peut retraire certaines pourtraicteures, et seroyt un sot à vingt-deux caratz, s’il y mettoyt seulement des feuilles, pour ce que ces dictes œuvres, non plus que cettuy livre, ne sont faictes pour des convens[2]. Néantmoins, i’ay eu cure, à mon grand despit, de sarcler, ez manuscripts, les vieulx mots, ung peu trop ieunes, qui eussent déchiré[3] les aureilles, esblouy les yeulx, rougy les ioues, deschicqueté les lèvres des vierges à braguettes et des vertus à trois amans : car il faut aussy faire aulcunes chouses pour les vices de son temps, et la périphrase est bien plus guallante que le mot ! De faict, nous sommes vieulx et treuvons les longues bagatelles meilleures que les briefves follies de nostre ieunesse, veu que, alors, nous y goustons plus long-temps. Doncques, mesnagez-moy dans vos médisances, et lisez cecy plus tost à la nuict que pendant le iour ; et point ne le donnez aux pucelles, s’il en est encores, pour ce que ce lyvre prendroyt feu. Ie vous quitte de moy. Mais ie ne crains rien pour ce livre, veu qu’il est extraict d’ung hault et gentil lieu, d’où tout ce qui est yssu ha eu grant succez, comme il est bien prouvé par les Ordres royaulx de la Toyson d’Or, du Sainct-Esprit, de la Jarretière, du Bain, et tant de notables chouses qui y furent prinses, à l’umbre desquelles ie me mets.

Ores, esbaudissez-vous, mes amours, et gayement lisez tout, à l’aise du corps et des reins, et que le maulubec vous trousque, si vous me reniez après m’avoir lu. Ces paroles sont de nostre bon maistre Rabelais, auquel nous debvons tous oster nostre bonnet en signe de révérence et honneur, comme prince de toute sapience et de toute comédie.

  1. WS : signifie dans l’édition 9
  2. WS : convents dans l’édition 9
  3. WS : deschiré dans l’édition 9