Les Conversations d’Émilie/18

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Humblot (2p. 307-351).

DIX-HUITIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Ah, vous voilà de retour, Emilie ! Eh bien, comment tout cela s’eſt-il paſſé ?

Emilie.

A merveille, Maman, à merveille.

La Mere.

Contez-moi cela, je vous prie.

Emilie.

D’abord en arivant chez le pere Noël, je l’ai trouvé ſur l’eſcalier qui venait au devant de moi. Il avait un habit tout neuf ; il était beau, Maman, comme un patriarche. Il m’a dit : Mademoiſelle, je reconnais bien les bontés de Madame votre mere, qui vous permet d’honorer la noce de ma fille de votre préſence. Vous aſſiſterez à la bénédiction nuptiale, & votre préſence leur attirera la bénédiction divine : car les prieres des enfans, comme vous, ſont d’une grande efficacité. Je ſuis entrée, j’ai trouvé toute la noce aſſemblée. Les mariés ſe ſont avancés vers moi. Je vous aſſure, Maman, que Babet était bien jolie. Elle avait un air ſi modeſte, & ſon prétendu eſt ſûrement un brave garçon. J’ai tiré les deux gobelets d’argent de la poche de mon tablier, & je les ai priés de les accepter pour leur ménage. Quand ils ont vu les chifres d’Etienne Herſelin & d’Eliſabeth Noël, & quand on leur a expliqué que c’étaient les chifres de leurs noms confondus enſemble, Babet a voulu me baiſer la main, & m’a demandé de faire graver mon chifre ou mes armes de l’autre côté, afin, diſait-elle, de pouvoir ſe glorifier de ſes gobelets toute ſa vie. Je l’ai embraſſée, & Madame la Maréchale eſt entrée. Oh, Maman, c’est une dame vraiment reſpectable. Comme elle a grand air, tout âgée qu’elle eſt ! Tout le monde était embaraſſé & ne ſavait où ſe fourer ; le pere Noël ſeul, avec ſon air de patriarche, n’a pas perdu contenance. Comment, a-t-il dit, Madame la Maréchale, vous venez dans ce taudis ſans nous prévenir ? Vous voulez reſſembler en tout à notre Seigneur, qui ne dédaignait pas, dans l’occaſìon, d’entrer ſous le toit humble du pauvre, afin de manifeſter ſa bonté divine. Vous n’y penſez pas, pere Noël, a répondu Madame la Maréchale. Etienne Herſelin est mon filleul, il eſt né chez moi. Son pere, Pierre Herſelin, a été mon jardinier pendant trente ans. Il a ſuccédé à ſon pere. C’eſt un Herſelin de la vieille roche pour la probité, le travail & la bonne conduite. J’ai fait ſon mariage avec votre fille sur ſa réputation & ſur la vôtre, & je ne viendrais pas aſſiſter à la noce !

Après cela elle a ſalué tout le monde. Elle a voulu savoir le nom & le degré de parenté de chacun. Tout le monde a voulu lui baiſer la main. Elle a embraſſé la mariée. Elle m’a fait auſſi l’honeur de m’embraſſer, & m’a dit... mais avec une bonté !.. qu’elle était bien aiſe de faire connaiſſance avec moi, & qu’elle eſpérait vous convaincre, Maman, que nous étions voiſines, puiſqu’il n’y avait pas cinq quarts de lieue de votre maiſon à ſon château.

La Mere.

Et qu’avez-vous dit à tout cela ?

Emilie.

Maman, j’ai fait une profonde révérence, comme vous me l’aviez recommandé, dans le cas où elle viendrait à la noce. Mais quand vous ne me l’auriez pas dit, je l’aurais fait également : car je me ſuis ſenti tout de ſuite une grande vénération pour elle.

La Mere.

C’eſt un ſentiment que tous ceux qui la connaiſſent, partagent avec vous.

Emilie.

Après cela on s’eſt mis en marche vers la paroiſſe. Madame la Maréchale y avait déja envoyé ſon caroſſe. Elle a voulu être de la proceſſion. Elle a mis le pere Noël entre elle & moi, & nous avons marché derriere les nouveau-mariés. Chemin faiſant, elle m’a dit, qu’elle ne ſortirait pas du village, ſans vous avoir vue, parce qu’elle avait une grâce à vous demander. Le pere Noël a dit auſſi qu’il fallait bien que la noce allât vous rendre ſes reſpects, puiſque votre ſanté ne vous avait pas permis de l’honorer de votre préſence.

La Mere.

Ainſi il faudra nous attendre à recevoir bien du monde cette après-midi ?

Emilie.

Sans compter peut-être les brioches, les fruits & les fleurs ; car une noce de jardinier eſt bien riche en tout cela.

La Mere.

Sur-tout quand c’eſt le jardinier de Madame la Maréchale. Après ?

Emilie.

Nous ſommes arivés à l’égliſe dans le plus bel ordre. C’était, je vous aſſure, Maman, une proceſſion à voir, ſur-tout par le beau ſoleil qu’il fait. Tout le bas clergé était rangé dans le chœur en habit de cérémonie, pour faire honeur au pere Noël qui eſt fort conſidéré, comme vous ſavez. Monſieur le Curé eſt ſorti de la ſacriſtie, il a ſalué Madame la Maréchale. Il a donné la bénédiction nuptiale aux mariés, & leur a fait une très-belle exhortation.

La Mere.

Qui a fait pleurer tout le monde ?

Emilie.

Tout le monde, non ; mais le pere Noël s’eſt eſſuyé les yeux deux ou trois fois. Pour le marié, je n’ai pas pu le voir ; mais Babet, Maman, de puis l’inſtant qu’elle s’eſt approchée de l’autel, a pleuré, oh, elle a pleuré l ſes yeux étaient deux fontaines.

La Mere.

Et vous ?

Emilie.

Moi, Maman, je n’ai pas pleuré J mais j’étais bien attentive.

La Mere.

Cependant vous avez abrégé le récit des cérémonies de l’égliſe, plus que je ne comptais. J’eſpérais que vous ne me feriez pas grâce d’une ſalutation, d’une inclination de tête, d’une atitude.

Emilie.

C’eſt que j’ai craint de vous ennuyer peut-être... Et puis, le plus beau n’eſt pas encore venu.

La Mere.

Voyons donc le plus beau,

Emilie.

Après la cérémonie nous ſommes retournés à la maiſon du pere Noël dans le même ordre, excepté Madame la Maréchale, qui a dit qu’elle avait une viſite à faire dans le voiſinage, mais qu’elle allait bientôt revenir. Nous avons trouvé un très-bon déjeûner ; il y avait des petits pâtés excellens.

La Mere.

Eſt-ce là le plus beau ?

Emilie.

Un peu de patience, ma chere Maman, je vous en prie. Monſieur le Curé eſt arivé. Tout le monde l’a entouré, comme de raiſon. Il a dit : « Ecoutez-moi, Etiene Herſelin, & vous, Eliſabeth Noël. Madame la Maréchale, dont les largeſſes & les charités font la conſolation & la bénédiction de tout ce canton, me charge de vous remettre un contrat de cinq cens livres de rente, comme un préſent de noces de ſa part. Sachez que la majeure partie de ceux qui travaillent à la vigne du Seigneur en ce royaume, ne jouit pas d’un revenu auſſi conſidérable, que celui que vous devez à la grande généroſite de votre bienfaitrice. Mais comme ſa ſageſſe égale ſa bonté, elle ne veut pas que ce revenu ſerve aux beſoins de votre ménage, & par conſéquent à vous rendre moins laborieux : vous devez pourvoir à vos beſoins par le fruit de votre travail ; c’eſt la loi du Seigneur. Madame la Maréchale veut que la rente dont elle vous gratifie, ſoit employée tous les ans, d’après mon conſeil & notre commune déciſion, à l’acquiſition de quelque portion de terre à votre bienſéance, & qui puiſſe vous ſervir, avec le temps, de propriété & de retraite dans vos vieux jours, afin que ſi votre mariage eſt béni, comme nous l’eſpérons, ces portions de terre puiſſent devenir l’héritage de vos nombreux enfans, & vous rendre cher votre état, auquel dieu a particuliérement ataché ſa bénédiction, par le contentement qui en eſt le partage, par la pureté & l’innocence des mœurs, la ſécurité d’une bonne conſcience, la ſanté du corps & de l’ame ».

La Mere.

Vous avez raiſon, ma chere amie, voilà ſans contredit le plus beau, & je ſuis bien aiſe que vous l’ayez ſi bien retenu.

Emilie.

Vous ſavez bien, Maman, que je retiens volontiers ce que dit notre Paſteur. J’ai trouvé, comme vous, ce diſcours fort beau ; auſſi il a fait pleurer Babet de plus belle. Monſieur le Curé l’a fini, en leur mettant la main ſur la tête, & en leur diſant : Que dieu vous la conſerve… c’eſt-à-dire, la ſanté du corps & de l’ame. Béniſſez le nom de dieu & de votre bienfaitrice.

La Mere.

C’eſt ce qu’ils ont fait apparemment ?

Emilie.

Tout le monde a comblé Madame la Maréchale de louanges & de bénédictions ; & en vérité, Maman, je commence à croire qu’elle ne s’eſt abſentée que pour n’en être pas témoin, & pour laiſſer à Monſieur le Curé le temps de faire ſa commiſſion.

La Mere.

Eſt-elle reſtée long-temps abſente ?

Emilie.

Plus d’une heure. Je ſuis même partie avant ſon retour, mais je l’ai rencontrée dans la rue qui revenait. Elle a fait arrêter ſon caroſſe, & m’a dit : Quoi, vous quitez déja la noce ? Cela n’eſt pas bien. Mais j’eſpere vous revoir bientôt & pour plus long-temps. Ainſi, Maman, attendez-vous à la voir ariver ici tantôt avec toute la noce.

La Mere.

Oh non, vous ne la verrez plus aujourd’hui ; car elle fort d’ici. Tout le temps que vous avez paſſé chez le pere Noël après l’égliſe, elle l’a paſſé ici.

Emilie.

Pourquoi donc m’a-t-elle dit : J’eſpere vous revoir ? Et cette grâce, Maman, qu’elle ſe propoſait de vous demander ?

La Mere.

Ah, cette grâce ! C’en eſt une qu’elle veut vous acorder.

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

Elle aura Dimanche prochain toute la noce chez elle, & elle déſire que nous en ſoyons, vous & moi, & que nous lui menions notre Paſteur.

Emilie.

Ah, Maman, faiſons cela. Nous aurons d’abord un agréable voyage avec notre brave Paſteur, ſans compter la journée...

La Mere.

Qui aura bien ſon prix, n’eſt-ce pas ? Et ſi ma ſanté ne me permet pas d’y aller, elle veut toujours que je vous envoie avec Monſieur le Curé & votre bonne.

Emilie.

Et avez-vous acordé cette grâce ?

La Mere.

Comment refuſer quelque choſe à une femme íì reſpectable ?

Emilie.

Je croîs, ma chere Maman, que je puis prendre la moitié de la reconnaiſſance ſur mon compte.

La Mere.

Vous penſez donc que cette journée vous amuſera ?

Emilie.

Oh beaucoup ; je vous en donne ma parole avec toute confiance.

La Mere.

Cependant il me ſemble que vous êtes partie ce matin pour la cérémonie, d’un air beaucoup plus gai que celui que vous en rapportez.

Emilie.

Cela peut être, Maman. C’eſt que je croyais un jour de mariage beau-coup plus gai en effet.

La Mere.

Et ſur quoi fondiez-vous cette opinion ?

Emilie.

Mais, Maman, c’est le jour qui acomplit ce que tout le monde déſire. C’eſt donc le cas d’être gai.

La Mere.

Vous avez raiſon. Mais en acompliſſant le déſir de tout le monde, ce jour commence une époque inconnue, & cependant la plus déciſive de notre vie. Il enleve le rideau qui nous cachait l’avenir, il nous force d’y porter nos regards : & qui peut fixer ce lointain, où tout eſt indécis, où tout eſt vague, ſans ſe ſentir troublé, ſans éprouver une terreur ſecrete ? Ce jour vous fait contracter un engagement éternel ! Cela eſt-il aſſez redoutable pour des êtres fugitifs, paſſagers, inconſtans, faibles & variables, comme nous ? Un engagement éternel qu’il ne dépend plus de vous de rompre, quelles qu’en ſoient les ſuites ! Si cet engagement eſt malheureux, il diſpoſe du bonheur de toute votre vie ; s’il eſt heureux, ſon commencement vous avertit, dès à préſent & malgré vous, de ſa fin, puiſque tout ce qui commence doit néceſſairement auſſi finir. L’inévitable loi à qui tout ce qui reſpire eſt ſoumis, mettra un terme à cette union ſi tendre, ſur laquelle le bonheur de votre vie était fondé, & laiſſera dans les regrets & dans les larmes celui qui aura eu le malheur de ſurvivre.

Emilie.

Ah, Maman, comme tout ce que vous dites eſt triſte ! Heureuſement je ſuis partie ce matin pour la maiſon du pere Noël, ſans penſer à rien de tout cela.

La Mere.

C’eſt que ce n’était pas vous qui deviez vous marier.

Emilie.

Vous croyez donc que Babet a fait toutes ces réflexions ?

La Mere.

Ou diſtinctement ou confuſément, ſuivant que l’habitude de ſe rendre compte de ce qui ſe paſſe dans ſon cœur & dans fa tête, eſt plus ou moins perfectionée chez elle. Je crois que dans les ſituations importantes de la vie les vraies penſées, les vrais ſentimens ſe préſentent à-peu-près uniformément à tout le monde, ſans diſtinction d’état, & que le rafinement n’y ajoute que très-peu de

choſe.
Emilie.

Je ne ſuis donc plus étonée ſi Babet qui était la plus grande rieuſe du village, n’a fait que pleurer pendant toute la cérémonie.

La Mere.

Vous convenez qu’un jour de mariage eſt un jour à grandes & pro fondes réflexions : or la gaité n’eſt pas préciſément l’enfant de la réflexion. D’ailleurs on prétend que les plus grandes rieuſes ſont auſſi celles qui pleurent le plus aiſément.

Emilie.

Cela fait pourtant les deux extrêmes.

La Mere.

Mais qui partent de la même ſource, c’eſt-à-dire, de la ſenſibilité, ou d’une grande facilité de s’affecter & de s’émouvoir.

Emilie.

Tant mieux, Maman. Cela me fait eſpérer que Babet, après la noce, recommencera à rire comme auparavant.

La Mere.

Je l’eſpere auſſi. Nous ſerions des créatures bien miſérables, ſi l’idée de l’avenir & de ſes incertitudes nous obſédait au point de nous troubler ſans ceſſe dans nos devoirs & dans la jouiſſance du présent.

Emilie.

C’eſt ce que je penſais tout à l’heure ; je me diſais tout bas : Dieu me préſerve de ſoulever ce rideau de l’avenir !

La Mere.

Les perſones sages le ſoulevent de temps en temps.

Emilie.

Mais, Maman, puiſque l’avenir eſt incertain, & qu’on devient triſte en y regardant, pourquoi s’en occuper ? Il n’y a qu’à n’y pas ſonger.

La Mere.

C’eſt de quoi les enfans s’acquitent merveilleuſement, & c’eſt peut-être un des plus beaux privilèges de l’enfance ; il n’y a point de lendemain pour elle. Mais ce privilege finit tout juſte le jour du mariage, ou bien le jour où il faut quiter la maiſon paternelle : alors le ſouci & l’inquiétude ſuccedent, avec l’idée du lendemain, à la ſécurité & à l’ivreſſe du premier âge.

Emilie.

Maman, je crois que, toute réflexion faite, je ne me marierai pas.

La Mere.

Voilà une réſolution un peu ſubite, mais qui heureuſement n’eſt pas irrévocable. Vous aurez tout le temps de la peſer mûrement.

Emilie.

Je ſuis votre Babet, & je ne veux pas quiter mon pere Noël, entendez-vous ?

La Mere.

Eh bien, il faudra faire vos conditions avec votre Etiene Herselin en conſéquence. Vous lui direz : Venez demeurer avec moi chez ma bonne mere , & prenons ſoin de ſa vieilleſſe , afin que Monſieur le Curé puiſſe auſſi nous annoncer la bénédiction divine ſur nous & sur nos enfans.

Emilie.
( embrassant sa mere. ).

Ah, ma chere Maman, voilà un coin du rideau qu’on peut ſoulever. Si l’on pleure, ce n’eſt pas de triſteſſe.

La Mere.

Nous nous ſommes perdues-là, ma chere amie, dans une foule de réflexions philoſophiques à propos des pleurs de notre mariée ; & ſes larmes n’ont peut-être d’autre cauſe que la peine qu’elle reſſent, de quiter la maiſon de ſon pere, & de s’en aller demeurer à cinq quarts de lieue.

Emilie.

C’eſt bien ſuffiſant, ma chere Maman, & je ſuis très-aiſe de n’être pas témoin ce ſoir de la ſéparation. Cela ſera encore des pleurs & des ſanglots que j’entends d’ici.

La Mere.

C’eſt l’hiſtoire de la vie humaine. On ne peut réunir tous les objets de ſon atachement dans un centre commun, & rarement il vous arive un bonheur qui ne vous oblige au ſacrifice d’aucun autre.

Emilie.

Cela n’eſt pas trop bien arangé au moins… Ah, Maman, la belle eſtampe & le beau cadre ! Où avais-je donc les yeux, pour ne m’en pas apercevoir depuis une heure ?

La Mere.

Vous les aviez laiſſés chez le pere Noël & ils y avaient aſſez d’occupation.

Emilie.

Voilà une bien belle eſtampe ; Maman !

La Mere.

Ce n’eſt pas une eſtampe, c’eſt un deſſin.

Emilie.

On vous l’a donc envoyé de Paris, ou vous l’avez acheté pendant mon abſence ?

La Mere.

Il n’eſt pas à moi. C’eſt Madame la Maréchale qui me l’a apporté. Comme il m’a paru intéreſſant, je lui ai demandé la permiſſion de le garder

jusqu’à votre retour, pour vous le montrer ; elle le fera reprendre tantôt.

Emilie.

C’eſt donc elle qui l’a acheté ?

La Mere.

Il ne lui apartient pas non plus : îl eſt à Madame la Ducheſſe d’***, ſa couſine, pour qui un de ſes amis l’a fait faire à ſon inſu, d’après une aventure qui lui eſt arivée.

Emilie.

Vous la ſavez, Maman, cette aventure ?

La Mere.

Madame la Maréchale vient de me l’apprendre.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, dites-la moi, afin que je la ſache auſſi.

La Mere.

Je vous attendais au contraire, pour vous prier de me la conter.

Emilie.

Comment puis-je vous conter ce que je ne ſais point ?

La Mere.

En regardant le deſſin. S’il est bien fait, vous devez en deviner le ſujet ſans difficulté.

Emilie.

Voyons donc, Maman, puiſque tous voulez que je ſois ſorciere... Voilà d’abord une femme couchée... Est-ce Madame la Ducheſſe ? ... Oh, non ; elle est couchée ſur de la paille. C’eſt un mauvais grabat que cela... Et puis, ſa chambre… C’est un angar... Maman, cette femme eſt dans la peine... Eſt-elle malade, eſt-elle en ſanté ? je n’en ſais rien... Je la crois malade, puiſqu’elle est couchée... Mais il lui eſt arivé ou un grand bonheur ou un grand malheur, car elle leve les bras au ciel... Eſt-ce pour le remercier ou pour ſe lamenter ? je ne le ſais pas.

La Mere.

Voyons un peu qui eſt à côté de ſon grabat.

Emilie.

C’eſt ſa garde peut-être… Oh non, elle eſt trop bien miſe ; c’eſt une dame.

La Mere.

Je crois qu’une femme couchée ſur de la paille n’eſt pas trop en état de faire les frais d’une garde.

Emilie.

Je ne ſais ce que je dis, Maman ; C’eſt Madame la Ducheſſe, cela… Sur quoi eſt-elle donc huchée ?

La Mere.

Sur un tabouret de bois, qu’on nomme communément eſcabeau.

Emilie.

La croyez-vous bien à ſon aiſe ?

La Mere.

Non ; mais elle n’eſt pas peut-être entrée dans cet angar, pour y être à ſon aiſe. Au reſte, je l’aimerais autant debout, qu’aſſiſe comme elle eſt ; elle en aurait eu l’air plus noble & d’un plus grand caractere, & cela n’eſt pas à négliger dans un deſſin.

Emilie.

Pourquoi donc eſt-elle penchée comme cela ?… Ah, c’eſt qu’elle s’informe de la ſanté de cette pauvre femme ; je vois cela… Ou bien, elle la conſole : car ce geſte de ſa main prouve qu’elle lui parle… avec beaucoup de bonté même… Et puis, voilà une jeune demoiſelle aſſiſe ſur un cofre… Elle eſt bien parée… Je gage que c’eſt la fille de Madame la Ducheſſe… Il faut que l’hiſtoire ſoit arivée du temps des plumes ; il n’y a qu’à voir la coëfure de Mademoiſelle.

La Mere.

Mais le temps des plumes était hier, ce me ſemble ? Vous en parlez comme du ſiecle paſſé.

Emilie.

D’hier, non, ma chere Maman ; d’avant-hier, à la bonne heure… Au reſte, la plume ne la rend pas plus gaie. Elle eſt peinée de tout ce qu’elle entend… Je crois qu’elle pleure… Ah, c’eſt cette grande fille devant elle, qui pleure bien amérement… Celle-là, c’eſt la fille de la pauvre femme, j’en ſuis ſûre… Je trouve, Maman, un air de bonté & de compaſſion à la fille de Madame la Ducheſſe, qui me touche. Elle tient la pauvre fille par la main ; elle lui dit apparemment : Venez vous aſſeoir à côté de moi, afin que je vous conſole… Vous me direz, Maman, qu’elles ſont toutes deux aſſez grandes, pour avoir un lendemain.

La Mere.

Et ce lendemain ne promet, à ce qu’il paraît, rien de conſolant.

Emilie.

En revanche, voilà deux garçons dans ce coin, qui n’y penſent guere.

La Mere.

Pour le plus petit, je vous l’acorde. Il mange, je crois, une pomme, & joue avec un chat. Il peut avoir ſoufert ; mais il n’a point de ſouci, ce me ſemble.

Emilie.

Vous direz encore, Maman, que c’eſt un privilege de ſon âge.

La Mere.

Que ſon frere a déja perdu.

Emilie.

Il tricote, je crois.

La Mere.

Et il a l’air bien triſte, autant qu’on en peut juger.

Emilie.

Il n’eſt pourtant pas ſi grand que ſa ſœur.

La Mere.

C’est que l’idée du lendemain commence de bonne heure pour les enfans des malheureux.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’il y a donc derriere la tête de la pauvre fille ?

La Mere.

C’eſt une lampe du côté droit de la femme couchée, qui éclaire les deux principales figures : le reſte de la ſcene eſt dans l’ombre.

Emilie.

Je ſuis comme vous, Maman ; je n’aime pas Madame la Ducheſſe huchée comme elle eſt. J’aurais voulu là une belle figure à la Raphaël ; vous m’entendez bien ?

La Mere.

Qui peut-être n’aurait pas bien fidélement rendu la figure de cette femme reſpectable ; mais qui aurait parfaitement bien exprimé le caractère de nobleſſe, de généroſité & de bienfaiſance, qu’on remarque dans toutes ſes actions.

Emilie.

Elle reſſemble donc à Madame la Maréchale ?

La Mere.

On peut dire, ſans bleſſer la vérité, que ces vertus ſont héréditaires dans cette maiſon ; & c’eſt lorſqu’on voit cette élévation de ſentimens fe perpétuer de génération en génération, qu’on eſt tenté de ne pas regarder le préjugé de la naiſſance, comme tout-à-fait chimérique.

Emilie.

Mais, Maman, la naiſſance ne

dépend pas de nous ?
La Mere.

Voilà pourquoi le pere Noël n’eſt reſté que l’homme de poids, l’homme de conſeil & de conſidération, le premier homme, en un mot, de ſon village. Si le ſort l’eût fait naître couſin ou frere de Madame la Ducheſſe d’***, il eût été ſans doute l’exemple & le modele de la cour.

Emilie.

Le ſort n’a donc pas été juſte en vers lui ?

La Mere.

Pas plus qu’envers ceux qui, dépourvus de mérite, ſont condamnés à porter un nom illuſtre.

Emilie.

Oui, je conçois que cela doit être bien à charge.

La Mere.

Et vous concevez auſſi qu’une naiſſance illuſtre n’eſt pas un mérite, mais un avantage ; quand on en eſt digne, s’entend.

Emilie.

Vous m’avez cependant dit tant de fois que c’était sotiſe, de s’enorgueillir de ſa naiſſance.

La Mere.

S’enorgueillir d’un avantage quî n’eſt dû qu’au hazard, c’eſt fotife ; mais ſe ſouvenir de ſa naiſſance, & , pour ne pas dégénérer de ſes aïeux, avoir toujours préſens les grands exemples qu’ils ont laiſſés à leur poſtérité , c’eſt la noble & vertueuſe coutume d’un cœur généreux & élevé.

Emilie.

Et c’eſt une coutume à contracter ; n’eſt-il pas vrai, ma chere Maman ?

La Mere.

Vous connaiſſez le pouvoir de l’exemple en général. Plus les exemples ſont près de nous, plus leur efficacité doit augmenter ; jugez de leur force, lorſque nous pouvons les choiſir dans notre propre famille. De combien de nobles déſirs ne doit-on pas ſe ſentir embrâſé, quand on peut dire : La liſte de mes ancêtres eſt remplie de noms révérés, de noms chers à la patrie ; quand on a le bonheur de compter parmi eux des héros & des modeles !

Emilie.

Ah, ma chere Maman, je penſerai à cela toute la journée, & peut-être toute la nuit.

La Mere.

Et n’oubliez pas que j’ai quelquefois oui dire aux perſones dignes d’un nom illuſtre, Tels ſont les devoirs, mais jamais, Tels ſont les droits de mon rang ou de ma naiſſance.

Emilie.

C’eſt qu’on ne leur conteſte peut-être rien.

La Mere.

Eh bien, c’eſt une raiſon pour ſe mettre du nombre de ceux, auxquels on ne conteſte rien.

Emilie.

Et quand on n’a point de liſte Maman ?

La Mere.

On jouit d’un autre avantage précieux ; celui d’illuſtrer un nom obſcur par ſes talens & ſes vertus, & de l’agréger à la liſte des noms chers à la patrie. L’uſage aſſigne à l’homme de qualité & de naiſſance un rang diſtingué dans la ſociété ; mais la conſidération publique éleve au deſſus celui qui doit tout à lui-même & rien à ſes aïeux ; elle l’éleve ſur tout au deſſus de cette foule ſans ame & ſans mérite, pour qui un nom illuſtre n’eſt qu’un fardeau, qu’un

ſujet de reproche.
Emilie.

Cela eſt juſte auſſi.

La Mere.

Vous voyez qu’il vaut mieux commencer une liſte, que d’y faire tache.

Emilie.

Oh, cela eſt indubitable. Mais Maman, le pere Noël ne commencera pas de liſte.

La Mere.

Non. Il n’aura pour témoins de ſes vertus que vous & moi, & nos éloges à coup ſûr ne parviendront pas juſqu’à la poſtérité. Heureuſement l’illuſtration du nom peut être la noble ambition d’un grand cœur, mais elle n’eſt aucunement néceſſaire au bonheur. On dirait même que le bonheur aime à être ignoré & à habiter de préférence l’aſyle obscur de la médiocrité.

Emilie.

Voilà pourquoi Monſieur le Curé leur a ſi bien dit que la providence leur avait donné le contentement en partage.

La Mere.

C’eſt ce que j’allais vous rappeller, pour vous raſſurer ſur le lot du pere Noël. J’étais étonée que vous leuſſiéz ſitôt oublié.

Emilie.

Et le contentement, Maman, eſt couſin germain du bonheur ?

La Mere.

Oh, très-germain : ainſi nous pouvons être parfaitement tranquilles ſur le fort du pere Noël. Mais à force de jaſer, nous voilà un peu loin de notre deſſin.

Emilie.

Ne perd pas ſon temps qui jaſe avec vous, ma chere Maman.

La Mere.

Et que dirons-nous à l’auteur du

deſſin, s’il ſe met à jaſer avec nous ?
Emilie.

Je lui dirai d’abord : Monsieur, rangez, je vous prie, cet eſcabeau dans un coin ; mettez Madame la Ducheſſe debout & droite, & faites-nous-en une figure à la Raphaël.

La Mere.

Même par le dos, ſi cela vous convient. Car, lorſque le grand caractere eſt dans votre figure, il ſe fait ſentir, de quelque maniere que vous la placiez.

Emilie.

Ah, je ſais cela, par exemple. Je me ſouviens de ce tableau que nous avons vu enſemble, où Jéſus-Christ reſſuſcite Lazare. Il eſt ſur le bord de la foſſe, on ne le voit que par le dos ; mais vous m’avez dit : Emilie, regardez ; c’eſt la figure principale, tous les traits en ſont cachés ; & cependant le peintre a ſu lui imprimer le caractère d’une puiſſance divine & ſurnaturelle !.... Cela n’était pas aiſé, Maman.

La Mere.

C’eſt que le génie eſt acoutumé à réuſſir dans tout ce qu’il entreprend, même dans ſes fantaiſies.

Emilie.

Il a auſſi une puiſſance ſurnaturelle peut-être ?

La Mere.

C’eſt comme un cachet qu’il imprime à ſes ouvrages ; il le place où il lui plaît. Mais que dira l’auteur du deſſin à tout cela ?

Emilie.

Je n’en ſais rien. Il me dira peut-être : Mademoiſelle, comme ce deſſin n’a pas été fait pour vous, épargnez-vous la peine de le critiquer.

La Mere.

Cela ne ſerait pas poli, & les artiſtes le ſont communément. Mais il pourait fort bien vous dire : Mademoiſelle, ne vaut-il pas mieux s’occuper d’abord des beautés d’un deſſin, d’un tableau, d’un ouvrage de l’art en un mot, avant d’en rechercher les défauts ? Il faut beaucoup d’étude & de connaiſſances, je vous en avertis, pour voir les beautés, tandis que l’homme le plus ſuperficiel découvre aiſément le côté faible. Après cela, il ajoutera peut-être : Mademoiſelle, ſi vous trouvez l’occaſion de faire de ma part cette obſervation à Madame votre mere, vous m’obligerez, & elle auſſi.

Emilie.

Ce monſieur fait donc la morale aux meres comme aux filles ?

La Mere.

Dans l’occaſion, quand il croit pouvoir leur rendre ſervice.

Emilie.

Eh bien, je ſais ce que je lui dirai pour l’apaiſer.

La Mere.

Voyons : car je voudrais bien auſſi faire ma paix avec lui.

Emilie.

Je lui dirai : Monſieur, votre deſſin m’a rappellé un beau tableau de M. Greuze, que j’ai été voir avec Maman l’hiver paſſé.

La Mere.

C’eſt effectivement vrai ; il y a de l’affinité entre ce deſſin & le tableau de la Dame charitable.

Emilie.

Cette dame, eſt-ce Madame la Ducheſſe ou Madame la Marquiſe , je ne ſais la baptiſer ; mais vous me direz que le nom ne fait rien à l’affaire. Elle eſt debout ; elle a l’air bien intéreſſant. ſa fille a un peu de répugnance à approcher du lit. C’eſt que (vous m’avez dit ſon ſecret) elle voyait pour la première fois un ſpectacle ſi triſte. Mais ce n’eſt pas une femme, c’eſt un vieillard qui eſt couché ſur le grabat de M. Greuze. Comme il a l’air vénérable au milieu de ſa miſere ! Vous m’avez dit : Emilie, voyez-vous cette épée pendue à la muraille ? Il n’y a pas d’autre meuble dans ce taudis. Il faut que ce vieillard qui languit préſentement dans le beſoin, ait porté les armes dans ſa jeuneſſe pour la défenſe de ſon pays. Et tandis que vous me diſiez cela, je crois que la ſœur griſe qui avait amené cette dame & ſa fille, & qui était reſtée ſur le ſeuil de la porte dans l’obſcurité, vous faiſait un ſigne de tête, comme pour vous dire : Madame, vous l’avez deviné ; n’eſt-ce pas là une fin bien triſte pour un brave homme ? Mais le brave homme avec ſon air vénérable ne nous regardait pas ; il diſait tranquillement à la dame bienfaiſante : Vous faites une action bien louable de venir au ſecours de l’infortune.

La Mere.

En cela il eſt différent de la femme de notre deſſin, qui a l’air d’être dans une grande agitation. Au reſte, je demanderai à M. Greuze l’hiver prochain, s’il vous a donné la permiſſion de faire parler les figures de ſon tableau, & s’il trouve bon que ſa ſœur griſe faſſe des ſignes de tête aux meres qui en expliquent le ſujet à leurs petites filles.

Emilie.

Je vois, Maman, que vous voulez me faire des afaires avec tout le monde. Eſt-ce auſſi un parti pris de votre part de ne pas me dire l’aventure de Madame la Ducheſſe & de la pauvre femme ?

La Mere.

Pardonez-moi. Actuellement que vous me l’avez contée, je n’ai qu’à y mettre le nom des acteurs, & il y aurait de l’injuſtice à ne pas vous donner cette petite satiſfaction.

Emilie.

Vous me direz donc tout ce que Madame la Maréchale vous en a appris ?

La Mere.

C’est auſſi tout ce que j’en ſais. Mais je vous préviens que l’hiſtoire n’eſt pas gaie, & en qualité d’amies du pere Noël, je ne crois pas qu’il nous conviene de nous occuper de ſujets triſtes, le jour où la joie habite la maiſon. D’ailleurs il ſe fait tard, il faut ſonger à dîner, afin d’être en état de recevoir la noce.

Emilie.

Ah, Maman, je ne vous promets pas qu’elle n’arive avant que nous ſoyons ſorties de table.

La Mere.

En ce cas, remettons notre hiſtoire à un autre jour. Allez, je vais vous rejoindre dans un moment ; vous avez fait votre préſent de noce, il faut que je prépare le mien.