Les Contes drolatiques/I/La Connestable

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Les Contes drolatiquesGarnier frères (p. 143-168).


LA CONNESTABLE



Le connestable d’Armignac espousa, par ambition de haulte fortune, la comtesse Bonne, qui s’estoyt desià trez proprement enamourée du petit Savoisy, fils du chamberlan à Monseigneur le Roy Charles sixiesme.

Le connestable estoyt ung rude homme de guerre, piteux de mine, vieulx de peau, grantement poilu, disant tousiours des paroles noires, tousiours occupé de pendre, tousiours en sueur de batailles, ou resvant à stratagesmes aultres que ceulx d’amour. Aussy, ce bon souldard, peu soulcieux d’espicer le ragoust du mariaige, usoyt de sa gente femme en homme qui pense à visées plus haultes ; ce que les dames ont en une saige horreur, veu que elles n’ayment point à avoir les solives du lict pour seuls iuges de leurs mignardises et bons coups.

Doncques, la belle comtesse, dès qu’elle feust connestablée, n’en mordit que mieulx à l’amour, dont elle avoyt le cueur encombré par le susdict Savoisy ; ce que veit bien le compaignon.

Voulant tous deux estudier mesme musicque, ils eurent bientost accordé leurs lucs ou deschiffré le grimoire ; et ce feut chouse apertement démonstrée à la royne Isabelle que les chevaulx de Savoisy estoyent plus souvent establez chez son cousin d’Armignac qu’en l’hostel Sainct-Pol, où demouroyt le chamberlan, depuis la destruction de son logiz, faicte par ordre de l’Université, comme ung chascun sçayt.

Ceste preude et saige princesse, redoubtant par advance quelque fascheux estrif pour Bonne, d’autant que ledict connestable ne chailloyt pas plus à iouer de sa lame que prebstre à donner ses bénédictions, ladicte royne, fine à dorer comme une dague de plomb, dit ung iour en sortant de vespres à sa cousine, qui prenoyt de l’eaue benoiste avecques Savoisy :

— Ma mye, ne voyez-vous point du sang dedans ceste eaue ?

— Bah ! feit Savoisy à la royne, l’amour ayme le sang, madame ! …

Ce que ladicte royne treuva fort bien respondu, et le mit en escript, puis plus tard en action, lors que son seigneur Roy navra ung sien amant, dont vous verrez poindre la faveur dans cettuy Conte.

Vous sçavez, par maintes expérimentations, que durant le prime vère de l’amour, ung chascun des deux amans ha tousiours en gran paour de livrer le mystère de son cueur ; et, tant par fleur de prudence, tant pour l’amusement que donnent les doulces trupheries de la guallantise, ils iouent à qui mieulx se mussera. Puis, ung iour d’oubly suffict pour enterrer toutes les saigesses passées. La paouvre femme se prind en sa ioye comme en ung lasset ; son amy signe sa présence ou parfoys ung adieu par quelques vestiges de braguettes, escharpes ou esperons laissez par ung hazard fatal ; et vécy ung coup de dague qui trenche la trame si guallamment ouvraigée par leurs délices dorées. Mais, quand pleins sont les iours, point ne faut faire la moue à la mort ; et l’espée des marys est ung beau trespas de guallanterie, s’il y ha de beaulx trespas ! Ainsy debvoyent finer les belles amours de la connestable.

Ung matin que monsieur d’Armignac avoyt ung morceau de bon temps à prendre par la fuite du duc de Bourgongne, lequel quittoyt Lagny, le connestable doncques s’advisa de soubhaiter boniour à sa dame, et la voulut resveigler d’une fasson assez doulce pour qu’elle ne se faschast point ; mais elle, embourbée dans les grasses sommeilleries de la matinée, respondit au geste sans lever les paupières :

— Laisse moy doncques, Charles !

— Oh ! oh ! feit le connestable, oyant ung nom de sainct qui n’estoyt point de ses patrons, i’ay du Charles dans la teste !

Lors, sans touchier à sa femme, il saulta hors du lict et monta, le visaige en flamme et l’espée nue, à l’endroict où dormoyt la chamberière de la comtesse, se doubtant que ladicte servante mettoyt les mains à ceste besongne.

— Ah ! ah ! gouge d’enfer, luy cria-t-il pour commencer le déduict de sa cholère, dis tes patenostres, car ie vais te tuer sur l’heure à cause des menées du Charles qui vient céans.

— Ah ! Monseigneur, respondit la femme, qui vous ha dict cela ?

— Sois ferme que ie te deffais sans rémission, si tu n’advoues les moindres assignations données, et en quelle manière elles s’accordoyent ; si ta langue se tortille, si tu bronches, ie te cloue avecques mon poignard. Parle !

— Clouez-moy, respartit la fille : vous ne sçaurez rien !

Le connestable ayant mal prins ceste excellente response, la cloua net, tant le courroux l’eschauffoyt ; puis revint en la chambre de sa femme, et dit à son escuyer qu’il rencontra par les degrez, tout esveiglé aux aboys de la fille :

— Allez là-hault ; i’ay corrigé ung peu fort la Billette.

Devant qu’il reparust en présence de Bonne, il alla prendre son fils, lequel dormoyt comme ung enfant, et le traisna chez elle avecques des fassons peu mignonnes. La mère ouvrit les yeulx, et bien grans, comme pensez, aux cris de son petit ; puis feut grantement esmeue en le voyant aux mains de son mary, lequel avoyt la dextre ensanglantée et gectoyt ung resguard rouge à la mère et au fils.

— Qu’avez-vous ? dit-elle.

— Madame, demanda l’homme de briefve exécution, cet enfant est-il yssu de mes reins ou de ceulx à Savoisy, vostre amy ?

Sur ce proupos, Bonne devint pasle et saulta sur son fils comme une grenouille effrayée qui se lance à l’eaue.

— Ah ! il est bien à nous, feit-elle.

— Si vous voulez ne pas veoir rouler sa teste à vos pieds, confessez-vous à moy, et respondez droict : vous m’avez adioinct ung lieutenant ?

— Oui da !

— Quel est-il ?

— Ce n’est point Savoisy, et ie ne diray iamais le nom d’ung homme que ie ne cognoys pas.

Là-dessus le connestable se leva, print sa femme par le bras pour luy trencher la parole d’ung coup d’espée ; mais elle, luy gectant ung resguard impérial, s’écria :

— Oh bien, tuez-moi ; mais ne me touchez plus !

— Vous vivrez, repartit le mary, pour ce que ie vous réserve ung chastiment plus ample que la mort.

Et, redoubtant les engins, pièges, arraisonnemens et artifices familiers aux femmes en ces cas fortuits dont elles estudient, nuict et iour, les variantes, à part elles ou entre elles, il se departit, sur ceste rude et amère parole. Il alla incontinent interroguer ses serviteurs, leur monstrant une face divinement terrible ; aussy, tous luy respondirent comme à Dieu le Père au iour darrenier, quand ung chascun de nous fera son compte.

Nul d’iceulx ne sceut le serieux meschief qui estoyt au tres-funds de ces sommaires interroguatoires et astucieuses interlocutions ; mais, de tout ce qu’ils dirent, par le connestable feut conclud que aulcun masle du logiz n’avoyt mis le doigt dedans la saulce, hormis ung de ses chiens qu’il treuva muet, et auquel il avoyt donné commission de veigler aux iardins. Alors, le prenant dans ses mains, il l’estouffa de raige. Ce faict l’incita péripathéticquement à supposer que le sous-connestable venoyt en son hostel par le iardin, qui avoyt pour toute yssue une poterne donnant sur le bord de l’eaue. Besoing est de dire à ceulx qui en ignorent la situation de l’hostel d’Armignac, lequel tenoyt ung emplacement notable près les maisons royales de Sainct-Pol. Sur ce lieu feut depuis basty l’hostel des Longueville. Ores, quant à présent, le logiz d’Armignac avoyt ung porche de belle pierre en la rue Sainct-Anthoine ; estoyt fortifié de tout poinct ; et les haults murs du costé de la rivière, en face l’isle aux Vaches, à l’endroict où est maintenant le port de la Gresve, estoyent guarnis de tourelles. Le dessin de ce s’est veu longtemps chez le sieur cardinal Duprat, chancelier du Roy. Le connestable vuyda sa cervelle, et au fund, parmy ses plus belles embusches, tira la meilleure et l’appropria si bien au cas eschéant, que force estoyt au guallant de s’y prendre comme lièvre dans ung collet.

— Par la mort-Dieu ! dit-il, mon bailleur de cornes est prins, et i’ay le temps de resver à sçavoir comment ie l’accommoderay.

Vécy l’ordre de bataille que ce bon capitaine poilu, qui faisoyt si grosses guerres au duc Jean-sans-Peur, commanda pour donner l’assault à son ennemi secret. Il print bon numbre de ses plus affectionnez et adroits archers, les aposta dedans les tours du quay, en leur ordonnant soubz les plus griefves peines de tirer, sans aulcune distinction de gens, hormis la connestable, sur les personnes de sa maison qui feroyent mine de sortir des iardins et d’y laisser entrer nuictamment ou de iour le gentilhomme aymé. Autant en feut faict du costé du porche, en la rue Sainct-Anthoine.

Les serviteurs, mesmes le chapelain, eurent consigne de ne point yssir du logiz soubz peine de mort. Puis, la garde des deux flancs de l’hostel ayant esté commise à des souldards de sa compaignie d’ordonnance, lesquels eurent charge de faire bonne guette dans les rues latérales, force estoyt que l’amant incogneu, auquel le connestable estoyt débiteur de sa paire de cornes, feust saisy tout chauld, quand, ne saichant rien, il s’en viendroyt à l’heure accoustumée de l’amour, planter insolemment son estendard au cueur des appartenances légitimes dudict seigneur comte.

C’estoyt une chausse-trappe où debvoyt tomber le plus fin homme, à moins d’estre aussy sérieusement protégé de Dieu que le bon sainct Pierre le feut par le Saulveur quand il l’empescha d’aller au fund de l’eaue, le iour où ils eurent phantaisie d’essayer si la mer estoyt aussy solide que le planchier des vasches.

Le connestable avoyt affaire à ceulx de Poissy, et debvoyt se mettre en selle après disner, en sorte que, cognoissant ce dessein, la paouvre comtesse Bonne s’estoyt advisée, dès la veille, de convier son ieune serviteur à ce ioly duel où tousiours elle estoyt la plus forte.

Pendant que le connestable faisoyt à son hostel une ceincture d’yeulx et de mort, et embusquoyt des gens à luy, près la poterne, pour happer le guallant à la sortie, ne saichant d’où il tomberoyt, la connestable ne s’amusoyt point à lier des pois ou à veoir des vasches noires dans les charbons.

D’abord, la chamberière clouée se descloua, puis, se traisnant chez sa maistresse, elle luy dit que le seigneur cocqu ne savoyt rien ; et, devant que de rendre son ame, elle reconforta sa chiere maistresse, en luy donnant pour seur que elle pourroyt se fier en sa sœur, laquelle estoyt lavandière en l’hostel, et d’acabit à se laisser hacher menu comme chair à saucisse pour complaire à Madame ; que elle estoyt la plus adroicte et miesvre commère du quartier, et renommée depuis les Tournelles iusqu’à la croix du Trahoir, parmy les gens de menu, comme fertile en inventions pour les cas pressez de l’amour.

Lors, tout en deplourant le trespas de sa bonne chamberière, la comtesse manda la lavandière, luy feit quitter ses buées et se mit avecques elle à retourner le bissac aux bons tours, voulant saulver Savoisy au prix de tout son heur à venir.

Et d’abord les deux femelles délibérèrent de luy faire sçavoir les soupçons du seigneur de céans, et de l’engaigier à se tenir coy.

Vécy doncques la bonne lavandière qui s’encharge de buée comme ung mulet, et veult yssir de l’hostel. Mais, au porche, elle treuve ung homme d’armes, lequel feit la sourde aureille à toutes les controverses de la buandière. Alors elle se résolut, par ung espécial dévouement, de prendre le souldard par son endroict foible, et l’esmoustilla par tant de mignardises, qu’il ioua trez bien avecques elle, quoiqu’il feust houzé comme pour aller en guerre ; mais, après le ieu, point ne voulut la laisser aller en la rue, et encores qu’elle essayast de se faire sceller ung passe-port par quelques-ungs des plus beaulx, les croyant plus guallans, nul des archers, gens d’armes et aultres, n’osa luy ouvrir ung seul des pertuys les plus estroicts du logiz. — Vous estes des meschants et des ingrats, leur dict-elle, de ne pas me rendre la pareille !

Heureusement, à ce mestier, elle s’enquit de tout, et revint en grant haste près de sa maistresse, à qui elle raconta les estranges machinations du comte.

Les deux femmes recommencèrent à tenir conseil, et n’eurent pas tant seulement devisé le temps de chanter deux alleluia sur cet appareil de guerre, de guettes, deffenses, ordres et dispositions équivocques, sourdes, spécieuses et diabolicques, que elles recogneurent, par le sixiesme sens dont toute femelle est guarnie, l’espécial dangier qui menassoyt le paouvre amant.

Madame, ayant bientost sceu qu’elle seule avoyt licence de sortir du logiz, se hazarda vitement à proufficter de son droict ; mais elle n’alla pas si loing que le gect d’un crannequin, veu que le connestable avoyt commandé à quatre de ses paiges d’estre tousiours en debvoir d’accompaigner la comtesse, et à deux enseignes de sa compaignie de ne la point quitter.

Lors la paouvre connestable revint à sa chambre, en plourant autant que plourent ensemble toutes les Magdeleines qu’on veoit ez tableaux d’ecclise.

— Las ! disoyt-elle, mon amant va doncques estre desconfict, et plus ne le verray ! … luy qui estoyt si doulx de paroles, si gracieux au déduict ! Ceste belle teste qui ha si souventes foys reposé sur mes genoilz sera doncques meurdrie ! … Comment ! ie ne sçauroys gecter à mon mary une teste vuyde et de nul prix en place de ceste teste pleine de charmes et de valeur ! … une teste orde pour une teste perfumée ! une teste haïe pour une teste d’amour.

— Ha ! madame, s’escria la lavandière, si nous faisions pouiller des vestemens d’homme noble au fils du queux, lequel est fol de moy et m’ennuye bien fort, puis, que l’ayant ainsy accoustré, nous le boutions dehors par la poterne ?

Là-dessus, les deux femmes s’entre-resguardèrent d’ung œil assassin en diable.

— Ce guaste-saulce, reprint-elle, une foys occiz, tous ces souldards s’envoleroyent comme des grues.

— Oui, mais le comte ne recoignoistra-t-il pas le marmiteux ? Et la comtesse, se congnant au cueur, s’escria en branslant le chief :

— Non ! non ! ma mye, icy, c’est du sang noble qu’il faut verser, sans espargne aulcune.

Puis elle pensa ung petit, et, saultant de ioye, elle accolla tout à coup la lavandière en disant :

— Pour ce que i’ay saulvé mon amy par ton conseil, ie te solderay ceste vie iusques à ta mort.

Sur ce, la comtesse seichia ses pleurs, se feit ung visaige de fiancée, print son aumosnière, son livre d’Heures, et devalla vers l’ecclise de Sainct-Pol, dont elle entendoyt sonner les cloches, veu que la darrenière messe alloyt se dire. Ores, à ceste belle dévotion ne failloyt iamais la connestable, en femme noiseuse comme toutes les dames de la Court. Aussy nommoyt-on ceste messe la messe attornée, pour ce que il ne s’y rencontroyt que muguets, beaulx fils, ieunes gentilshommes et femmes bien gorgiasées de haults perfums : brief, il ne s’y voyoyt point de robbes qui ne feussent armoiriées, ni d’esperons qui ne feussent dorez.

Doncques, la comtesse Bonne s’y departit, laissant à l’hostel la buandière bien esbahie et enchargiée d’avoir l’œil au grain ; puis, vint en grant pompe à la paroisse, accompaignée de ses paiges, de deux enseignes et gens d’armes.

Il est occurrent de dire que, parmy la bande de iolys chevaliers qui frétilloyent dans l’ecclise autour des dames, la comtesse en avoyt plus d’ung dont elle faisoyt la ioye, et qui s’estoyt adonné de cueur à elle, suivant la coustume du ieune aage, où nous en couchions tant et plus sur nos tablettes, seulement à ceste fin d’en conquester au moins une sur le grant numbre.

De ces oyseaulx de fine proye, lesquels ouvroyent tousiours le bec et resguardoyent plus souvent à travers les bancs et les patenostres que devers l’autel et les prebstres, il y en avoyt ung auquel la comtesse faisoyt par foys l’aumosne d’ung coup d’œil, pour ce qu’il estoyt moins vétillant et plus profondément entreprins que tous aultres.

Celluy-là se tenoyt coy, tousiours collé au mesme pilier, n’en bougeant point, et vrayment ravy de la seule veue de la dame qu’il avoyt esleue pour sienne. Son pasle visaige estoyt doulcement mélancholisé. Sa physionomie faisoyt preuve d’ung cueur bien estoffé, un de ceulx qui se nourrissent d’ardentes passions et s’abyment délicieusement dans les désespérances d’ung amour sans advenir. De ces gens, il y en a peu, pour ce que, d’ordinaire, on ayme plus ceste chouse que vous sçavez que les félicités incogneues gisant et florissant au tresfunds de l’ame.

Cedict gentilhomme, encore que ses vestemens feussent de bonne fasson et propres et simples, ayant mesmes un certain goust respandu dans les agencemens, sembloyt à la connestable debvoir estre ung paouvre chevalier querant fortune et venu de loing avecques sa cappe et son espée pour tout potaige. Aussy tant par soubçon de sa secrette misère, tant pour ce qu’elle en estoyt bien aymée, ung peu pour ce qu’il avoyt bonne contenance, beaulx cheveulx noirs, bien longs, belle taille, et qu’il restoyt humble et soubmis à tout, la connestable luy soubhaitoyt la faveur des femmes et de la fortune. Puis, pour ne point chommer de guallans, et par ung penser de bonne mesnaigiere, elle le reschauffoyt, suivant ses phantaisies, par quelques menus suffraiges, petits resguards, qui serpentoyent devers luy comme de mordans aspics ; se mocquant de tout l’heur de ceste ieune vie, en princesse accoustumée à iouer des obiets plus prétieux que n'estoyt ung simple chevalier. En effect, son mary le connestable hasardoyt le royaulme et tout, comme vous feriez d’un teston au picquet.

Finablement, il n’y avoyt pas plus de trois iours que, au deshuchier des vespres, la connestable, monstrant de l’œil à la Royne ce poursuivant d’amour, se print à dire en riant :

— Voilà ung homme de qualité.

Ce mot resta dans le beau languaige. Plus tard, il devint une fasson de désigner les gens de la Court. Ce feut à la connestable d’Armignac, et non à d’aultres sources, que le françoys feut redevable de ceste iolie expression.

Par cas fortuit, la comtesse avoyt rencontré vray à l’endroict du gentilhomme. C’estoyt ung chevalier sans bannière, qui avoyt nom Iulien de Boys-Bourredon, lequel, n’ayant pas hérité sur son fief assez de bois pour se faire mesmes ung cure-dent, et ne se cognoissant pas de plus beaux biens que la riche nature dont sa defuncte mère l’avoyt guarny fort à proupos, conceut d’en tirer rente et prouffict à la Court, saichant combien les dames y estoyent friandes de ces bons revenus, et les prisent hault et chier, quand ils peuvent tousiours estre perceus sans faulte entre deux soleils. Il y ha beaucoup de ses pareils qui ont ainsy prins l’estroicte voye des femmes pour faire leur chemin ; mais, luy, loing de mettre son amour en coupes réglées, despensa le funds et tout, si tost que, venu à la messe attornée, il veit la triomphale beaulté de la comtesse Bonne. Alors il cheut en ung amour vray, lequel feut grantement de mise pour ses escuz, veu qu’il en perdit le boire et le mangier. Ceste amour est de la pire espèce, pour ce qu’il vous incite à l’amour de la diette, pendant la diette de l’amour ; double maladie dont une suffit à estaindre ung homme.

Voilà quel estoyt le ieune sire auquel avoyt songié la bonne connestable, et vers lequel elle venoyt vite pour le convier à mourir.

En entrant, elle veit le paouvre chevalier qui, fidelle à son plaisir, l’attendoyt le dos au pilier, comme ung souffreteux aspire au soleil, au printemps, à l’aurore. Alors elle destourna la veue et voulut aller à la Royne pour en requérir assistance en ce cas désespéré, car elle eut pitié de son amant ; mais ung des capitaines luy dit avecques une grant teincte de respect : — Madame, il y ha ordre de ne pas vous laisser la licence de parler à femme ou homme, quand mesme ce seroyt la Royne ou vostre confesseur. Et comptez que nostre vie à tous est en ieu.

— Vostre estat, respondit-elle, n’est-il doncques pas de mourir ?

— Et aussy d’obéir, repartit le souldard.

Doncques la comtesse se mit en oraison à sa place accoustumée : et, resguardant encores son serviteur, elle luy trouva la face plus maigre et plus creuse que iamais elle n’avoyt esté.

— Bah ! se dit-elle, i’auray moins de soulcy de son trespas. Il est quasy mort.

Sur ceste paraphrase de son idée, elle gecta audict gentilhomme une de ces œillades chauldes qui ne sont permises qu’aux princesses et aux galloises ; et la faulse amour dont tesmoingnèrent ses beaulx yeulx feit ung bon mal au guallant du pilier. Qui n’ayme pas la chaloureuse attaque de la vie alors qu’elle afflue ainsy autour du cueur et y gonfle tout ? La connestable cogneut, avecques ung plaisir tousiours neuf en l’ame des femmes, l’omnipotence de son magnifique resguard, à la response que feit le chevalier sans rien dire. Et, de faict, la rougeur dont ses ioues s’empourprèrent parla mieulx que les meilleures paroles des orateurs grecs et latins, et feut bien entendue aussy. A ce doulx aspect, la comtesse, pour estre seure que ce n’estoyt point ung ieu de nature, print plaisir à expérimenter iusqu’où alloyt la vertu de ses yeulx. Et, après avoir bien chauffié plus de trente foys son serviteur, elle s’affermit dans la créance qu’il pourroyt bravement mourir pour elle. Cette idée la touchia si fort, que, par trois reprinses, entre ses oraisons, elle feut chastouilleé du désir de luy mettre en ung tas toutes les ioyes de l’homme, et de les luy résouldre en ung seul gect d’amour, affin de ne point estre reprouchée ung iour d’avoir dissipé non-seulement la vie, mais aussy le bonheur de ce gentilhomme. Lorsque l’officiant se retourna pour chanter l’allez-vous-en à ce beau troupeau doré, la connestable sortit par le costé du pilier où estoyt son courtizan, passa devant luy, tascha de luy insinuer par ung bon coup d’œil le dessein de la suyvre, puis, pour l’affermir dans l’intelligence et interprétation significative de ce légier appel, la fine commère se revira ung petit après l’avoir dépassé, pour de rechief requérir sa compaignie. Elle le veit qui avoyt ung peu sailly de sa place et n’osoyt s’advancer, tant modeste il estoyt ; mais, sur ce darrenier signe, le gentilhomme, seur de n’estre point oultre-cuydant, se mesla dans le cortège, à pas menus et peu bruyans, comme ung cocquebin qui ha paour de se produire en ung de ces bons lieux qu’on dict maulvais. Et, soit qu’il marchast arrière ou devant, à dextre ou à senestre, tousiours la connestable luy laschioyt ung luysant resguard, pour l’appaster davantaige et mieulx l’attirer à elle, comme ung pescheur qui doulcement haulse le fil affin de soubzpeser le gouion. Pour estre brief, la comtesse feit si bien le mestier des filles de ioye, quand elles travaillent pour amener l’eaue benoiste en leurs moulins, qu’eussiez dict que rien ne ressemble tant à une pute qu’une femme de haulte naissance. Et, de faict, en arrivant au porche de son hostel, la connestable hesita d’y entrer ; puis, de rechief, destourna le visaige vers le paouvre chevalier pour l’inviter à l’accompaigner, en lui descochant une œillade si diabolique, qu’il accourut à la royne de son cueur, se cuydant appellé par elle. Aussitost, la comtesse luy offrit la main, et tous deux, bouillans et frissonnans par causes contraires, se trouvèrent en dedans du logiz. A ceste male heure, madame d’Armignac eut honte d’avoir faict toutes ces putaineries au prouffict de la mort, et de trahir Savoisy pour le mieulx saulver ; mais ce légier remords estoyt aussy boiteux que les gros, et venoyt tardivement. Voyant tout mis au ieu, la connestable s’appuya bien fort sur le bras de son serviteur et luy dict :

— Venez vite en ma chambre, car besoing est que ie vous parle

Et luy, ne saichant point qu’il s’en alloyt de sa vie, ne treuva point de voix pour respondre, tant l’espoir d’un prochain bonheur l’estouffa. Quand la lavandière veit ce beau gentilhomme si vitement pesché : « En da ! feit-elle, il n’y a que les dames de la Court pour de telles besongnes. » Puis elle considéra ce courtizan par une salutation profonde où se peignoyt le respect ironicque deu à ceulx qui ont le grant couraige de mourir pour si peu de chouse.

— Picarde, feit la connestable en attirant à elle la lavandière par la cotte, ie ne me sens point la force de luy advouer le loyer dont ie vais payer son muet amour et sa belle croyance en la loyaulté des femmes

— Bah ! madame, pourquoy luy dire ? Renvoyez-le bien content par la poterne. Il meurt tant d’hommes à la guerre pour des riens, celluy-là ne sçauroyt-il mourir pour quelque chouse ? I’en referay ung aultre, si cela peut vous consoler.

— Allons ! s’escria la comtesse, ie vais tout luy dire. Ce sera la punition de mon péché…

Cuydant que sa dame accordoyt avecques la meschine quelques menues dispositions et chouses secrettes pour n’estre point troublée dans le discours qu’elle luy promettoyt, l’amant incogneu se tenoyt discrettement à distance en resguardant les mousches. Cependant il pensoyt que la comtesse estoyt bien hardie ; mais aussy, comme auroyt faict mesmes ung bossu, il treuva mille raisons de la iustifier, et se creut bien digne d’inspirer une telle follie. Il estoyt dans ces bonnes pensées quand la connestable ouvrit l’huys de son pourpriz et convia son chevalier de l’y suivre. Là, ceste puissante dame déposa tout l’appareil de sa haulte fortune, et devint simple femme en tombant aux pieds de ce gentilhomme.

— Las ! beau sire, dit-elle, ie suis en grant faulte à votre esguard. Écoutez. A vostre departie de ce logiz, vous trouverez la mort…, L’amour dont ie suis affolée pour ung aultre m’ha esblouie ; et, sans que vous puissiez tenir sa place icy, vous avez la sienne à prendre devant ses meurtriers. Vécy la ioye dont ie vous ay prié.

— Ah ! respondit Boys-Bourredon en enterrant au fund de son cueur ung sombre désespoir, ie vous rends graaces d’avoir usé de moy comme d’ung bien à vous appartenant… Oui, ie vous ayme tant, que tous les iours ie resvoys à vous offrir, à l’imitation des dames, une chouse qui ne se puisse donner qu’une foys ! Ores doncques, prenez ma vie !

Et le paouvre chevalier, en ce disant, la resguardoyt d’ung coup pour tout le temps qu’il auroyt eu à la veoir pendant de longs iours. Entendant ces braves et amoureuses paroles, Bonne se leva soubdain.

— Ah ! n’estoyt Savoisy, que ie t’aymeroys ! dit-elle.

— Las ! mon sort est doncques accomply, repartit Bois-Bourredon. Mon horoscope prédict que ie mourray par l’amour d’une grant dame. Ah ! Dieu ! feit-il en empoignant sa bonne espée, ie vais vendre chier ma vie ; mais ie mourray content en songiant que mon trespas asseure l’heur de celle que i’ayme ! Ie vivray mieulx en sa mémoire qu’en réalité.

Au veu du geste et de la face brillante de cet homme de couraige, la connestable feut férue en plein dans le cueur. Mais bientost elle feut picquée au vif de ce qu’il sembloyt vouloir la quitter, sans mesmes requérir d’elle une légiere faveur.

— Venez, que ie vous arme, luy dit-elle en faisant mine de l’accoller.

— Ha ! ma dame, respondit-il en mouillant d’un légier pleur le feu de ses yeulx, voulez-vous rendre ma mort impossible en attachant ung trop grant prix à ma vie ?

— Allons ! s’escria-t-elle domptée par ceste ardente amour, ie ne sçay la fin de tout cecy ! mais viens. Après nous irons périr tous à la poterne !

Mesme flamme embrazant leurs cueurs, mesme accord ayant sonné pour tous deux, ils s’entre-accollèrent de la bonne fasson, et, dans le délicieux accez de ceste folle fiebvre que vous cognoissez, i’espère, ils tombèrent en ung profund oubly des dangiers de Savoisy, des leurs, du connestable, de la mort, de la vie et de tout.

Pendant ce, les gens de guette au porche estoyent allez informer le connestable de la venue du guallant, et luy dire comment l’enraigé gentilhomme n’avoyt tenu compte des œillades que, pendant la messe et durant le chemin, la comtesse luy avoyt gectées à ceste fin de l’empeschier d’estre desconfict. Ils rencontrèrent leur maistre en grant haste d’arriver à la poterne, pour ce que, de leur costé, ses archers du quay l’avoyent aussy huchié de loing, luy disant :

— Vécy le sire de Savoisy qui entre.

Et, de faict, Savoisy estoyt venu à l’heure assignée ; et, comme font tous les amans, ne pensant qu’à sa dame, il n’avoyt point veu les espies du comte, et s’estoyt coulé par la poterne. Ce conflict d’amans feut cause que le connestable arresta tout court les paroles de ceulx qui venoyent de la rue Sainct-Anthoine, en leur disant avec ung geste d’authorité qu’ils ne s’advisèrent pas de contredire :

— Ie sçay que la beste est prinse ! …

Là-dessus, tous se gectèrent à grant bruit par la susdicte poterne en criant : « A mort ! à mort ! » Et gens d’armes, archers, connestable, capitaines, tous coururent sus à Charles Savoisy, filleul du Roy, lequel ils assaillirent iouxte la croisée de la comtesse ; et par ung cas notable, les gémissemens du paouvre ieune homme s’exhalèrent douloureusement meslez aux hurlemens des souldards, pendant les sospirs passionnez et les cris que poulsoyent les deux amans, lesquels se hastèrent en grant paour.

— Ah ! feit la comtesse en blanchissant de terreur, Savoisy meurt pour moy !

— Mais ie vivray pour vous, respondit Boys-Bourredon, et me trouveray encores bien heureux en payant mon bonheur du prix dont se paye le sien.

— Mussez-vous dedans ce bahut, cria la comtesse ; i’entends le pas du connestable.

Et, de faict, monsieur d’Armignac se monstra bien tost avecques une teste à la main, et la posant toute sanglante sur le hault de la cheminée :

— Vécy, madame, dit-il, ung tableau qui vous endoctrinera sur les debvoirs d’une femme envers son mary.

— Vous avez tué ung innocent, respondit la comtesse sans paslir. Savoisy n’estoyt pas mon amant.

Et, sur ce dire, elle resgarda fièrement le connestable avecques ung visaige masqué de tant de dissimulation et d’audace féminines, que le mary resta sot comme une fille qui laisse échapper quelque note d’en bas devant une nombreuse compaignie, et il feut en doubte d’avoir faict ung malheur.

— A qui songiez-vous doncques ce matin ? demanda-t-il.

— Ie resvoys du Roy, feit-elle.

— Et doncques, ma mye, pourquoy ne pas me l’avoir dict ?

— M’auriez-vous crue, dans la bestiale cholère où vous estiez ? Le connestable se secoua l’aureille et reprint :

— Mais comment Savoisy avoyt-il une clef de nostre poterne ?

— Ah ! ie ne sçay pas, dit-elle briefvement, si vous aurez pour moi l’estime de croire ce que i’ay à vous respondre.

Et la connestable vira lestement sur ses talons, comme girouette tournée par le vent, faisant mine d’aller vacquer aux affaires du mesnaige. Pensez que monsieur d’Armignac feut grandement embarrassé de la teste du paouvre Savoisy, et que, de son costé, Boys-Bourredon n’avoyt nulle envie de tousser, en entendant le comte qui grommeloyt tout seul des paroles de toutes sortes. Enfin, le connestable frappa deux grans coups sur la table et dit : « Ie vais tomber sur ceulx de Poissy ! » Puis il se departit, et, quand la nuict feut venue, Boys-Bourredon se sauva de l’hostel soubz ung déguisement quelconque.

Le paouvre Savoisy feut moult plouré de sa dame, qui avoyt faict tout le plus qu’une femme peut faire pour délivrer ung amy ; et, plus tard, il feut mieulx que plouré, il feut regretté, veu que la connestable ayant raconté ceste adventure à la royne Isabeau, celle-cy desbaucha Boys-Bourredon du service de sa cousine et le mit au sien propre, tant elle feut touchiée des qualitez et du ferme couraige de ce gentilhomme.

Boys-Bourredon estoyt ung homme que la Mort avoyt bien recommandé aux dames. En effect, il se banda si fièrement contre tout, dans la haulte fortune que luy feit la Royne, qu’ayant mal traicté le roy Charles, ung iour où le paouvre homme estoyt dans son bon sens, les courtizans, ialoux de faveur, advertirent le Roy de son cocquaige. Alors, Boys-Bourredon feut, en ung moment cousu dans un sac et gecté en la Seyne, prouche le bac de Charenton, comme ung chacun sçayt. Ie n’ay nul besoing d’adiouxter que, depuis le jour où le connestable s’advisa de iouer inconsidérément des couteaulx, sa bonne femme usa si bien des deux morts qu'il avoyt faicts, et les luy gecta si souvent au nez, qu’elle le rendit doulx comme le poil d’ung chat et le mit dans la bonne voye du mariaige. Luy la proclamoyt une preude et honneste connestable, comme de faict elle estoyt. Comme ce livre doibt, suivant les maximes des grans autheurs anticques, ioindre aulcunes chouses utiles aux bons rires que vous y ferez et contenir des préceptes de hault goust, ie vous diray la quintessence de cettuy Conte estre cecy : que iamais les femmes n’ont besoing de perdre la teste dans les cas graves, pour ce que le Dieu d’amour iamais ne les abandonne, surtout quand elles sont belles, ieunes et de bonne maison ; puis, que les guallans, en soy rendant à des assignations amoureuses, ne doibvent iamais y aller comme des estourneaulx, mais avecques mesure, et bien tout veoir autour des clappiers, pour ne point tomber en certaines embusches et soy conserver ; car, après une bonne femme, la chouse la plus prétieuse est certes ung ioly gentilhomme.




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