Les Contrebandiers du Noirmont, scènes jurassiennes

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LES
CONTREBANDIERS DU NOIRMONT
SCÈNES JURASSIENNES.


I.

Le curé de Gilois se promenait dans son jardin. Sa vue errait tantôt sur le ravin sauvage au fond duquel coule l’Ain en mugissant, et, par-delà ce ravin, sur la magnifique forêt de la Joux, tantôt sur le plateau houleux et tourmenté que ferme du côté de la Suisse la sombre muraille des monts Jura. On était au commencement d’avril ; le soleil versait ces doux et chauds rayons printaniers qui vous pénètrent jusqu’à la moelle. Le bon curé venait d’achever son bréviaire et sa digestion. Sa santé était excellente, comme cela se lisait sur son visage sec et déjà un peu ridé, mais offrant tous les signes de la solidité montagnarde. Enfin, depuis trente ans environ qu’elle était au presbytère, jamais la vieille Tiennette, sa gouvernante, n’avait été d’aussi agréable humeur envers son maître que ce jour-là. Et cependant, malgré tant de causes de satisfaction morale et physique, le digne abbé Nicod semblait absorbé par de fâcheuses réflexions. Peut-être pensait-il à certain neveu qu’il avait par le monde, garçon de vingt-deux ans qui, après avoir donné, comme on dit, les plus belles espérances, avait ensuite cruellement affligé par son inconduite le cœur honnête de son oncle. Peut-être aussi sa préoccupation n’avait-elle qu’une cause bien moins grave, par exemple l’état où se trouvait le mur de terrasse de son jardin. Ce mur était troué d’une brèche, brèche ancienne déjà, puisque des décombres s’élançaient trois ou quatre vigoureuses touffes de saules-marceaux couverts en ce moment de jolis chatons dorés que suçaient avec avidité des centaines d’abeilles. En vain depuis quatre années le respectable desservant avait-il adressé pétitions sur pétitions au conseil municipal de Gilois et à la sous-préfecture : faute d’argent dans la caisse communale, ou bien plutôt faute de bonne volonté chez le maire, avec lequel l’abbé Nicod avait le malheur d’être brouillé, la brèche était restée brèche, et n’avait même fait que s’agrandir à chaque dégel.

Absorbé par le souvenir de ses démêlés avec le maire Bulabois ou par toute autre idée fâcheuse, le bon curé ne s’était pas aperçu de l’entrée de toute une bande ennemie dans son jardin. Une demi-douzaine de poules, ses voisines, avaient depuis quelques instans gravi d’une pierre à l’autre le talus de la brèche, et, arrivées au sommet, s’étaient répandues, gloussant, caquetant, battant triomphalement des ailes, à travers allées et plates-bandes. En les apercevant enfin, le curé ne put se défendre d’une véritable colère : non pas qu’à cette saison il pût craindre pour son jardinage ; mais elles avaient tant becqueté sa salade les années précédentes, tant picoré les jeunes pousses de ses légumes, tant gratté, gâté et ravagé partout ! Et puis, il faut bien le dire, c’étaient les poules des Bulabois, dont la ferme n’était qu’à cinquante pas. Le premier mouvement de l’abbé Nicod fut de s’élancer contre elles en secouant sa soutane pour les épouvanter et leur faire évacuer la place : peine inutile ; au lieu de rebrousser chemin, la bande conquérante se mit à tourner et tourner encore autour du jardin, comme pour en narguer le maître, tant et si longtemps qu’au moment où celui-ci renonça à les poursuivre, il était hors d’haleine et tout couvert de sueur. La troupe criarde et pillarde ne resta pas longtemps maîtresse du terrain. Par cette même brèche qui avait donné accès à l’ennemi dans la place, une jeune villageoise entra à son tour et se mit à pourchasser si vivement les poules, qu’en quelques secondes le jardin en fut débarrassé. L’évacuation accomplie, la jeune fille voulut se retirer ; mais le curé, qui s’était assis épuisé de fatigue sur le banc d’une tonnelle, l’appela et lui fit signe de venir prendre place auprès de lui.

— Bien le bonjour, monsieur le curé, dit la jeune villageoise en abordant le digne prêtre. Je venais de voir Sophie Margillet, qui est un peu malade ; j’ai entendu des poules dans le jardin, et je suis entrée pour leur donner la chasse ; je ne vous savais pas là. Voilà enfin le chaud venu, n’est-ce pas, monsieur le curé ?

Pendant que la jeune villageoise parlait ainsi, l’abbé Nicod l’observait attentivement. Il crut remarquer dans son visage quelque chose d’insolite. — Oui, ma fille, répondit-il, voilà le beau temps venu, et Dieu soit loué, ce n’est pas trop tôt pour nos semailles de printemps; mais tu as pleuré, Thérèse : qu’y a-t-il donc?

— Et quand j’aurais pleuré un peu, monsieur le curé : vous savez bien comme je suis, moi; pour une mouche qui passe, je pleure père et mère, et je ris l’instant d’après. Vous rappelez-vous ce jour où vous me disiez...

— Ta, ta, ta, tu n’étais qu’un enfant alors. Conviens-en, tu as revu Ferréol ?

— Non, monsieur le curé, pas depuis plus de trois mois, et je vous ai raconté tout ce qu’il m’a dit.

— Que s’est-il donc passé alors? Veux-tu que je croie que tu as quelque chose à me cacher? Toi, Thérèse, par exemple!

Thérèse ne se décida qu’avec peine à communiquer son secret à l’abbé Nicod, non qu’elle manquât de confiance en lui; mais, malgré son humble condition, elle était de ces généreuses natures qui n’ont qu’un égoïsme, celui de garder leurs peines pour elles seules et de n’en affliger leurs amis qu’à la dernière extrémité.

— Eh bien ! monsieur le curé, dit-elle à la fin en baissant les yeux, puisque vous voulez à toute force que je parle, voici la chose. J’étais ce matin à étendre notre lessive, quand ma mère est venue vers moi. — Thérèse, m’a-t-elle dit, il faut te décider; ce jeune homme de Cerniébaud est encore venu hier pendant que tu étais à la fruitière; il te veut absolument. Il reviendra ce soir chercher la réponse. Voyons, que lui dirai-je?

— Et qu’as-tu répondu? demanda l’abbé Nicod.

— Ce que j’ai répondu! Vous le devinez bien, monsieur le curé. — Vous ne voulez pas me forcer, n’est-ce pas, mère? Vous êtes trop bonne et vous m’aimez trop; eh bien! si jamais je me marie, ce ne sera qu’avec Ferréol. — Prends-le tout de suite, m’a-t-elle répondu; j’ai changé d’avis; je consens présentement à tout. — Non, mère, lui ai-je dit, non, jamais tant qu’il sera ce qu’il est. Est-ce que je ne sais pas pourquoi vous avez changé d’avis? Vous m’avez vue un peu triste par momens, et une fois ou deux vous m’avez surprise à pleurer. Alors vous vous êtes dit avec votre bon cœur : « Décidément elle l’aime; elle tombera malade un de ces jours, si je la contrarie; il vaut mieux que je dise oui. » Mais moi, mère, croyez-vous que je puisse vous faire cette peine-là? Est-ce que je ne me rappelle pas ce que vous avez répondu à Ferréol, quand il m’a demandée, il y a bientôt deux ans? c Ferréol, mon mari était douanier; les contrebandiers l’ont laissé pour mort au Noirmont, et le lendemain le pauvre cher homme a rendu son âme au bon Dieu. Et je donnerais sa fille à un contrebandier! Plutôt voir entrer son cercueil chez nous! » N’est-ce pas là ce que vous avez répondu, mère? Je m’en souviens bien, j’y étais. J’avais eu bien tort de le laisser venir faire la demande; mais j’étais si jeune il y a deux ans, et surtout si étourdie ! Et puis Ferréol commençait seulement à se lancer avec les contrebandiers; j’espérais pouvoir le retenir une fois que nous serions ensemble. Aujourd’hui c’est fini; il a trop l’habitude de cette vie-là : on ne le ramènera pas. Ne m’en parlez donc plus, mère; plutôt mille fois rester fille toute ma vie ! — Voilà ce que j’ai répondu, monsieur le curé. Une fois seule, j’ai pleuré un peu; mais je ne pense déjà plus à tout cela, et demain matin je serai gaie comme pinson.

— Tu as bien parlé, Thérèse, tu as parlé comme une bonne et brave fille. Non, non, tu ne peux pas l’épouser; tu ne peux pas te marier avec un pareil mauvais sujet.

Thérèse était bien loin d’approuver la conduite de Ferréol; elle fut vivement choquée cependant d’entendre l’abbé Nicod le qualifier d’une manière aussi dure. Son mécontentement se traduisit par certaine moue involontaire dont le digne abbé, bien qu’assez peu observateur de sa nature, ne put s’empêcher de s’apercevoir.

— Ce que je viens de dire te contrarie, reprit celui-ci; mais n’ai-je pas, moi aussi, aimé Ferréol?... Est-il chose au monde que je n’aie faite pour lui? Après la mort de ma pauvre sœur, je l’ai recueilli au presbytère; je l’ai soigné, je l’ai choyé comme s’il eût été mon propre fils. Quel bel enfant c’était alors, et si éveillé, et pourtant si sage! J’en étais fier, je ne te le cache pas. Quand j’avais mon sans-façon[1], mes confrères me disaient tous : « Abbé Nicod, il faut pousser ce garçon-là; il vous fera honneur. » Je l’ai mis au petit séminaire de Nozeroy; tu connais le mur de la terrasse : vingt-cinq pieds de haut, ni plus ni moins; il l’a descendu une nuit, je ne sais pas comment, au risque de se casser le cou, et il a déserté. Je l’ai reconduit à ses maîtres; quinze jours après, il se faisait renvoyer. J’ai dû de nouveau le recevoir à la cure; mais toujours au jeu de quilles, toujours au cabaret, toujours en querelle avec les garçons des autres villages! Une belle conduite vraiment pour le neveu d’un curé! Ah! Thérèse, il m’a bien fait souffrir! Va, ma fille, il te rendrait malheureuse, sois-en sûre. Fais comme moi; je lui ai fermé le presbytère; je l’ai chassé de mon cœur, il ne m’est plus rien, plus rien absolument.

L’abbé Nicod n’avait que trop de raisons de parler ainsi de son neveu. Ferréol avait si souvent désobéi à son oncle, il avait tellement compromis par ses folies de jeune homme l’honneur du presbytère, que le bon curé était bien en droit de le traiter sans aucune indulgence. Ses paroles n’en froissèrent pas moins Thérèse, qui, par une de ces inconséquences si logiques du cœur, n’hésita pas à prendre la défense de celui qu’elle-même avait condamné, quoiqu’avec moins de rigueur, quelques instans auparavant.

— Tenez, monsieur le curé, dit-elle en feignant de ne pas trop prendre la chose à cœur, vous allez me trouver bien hardie; mais, ma foi, tant pis! Pourquoi aussi m’avez-vous toujours laissée vous dire tout ce qui me passe par la tête? Sauf votre respect, vous me semblez bien dur pour ce pauvre Ferréol. Il est dans le mal présentement, c’est bien certain; mais ne peut-il pas s’amender? Il a toujours eu si bon cœur! Ne vous rappelez-vous pas comme tout le monde l’aimait dans le village? C’est qu’il était si obligeant, si bon ! dans les momens de presse pour la moisson ou pour les foins, on n’avait qu’à lui dire : Ferréol, nous avons besoin d’un coup de main, et il était tout de suite prêt; il se serait mis en quatre pour aider les gens. Quand le feu a pris chez Jean-Louis Pasquier, personne n’osait entrer dans l’écurie à cause de la flamme et de la fumée; il y est entré, lui, et il a sauvé le bétail. Et le jour où le petit Tony est tombé dans l’Ain en voulant prendre un nid sous les racines d’un saule! Tous ceux qui étaient là disaient à Bonguyot : Sauve-le donc, toi qui es le meilleur nageur du pays; mais Bonguyot n’a pas osé. La rivière était si forte ce jour-là ! Elle roulait des quartiers de roche. Ferréol n’avait que dix-sept ans; c’est lui cependant qui s’est jeté à l’eau...

— Peut-être, dit le curé sévèrement, peut-être eût-il mieux valu qu’il ne sauvât pas Tony. Ton frère était sage alors; ce serait un ange dans le paradis, et il ne serait pas devenu ce qu’il est, car tu as beau le cacher, Thérèse : depuis deux jours qu’il est parti, il est avec Ferréol; il fait la contrebande.

Thérèse aimait tendrement son frère, vif et espiègle garçon de treize à quatorze ans, et, quoiqu’elle n’en eût rien dit à l’abbé Nicod, elle était bien plus attristée encore du départ de l’enfant que de l’entretien qu’elle avait eu avec sa mère au sujet de Ferréol. Froissée une seconde fois dans ses affections les plus vives, elle ne se contint plus, et sans s’inquiéter de se contredire ou non, elle se mit à défendre la contrebande ou du moins à chercher à l’excuser de son mieux.

— Si Tony est avec Ferréol, je n’en sais rien, répondit-elle sans dissimuler cette fois son dépit : il est parti avant-hier sans dire où il allait; mais quand bien même encore il ferait la contrebande, serait-il le premier dans le pays? Voilà M. Groslambert qui a gagné de cette façon-là sa fortune; tout le monde ne le salue-t-il pas quand il passe? Est-ce qu’Olympe Riduet, dont le père a fait la contrebande aussi, n’a pas été demandée déjà plusieurs fois par les plus gros du pays? Et le curé des Crozets, avec son bréviaire creux, qui tenait jusqu’à trois et quatre montres! Quand il passait devant le bureau, les douaniers se levaient tous pour lui faire honneur; mais ne voilà-t-il pas qu’un jour une montre à répétition se met à sonner...

— Halte-là, dit le curé stupéfait d’entendre un tel langage dans la bouche de la jeune fille, halte-là, Thérèse, c’était pour bâtir une église.

— Église ou non, répondit sèchement Thérèse, c’était toujours de la contrebande.

La parole la plus impie, le plus affreux blasphème n’eût pas consterné davantage l’abbé Nicod. Un profond soupir sortit de sa poitrine, et en même temps il leva les yeux au ciel.

— Sainte vierge Marie, s’écria-t-il, est-ce bien possible? Thérèse, est-ce bien toi que j’entends?

La sainte horreur dont était saisi le pauvre prêtre ne lui permit pas d’en dire davantage, heureusement peut-être pour lui, car ces quelques paroles, prononcées avec un accent inexprimable d’étonnement et de douleur, firent sur la jeune fille bien plus d’impression que n’en eût produit à coup sûr un sermon en trois points du respectable abbé. Honteuse déjà d’avoir tant osé, elle éprouva un violent remords en voyant combien elle avait affligé le cœur du bon prêtre, devant lequel elle redevint en un instant aussi humble et aussi soumise qu’au confessionnal.

— Pardonnez-moi, dit-elle sans oser lever les yeux, pardonnez-moi, monsieur le curé. Je vous ai manqué de respect et j’ai dit des choses bien mauvaises, mais c’est que, voyez-vous, j’aime tant ce pauvre Tony! J’aurais trop de chagrin si je le savais avec Ferréol! Lui contrebandier, lui dont le père a été tué par les contrebandiers ! Mais le pauvre enfant ne sait pas cela, ma mère ne le lui a pas encore dit. J’espère encore qu’il n’est pas avec eux, ou que du moins on pourra le ramener. Quant à Ferréol, il faut que je vous dise tout, monsieur le curé; je ne dois pas avoir de secrets pour vous. Je déteste la contrebande et je condamne les contrebandiers aussi fortement que vous pouvez le faire, et cependant, quand j’entends dire du mal de Ferréol, tenez, j’ai beau me raisonner, cela me froisse le cœur. Nous avons été élevés presque ensemble; vous m’aimiez, et ma mère l’aimait. Il venait souvent me trouver au communal, pendant que je gardais nos bêtes. Un jour que j’y étais, tricotant une paire de bretelles que je voulais, avec la permission de ma mère, lui donner pour sa fête, voilà qu’il arrive vers moi sans que j’aie le temps de cacher mon tricot. — Thérèse, me dit-il, pour qui ces belles bretelles-là? — Je me mis à rougir, et il devina la chose. Il aurait fallu le voir alors; il sautait de joie par-dessus les buissons. — Sais-tu ce qu’il nous faut faire, Thérèse? ajouta-t-il quelques instans après en me prenant les deux mains, il faut nous marier ensemble; qu’en dis-tu? — Bien volontiers, mais nous sommes encore trop jeunes. — Nous attendrons une année ou deux; tu me promets? — De tout mon cœur! Il faudra parler à ma mère. — Au bout de quelque temps, il commença à se déranger. J’appris d’abord qu’il allait au cabaret, puis qu’on l’avait vu avec des contrebandiers; vous pouvez bien croire que je pleurai toutes les larmes de mes yeux. Quand il voulut faire la demande à ma mère, je le renvoyai à un an en exigeant que pendant tout ce temps-là je n’entendrais parler ni de contrebande ni de cabaret. Il me le promit, et il a tenu sa parole, monsieur le curé; vous-même, sans en savoir la cause, vous avez remarqué son changement de conduite, et vous en étiez tout joyeux. Au bout d’un an, il vint trouver ma mère, comme nous en étions convenus. Je croyais qu’il avait demandé votre consentement; j’ai su plus tard qu’il n’avait pas osé, mais qu’il comptait le faire dès que la chose aurait été arrangée chez nous. Vous savez ce que répondit ma mère; Ferréol eut beau dire et prier, elle ne voulut rien entendre. Le découragement prit alors ce pauvre garçon : on le vit aller au cabaret la tête haute et en plein jour. J’appris bientôt qu’il s’était décidément fait contrebandier. Depuis ce temps-là, je l’ai revu deux fois, et deux fois je lui ai dit de changer de conduite, ou qu’autrement tout était fini entre nous. Vous en savez maintenant autant que moi, monsieur le curé. Encore une fois, pardonnez-moi mes mauvaises paroles de tout à l’heure; je pensais à Ferréol, à Tony..., j’avais perdu la tête, et je ne savais plus ce que je disais.

L’abbé Nicod avait l’âme trop évangélique pour garder, en présence d’un tel repentir, le moindre ressentiment contre Thérèse. Il lui accorda un plein et entier pardon, et la jeune fille prit congé de lui. Au moment où elle s’apprêtait à descendre la brèche par laquelle elle était entrée dans le jardin, elle entendit prononcer, du côté de la ferme Bulabois, le nom de Ferréol. Elle fit quelques pas de plus dans le jardin, et aperçut devant la ferme même un vieux chaudronnier ambulant, qui, tout en fondant ses cuillères, racontait des histoires de contrebande à une demi-douzaine de villageois. La jeune fille se glissa derrière le rucher, et se mit à écouter. — Ferréol, disait avec une emphase des plus comiques le vieux chaudronnier, en voilà un malin ! c’est moi qui vous le dis. Pas plus loin qu’hier, savez-vous ce qu’il a fait? Ah ! bon Dieu! c’est ça qui s’appelle un tour ! La femme du fruitier[2] de Mouthe était un peu malade ; que fait mon finaud ? Il envoie chercher le médecin à Nozeroy, bon ; le médecin arrive avec sa voiture. Pendant qu’il est à ses micmac près de la malade, que fait mon malin ? Il fourre sa marchandise dans le coffre de la voiture, bon ; pour deux mille francs de cachemires, rien que ça ! Hein, Renobert, si tu avais ça pour tes filles ? C’est pour le coup qu’il faudrait monter sur des échasses pour leur parler ! Pour lors mon fin renard prend la traverse et va attendre la voiture de l’autre côté de la seconde ligne. Patatras, patatras, la voiture arrive ; bon. — Pardon, docteur, je crois que vous avez quelque chose à moi. — Quelque chose à vous ? Pas un fétu. — Oh ! que si, docteur ; vous allez bien voir. — Il saute comme un chat sur la voiture, qui allait encore, et puis, ma foi, il ouvre le coffre et prend son paquet. — Merci, docteur ; quand vous reviendrez à Mouthe, tâchez donc de me le faire savoir, — Et le voilà qui gagne aux jambes par les communaux. En voilà un tour ! Quand je vous dis que, depuis que le monde est monde, Ferréol n’a jamais eu son pareil !

Thérèse n’avait pas attendu la fin du récit ; ces tristes exploits de son amant lui étaient trop pénibles à entendre. Avant de rentrer chez sa mère, elle voulut faire un tour aux champs pour avoir le temps de se remettre des pénibles émotions qu’elle venait d’éprouver. A peu de distance du village, elle aperçut, venant droit à elle à travers champs, une vieille femme toute dépenaillée, comme on dit dans le Jura, dans laquelle elle reconnut la vieille Piroulaz, l’espionne, la mouche des douaniers de Mouthe, qui, pour prix de ses services, fermaient, disait-on, les yeux sur un trafic clandestin qu’elle faisait de sucre, de café et d’étoffes de peu de valeur. Thérèse était trop foncièrement honnête pour qu’une telle femme ne fût pas pour elle un objet d’instinctive antipathie ; elle commença par hâter le pas pour ne pas se laisser atteindre, mais bientôt elle se ravisa. Si Tony était à Mouthe, la vieille devait certainement le savoir ; Thérèse se décida à l’attendre.

— Jésus-Maria, est-on assez jolie ! dit l’espionne en abordant la jeune villageoise. Autant de louis d’or que ces yeux-là ont déjà fait tourner de têtes ! A quand cette noce ? Un beau garçon, je parie.

La vieille femme avait posé à terre un panier plein de marchandises prohibées, et elle s’était mise à en tirer divers objets.

— Ah ça ! reprit-elle, qu’est-ce qu’on va lui vendre à cette jeunesse ? Du sucre, du café, pour fêter les galans…

— Merci, mère Piroulaz, répondit Thérèse ; de sucre et de café, il n’en entre guère chez nous, et de galans encore moins.

— Jésus-Maria, comme c’est avisé, ces jeunesses d’aujourd’hui ! ça parle comme des avocats ; mais, voyons, nous ne sommes pas ici pour casser des noisettes. Je sais ce qu’il lui faut, à cette tourterelle-là : des dentelles, de jolis rubans, un beau mouchoir de cou pour faire la belle le dimanche. Justement c’est dimanche en huit la fête de Gilois.

La grossièreté de ce langage choqua Thérèse au point de lui faire oublier qu’elle avait un service à demander à la mère Piroulaz, et qu’elle devait la ménager par conséquent.

— Je n’ai besoin ni de dentelles ni de rubans, répondit-elle avec dédain, et d’ailleurs je n’achète jamais de contrebande.

— Suis-je assez innocente de vouloir lui vendre de la contrebande à cette chère amie ? répliqua la vieille femme, blessée à son tour ; comme si Ferréol n’était pas là ! Ne nous fâchons pas, ma petite poule ; tu n’as rien voulu m’acheter, mais ce n’est pas une raison pour que je ne te donne pas un avis pour ta gouverne. Tu t’imagines être la seule à qui Ferréol fait des cadeaux ; la semaine dernière encore, sans aller plus loin…

— Eh bien ! quoi ? qu’a-t-il fait ? demanda avec anxiété Thérèse, qui, bien que préparée à entendre sur le compte de Ferréol les récits les plus affligeans, n’avait cependant jamais eu, tant elle était confiante et naïve, la moindre crainte qu’il pût jamais lui être infidèle.

Soit reste de bons sentimens et pitié pour la pauvre fille, qu’elle voyait tout à fait troublée, soit au contraire calcul pour prolonger sa torture, la vieille Piroulaz ne répondit à cette question que d’une manière évasive ; mais Thérèse revint à la charge en termes plus pressans encore.

— Je vous en conjure, mère Piroulaz, dit-elle d’une voix suppliante ; je vous achèterai du sucre, du café, des fichus, tout ce que vous voudrez, mais au nom du ciel dites-moi ce qu’a fait Ferréol la semaine dernière. Vous ne me répondez pas ? Vous avez donc menti tout à l’heure ? Les gens ont bien raison de dire que vous êtes la plus méchante femme du pays.

— Ah ! j’en ai menti ! ah ! je suis la plus méchante femme du pays ! s’écria la Piroulaz en écumant de colère. Ferréol ne va donc pas tous les jours à Mouthe chez la Rosalie ! Il n’y était pas hier soir encore avec ton frère Tony, qui sera, c’est moi qui te le dis, un fameux mauvais sujet ! Il n’a pas donné la semaine dernière à Rosalie un châle comme on n’en a jamais vu un sur le dos d’une fille de Mouthe ! Ils ne se sont pas promenés dimanche dans le village bras dessus, bras dessous, si bien que tout le monde était sur les portes pour les regarder passer ! Tu n’es pas trop mal, ma petite biche ; mais tu peux bien compter que la Rosalie ne voudrait point de toi pour nettoyer ses robes... Attrape, chère amie; ça t’apprendra à traiter de méchantes femmes les bonnes vieilles comme moi qui ne te voulaient que du bien... Ah! j’en ai menti!

Thérèse resta comme foudroyée, mais un instant seulement. Plutôt que de laisser jouir une telle femme de son humiliation, elle appela à elle toutes les forces de son âme, et, redevenue bientôt maîtresse d’elle-même, elle s’éloigna sans répondre un seul mot, laissant la vieille femme grommeler tout à son aise.


II.

Mouthe est un des foyers les plus actifs de la contrebande sur notre frontière suisse. Au centre du village existe un cabaret dont l’enseigne, surmontée du traditionnel bouchon de genévrier, porte dans une orthographe irréprochable ces mots pleins de séduction pour le montagnard jurassien : A la bonne gentiane. La liqueur de gentiane s’extrait, comme on sait, des racines de la gentiana lutea, qui croît en abondance dans les pâturages montagneux du Jura. Quelque affreux qu’en soit le goût, ce breuvage a pourtant ses enthousiastes, qui le placent bien au-dessus de toutes les autres liqueurs. A les entendre, la gentiane est la joie du cœur et de l’estomac, le premier des toniques, voire des fébrifuges.

Grâce à l’irrésistible attrait de son enseigne, le cabaret de la bonne gentiane ne désemplissait pas, comme disent nos paysans. Le lendemain de l’entrevue de Thérèse et de l’abbé Nicod, on n’y comptait pas moins, vers une heure de l’après-midi, de vingt à vingt-cinq consommateurs, — des villageois, trois douaniers en tenue de service, quatre ou cinq individus qu’à leur mise débraillée et à je ne sais quoi d’étrange dans les physionomies il n’était pas difficile de reconnaître pour des contrebandiers. L’administration des douanes ne permet pas à ses agens de fréquenter les personnes connues pour se livrer à la fraude : aussi les trois douaniers s’étaient-ils bien gardés de faire table commune avec les porte-ballots; mais leur respect pour le règlement n’allait pas jusqu’à leur interdire de causer et même de trinquer avec eux. Tout ce monde, douaniers, contrebandiers, campagnards, parlaient à voix haute, et tous à la fois s’interpellaient bruyamment d’une table à l’autre, échangeant des plaisanteries plus vives que délicates. Un des villageois ayant chanté une chanson du pays : — Allons, Ferréol, dit un des contrebandiers à son voisin en lui faisant un signe de l’œil, ne veux-tu pas nous en dire une aussi? Celle que tu as chantée l’autre jour chez la Malmariée, tu sais bien? Tu feras plaisir à ces trois messieurs. L’individu auquel avait été demandée la chanson était un grand et vigoureux jeune homme de vingt à vingt-cinq ans. Bien qu’assombri par une épaisse barbe noire assez peu soignée, son visage conservait encore quelque chose d’ouvert et d’intelligent qui contrastait avec l’air farouche et presque entièrement abruti de ses compagnons. Près de lui était assis un jeune garçon de mine éveillée et hardie, qui, on le devine bien, n’était autre que le frère de Thérèse. Comme Ferréol ne s’empressait pas de se rendre au désir de son camarade la Fouine, l’enfant se leva avec vivacité :

— Je la sais, moi, dit-il, la chanson de Ferréol.

— Chante-la, petit, répondit la Fouine, je te donnerai un foulard.

Séduit par cette promesse, l’enfant entonna aussitôt la chanson

suivante, sans s’inquiéter d’en estropier ou non les vers :

Qui chemine là-bas dans l’ombre?
C’est le hardi contrebandier,
A la barbe du douanier
Glissant sans bruit dans la nuit sombre
Comme un fantôme, un loup-cervier.

C’est bien lui; du Brassus à Mouthe,
Le corps ployé sous son fardeau.
Il gravit pelouse et coteau;
Le Noirmont sauvage est sa route
Et le chat-huant son oiseau.

Regardez-le, rien ne l’arrête,
Ni ravins, ni pics altiers.
Ni l’ombre effaçant les sentiers,
Ni foudre grondant sur sa tête.
Ni gouffre béant sous ses pieds.

Lui faut-il d’un bond intrépide
Franchir précipice ou fossé,
Quand par la meute il est pressé.
Le chevreuil n’est pas plus rapide.
Le renard n’est pas plus rusé.

Les douaniers feraient la chaîne.
Même bras dessus, bras dessous.
De Jougnes au val de Mijoux,
Il passe avec sa charge pleine
Et leur glisse entre les genoux.

Qui chemine là-bas dans l’ombre?
C’est le hardi contrebandier,
A la barbe du douanier
Glissant sans bruit dans la nuit sombre
Comme un fantôme, un loup-cervier.

Sa chanson finie, Tony avala d’un trait, et aussi lestement qu’eût pu le faire un chanteur de profession, un plein verre de vin, non sien, mais appartenant à l’un de ses camarades. La chanson fut assez applaudie, même par les douaniers; le chanteur, et surtout son trait d’espièglerie, le furent bien davantage. Le silence une fois rétabli, un des douaniers, surnommé Fine-Oreille, fit signe qu’à son tour il avait quelque chose à chanter, et il commença sans plus de façon une chanson écrite en patois, qui perdra, à être traduite, beaucoup de sa naïve vivacité.


« Le vaillant contrebandier, quand il s’en va-t-en guerre, a mis ses chaussons de toile[3], il regarde à droite et à gauche.

« Derrière ni devant, il n’aperçoit personne. « Bon, dit-il, les chemins sont libres, tout ira bien.

« Ce n’est pas, Dieu merci! que j’aie peur des gabelous[4], fussent-ils dix et dix encore.

« Jean de l’Épine[5] que voici en vaut bien dix, et dix le caillou que j’ai noué dans un coin de mon mouchoir.

« La nuit venue, voilà qu’au pied d’un buisson, dans le bois, une souris grignote.

« Oh! oh! dit notre brave, débretelons[6], et lestement; ces maudits gabelous sont tous à mes trousses.

« Mieux vaut courir qu’être pris; courir exerce les jambes; en Suisse, il y a des prix pour la course.

« Qu’est-ce que dit la chanson ? « Hirondelle en l’air chante mieux que rossignol empaillé. »

« Il jette son ballot et prend Jacques-Déloge[7]. S’il ne court plus, c’est que depuis ce temps-là un gabelou lui a mis la main dessus.

« Ce n’était pas une souris qui avait grignoté dans le buisson, ce n’était qu’un meset[8], gros à peine comme (la noisette qu’il était en train de ronger.

« Il devrait cependant connaître les souris, le vaillant contrebandier; dans la prison de Pontarlier, on en entend plus que de rossignols des bois.

« Savez-vous ce que disait feu ma grand’mère? « Qu’il n’aille pas au bois, celui qui a peur des feuilles. »

« Et la mère de ma grand’mère : « Rien ne vaut de tout ce qui est oiseau de nuit. »


La chanson de Tony n’avait été qu’applaudie; grâce à sa forme burlesque et patoise, celle de Fine-Oreille excita dans la salle entière de véritables transports d’enthousiasme. Malgré ses sympathies bien connues pour les contrebandiers, la partie campagnarde de l’auditoire manifesta sa satisfaction par d’aussi bruyans qu’interminables éclats de rire. Ferréol était battu : il essaya de prendre sa revanche sur un autre terrain.

— Ah ça! dit-il, puisque nous sommes si poltrons, pourquoi ne sortez-vous jamais qu’armés jusqu’aux dents, et toujours au moins deux ensemble, comme la mercandiêre[9] et son âne?

— Parce que vous ne sortez, vous autres, répondit Fine-Oreille, que par troupes, comme les corbeaux.

— Moi, dit Ferréol, je vais presque toujours seul, et jamais un de vous n’a osé se montrer sur mon chemin.

— Excepté la nuit où nous t’avons fait faire le grand saut à Chapelle-des-Bois, répondit un des douaniers. Six pieds d’un rocher à l’autre, avec l’abîme entre les deux, excusez du peu! Diras-tu que tu n’as pas eu peur cette fois-là?

— Toi qui es si brave, riposta Ferréol, pourquoi n’as-tu pas sauté après moi? Tu m’aurais peut-être pris; mais tu as eu peur pour l’enfant de ta mère, n’est-il pas vrai, mon garçon?

Malgré la brutalité de ce langage, tout cela était dit sans colère. On riait de part et d’autre. Il n’y a pas plus de vingt ans, les bouteilles eussent volé aux visages dès le premier mot un peu vif. C’est qu’alors les situations étaient bien différentes : les contrebandiers ne marchaient qu’armés, eux aussi, et toujours par grandes troupes. Des rencontres ou plutôt de véritables combats s’engageaient fort souvent; il y avait, comme on dit dans les pays de vendette, du sang entre les deux partis. Depuis quelques années, ces mœurs sauvages ont à peu près disparu. Dans la plupart des cas, le contrebandier débretèle à l’approche de son ennemi et cherche à fuir; il ne se défend plus. Aussi peut-il se trouver face à face avec lui au cabaret, le plaisanter même grossièrement et subir ses railleries à son tour sans risque aucun de collision.

— Tu viens de mal parler des corbeaux, Fine-Oreille, reprit un des douaniers. Si ces pauvres bêtes ne voyagent que par troupes, elles n’ont au moins pas peur de se montrer de jour, tandis qu’eux, ils ne se mettent en route que la nuit, comme les chats-huans.

— Sans compter qu’ils n’ont déjà pas si tort, répondit Fine-Oreille; ne vois-tu pas que c’est pour ne pas épouvanter les gens?

— Que nous allions de jour ou de nuit, répliqua la Fouine, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Les rats aussi sortent la nuit, et cependant les chats les prennent; mais vous, vous ne prenez rien du tout.

— Toujours quelques ballots par-ci par-là, dit Fine-Oreille; mais tenez, voulez-vous que je vous dise pourquoi nous ne vous prenons pas à tout coup? Plus de contrebandiers, plus de douaniers, n’est-il pas vrai? Encore faut-il bien que tout le monde vive. Voilà le fin mot de la chose; autrement il y a bien longtemps qu’on ne parlerait pas plus de vous que du sorcier de Mignovillard, qui faisait danser malgré elles les filles sur les buissons.

— Écoute bien ce que je vais te dire, Fine-Oreille, répondit Ferréol, qui venait d’apercevoir un coup de contrebande à tenter. A t’en croire, pour une raison ou pour une autre, vous nous épargnez. Eh bien! moi, Ferréol, je te porte un défi à toi et à tous les loups et gabelous de dix lieues à la ronde, et je dis que tel jour qu’il vous plaira, à telle heure que vous choisirez, en plein midi, si cela vous convient, j’entrerai dans Mouthe, en venant de Suisse parle Noirmont, à votre nez, à votre barbe, avec un ballot de belle et bonne contrebande. Allons, Fine-Oreille, acceptes-tu le défi?

Les douaniers ayant accepté le défi avec empressement, l’exécution fut fixée au surlendemain, à trois heures de l’après-midi.

— Petit, je vais en Suisse, dit alors Ferréol à Tony, viens-tu avec moi ?

— En Suisse! cria l’enfant avec enthousiasme, partons-nous tout de suite?

— Dans un instant, répondit le jeune homme, j’ai deux mots à dire dans le village.

— Il va chez la Rosalie, dit un des douaniers à son voisin.

Le douanier n’avait deviné qu’à demi. Ferréol alla bien chez Rosalie; mais son but, en s’y rendant, était surtout de passer devant la scierie de Lupicin Jeantet, lequel à son industrie patentée joignait un commerce clandestin bien autrement lucratif. Sur la porte de l’usine étaient écrits à la craie ces mots : B. Lambris 9, chevrons 17, baudrillons[10] 43; ce qui signifiait : prendre au Brassus neuf cachemires, quarante-trois robes et dix-sept écharpes. Après avoir jeté un coup d’œil en passant sur cette singulière lettre de chargement, Ferréol alla chez Rosalie, où il ne s’assit même pas, puis il revint tout de suite au cabaret de la bonne gentiane prendre Tony, pour se rendre au village du Brassus par le Noirmont.

Le Noirmont est cette partie de la grande chaîne du Jura qui sépare le val de Mouthe de la jolie et pittoresque vallée suisse de Joux. A part quelques clairières occupées par des chalets, la montagne est couverte de la base à la crête par une majestueuse forêt d’épicéas. Rien de plus intéressant à parcourir en été que ces sauvages et imposantes solitudes qu’égaient alors la chanson de cent variétés d’oiseaux et une riche et brillante floraison de spirées, d’anémones des Alpes, de cyclamens purpurins et de lis de Saint-Bruno aux pénétrantes senteurs. Au moment de l’année où nos deux compagnons se mirent en route pour gravir la montagne, les fleurs y dormaient encore pour bien des semaines sous le sol; mais déjà de chaque broussaille s’envolaient devant eux bouvreuils, merles, ramiers et gelinottes, tandis que de jolis écureuils noirs interrompaient à peine leurs ébats sur les grands arbres pour les regarder passer. Tony était émerveillé; tout à coup l’espiègle garçon s’arrêta et se mit à crier de toutes ses forces au loup! cri inventé, il y a bien des années déjà, par les contrebandiers, pour s’avertir les uns les autres des mouvemens des loups ou gabetous, et retenu depuis ce temps-là par les bergers et autres polissons du pays. L’appel de Tony ne resta pas sans écho; de toutes les parties du Noirmont, bouèbes[11], armaillis, coupeurs, se mirent à crier : au loup ! Une heure après, ce même cri retentissait encore, mais à plus d’une lieue du point de départ.

Les deux amis étaient arrivés à peu près à mi-côte, quand ils entendirent, derrière un épais hallier, un bruit semblable à celui que fait un animal en s’enfonçant dans un fourré. — Ne fais pas attention, dit Ferréol à Tony; ce n’est que la mère Piroulaz, qui vient de chercher en Suisse ses quatre livres de sucre et autant de café. Elle se cache pour nous espionner; n’est-il pas vrai, la vieille?

— Il paraît que tu as de la sciure de bois dans les yeux aujourd’hui, Ferréol? dit un homme vieux et maigre en sortant du massif de buissons. Prendre Joachim Salambier pour cette vieille sorcière de Piroulaz! Tu prendras bientôt les gelinottes pour des crapauds volans.

— Je crois que tu n’as guère eu la berlue moins que moi, père Joachim, répondit Ferréol. Autrement est-ce que tu te serais caché, comme un marcassin, en nous voyant venir?

— C’est vrai tout de même ce que tu dis là; je t’ai pris de loin pour un de ces satanés garde-chasses qui ne cherchent qu’à faire de la peine aux pauvres gens. Que veux-tu, mon garçon? A soixante-cinq ans révolus, on n’y voit pas aussi bien qu’un petit tiercelet, et, pour ne pas dire de menteries, j’aime mieux me cacher trois fois de suite que d’être pris seulement une.

L’homme qui parlait ainsi n’était autre que le père de Rosalie, la rivale de Thérèse. Contrebandier dans sa jeunesse, il avait renoncé au ballot pour se faire chasseur de gelinottes. La gelinotte abonde au Noirmont. Joachim ne revenait jamais à Mouthe sans en rapporter au moins trois ou quatre, qu’il avait prises au moyen de lacets; mais ce n’était là encore que sa moindre industrie. Rosalie était sans contredit la plus belle fille du pays, belle, il faut bien le dire, d’une beauté toute physique, car l’âme était des plus communes, et la distinction manquait absolument à la physionomie. Telle qu’elle était, assez de galans, même riches cultivateurs, la recherchaient en mariage pour que son père eût pu asseoir sur leurs prétentions amoureuses une spéculation qui lui avait longtemps réussi. — Rosalie ne veut que toi, disait-il séparément à chacun d’eux; elle me l’a encore déclaré hier. Comment diable t’y es-tu pris pour l’ensorceler aussi bien? — L’heureux campagnard invitait son futur beau-père à dîner à l’auberge des Trois-Pigeons, lui envoyait des jambons, du blé, des pommes de terre. Il s’en trouva un qui d’une seule fois alla jusqu’au muid de vin. Les cadeaux venaient-ils à se ralentir, le pauvre prétendant était bien vite évincé. Rosalie, qui était fort coquette, n’avait eu pendant longtemps aucune violence à se faire pour prêter la main à ces vilaines manœuvres; mais, devenue un jour sérieusement éprise de Ferréol, elle se mit à traiter si mal tout ce monde de poursuivans, qu’à l’exception d’un seul, Piérin Sornay, moins susceptible ou plus opiniâtre que les autres, tous quittèrent bientôt la place. Joachim fut d’abord fort mécontent, mais Ferréol lui paya avec tant de libéralité la gentiane et fit à Rosalie de si riches cadeaux d’objets de toilette, que le vieux braconnier ne tarda pas à prendre son parti de ce nouvel état de choses, et finit même par s’attacher au jeune homme autant que sa nature peu dévouée le comportait.

— Combien de ces gelinottes aujourd’hui, vieux rôdeur de broussailles? reprit Ferréol. Tu devrais bien avoir honte de détruire ces pauvres bêtes juste au moment des nids.

— Qu’est-ce que tu nous chantes là, l’oiseau de nuit? répondit Joachim. Je viens seulement de voir où elles se tiennent, pour y poser mes lacets en saison permise... Prendre maintenant ces pauvres gelinottes, Jeus-Maria! ce serait trop mal faire. Peux-tu bien croire Joachim Salambier capable de manquemens pareils?

— Et celle-là? dit Ferréol en tirant de dessous la blouse du braconnier un énorme et magnifique oiseau.

— Celle-là? répondit Joachim avec un rire sournois qui lui était particulier, c’est un coq de bruyère. L’enfant que voilà m’est témoin que je n’ai parlé tout à l’heure que de gelinottes et pas de coqs.

L’enfant n’était plus là pour répondre à l’interpellation du braconnier. Ayant aperçu un nid de ramiers à la cime d’un épicéa, il s’était mis, avec l’agilité d’un chat sauvage, à grimper sur l’arbre. Déjà de branches en branches il approchait du nid, quand son compagnon lui défendit d’y toucher. L’enfant obéit, quoique bien à regret. Pendant qu’il descendait de l’arbre, Ferréol conta à Joachim le pari qu’il avait fait à la bonne gentiane, et il termina en demandant au braconnier son concours, que celui-ci lui promit plein et entier, mais non sans avoir stipulé divers cadeaux pour Rosalie et pour lui-même. Ferréol lui ayant assuré que tous deux seraient contens, il fut convenu qu’ils se reverraient le lendemain à Mouthe pour se concerter sur ce qu’ils auraient à faire, après quoi le braconnier quitta les deux jeunes gens; mais à peine était-il à une demi-portée de fusil, qu’il se retourna en appelant Ferréol.

— Eh bien! qu’y a-t-il? demanda le jeune homme.

— Tu sais les cadeaux que tu m’as promis; ne va pas les oublier au moins.

— Sois tranquille, vieil enjôleur; mais est-ce là tout ce que tu avais à me dire? Tu pouvais bien me laisser continuer mon chemin.

— Vas-tu coucher ce soir au val de Joux?

— A moins que le feu n’ait pris à toutes les paillasses; encore y a-t-il des greniers à foin.

— Vivent les canards ! Il va en tomber de cette eau tout à l’heure. Tu n’auras pas besoin de brosse en arrivant, c’est moi qui te le dis.

Ferréol leva la tête. Les sapins ne lui permettaient de voir qu’un étroit espace du ciel. Aucun nuage ne s’y montrait, mais deux aigles tournoyaient sur la forêt en poussant cris sur cris, signe infaillible d’orage, au dire de nos montagnards. Presque au même instant d’ailleurs les épicéas commencèrent à s’agiter, et un sourd et sinistre concert de beuglemens s’éleva de toutes les clairières de la montagne.

— Allons, petit, dit Ferréol à son camarade, en avant et lestement; nous avons encore le temps d’arriver au chalet de Montoiseau.

Les deux voyageurs venaient d’entrer dans la clairière au fond de laquelle se trouve le chalet qui devait leur servir de refuge, quand un de ces armaillis de la Suisse allemande, qui sont si nombreux dans les fermes du Haut-Jura, leur cria de loin : N’approchez pas!

— Pourquoi n’approcherions-nous pas? demanda Ferréol; est-ce que le diable est en campagne par ici?

— Derrière ces buissons, il a presque éventré hier Simonet d’un coup de cornes.

Ferréol connaissait parfaitement la vie des chalets : il devina tout de suite la nature du péril qui lui était signalé; Tony, plus inexpérimenté, ne comprit rien à l’avertissement de l’armailli, dont le langage moitié allemand, moitié patois du Jura, était du reste presque inintelligible. — Ah ça, l’Allemand, dit le jeune garçon en contrefaisant l’accent de l’étranger, qu’est-ce que tu baragouines là? Le diable a éventré hier Simonet d’un coup de cornes?

— Qui te parle du diable, mauvais bouèbe que tu es? répondit l’armailli tout à fait en colère, je te parle de Fritz, moi,

Tony allait répliquer à son tour quand un premier coup de tonnerre, dont fut ébranlée toute la montagne, éclata sur leurs têtes. A ce bruit, un puissant taureau, court, ramassé, presque entièrement noir, et qui n’était autre que le Fritz de l’armailli, sortit d’un massif de coudriers, à quelques pas des deux jeunes gens. L’animal marchait lentement, la tête basse, flairant l’herbe, déjà arrosée par quelques gouttes de pluie; de temps en temps il relevait ses larges naseaux, et semblait prendre plaisir à humer la tempête. A peine eut-il aperçu les deux compagnons, que, poussant un bref mugissement, il les chargea avec fureur. Ferréol n’ignorait pas combien sont périlleuses, surtout aux heures d’orage, les rencontres avec ces terribles animaux, qui, vivant presque à l’état sauvage, acquièrent une force et une agilité bien supérieures à celles du taureau domestique, déjà si redoutable cependant; il regagna prudemment le bois, sans toutefois trop hâter le pas. Le taureau se tourna alors contre Tony, qui fit mine de vouloir l’attendre de pied ferme en agitant son mouchoir pour l’exciter encore; puis, au moment où l’animal furieux baissait déjà la tête pour lancer son coup de cornes, le jeune garçon se jeta vivement de côté en faisant à son adversaire un de ces gestes de mépris dont n’ont pas seuls le secret les gamins des villes. Quoique Ferréol se fût bien promis de tancer vertement le téméraire enfant dès que celui-ci l’aurait rejoint, l’heure était assez peu propice aux remontrances. La tempête était dans toute sa fureur; les épicéas gigantesques oscillaient comme des joncs battus par le vent. Le tonnerre grondait sans relâche; des éclats de bois hachés par la foudre tombaient de tous les côtés autour d’eux. Heureusement Ferréol connaissait à peu de distance une grotte, où se cachaient quelquefois les contrebandiers; les deux jeunes gens y arrivèrent sains et saufs, mais non moins mouillés que le jour où Ferréol s’était jeté dans l’Ain pour en retirer Tony.

Nos voyageurs étaient à l’abri depuis quelques instans, lorsque Ferréol crut entendre un léger bruit vers le fond de la grotte. Tout en continuant de parler à Tony, il dirigea de ce côté ses yeux perçans, et malgré l’obscurité, qui était grande dans l’enfoncement, il finit par apercevoir le bout d’un soulier et un panier posé à côté. — Pour le coup, se dit-il, je ne me trompe pas, c’est bien cette vieille sorcière de Piroulaz. — Il acheva tranquillement ce qu’il avait commencé de dire, puis, s’adressant à Tony : — Voyons, petit, dit-il, tu sais mon affaire avec les gabelous; puisque tu veux te faire contrebandier, comment t’y prendrais-tu à ma place? dis-moi un peu ça.

— Est-ce que je sais, moi? répondit l’enfant. Je ferais comme à ce jeu que tu nous as appris à Gilois, tu te rappelles bien? Il y en a un qui se fait courir après, et pendant ce temps-là tous les autres passent.

Un mouvement de dépit échappa à Ferréol. Son plan était précisément de faire passer un riche convoi à une lieue ou deux de Mouthe, pendant que les douaniers seraient à leurs embuscades autour du village, et ce n’était même que comme moyen de diversion qu’il avait jeté aux douaniers son défi, en apparence si téméraire. Pris lui-même par eux, il en serait quitte pour une légère amende, bien compensée par le succès presque assuré de son autre entreprise. L’affaire était donc des meilleures; malheureusement Tony venait, sans le vouloir, d’en faire connaître les bases, et cela à l’espionne même des douaniers. Sans se décourager cependant, Ferréol essaya de faire prendre le change à la vieille femme.

— Tu aurais bien raison sans un petit malheur, dit-il : croirais-tu que les magasins sont absolument vides en Suisse? Rien chez Olivier, rien chez Blondeau, ni chez les autres assureurs[12]; les contrebandiers des Rousses ont tout enlevé avant-hier. La Fouine est revenu ce matin du val de Joux; on n’a pu lui offrir que de l’horlogerie, il a préféré s’en retourner à vide. C’est qu’aussi le gouvernement a mis trop bas les tarifs d’horlogerie; avec leurs montres, il n’y a pas seulement de quoi gagner la toile de ses chaussons. Si j’avais une semaine devant moi, Blondeau ferait venir des marchandises de Genève; mais, d’ici à deux jours, impossible de réunir le moindre chargement. Je ne sais même pas avec quoi je pourrai faire mon ballot. Entre nous, je me suis lancé là dans une mauvaise affaire : Fine-Oreille est malin, j’aurai bien de la peine à passer; mais le vin est tiré, il faut le boire. Tiens, voici comme je compte m’y prendre. Il y a plusieurs sentiers qui descendent sur Mouthe; je prends celui des Petites-Loges ou celui de la Rillette : ce sont les meilleurs de tous et les plus en vue, les gabelous ne soupçonneront jamais que je puisse choisir ceux-là; mais, tu entends bien, pas un mot de tout ceci, bouche cousue. Les gabelous te feront peut-être questionner; chante-leur la chanson : La gesse[13] est un oiseau bavard. Défie-toi surtout d’une vieille mouche qu’on appelle la mère Piroulaz. Voilà que l’orage est passé. Allons, petit: nous avons encore près de deux heures de chemin.

III.

Laissons les deux voyageurs continuer leur route vers le val de Joux, et revenons à Mouthe, où nous avons encore de nouvelles connaissances à faire. A l’une des extrémités du village est une maison basse, étroite, couverte en bardeaux. C’était là que demeuraient Joachim Salambier et sa fille. Bien que construite depuis peu d’années, cette maison était déjà, faute d’entretien, fort délabrée dans ses murs et sa toiture, et l’intérieur ne valait pas mieux. Une table de bois de sapin, un buffet à moitié rongé par les cirons, un lit que Rosalie n’apprêtait jamais qu’au moment de s’y coucher, composaient, avec un fragment de miroir et deux ou trois chaises vieilles et massives, l’ameublement du poêle. Meubles, plancher, plafond, tout était couvert de poussière, sale, enfumé; le cafar[14] s’y promenait effrontément en plein jour, et l’araignée tissait sa toile, sans crainte du balai, à chaque coin du plafond et de la cheminée.

A l’heure où Ferréol rencontra Joachim au Noirmont, la belle Rosalie était seule dans ce charmant logis avec le plus obstiné de ses adorateurs, Piérin Sornay, épais campagnard de vingt-cinq ou trente ans, mais qui, disait-on dans le pays, possédait autant de journaux de terre qu’il y a de dimanches dans l’almanach. Leur tête-à-tête, qui durait depuis une heure au moins, paraissait avoir avancé assez peu les affaires du patient villageois, car Rosalie était occupée, sans faire aucunement attention à lui, à interroger, sur certaines choses de l’avenir, un jeu de cartes peu neuf, et dont les armaillis n’eussent pas voulu. La première réponse de l’oracle n’ayant pas été des plus favorables, la belle villageoise recommença l’expérience, mais avec aussi peu de succès. Une troisième épreuve s’annonçait comme ne devant pas mieux réussir, quand Rosalie, trichant contre le sort, changea la place d’une des cartes.

— Oh ! oh ! de la contrebande ! dit le campagnard, qui avait suivi le jeu de loin, et n’ignorait pas que le valet de cœur s’y nommait Ferréol.

— Qu’est-ce qui vous parle, à vous? répondit sèchement Rosalie, sans seulement faire au villageois l’honneur de lever les yeux vers lui.

— Personne, répondit Piérin; je me parlais à moi-même, et je me disais que la dame de trèfle n’était pas à sa place, et qu’il y avait de la contrebande là-dedans.

— De la contrebande ! Vous ne savez parler que de contrebande. Qu’est-ce que les contrebandiers vous ont donc fait? Est-ce que ce ne sont pas de braves gens par hasard?

— Ils ne passent du moins pas tout à fait pour ça.

— Et moi je dis qu’ils en valent bien d’autres, et même qu’ils rendent des services. Est-ce que sans eux les pauvres gens pourraient se passer les petites douceurs du sucre et du café? N’est-ce pas grâce à eux que les fumeurs ont du tabac à bon marché?

— Et les filles des mouchoirs de cou pour rien, dit le villageois en affectant de tourner ses yeux vers le fichu de la belle paysanne.

Rosalie lui lança un regard furieux. — Oui, oui, dit-elle, c’est Ferréol qui me l’a donné; est-ce que j’ai jamais cherché à le cacher? Il m’a donné aussi ce peigne. C’est encore lui qui m’a donné le châle que j’avais mis dimanche, et bien d’autres choses... Il est si bon, Ferréol! Il est aussi bon que courageux. C’est un homme, celui-là; personne ne peut se vanter de lui avoir jamais fait peur. Et vous me demandez si je l’aime? C’est vraiment risible! Je l’aime de tout mon cœur, je n’aime que lui, je ne me marierai jamais qu’avec lui. Me croyez-vous faite par hasard pour devenir la femme de quelque gros pataud de paysan ? — Rosalie, va donc traire les vaches; Rosalie, as-tu fait la soupe pour les veaux? Rosalie, as-tu arrosé le fumier? — Allons donc !

La jeune fille était arrivée au plus haut point d’exaltation. Piérin se tint pour averti.

— Qu’est-ce qui vous parle de traire les vaches? répondit-il du ton le plus humble. Écoutez-moi sans vous fâcher, Rosalie; c’est la dernière fois que je vous parle de ces choses-là. J’ai plus de cinquante journaux de terre[15] à moi appartenant. Dix ne valent pas grand’chose, mon père les a eus du partage des communaux; mais le reste est le rognon du pays. Est-ce qu’il n’y a pas là bien de quoi payer un domestique et une servante pour soigner le fumier et traire les vaches? Ah! si vous vouliez, Rosalie ! Je ferais remettre à neuf tout notre logement; j’achèterais cheval et voiture pour vous mener à la ville les jours de foire et de marché. Quand nous passerions dans la rue, les gens diraient : « Quelle est donc cette belle dame, qui a ces beaux rubans? — Eh mon Dieu! c’est la femme du maire de Fraroz. » Je ne suis pas maire encore; mais Louis Godard, qui a l’écharpe présentement, veut absolument se retirer, et le diable s’en mêlerait, si je n’étais pas nommé à sa place. Voyons, Rosalie, est-ce que tout ça ne vous tente pas un peu ?

Rosalie n’avait pu entendre, sans y prendre un certain intérêt, le programme séduisant que Piérin venait de dérouler avec tant de complaisance devant elle, car si elle était réellement éprise de Ferréol, elle ne l’était guère moins de la toilette et du bien-être. Malheureusement l’amoureux campagnard ne sut pas s’en tenir à ce premier succès, et, en voulant achever sa victoire, il gâta tout.

— Supposons au contraire, reprit-il, que vous épousiez Ferréol. C’est un adroit garçon, je ne dis pas non; mais, avec toute son adresse, il sera pris tôt ou tard, et il ira manger la soupe de Garneret, vous savez bien, celui qui ne dort jamais que d’un œil, et qui a toujours un trousseau de grosses clés dans les mains. Vous savez ce qu’on dit?

Contrebande n’a qu’une saison;
Aujourd’hui riôle[16] à foison,
Demain le mari en prison
Et la misère à la maison.


La misère! entendez-vous, Rosalie? Je veux bien encore que Ferréol ne se laisse pas prendre. Est-ce un état pour une femme que d’être mariée à un contrebandier? Vous disiez tout à l’heure que les contrebandiers étaient de braves gens; c’est donc un brave homme que ce la Fouine, qui est toujours avec Ferréol? Il n’y a pas plus de trois ans cependant que le tribunal l’a condamné à sept ou huit mois de prison pour avoir vendu comme tabac à priser de la tannée avec je ne sais quels autres ingrédiens. Je m’en souviens bien; j’étais à Pontarlier ce jour-là. Et Sauvageot avec ses sacs de café où il n’y avait que quelques grains de café au-dessus, et tout le reste était du turquie ! Voilà les amis de Ferréol : il n’en est pas encore à faire de ces choses-là ; mais il y viendra, il y viendra, aussi sûr que nous voici tous deux.

Rosalie tenait encore le jeu de cartes: elle le lança presque à la face du villageois. — C’est une indignité! s’écria-t-elle avec fureur, c’est une indignité!

— Mon Dieu, reprit le campagnard du ton le plus tranquille, ne vous fâchez pas si fort, Rosalie. Vous aimez Ferréol, vous le croyez incapable de jamais-tromper personne; que diriez-vous donc si on vous apprenait que dans ce moment-ci il vous trompe vous-même? Dieu m’est témoin que je ne voulais pas vous parler de ces choses-là, mais vous m’y forcez. Eh bien! oui, votre Ferréol, si honnête, si brave, ce n’est pas vous qu’il aime, Rosalie; il en aime une autre, et il lui a promis le mariage.

— Promis le mariage ! répéta machinalement la jeune fille, dont cette foudroyante révélation semblait avoir anéanti toutes les facultés. — Il le lui a promis, aussi vrai que je vous parle, reprit Piérin ; il y a des mois et des années qu’il lui fait la cour.

— D’où est-elle ? Son nom ? Qui vous a dit cela ? demanda Rosalie, promptement revenue à elle-même. Me répondrez-vous ? Parlez, parlez donc.

— Encore patience, répondit Piérin toujours avec le même flegme ; vous voulez que le curé chante vêpres avant que le premier coup soit sonné. Vous me demandez d’où elle est ? De Gilois. Son nom ? Thérèse Lamy. Elle a de dix-huit à vingt ans. Je me la suis fait montrer à la dernière foire de Nozeroy : elle n’est peut-être pas aussi belle que vous ; mais je ne sais pourquoi on ne peut pas s’empêcher de l’aimer rien qu’à la voir, sans compter que les gens du pays en disent tout le bien possible. Intelligente, douce, sage surtout…

— Assez, assez, j’ai compris. Me disiez-vous pas, il n’y a qu’un instant, que vous aviez l’intention de rentrer de bonne heure à Fraroz ? La nuit est bientôt venue dans cette saison-ci, et les chemins ne sont pas bons. Adieu, adieu ; si jamais vous passez par Mouthe, ne vous dérangez pas pour venir ici.

Rosalie avait pris le pauvre campagnard par le bras ; elle le poussa vivement vers la porte. Piérin, décontenancé et tout confus, se laissa congédier sans mot dire. Rosalie tourna alors la clé dans la serrure, et, restée seule, elle se livra à toute la violence de sa jalousie. D’abord elle ne fit que marcher à grands pas d’un bout de la chambre à l’autre, en maudissant cent fois et Thérèse et Ferréol ; puis la pensée lui vint de détruire tout ce qu’elle avait reçu du jeune homme. Un bonnet orné de flots de rubans de toutes couleurs fut le premier objet qui tomba sous sa main ; elle le jeta au feu sans hésitation. Il est vrai qu’il commençait à passer de mode, et que les rubans en étaient assez fanés. Un tour de cou et cinq ou six autres colifichets de peu de valeur eurent le même sort ; mais quand elle en vint au châle, qui avait fait l’admiration de tout le village le dimanche précédent à la sortie de la messe, elle voulut du moins, avant de le détruire, le jeter encore une fois sur ses épaules. Ainsi parée, elle s’approcha du miroir, et trouva le châle si beau, elle-même si belle, qu’elle ne put s’empêcher de se sourire à elle-même et de faire grâce au châle, qu’elle replaça dans l’armoire après l’avoir enveloppé soigneusement dans un linge fermé à trois ou quatre épingles. — Après tout, se dit-elle, Piérin est jaloux de Ferréol ; peut-être n’y a-t-il pas un mot de vrai dans tout ce qu’il m’a raconté. Il est tard, essayons de dormir : il sera demain assez tôt pour éclaircir la chose ; malheur à Ferréol, s’il m’a trompée !

IV.

En rentrant à la ferme après avoir quitté la vieille Piroulaz, Thérèse était fort abattue. Sa mère ne put manquer de s’en apercevoir, mais elle n’osa pas la questionner. — Couche-toi, Thérèse, lui dit-elle seulement, tu es fatiguée; cela te fera du bien. — Les gens des campagnes voient dans le sommeil le suprême remède à tous les maux, et certes ils n’auraient pas tort, si ce remède était toujours à la disposition de ceux qui souffrent. Thérèse obéit tout de suite, non qu’elle espérât le sommeil, mais au moins elle serait seule, et n’aurait plus besoin de faire des efforts pour cacher sa peine dans la crainte d’affliger l’excellente femme. Le lendemain, elle se leva avant le point du jour; elle aurait voulu aller à l’église, mais l’abbé Nicod ne disant sa messe que vers sept heures, l’église était fermée pour longtemps encore. A dix minutes de Gilois, au sommet d’une vaste pelouse solitaire, est un de ces oratoires agrestes si nombreux dans la montagne du Jura, oratoires qui ne consistent pour la plu- part qu’en une croix de bois qui surmonte une image plus ou moins grossière de la Vierge avec quelques pieuses inscriptions. Alors que dans son enfance elle gardait aux champs le bétail de leur petite ferme, Thérèse ne manquait jamais de conduire ses bêtes dans cette partie du communal pour faire sa prière devant la sainte image, qu’elle se plaisait à entourer de guirlandes de feuillage et de fleurs renouvelées par elle au moins une fois chaque jour. Instinctivement elle prit ce même chemin. Agenouillée au pied de la croix, elle pria longuement et ardemment; elle pria pour Tony, pour Ferréol, pour elle-même. Elle conjura la Vierge de retirer Tony de cette voie malheureuse où il venait de se précipiter, et, bien que regardant ou croyant regarder Ferréol comme étranger désormais à sa destinée et à son cœur, elle se surprit à adresser au ciel la même prière pour lui. Ce qu’elle demanda avec le plus de ferveur, ce fut pour elle-même la force de demeurer calme et ferme au milieu de ces épreuves et d’en épargner à sa mère le contre-coup. Elle était encore à prier quand le bruit des campènes[17] du bétail, qui montait au communal, vint lui rappeler qu’il était temps de retourner à la ferme, où elle avait les vaches à traire et le lait à porter à la fromagerie. Elle se leva aussitôt et regagna le logis. De retour du chalet, comme elle cherchait dans son armoire un linge dont elle avait besoin pour essuyer ses vases à lait, le hasard fit qu’elle mit la main sur un chiffon de papier caché depuis deux ou trois jours entre deux de ses robes, et dans lequel elle lut ce qui suit :

« Ma bonne Thérèse,

« Tu m’en voudras, mais pas longtemps, j’en suis bien sûr, à cause de ton bon cœur. Je me fais contrebandier ; on dit qu’il n’y a point d’état comme celui-là pour s’amuser et gagner de l’argent. Ça te fait faire la mine ? Quand tu auras vu les belles choses que je veux te donner, bien sûr, tu ne la feras plus. On m’a dit que M. Riduet, qui est si riche, a gagné tout ce qu’il a par la contrebande. Quand j’aurai bien de l’argent comme lui, nous partagerons ensemble, et tu te marieras avec Ferréol. Allons, voilà que tu vas recommencer à te fâcher ; est-ce que tu crois que je ne sais pas bien que tu l’aimes ? Tout le village me l’a dit, et je le savais déjà. Ferréol était à Nozeroy ces jours derniers ; j’y suis allé pour le voir. Croirais-tu qu’il ne voulait pas me laisser aller le rejoindre ? Je l’ai tant tourmenté qu’il a fini par dire oui ; je pars pour Mouthe demain matin ; vive la joie ! J’espère aller bientôt en Suisse. Soigne bien notre vache, qui est malade ; tu me feras savoir aussi ce que je pourrai envoyer à notre bonne vieille mère pour lui faire bien plaisir. Adieu, ma bonne Thérèse. Que vas-tu devenir quand je ne serai plus là pour te faire endiabler ?

« TONY. »

La lecture de cette lettre affligea vivement Thérèse, elle y gagna du moins de ne plus rien ignorer de ce qu’elle avait un si grand intérêt à connaître. Un moment elle eut la pensée de courir à Mouthe, de se mettre à la recherche de son frère ; mais Ferréol était avec Tony, et qu’eussent dit de sa conduite les gens du village ? Elle resta donc, attendant avec résignation que Dieu exauçât les prières qu’elle lui adressait chaque jour pour son frère et pour celui qu’elle n’osait plus nommer son fiancé.

Ferréol cependant ne demeurait pas oisif. Il n’avait que deux jours pour organiser son expédition ; ces deux jours lui suffirent. On se rappelle que son but principal était de faire passer un riche convoi pendant que les douaniers seraient occupés à le surveiller lui-même. Beaucoup de sentiers conduisent du Noirmont à Mouthe ; Ferréol savait que les douaniers n’étaient pas assez nombreux pour les garder tous ; il s’attacha surtout à les éloigner de celui par lequel il se proposait de passer. Devant leur vieille espionne, il avait déroulé un faux plan de campagne ; plus tard il envoya Joachim Salambier leur dévoiler son itinéraire véritable, bien convaincu qu’il était que les douaniers, connaissant leurs relations, prendraient précisément le contre-pied de tout ce que leur dirait le prétendu dénonciateur, avec lequel d’ailleurs le jeune homme avait eu soin de se montrer quelques instans auparavant dans le village. Certes Ferréol n’avait déployé dans tout cela qu’assez peu d’invention ; mais peut-être les conditions du pari ne permettaient-elles pas de faire mieux. Et puis encore une fois que lui importait d’être pris, s’il réussissait à faire passer son convoi ?

À l’heure convenue, Ferréol franchit le murgé[18] qui, vers le sommet du Noirmont, sépare les territoires français et suisse, et il se mit à descendre la montagne, chargé d’un ballot de marchandises prohibées de très faible valeur. Tony et Joachim éclairaient devant lui la marche. Déjà tous trois approchaient du bord de la forêt, quand le vieux braconnier, qui venait d’entendre des bruits suspects derrière un hallier, donna l’alarme en imitant le cri du coq de bruyère. À ce signal convenu, Ferréol voulut rebrousser chemin sans toutefois débreteler ; mais un des douaniers, accourant par derrière, lui barra le passage. — N’aie pas peur, Ferréol, se mit à crier Tony ; nous sommes les plus forts ; hardi ! au loup ! — Et, saisissant une pierre, il la lança au douanier, qui, atteint au bras, s’élança sur lui et se mit à le frapper à coups redoublés. — Lâcheras-tu cet enfant, mauvais gabelou ! cria avec fureur Ferréol, le lâcheras-tu ? — En un clin d’œil, il eut jeté son ballot ; le douanier, qui était armé, se vit attaqué et renversé avant d’avoir pu se mettre en défense ; mais de toutes parts les habits verts arrivaient. En un instant, Tony et Joachim furent arrêtés. Seul contre huit ou dix, Ferréol jugea la résistance inutile. — Tu as le dessus, Fine-Oreille, dit-il au chef de la troupe. Tony m’a mis dans une méchante affaire, mais c’est égal ; la journée ne sera peut-être encore pas trop mauvaise.

— C’est ce que nous saurons dans deux heures, répondit Fine-Oreille avec un sourire qui parut à Ferréol de fort mauvais augure.

— Trahi ! murmura celui-ci entre ses dents, trahi ! mais si jamais je viens à le connaître, malheur à l’infâme qui m’a dénoncé !

Mouthe a été longtemps sans caserne de douanes. Les douaniers logeaient où il leur plaisait dans le village, système qui, en les mêlant davantage à la population, leur permettait de surveiller plus efficacement les manœuvres des contrebandiers, mais dont, en revanche, la discipline avait trop souvent à souffrir. Pour parer à cet inconvénient, une caserne fut construite, il y a quelques années, sur la rive droite du Doubs, à moins d’une portée de fusil de la source de cette rivière. Les trois prisonniers durent, pour s’y rendre, traverser le village dans toute sa longueur. Bien que fort humilié intérieurement, Ferréol fit bonne contenance durant le trajet. Tous les campagnards que n’appelaient pas en ce moment les travaux des champs coururent au-devant de lui, cherchèrent à lui serrer la main, en maudissant ouvertement les gabelous; quelques jeunes gens parlèrent même de l’enlever à son escorte. Soutenu par de si chaleureuses sympathies, Ferréol portait la tête haute, saluait les uns, remerciait les autres, plaisantait chemin faisant sur sa mésaventure, dont il se vantait de prendre dix revanches plutôt qu’une. Arrivés à la maison de douane, les trois prisonniers furent enfermés dans la salle des punitions, la seule de la caserne dont la fenêtre fût garnie de barreaux.

La colonne principale n’avait pas été plus heureuse que la petite troupe de diversion. Cette colonne se composait de quinze porteurs chargés tous d’étoiles de prix jusqu’au poids de vingt-cinq à trente livres, maximum de la charge du contrebandier. Arrivés un à un l’avant-dernière nuit au village suisse du Brassus, ils étaient demeurés, selon l’usage, tout le jour suivant dans un des magasins de l’assureur à fabriquer leurs chaussons, pratique qui a pour but sans doute de soustraire les porte-ballots à la surveillance des espions de la douane, mais bien plus encore de s’assurer de leur propre fidélité. La nuit venue, tous étaient partis, le bâton ferré à la main, la gourde au côté, le ballot sur le dos. Contrairement à l’habitude des contrebandiers jurassiens, ils marchaient en une seule troupe. Ferréol l’avait voulu ainsi pour laisser aux faux frères, s’il s’en trouvait parmi eux, moins de facilité pour la trahison. Le dénonciateur a sa part de la prise, qui lui est soldée en numéraire avec toutes les précautions qui peuvent l’empêcher d’être connu. Secret assuré et gain souvent considérable, il y a bien là de quoi tenter des gens qui ne se piquent pas d’être fort scrupuleux, et l’on comprend que les organisateurs de convois n’aient dans leurs auxiliaires qu’une médiocre confiance.

La troupe passa la nuit sur le territoire suisse, dans un chalet appartenant à l’assureur. L’expédition se faisant en plein jour, il fallait à toute force marcher vite; l’eau-de-vie et la gentiane furent prodiguées aux hommes; on en remplit les gourdes. La bande se remit en marche vers dix heures du matin, dans l’espoir d’atteindre le vallon de Mouthe vers midi, heure où, selon les calculs de Ferréol, les douaniers devaient être déjà établis à leurs postes pour le surveiller lui-même. Deux armaillis précédaient la troupe, porteurs, l’un d’une campène ou clochette de bétail qu’il avait ordre d’agiter tant que les chemins seraient libres, le second d’un cornet à bouquin qui devait, le cas échéant, avertir de la présence de l’ennemi. La campène ne sonna pas longtemps. Le sentier que suivait la troupe était gardé par plus de vingt douaniers couchés à terre le long des rochers ou derrière d’épais buissons; quelques-uns avaient poussé la précaution jusqu’à se couvrir le corps de ces larges mousses qu’on ne trouve que dans les forêts de sapins. L’armailli porteur de la clochette tomba sans défiance au milieu de l’embuscade. Les premiers douaniers le laissèrent passer à dessein; les derniers l’arrêtèrent et l’un d’eux saisit l’instrument, qu’il se mit à son tour à faire retentir. Le second armailli suivait à une centaine de pas de distance; trompé par le bruit de la campène, il continua d’avancer et fut pris aussi par les arrière-postes avant d’avoir pu faire usage de son cornet à bouquin. La troupe ne tarda pas à paraître. La clochette continuait à sonner, mais elle n’avançait point; inquiet de l’entendre toujours à la même place, le chef du convoi fit faire halte aux hommes pour reconnaître le terrain avant de s’y engager. En ce moment partirent plusieurs coups de fusil; ce n’était qu’un signal; les armes avaient été déchargées en l’air. L’effet n’en fut pas moins grand sur les contrebandiers, qui demeurèrent frappés de stupeur. Ils voulurent fuir, se renversèrent les uns les autres, s’embarrassèrent dans les broussailles; les douaniers se précipitèrent sur eux, les enveloppèrent de tous côtés. Quelques-uns échappèrent cependant, mais pour être ramassés dans leur fuite par la brigade de Bois-d’Amont, embusquée depuis le matin sur un de leurs flancs et accourue au signal donné par les détonations. La victoire des douaniers était complète; quinze prisonniers, sans compter les armaillis et le chef du convoi, étaient entre leurs mains; quinze ballots gisaient sur le sol. Deux chariots à bœufs, requis au chalet le plus proche, reçurent le butin, et descendirent lentement vers Mouthe par les chemins difficiles de la forêt.

Revenons à Ferréol. La gaieté qu’il avait affectée en traversant les rues du village ne l’avait pas accompagné plus loin que la porte de la prison. Son convoi avait-il échappé aux gabelous? Était-il tombé dans leurs mains? C’était là pour lui une question de vie ou de mort. Dans le cas d’un désastre, qui voudrait encore lui confier des marchandises? de quel front oserait-il même se présenter devant les assureurs? Il essaya de se faire illusion sur l’issue probable de l’événement; après avoir bien balancé les chances bonnes et mauvaises, il n’arriva qu’à se convaincre que l’itinéraire de son convoi avait dû aussi être livré aux gabelous par le faux frère qui l’avait dénoncé lui-même, car il ne doutait pas que son malheur n’eût été le résultat d’une dénonciation. De nouveau il jura alors de tirer du traître une vengeance éclatante, mais ce traître, quel était-il? Il passa en revue l’un après l’autre tous les porte-ballots qui avaient pris part à l’expédition. Trois ou quatre avaient déjà été soupçonnés

  • de perfidies pareilles; le reste ne valait guère mieux. A l’exception

de Tony et d’un paysan, qui n’avait consenti que sur ses instances réitérées à faire partie de la bande, tous, y compris le vieux braconnier lui-même, lui parurent dix fois capables d’avoir cédé à l’appât de la part de prise. Quels tristes compagnons s’était-il donc choisis? Comment avait-il pu descendre à s’associer de telles gens? Ce retour sur lui-même, à l’heure de la solitude, dans la mauvaise fortune, le remplit d’une amère tristesse. Tony, qui n’avait rien perdu de sa gaieté enfantine, ayant cherché en ce moment à le dérider un peu, se vit repoussé presque durement.

Pendant que Ferréol était à la fenêtre, regardant avec anxiété du côté de Mouthe, il aperçut les deux chariots à bœufs qui s’avançaient sur le pont du Doubs, suivis de ses porte-ballots au milieu d’une double haie de douaniers; malgré les efforts du jeune homme pour demeurer maître de son émotion, ses yeux s’emplirent de larmes. La troupe fut bientôt devant la maison de douane; quelques-uns des prisonniers paraissaient abattus, la plupart conservaient tout leur aplomb. Ces derniers parlaient bruyamment et riaient de tout, même de leur disgrâce. Ferréol put entendre quelques-uns de leurs discours : ceux qui le proclamaient la veille le roi de la contrebande ne prononçaient aujourd’hui son nom qu’avec colère et le déclaraient responsable de leur mésaventure. Qu’avait-il à leur répondre? L’événement l’avait condamné, et condamné sans appel. Il ne lui restait plus qu’à courber la tête et à maudire toute cette race de gens indignes, dont sa mauvaise étoile avait voulu qu’il devînt le chef.

Ferréol n’était pas à bout de tortures. A peine le dernier prisonnier avait-il franchi le seuil de la caserne, que les douaniers se mirent à décharger les marchandises saisies. Le jeune homme ne put voir dans les mains de ses ennemis, sans un violent serrement de cœur, ces riches ballots qu’il s’était engagé à conduire à bon port. Chaque douanier a aussi sa part des prises, part proportionnée au grade; la journée avait donc été bonne pour eux tous, même sous le rapport du profit. Aussi étaient-ils joyeux; les plaisanteries au sujet des contrebandiers ne tarissaient pas. Un de ceux qui avaient assisté à la scène du cabaret de la bonne gentiane s’étant mis à fredonner ironiquement quelques vers de la chanson de Ferréol qu’il avait retenus, un autre répondit en chantant les couplets de Fine-Oreille. « I) devrait cependant bien connaître les rats, le vaillant contrebandier ; dans la prison de Pontarlier, on en entend plus que de rossignols des bois. » A la bonne gentiane, Ferréol n’avait pas été le dernier à rire de cette chanson; il ne put l’entendre cette fois sans un violent dépit. Le visage enflammé de colère, il courut à la fenêtre pour rendre aux douaniers, faute de mieux, insulte pour insulte. Le premier objet qui s’offrit à ses yeux, ce fut, sous la fenêtre même et paraissant chercher à être vue plutôt qu’à éviter ses regards, Rosalie au bras de Piérin Sornay. La vieille Piroulaz, qui accompagnait les nouveaux amoureux, les quitta en ce moment, et demanda aux douaniers la permission de visiter Joachim. Le braconnier n’était pour elle qu’un prétexte; c’était Ferréol qu’elle cherchait, Ferréol qui l’avait jouée dans la grotte du Noirmont, et à qui elle gardait, depuis qu’elle avait été plaisantée à ce sujet par les douaniers, une vive et profonde rancune.

— Jésus Maria ! dit-elle de son ton le plus hypocrite en entrant dans la prison, je croyais ne trouver ici que ce vieux loup, et voilà aussi ce beau jeune homme avec le petit saute-buisson! Comment ces pauvres cabris ont-ils fait pour se laisser prendre? Mais il n’y a pas de déshonneur. Quelques mois de prison sont bientôt passés, et on n’use pas pendant tout ce temps-là la plante de ses pieds. Ah! ça, compère, qui visitera vos lacets pendant que vous serez à l’abri des coups de soleil? Enfin, n’en parlons plus, je vois que ça vous fait de la peine. Savez-vous ce que je viens faire ici? Vous ne devineriez jamais. Je viens de la part de Rosalie demander votre consentement à son mariage.

— Et avec qui donc? fit Joachim, tremblant que le choix de sa fille ne fût tombé sur Ferréol, qu’il voyait en prison pour longtemps et ruiné à jamais.

— Avec des champs, des chenevières, des prés, des bois, des jardins, deux belles et grosses fermes, sans compter ce qui sonne en sortant du sac.

— Sainte vierge Marie! s’écria le vieillard, dont les yeux étincelèrent de joie, est-ce bien possible? Elle se décide donc à épouser Piérin! Mais dis-tu vrai, dis-tu au moins vrai?

— Si je dis vrai, Jésus Maria ! J’ai souhaité bien des fois de savoir mentir; je ne serais pas réduite à mon âge à peiner toute la journée pour gagner ma pauvre vie, mais j’ai toujours été trop brave femme; c’est ce qui a fait mon malheur. Oui, père Joachim, cette pauvre poulette s’est décidée, elle prend Piérin; il ne manque plus que votre consentement.

Ferréol n’était que faiblement épris de Rosalie. Il l’eût quittée sans beaucoup de peine, il trouva très mauvais qu’elle prît les devans. Son dépit n’échappa point à l’œil exercé de l’espionne, qui, voyant le fer déjà dans la plaie, ne se refusa pas le plaisir de l’y tourner en l’enfonçant encore un peu plus.

— Quel dommage que ce jeune homme se soit laissé prendre ! continua-t-elle en s’adressant au contrebandier. Bien sûr, il aurait été de la noce; un ami de la maison! Savez-vous ce que je ferais à votre place? Je demanderais la permission aux gabelous pour ce jour-là. Piérin a dit qu’il voulait faire les choses grandement; tout le village sera invité; on dansera toute la nuit... — Tais-toi, vipère! s’écria Ferréol exaspéré ; tais-toi, ma patience est à bout.

— Jésus Maria! ce que c’est que les gens d’aujourd’hui! répondit la vieille femme sans s’émouvoir le moins du monde. Voyons, est-ce ma faute, à moi, si Rosalie ne veut plus de vous? Elle en a pris un autre; vous en courtisiez bien deux à la fois. Je ne sais qui le lui a dit, mais pas plus loin qu’avant-hier, elle est venue me demander ce qui en était. Elle n’était pas contente, allez; elle sifflait comme une couleuvre. Que devais-je lui répondre? Des mensonges, comme j’en ai entendu il n’y a pas longtemps dans une certaine grotte? La mère Piroulaz n’est pas de ces gens-là. J’ai eu pitié de cette pauvre biche, et je lui ai raconté tout ce que je savais. Qui aurait pu croire qu’elle serait allée trouver Fine-Oreille pour vous dénoncer?

— Me dénoncer! c’est donc elle qui m’a dénoncé? s’écria le jeune homme pâle de colère. Alors malheur à elle et à son amant! Et toi, hors d’ici, vieille sorcière, hors d’ici ! Je ne réponds plus de moi; je ferais un mauvais coup.

Effrayée cette fois, la vieille Piroulaz ne se fit pas répéter l’ordre de sortir. Malgré le douanier, qui était en faction devant la porte de la salle, Ferréol chassa également le père de Rosalie, en déclarant qu’un malheur était inévitable, si on persistait à le lui donner pour compagnon. Une fois hors d’atteinte, les deux vieux bohémiens se mirent à rire tout haut de la scène qui venait de se passer, ce qui ne diminua pas la colère du jeune homme. On eût pu le voir marcher à pas furibonds dans la salle, accablant de malédictions contrebandiers et gabelous, et Joachim, et cette perfide Rosalie, et sa messagère plus odieuse encore. Sa fureur n’était point encore calmée, quand un dernier incident non moins pénible vint y faire diversion, ou plutôt achever d’accabler le pauvre prisonnier.

La nuit approchait, les laboureurs revenaient de toutes parts des champs. A peine instruits de l’événement de la journée, ils couraient à la douane, demandant à voir les prisonniers, parmi lesquels la plupart comptaient des parens ou des amis. L’entrée leur était refusée; ils s’arrêtaient alors devant la caserne, formant des groupes qui grossissaient d’instant en instant. Les sentimens de la population de Mouthe envers Ferréol étaient bien changés depuis l’arrivée de la seconde bande de prisonniers. On l’avait plaint tant qu’on l’avait cru la seule victime; maintenant que chacun croyait devoir lui redemander un frère, un enfant, un mari, la pitié et l’enthousiasme étaient bien diminués. « Où est-il? où l’a-t-on enfermé? » se demandaient les gens les uns aux autres. La vieille Piroulaz indiqua la fenêtre garnie de barreaux.

— C’est cependant lui qui est cause de tout! dit, en traduisant la pensée de la foule, une femme dont le mari était parmi les prisonniers.

— La Jeanne-Claude a bien raison, répondit un autre ; c’est lui qui a tout organisé. D’ailleurs, avant son arrivée à Mouthe, on ne parlait presque plus de contrebande dans le pays.

En ce moment arriva une jeune femme, tenant un enfant sur ses bras et en conduisant un autre par la main. Après avoir demandé en vain, elle aussi, à voir son mari, elle s’avança sous la fenêtre de Ferréol, et d’une voix déchirante se mit à apostropher le jeune homme. L’émotion gagna tous les assistans. Quelques amis de Ferréol essayèrent de ! e défendre ; devant l’indignation générale, ils durent y renoncer. La foule se dispersa enfin. Pour qui a durement travaillé dès l’angelus du matin, il n’est ni curiosité ni passion qui tienne devant le besoin de sommeil. Une heure plus tard, tout était rentré dans le silence autour de la maison de douane. Ferréol repassa alors avec amertume dans son esprit tout ce qu’il avait éprouvé de déboires et d’humiliations dans cette journée fatale. Les gabelous l’avaient pris, ils avaient pris son convoi. Non contente de le dénoncer, Rosalie l’avait cruellement trahi dans son amour. Dépopularisé près de ces mêmes villageois dont la veille encore il était l’idole, il se voyait en outre ruiné de fond en comble dans ce qu’il appelait son industrie. Si le courage proprement dit était toujours inséparable de la constance à supporter les revers, certes il eût fait de gaieté de cœur tête à l’orage ; mais sa force morale était bien loin d’égaler son audace de jeune homme. Le peu qu’il en avait se brisa sous ces chocs redoublés, et il demeura abattu, anéanti. Au bout d’une heure, il était encore dans cet état, refusant de répondre à Tony, refusant de toucher au repas qu’on venait de lui apporter, quand des voix bien connues de lui se firent entendre dans l’escalier. Le jeune homme eût voulu pouvoir disparaître sous terre pour cacher sa honte.

La nouvelle du désastre des contrebandiers était promptement arrivée à Gilois ; deux heures après l’événement, Thérèse en était instruite. La pauvre fille avait aussitôt couru tout en larmes au presbytère, et, entraînant avec elle l’abbé Nicod, qu’elle pria vingt fois de parler avec douceur aux deux jeunes gens, elle était partie immédiatement pour Mouthe. Malgré ses promesses à Thérèse, l’honnête abbé allait probablement débuter par sermonner son neveu ; celui-ci prit les devans. — Épargnez-moi les reproches, mon oncle, dit-il, osant à peine lever les yeux. Je vous ai cent fois désobéi, j’ai été bien ingrat envers vous, je le sais, j’en conviens ; mais depuis quelques heures, mon oncle, j’ai été puni assez cruellement. Je ne souhaiterais pas un pareil supplice à mon plus mortel ennemi. Je suis déshonoré, ruiné. — Vous avez toujours été bonne pour moi, Thérèse; accordez-moi une dernière grâce, mais d’abord laissez-moi vous dire que ce n’est pas moi qui ai attiré ici Tony; j’ai fait au contraire tout mon possible pour l’empêcher de vous quitter. De grâce, Thérèse, emmenez mon oncle; je ne mérite pas que vous vous occupiez de moi. Tony retournera à Gilois, n’en doutez pas, et quant à moi, j’ai porté mon dernier ballot. Je quitterai le pays, j’irai je ne sais où, le plus loin possible : vous n’entendrez plus parler de moi; mais, au nom du ciel, retirez-vous, laissez-moi seul, je suis assez malheureux.

Ferréol n’avait pas parlé de la sorte sans une visible émotion. Cette émotion fut contagieuse; Thérèse ne put s’empêcher de pleurer; l’abbé Nicod lui-même, qui ne péchait pas par excès de sensibilité, se détourna pour essuyer une larme. Le digne prêtre s’était attendu à une longue lutte contre son neveu pour l’amener à résipiscence; tout en arrivant, il trouvait la chose faite. Restait à consoler le jeune homme, à le détourner de son projet de quitter le pays; ce fut l’affaire d’un cordial pardon de l’oncle et de quelques douces et affectueuses paroles de Thérèse. Tony seul paraissait peu content. Le vif et pétulant garçon ne pouvait se résoudre à renoncer si tôt à la vie d’aventures pour rentrer dans l’existence monotone du foyer maternel ; mais sa sœur étant venue à dire que les contrebandiers avaient tué leur père, il s’écria qu’il aimerait mieux subir mille morts que de demeurer contrebandier un instant de plus. Le tribunal correctionnel tint sans doute compte aux deux jeunes gens de leur repentir, car il acquitta l’enfant, et ne prononça contre son compagnon qu’une condamnation sans gravité.

Ainsi renonça à la vie aventureuse de la fraude le dernier contrebandier populaire du Jura, individu très réel dont je n’ai guère eu à changer que le nom et le lieu de naissance pour en faire le principal personnage de ce récit. Qui en effet n’a entendu parler cent fois dans le Jura de ce hardi jeune homme qui, il y a trois ans encore, faisait le désespoir de tout ce qu’il y avait de douaniers sur notre frontière suisse? Ce n’étaient pas seulement les populations des campagnes qui s’entretenaient journellement de ses faits et gestes; dans les villes mêmes, ses exploits, tristes exploits à y regarder de près, défrayaient toutes les conversations, et, comme de coutume, ne s’amoindrissaient pas en passant de bouche en bouche. Plus d’une fois, ayant à conduire des marchandises prohibées jusqu’à des entrepôts clandestins situés bien en-deçà de la seconde ligne de douane, Ferréol, ou celui que j’ai désigné sous ce nom, traversa Salins déguisé en femme. Ce fait très réel est devenu le point de départ des plus absurdes récits. A en croire même la rumeur populaire, Ferréol se plaisait à voyager sous le costume de religieuse; d’autres l’avaient vu déguisé en prêtre, voire en gendarme. On racontait aussi que, travesti en servante d’auberge, il avait servi à dîner à deux gendarmes envoyés à sa poursuite, et cent autres faits non moins inadmissibles dont Ferréol n’est pas le dernier à rire, et qu’il s’efforce de démentir toutes les fois qu’il en trouve l’occasion. Le contrebandier converti a pris au sérieux la vie agricole, et de toutes manières il a bien fait, car, si cette vie est pleine pour le simple fermier de mauvaises chances et de mauvaises heures, elle constitue une condition fort supportable pour le montagnard qui cultive son propre champ. Or telle est aujourd’hui la situation de Ferréol : le patrimoine de Thérèse n’est que de quelques arpens ; mais ce petit domaine, cultivé avec intelligence et en quelque sorte avec amour, suffit et au-delà aux besoins du ménage villageois.


L’arrestation de Ferréol et de sa troupe fit cesser presque entièrement, pour quelques semaines, la contrebande du Noirmont; mais peu à peu ce qui restait de porte-ballots s’enhardit de nouveau, et les choses reprirent leur ancien cours. Rien ne supprimera la contrebande sur la frontière suisse, sinon un abaissement considérable des tarifs. Multiplier les douaniers, aggraver la pénalité, c’est n’aboutir à aucun résultat. Terrassée aujourd’hui, la contrebande se relèvera demain, armée de toutes pièces et non moins entreprenante. C’est qu’elle est, dans nos montagnes, comme un produit naturel du sol. L’enfant est trop longtemps berger; au milieu des sites sauvages, il prend un goût singulier à cette vie presque oisive et presque indépendante. Le travail agricole le réclame enfin ; ce travail est pénible; le sol est maigre et ingrat. Du champ qu’il lui faut retourner à la sueur de son front, le jeune homme aperçoit la montagne où se sont écoulées, dans une vie libre et sans fatigue, ses premières et ses plus douces années. Il connaît tous les contrebandiers du pays, et plus d’une fois même il leur a servi d’espion. Que l’un d’eux passe en ce moment et vienne à lui parler de cette montagne si vivement regrettée, des profits et des émotions de la contrebande, de la Suisse et de ses pintes (cabarets) où le vin blanc est si bon et si bonne la gentiane, il est fort à craindre que l’imprudent jeune homme ne jette sa bêche et ne prenne le ballot. A-t-il fait un premier voyage en Suisse, il appartient à la contrebande ; elle ne le lâchera plus. Le repentir de Ferréol est une exception. Egaré, mais honnête encore au moment où il embrasse ce triste métier, le jeune contrebandier ne tarde pas à y perdre, par la contagion de l’exemple, tous ses bons sentimens : heureux encore si sur cette pente fatale il ne descend point jusqu’à l’abjection !

Voilà comment se recrute la contrebande dans nos montagnes ; je n’ai plus qu’à en indiquer l’état actuel. Les contrebandiers d’aujourd’hui peuvent se diviser en trois classes : d’abord ceux qui font la bricote ou les bricotiers ; on appelle de ce nom des individus, vieillards, femmes et enfans, qui, comme la vieille Piroulaz, vont acheter en Suisse, par petites quantités, du sucre, du café ou de la poudre de chasse pour les vendre en-deçà de la frontière. Le bricotier voyage seul d’ordinaire ; pris par les douaniers, il en est quitte pour la perte de sa charge, qui est confisquée, et au pis aller pour deux ou trois jours de prison. Cette contrebande est désignée en style administratif sous le nom de contrebande de filtration ou de pacotille. Viennent ensuite les porte-ballots ou contrebandiers d’étoffes, tels que Ferréol et sa bande. La fraude sur les étoffes et en particulier sur les cachemires a pris depuis quelques années un développement considérable. C’est la plus lucrative pour les porteurs, mais tous n’y sont pas admis. Chaque ballot représentant une valeur assez élevée, on comprend que les assureurs ne les confient qu’aux contrebandiers les plus habiles et surtout les plus sûrs. Avantageusement payés, les porte-ballots ne se laissent point arrêter par l’hiver ; des cercles de bois nommés raquettes, qu’ils s’attachent sous les pieds, leur permettent de marcher sur la neige sans y enfoncer, et ils ne craignent point de traverser de la sorte la montagne. Ferréol excellait à voyager ainsi. On a vu des femmes dans leurs rangs ; celle qu’on nommait la grande Célestine a été longtemps chef de bande à Morteau. La peine ordinaire contre les porteurs d’étoffes varie de trois à six mois de prison, sans compter une forte amende et la confiscation des ballots. Les tribunaux traitaient avec la même sévérité la contrebande sur l’horlogerie ; mais déjà, par l’effet de la réduction des tarifs, ce genre de fraude n’existe plus depuis quelques années. La troisième classe des contrebandiers jurassiens est celle des tabatiers ou carotiers, dénominations qu’il n’est pas besoin d’expliquer. Les carotiers voyagent presque toujours par grandes troupes. C’est la pire espèce de tous, car elle ne se compose que d’individus qui, faute d’inspirer assez de confiance aux assureurs, n’ont pu être admis dans la catégorie précédente. L’ivrognerie et la débauche sont leurs moindres vices ; le vol leur est aussi familier que la fraude, et les incendiaires ne sont pas rares parmi eux. Puissent-ils tous bientôt, tabatiers, bricotiers et autres, disparaître du sein de nos populations de la frontière ! La morale publique y gagnera encore plus que les caisses de l’état.

Charles Toubin.
  1. Dîner sans façon que chaque desservant donne à tour de rôle à ses confrères du voisinage.
  2. Fromager.
  3. Les contrebandiers portent dans leurs courses de forts chaussons de toile qu’ils fabriquent eux-mêmes avant chacun de leurs voyages.
  4. Gabelou, et loup par abréviation, de gabelle.
  5. Jean de l’Épine, bâton d’épine noire dont s’arment volontiers les montagnards du Jura.
  6. Jetons notre ballot.
  7. Prendre Jacques-Déloge, prendre la fuite.
  8. Souriceau, de mus.
  9. Marchande ambulante.
  10. Baudrillons, pièces de menuiserie.
  11. Bouèbe, berger; de l’allemand bube, jeune garçon.
  12. L’assureur est celui qui se charge, moyennant un droit de commission, de faire passer de Suisse en France des marchandises par voie de contrebande.
  13. Gesse, pie; en italien, gazza.
  14. Cafar, voyez l’allemand kaefer, scarabée.
  15. Le journal vaut environ trente-six ares.
  16. Riôle, vieux mot, vie joyeuse.
  17. Campène, clochette de bétail.
  18. Murgé, mur en pierre sèche qui sert à séparer les propriétés.