Les Contes du lundi/Le Bac

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A. Lemerre (p. 127-134).


LE BAC



Avant la guerre il y avait là un beau pont suspendu, deux hautes piles de pierre blanche et des cordages goudronnés qui filaient sur les horizons de la Seine avec cette apparence aérienne qui rend si beaux les ballons et les navires. Sous les grandes arches du milieu, la chaîne passait deux fois par jour dans des tourbillons de fumée, sans même avoir besoin d’abaisser ses tuyaux ; sur les côtés, on abritait les battoirs, les escabeaux des laveuses et des petits bateaux de pêche retenus par des anneaux. Une allée de peupliers, tendue entre les prés comme un grand rideau vert agité à la fraîcheur de l’eau, conduisait au pont. C’était charmant.

Cette année, tout est changé. Les peupliers, toujours debout, mènent au vide. Il n’y a plus de pont. Les deux piles ont sauté, éparpillant tout autour les pierres qui sont restées là. La petite maison blanche du péage, à moitié détruite par la secousse, a l’air d’une ruine toute neuve, barricade ou démolition. Les cordes, les fils de fer trempent tristement ; le tablier affaissé dans le sable forme, au milieu de l’eau, comme une grande épave surmontée d’un drapeau rouge pour avertir les mariniers, et tout ce que la Seine emporte d’herbes coupées, de planches moisies s’arrête là en un barrage tout plein de remous et de tourbillons. Il y a une déchirure dans le paysage, quelque chose d’ouvert et qui sent le désastre. Pour achever d’attrister l’horizon, l’allée qui menait au pont s’est éclaircie. Tous ces beaux peupliers si touffus, dévorés jusqu’au faîte par les larves, — les arbres ont leurs invasions, eux aussi, — étendent leurs branches sans bourgeons, amincies, déchiquetées ; et dans la grande avenue, inutile et déserte, les gros papillons blancs volent lourdement…

En attendant que le pont soit reconstruit, on a installé près de là un bac, un de ces immenses radeaux où l’on embarque les voitures tout attelées, des chevaux de labour avec leur charrue et des vaches qui arrondissent leurs yeux tranquilles à la vue et au mouvement de l’eau. Les bêtes et les attelages tiennent le milieu ; sur le côté, des passagers, des paysans, des enfants qui vont à l’école du bourg, des Parisiens en villégiature. Des voiles, des rubans flottent auprès des longes des chevaux. On dirait un radeau de naufragés. Le bac s’avance lentement. La Seine, si longue à traverser, paraît bien plus large qu’autrefois, et derrière les ruines du pont écroulé, entre ces deux rives presque étrangères l’une à l’autre, l’horizon s’agrandit avec une sorte de solennité triste.

Ce matin-là, j’étais arrivé de très bonne heure pour traverser l’eau. Il n’y avait encore personne sur la plage. La petite maison du passeur, un vieux wagon immobilisé dans le sable humide, était fermée, toute ruisselante de brouillard ; dedans, on entendait des enfants qui toussaient.

« Ohé, Eugène !

— Voilà, voilà ! » fit le passeur, qui arrivait en se traînant. C’est un beau marinier, encore assez jeune, mais il a servi comme artilleur dans la dernière guerre, et il en est revenu perclus de rhumatismes, avec un éclat d’obus à la jambe et la figure toute balafrée. Le brave homme sourit en me voyant : « Nous ne serons pas gênés, ce matin, monsieur. »

En effet, j’étais seul sur le bac ; mais avant qu’il eût détaché son amarre, il nous arriva du monde. D’abord une grosse fermière aux yeux clairs, s’en allant au marché de Corbeil, avec deux grands paniers passés sous les bras, qui mettaient d’aplomb sa taille rustique et la faisaient marcher ferme et droit ; puis, derrière elle, dans le chemin creux, d’autres voyageurs qu’on apercevait vaguement à travers la brume et dont nous entendions les voix. C’était une voix de femme, douce, pleine de larmes :

« Oh ! monsieur Chachignot, je vous en prie, ne nous faites pas avoir de la peine… Vous voyez qu’il travaille maintenant… Donnez-lui du temps pour payer… c’est tout ce qu’il demande.

— J’en ai assez donné, du temps… j’en donne plus, répondait une voix de vieux paysan, édentée et cruelle ; « Ça regarde l’huissier à cette heure. Il fera ce qu’il voudra… Ohé ! Eugène ! »

— « C’est ce gueux de Chachignot, me dit le passeur à voix basse… Voilà ! Voilà ! »

À ce moment, je vis arriver sur la plage un grand vieux, affublé d’une redingote de gros drap et d’un chapeau de soie tout neuf, très haut de forme. Ce paysan hâlé, crevassé, dont les mains noueuses étaient déformées par la pioche, paraissait encore plus noir, plus brûlé, dans son vêtement de monsieur. Un front têtu, un grand nez crochu d’Indien Apache, une bouche pincée, aux rides pleines de malice, lui donnaient une physionomie féroce qui allait bien avec ce nom de Chachignot.

« Allons, Eugène, vite en route », fit-il en sautant dans le bac, et sa voix tremblait de colère. La fermière s’approcha de lui pendant que le passeur démarrait : « À qui en avez-vous donc, père Chachignot ?

— Tiens ! c’est toi, la Blanche ?… M’en parle pas… Je suis furieux… c’est ces canailles de Mazilier ! » Et il montrait du poing une petite ombre chétive qui remontait le chemin creux en sanglotant.

« — Qu’est-ce qu’ils vous ont fait, ces gens-là ?

— Ils m’ont fait qu’ils me doivent quatre termes et tout mon vin, et que je ne peux pas en avoir un sou !… Aussi je vas chez l’huissier de ce pas, pour faire flanquer tous ces gueux-là dans la rue.

— C’est pourtant un brave homme, ce Mazilier. Il n’y a peut-être pas de sa faute s’il ne vous paye pas… Il y en a tant qui ont perdu pendant cette guerre. »

Le vieux paysan eut une explosion :

« C’est eun’ bête !… Il pouvait faire sa fortune avec les Prussiens. C’est lui qui n’a pas voulu… Du jour qu’ils sont arrivés, il a fermé son cabaret et décroché son enseigne… Les autres cafetiers ont fait des affaires d’or pendant la guerre ; lui n’a pas seulement vendu pour un sou… Pis que cela. Il s’est fait mettre en prison avec ses insolences… C’est eun’ bête, que je te dis… Est-ce que ça le regardait, lui, toutes ces histoires ? Est-ce qu’il était militaire ?… Il n’avait qu’à fournir du vin et de l’eau-de-vie à la pratique ; maintenant il pourrait me payer… Canaille, va ! je t’apprendrai à faire le patriote ! »

Et, rouge d’indignation, il se démenait dans sa grande redingote, avec les gestes balourds des gens de campagne habitués au bourgeron. À mesure qu’il parlait, les yeux clairs de la fermière, tout à l’heure si pleins de compassion pour les Mazilier, devenaient secs, presque méprisants. C’était une paysanne, elle aussi, et ces gens-là n’estiment guère ceux qui refusent de gagner de l’argent. D’abord elle disait : « C’est ben malheureux pour la femme », puis un moment après : « Ça ! c’est vrai… Il ne faut pas tourner le dos à la chance… » Sa conclusion fut : « Vous avez raison, mon vieux père, quand on doit, il faut payer. » Chachignot, lui, répétait toujours entre ses dents serrées :

« C’est eun’ bête… C’est eun’ bête… »

Le passeur, qui les écoutait tout en manœuvrant sa perche le long du bac, crut devoir s’en mêler :

« Ne faites donc pas le méchant comme ça, père Chachignot… À quoi ça vous servira-t-il d’aller chez l’huissier ?… Vous serez bien avancé quand vous aurez fait vendre ces pauvres gens. Attendez donc encore un peu, puisque vous en avez le moyen. »

Le vieux se retourna comme si on l’avait mordu :

« Je te conseille de parler, toi, propre à rien ! Tu en es encore un de ces patriotes… Si ça ne fait pas pitié ! Cinq enfants, pas le sou, et ça s’en va s’amuser à tirer des coups de canon sans y être forcé… Et je vous demande un peu, monsieur (je crois qu’il s’adressait à moi, le misérable !), à quoi tout ça nous a servi ? Lui, par exemple, il y a gagné de s’être fait casser la figure, de perdre une bonne place qu’il avait… Et maintenant le voilà logé comme un bohémien, dans une baraque à tous les vents, avec ses enfants qui prennent du mal et sa femme qui s’éreinte à lessiver… C’est-il pas eun’ bête, celui-là aussi ? »

Le passeur eut un éclair de colère, et, au milieu de sa figure blême je vis sa balafre se creuser profonde et blanche ; mais il eut la force de se contenir et passa sa rage sur la perche, qu’il enfonça dans le sable jusqu’à la tordre. Un mot de trop pouvait lui faire perdre encore cette place ; car M. Chachignot a de l’autorité dans le pays :

Il est du conseil municipal !

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