Les Corps disciplinaires (La Revue Blanche)/01 janvier 1901

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LES CORPS DISCIPLINAIRES

Les “ Cocos ”


Le corps des disciplinaires des colonies, ce qu’en argot militaire on appelle les Cocos, est, dans l’armée française, le dernier échelon de la répression disciplinaire. Son contingent est formé d’hommes provenant des compagnies de fusiliers de discipline de la Guerre, de la compagnie de fusiliers de discipline de la Marine (sections de fusiliers ou de pionniers), des bataillons d’infanterie légère d’Afrique (sections de discipline ou compagnies ordinaires), des établissements pénitentiaires (prisons maritimes ou militaires, pénitenciers, ateliers de travaux publics) ; il comprend aussi quelques rares relégués individuels qui n’ont passé par aucun corps de troupe et y sont incorporés directement.

Ce corps disciplinaire a été fondé le 23 mai 1860. Il se compose d’un dépôt situé à Château-d’Oléron, île d’Oléron (Charente-Inférieure), et de deux compagnies coloniales : la première, au Sénégal ; la seconde, à Madagascar.

Par des faits, nous avons montré [1] ce qu’est le régime du premier et du second degrés des institutions sur lesquelles repose la discipline militaire française. Mais c’est aux Cocos, et non ailleurs, que ce régime disciplinaire atteint une perfection vraiment martiale.

Là, comme dans les autres compagnies de discipline, le système répressif se divise en deux parts : le système réglementaire, le système extra-réglementaire.

C’est sur celui-ci que nous donnons aujourd’hui quelques documents : il faut les considérer comme exemples de faits quotidiens et non comme totalité de faits exceptionnels.


LA CRAPAUDINE SUSPENDUE

La crapaudine, cette vieille institution de Cavaignac l’oncle, ce vestige de l’ancienne estrapade, existe encore dans l’armée de la République française. Malgré les dénégations de fonctionnaires intéressés, il est rigoureusement vrai qu’on l’applique aux « Joyeux », qu’on l’applique aux « Camisards » ; de récentes communications nous ont appris qu’on l’employait dans les colonnes du Touât ; aux « Cocos », on l’a compliquée de la suspension.

Comme exemple, nous citerons, parmi force faits analogues, le fait suivant qui s’est passé à Antsirène (baie de Diégo-Suarez. Madagascar), en 1898 :

Trois disciplinaires, Mir, Dufort et Peeters, devant les menaces de mort que leur avait faites le sergent Rolland, s’enfuirent de la corvée de charbon craignant d’être buttés[2]. Repris par la gendarmerie, ils furent internés dans les locaux disciplinaires de l’artillerie à Antsirène. Là, sur l’ordre d’un maréchal des logis chef, l’artilleur Camus les attacha à la crapaudine. Être à la crapaudine, c’est avoir les chevilles et les poignets liés derrière le dos en un faisceau unique. Pour atroce qu’elle soit quand elle se prolonge, cette position était encore trop douce, car le margichef fit suspendre à une poutre les trois hommes, ainsi retroussés. Puis il partit emportant la clef du local. Eux, restèrent ainsi quatre heures. Après quoi, Mir, qui avait été mal ficelé par l’artilleur, parvint à se dégager et put délivrer du supplice ses camarades. Ils passèrent deux jours sans boire ni manger. Le troisième jour, le fourrier Poirrot, étant venu les visiter et les trouvant détachés, leur mit un « plat de poucettes »[3].


CAUSES ET EFFETS

Sur le régime subi aux Cocos, voici quelques faits :

Le disciplinaire Lefèvre, revenant de la cuisine où il était allé chercher la soupe, en renversa sur le chien de l’adjudant qui s’était jeté dans ses jambes. Il fut mis immédiatement en cellule ; motif : « A renversé un plat de bouillon chaud sur le chien de l’adjudant et l’a traité de sale cabot ». Après avoir été roué de coups, Lefèvre fut attaché par les pieds à une poutre placée à environ un mètre au-dessus du sol ; dans cette position on le laissa deux jours, sa tête et ses épaules portant seules à terre. D’une complexion délicate, Lefèvre fut pris d’une fièvre intense : il dut entrer à l’hôpital, où il resta vingt-cinq jours. Craignant quelque vengeance de la part des gradés, il en sortit sans avoir osé révéler au major le traitement dont il avait été victime et dont tout son corps portait les marques.

Le disciplinaire Pilardo, atteint des fièvres, se fait porter malade. Le caporal qui le conduisait à la visite, afin qu’il ne fût pas reconnu tel, mit sur le cahier de visite une observation le signalant comme mauvais sujet ; néanmoins, le major accorde à Pilardo le « p. s. p. » (peut se présenter). Malgré cette mention, les gradés, ne le considérant pas comme malade, le mirent sur la piste. Pilardo, sans forces, s’arrêta de tourner.

Le caporal Bernard, s’avançant vers lui : « Donne tes pouces ! » Docile, Pilardo tendit ses mains aux poucettes. Lorsque les pouces furent bien engagés dans les mâchoires d’acier, Bernard serra avec rage. Le disciplinaire tomba à genoux en hurlant de douleur. Alors Bernard : « Un soupir de plus, un tour de plus ». Pilardo s’évanouit ; le sang lui suintait à travers la peau. Lorsqu’il revint à lui, la douleur lui arracha de nouveaux cris.

Le sergent Gérôme sortait à ce moment de l’hôpital. De loin, il cria à Bernard : « Bâillonnez-le ». Aussitôt, Bernard, prenant un mouchoir dans la poche du disciplinaire Camus, bâillonna Pilardo et, le couchant sur le dos, le laissa nu-tête en plein soleil, avec les poucettes, le bâillon, son sac de 24 kilos toujours serré sur les épaules. Du temps passa ; enfin Bernard revint défaire le bâillon, et Pilardo dut reprendre le bal, les poucettes aux mains. Il fut puni de quinze jours de prison pour s’être fait porter malade et n’avoir pas été reconnu.

Au camp de Diégo-Suarez, le caporal Slinger et le sergent Gérôme entraient tous les soirs dans les cellules et dans les chambres, se ruaient en furieux sur les premiers venus, les frappant à coups de poing et de nerf de bœuf pour les provoquer.

Le sergent Montagniez cacha un jour dans le sable, près de la porte de la prison, la clef des locaux disciplinaires ; puis, accompagné du caporal Slinger, il entra dans ces locaux, criant que les fusiliers lui avaient volé la clef de la barre de justice. « Si je ne la retrouve pas, dit Slinger, apprêtez vos reins. » Les grades firent appeler le fusilier Pilardo qui, par intérim, remplissais les fonctions de clairon et lui ordonnèrent de trouver la clef. Pilardo ne pouvant rien répondre, et pour cause, le sergent Montagniez le frappa à coups de matraque. Pilardo tomba, demanda pardon, essaya de s’échapper ; mais le sergent le rattrapa et lui braqua son revolver sur le front en disant : « — J’vas te tuer. — Grâce, grâce pour mes parents ! » implora le malheureux. À ce moment, le sergent-major Raynal sortit et vit la scène. Son intervention sauva la vie au disciplinaire.

Le caporal Bernard, qui commandait la corvée d’ordinaire, dit au disciplinaire Geffroy, qui transportait une bonbonne de raki : « Bois-en, mais ne te soûle pas ». Geffroy, croyant à un bon mouvement du gradé, profita de la permission, sans cependant en abuser.

Bernard le fit alors rentrer dans la chambre, lui attacha les poignets, ayant soin d’arroser convenablement la ligature, puis le frappa à coups redoublés. Le disciplinaire poussait des cris terribles : Bernard eut peur et le détacha. Geffroy avait les poignets affreusement écorchés et boursouflés. Bernard lui dit :

— Si tu vas à la visite, ton chemin, ce ne sera pas ton pays : ce sera le plateau (le cimetière).

L’état des poignets de Geffroy lui interdisant tout travail, il alla trouver l’adjudant ; ce ne fut que sur les instances de celui-ci que le caporal consentit à laisser Geffroy se faire porter malade.

Le disciplinaire Zieger étant à la corvée de charbon, le sergent Morati lui dit : « — Marquis, tu as de gros bras ! si tu veux faire la lutte, je te retournerai avec mon petit doigt ! — Naturellement, répond Zieger ; vous ne crevez pas de faim. — Viens dans la chambre. — Non. — Marquis, tu ne reverras pas Paris, je te ferai tourner. — Vous n’oserez pas. — Tu verras. »

Quelques jours après ce dialogue expressif, Zieger se chargea d’acheter une paire d’espadrilles pour deux punis de prison, Boissel et Baptiste, qui lui remirent l’argent nécessaire, un franc cinquante.

Morati le sut et prétendit que cinquante francs lui avaient été volés.

Lorsque Zieger rentra du jardin où il travaillait, on le fit se déshabiller complètement et on le fouilla. On ne retrouva sur lui que les espadrilles.

— C’est toi qui m’as volé, dit Morati.

Et il rendit compte du fait au capitaine Legros.

Celui-ci fit appeler Zieger ; lorsque le fusilier parut, Legros lui sauta à la gorge :

— Canaille, tu vas me dire où sont les cinquante francs, sinon je te laisserai crever de faim !

Devant les dénégations de Zieger, Legros le fit mettre en cellule, ainsi que Boissel, les laissant sans boire ni manger. Une fois par jour, le capitaine venait :

— Rien de nouveau ? disait-il, — voulant parler des aveux qu’il comptait obtenir.

— Non, répondaient les disciplinaires.

— C’est bien… même régime.

Zieger fut mis en prévention de conseil. Il réclama ; on le maintint au même régime. À bout de forces, il frappa sur la porte pour demander à manger.

Le sergent Cherquefosse vint et lui dit :

— Je sais que tu es innocent, car Morati n’a jamais eu un sou.

Et, pris de pitié, le sergent lui apporta quelque nourriture.

Zieger, aimant mieux passer au conseil que de mourir de faim en cellule, se déclara coupable d’un vol qu’il n’avait pas commis. L’époque de sa libération étant arrivée sur ces entrefaites, il fut relâché.


PRIX DE TIR

Les cadres des compagnies disciplinaires des colonies et de la compagnie de discipline de la marine exécutent chaque année des tirs au revolver.

«… En vue d’éveiller l’émulation parmi le personnel, il m’a paru équitable d’attribuer aux sous-officiers, caporaux, etc., deux prix de tir savoir :

« Une médaille d’argent pour les sous-officiers.

« Une médaille de bronze pour les caporaux, clairons et soldats ordinaires »[4].


LES CIBLES Boudou et Laffond[5].

Le 19 septembre 1897, vers sept heures du soir, le sergent Gérôme désignait les hommes qui devaient prendre la faction. Le premier sur la liste fut un nommé Boudou qui, le matin même, était allé à la visite et avait été exempté de service par le major en raison d’une forte fièvre et d’un mal au pouce.

Boudou fit remarquer au sergent que, par la prescription du major, il était exempté de garde, et dans l’impossibilité matérielle d’accomplir ce service.

— Je m’en fous ! répondit le chaouch : ce n’est pas ce que vous avez qui vous empêchera de prendre votre quart.

Le disciplinaire essaya de résister aux sommations arrogantes du gradé. Un coup de revolver termina le dialogue.

Boudou ne fut pas atteint.

Le coup de feu avait été tiré dans la chambre remplie de disciplinaires : deux d’entre eux. Congy et Cathalin[6], coiffeur de la compagnie, jouaient aux cartes sur leur lit. La balle siffla entre eux.

Au bruit de la détonation, les gradés accoururent. Le lieutenant qui faisait la ronde au casernement fit mettre Boudou aux fers avec les poucettes jusqu’au lendemain matin. Le mal de pouce qui avait fait exempter le fusilier se trouva tellement aggravé par la pression des poucettes serrées à fond, que le major dispensa Boudou de tout service durant un mois.

Le capitaine Legros, averti que le sergent Gérôme avait tiré sur un disciplinaire et l’avait manqué, arriva furieux dans la chambre, rassembla les gradés et leur dit : « Le premier gradé qui tirera sur un disciplinaire et le manquera aura 30 jours de consigne. »

Une heure après, les caporaux Bernard. Slinger, Besançon, le sergent Rolland et le soldat d’infanterie de marine Floque, ordonnance, firent irruption dans les locaux disciplinaires sous le prétexte de fouiller les hommes qui y étaient entassés. Ils visitèrent la première cellule, puis la prison, enfin la deuxième cellule, qui renfermait quatre prisonniers, parmi lesquels Laffond.

Après avoir fouillé les hommes d’une façon ignoble — selon leurs coutumes, — puis tous les coins et recoins du local, ils cachèrent le falot derrière la porte et se ruèrent sur Laffond qui n’avait ni fait un geste, ni dit un mot. Les nerfs de bœuf, les crosses de revolver, les pieds, les poings s’abattirent sur l’homme que la barre de justice immobilisait.

En apparence satisfaits, ils partirent enfin le laissant à moitié assommé.

(Laffond était la bête noire des gradés, non parce que c’était une forte tête, mais, au contraire, parce qu’il ne disait rien. D’un caractère doux, tranquille, un peut naïf même, Laffond supportait patiemment toutes les rebuffades, tous les sévices. Savait-il seulement pourquoi on l’avait envoyé aux Cocos ? Si les gradés le brutalisaient, c’est qu’ils connaissaient leur victime et la savaient incapable de révolte. Cependant, quelque temps avant cette soirée, Laffond avait eu une velléité de résistance : indûment commandé pour la corvée, il s’était enfui et avait fait punir le caporal Bernard, chef de corvée, de huit jours de salle de police : Bernard conçut dès lors contre Laffond une haine terrible.)

Une heure après les faits relatés plus haut, les mêmes gradés revinrent dans la cellule de Laffond et le frappèrent avec tant de sauvagerie qu’on l’entendit crier : « Grâce… Grâce… » et appeler sa mère. Pour faire cesser ses cris, ils lui fracassèrent la mâchoire inférieure ; puis un coup de feu éclata : Bernard venait de décharger son revolver sur Laffond. Quand le malheureux fut frappé il était à genoux sur le rebord du bat-flanc, les deux pieds tordus dans la barre de justice. La balle lui traversa la poitrine et alla se loger dans le bras d’un détenu voisin, le disciplinaire Desroches. Laffond tomba comme une masse. Le coup fait, les gradés s’enfuirent.

Le sergent-major Reynal arriva à ce moment devant l’assassin Bernard, qui tenait son revolver encore tout fumant.

— C’est ça, la discipline ! Voulez-vous vous sauver ! est-ce que vous voudriez en tuer d’autres, par exemple ? dit-il à Bernard.

— Mais j’ai tout mon sang-froid, répondit ce dernier… J’ai été frappé par cet homme !

On conduisit immédiatement Bernard à la visite : le major ne put relever sur son corps aucune trace de coups. Le lendemain, il demanda à repasser à la visite : il avait une longue égratignure sous le menton.

Laffond mourut dans son transfert à l’hôpital.

Le major Garnier, qui a soigné Grenier[7] et reçu le cadavre de Laffond, pourrait certainement donner de plus amples détails sur ces deux meurtres Laffond et Grenier.

Quant à Bernard, le rapport de la compagnie lui transmit, quelques jours après, les félicitations du général Gallieni pour « la fermeté de caractère qu’il avait déployée dans cette affaire » ; sa demande de traduction en conseil de guerre fut refusée, parce qu’il fut établi que Laffond avait provoqué les gradés et, quinze jours après, Bernard passait sergent.

L’avis de décès qui fut envoyé à la mère portait cette mention :

« Mort au champ d’honneur »


LA COLONNE DE MAINTIRANO

Le 21 juin 1898, s’embarquèrent à Diégo-Suarez, sur le Peï-ho, soixante dix-sept disciplinaires, destinés à former une colonne de reconnaissance qui devait partir de Maintirano, point de la côte occidentale de Madagascar.

À bord du Peï-ho, les disciplinaires, ayant découvert dans la cale du navire des provisions de tabac, de chocolat et autres vivres, y puisèrent quelque supplément à leur maigre ordinaire. Les gradés s’en aperçurent et descendirent dans l’entrepont, le revolver au poing. Les cris, le tumulte, la lutte firent intervenir le commandant du bord ; les gradés réclamèrent les barres de justice pour embrocher[8] les disciplinaires ; quelques-uns parlèrent « de brûler la gueule ». Le capitaine indigné fit rentrer les revolvers, signifia que lui seul était maître à son bord et qu’il ne souffrirait pas qu’on torturât ou menaçât des hommes sur son navire, qu’après tout les disciplinaires n’étaient coupables que d’avoir satisfait leur faim. Lorsque le détachement arriva à Majunga, il déclara au commandant de place qu’il ne voulait plus à son bord de pareilles « brutes », de tels « sauvages » ; qu’il lui était égal de transporter les disciplinaires, mais qu’il ne voulait des gradés à aucun prix.

Le détachement débarqua donc à Majunga, où il resta deux jours, après quoi il se rembarqua sur le croiseur Fabert, pour aller à Maintirano où il ne resta qu’un jour.

La colonne fut alors formée. Elle fut transportée en pirogue jusqu’à Ademba, où elle stationna un jour ; après quatre jours de marche, elle atteignit le dépôt de Ben-Alitz, où pestèrent les hommes les plus impotents. Les cinquante hommes restants montèrent au poste d’Andjia, où vingt hommes campèrent ; les autres constituèrent le poste de Vakariano, à deux jours de marche d’Andjia.

Le manque de bourdjanes (porteurs indigènes) força les disciplinaires à transporter eux-mêmes leur chargement : flanelle, chemises, couverture, toile de tente, complet de treillis, vareuse, fusil, quinze paquets de cartouches, et vivres.

À huit ou dix kilomètres d’Ademba, sur la route de Ben-Alitz, le fusilier Millot, qui marchait difficilement, perdit la colonne : on n’entendit plus jamais parler de lui.

Au troisième jour de marche, avant d’atteindre Andjia, quatre fusiliers, — parmi lesquels nous pouvons citer le fusilier Loubière, cordonnier du détachement, n’ayant plus que quatre mois de service à faire, — se perdirent dans les mêmes conditions inutile d’ajouter qu’aucune recherche ne fut faite pour retrouver ces hommes.

Le rapport qui annonçait à la deuxième compagnie la constitution de la colonne, demandait des hommes aptes à subir les plus dures fatigues et les plus grandes privations, ce qui n’empêcha pas le capitaine de faire sortir de l’hôpital le disciplinaire Plaisant, qui fut transporté à bord en civière et mourut pendant la traversée. Lorsqu’on entend le récit de ce que subirent les disciplinaires, on est étonné qu’il en soit revenu un seul, et on juge qu’il eût été plus franc que l’autorité militaire demandât « les hommes marqués pour la mort ». Pour la colonne de Maintirano, aucun service de santé mobile ne fut mis à la disposition des fusiliers.

Le lieutenant Georgey remplit les fonctions de major et tint le cahier de visite, mais, comme la colonne n’avait pas de médicaments, les malades étaient rapidement soignés.

En route, ceux qui ne pouvaient marcher étaient dépouillés de leur fusil et de leurs cartouches, parfois de leurs vivres, et on les laissait dans la brousse. Quand ils ne mouraient pas de faim, ils tombaient entre les mains des pillards.

Une seule fois, un major monta jusqu’à Ben-Alitz et Andjia, mais ne voulut pas aller jusqu’à Vakariano. Lors de cette visite, un seul disciplinaire fut reconnu malade (pour œdème des pieds) ; le major ordonna de l’évacuer sur l’hôpital de Maintirano. Il mourut en route, faute de soins.

Lorsque, en station, un disciplinaire se faisait porter malade, quelque fût son état, il était privé de manger ; le motif de ce traitement était basé sur ce raisonnement : ne pouvant travailler, les malades ne doivent pas manger.


BEN-ALITZ

À Ben-Alitz, le chef de poste était un sergent-major de la régulière, assisté d’un sergent des Cocos, d’un caporal de la régulière, et du caporal Besançon des Cocos.

Lorsque Ben-Alitz fut évacué, huit hommes seulement en descendirent : le reste était enfoui dans le sable.

On ne peut préciser le mode suivant lequel tous ces hommes ont péri. Voici un cas qui peut servir d’indication.

Un disciplinaire malade fut forcé par le sergent d’aller à l’eau avec une dame-jeanne. L’aiguade était à trois kilomètres du poste ; cette distance à parcourir n’était pas sans danger dans un pays ennemi, propre aux embuscades : l’homme partit seul et ne revint pas.


JUGEMENT SOMMAIRE D’ANDJIA

En septembre 1898, deux disciplinaires appartenant au poste de Vakariano, Jean et Brando, furent punis de quinze jours de prison sous le prétexte, vrai ou faux, qu’ils avaient dérobé une bonbonne de vin. Le lendemain, à midi, ils partirent en absence illégale pour réclamer au commandant d’armes de Maintirano, et se dirigèrent sur Andjia, où ils arrivèrent douze heures après : ils avaient alors un jour d’absence illégale.

Brando, pour un motif que nous ignorons, resta à Andjia ; Jean reprit seul la route de Maintirano. Le lendemain, il rencontra un détachement commandé par le lieutenant-colonel Liautey, chef d’état-major du général Gallieni. Le colonel l’arrêta et le ramena à Andjia où la troupe arriva le soir même. Toute la nuit, Jean, les membres ligottés. resta dehors, à côté de la cagna du colonel, et il entendit les gradés délibérer sur son sort ainsi que sur celui de Brando, car le sergent Bousquet, chef du détachement d’Andjia, avait remis au lieutenant-colonel un rapport sur l’absence illégale des deux disciplinaires. Jean sut ainsi qu’une cour martiale devait se réunir le matin pour les juger ; mais, entouré de miliciens, il ne put avertir Brando de celle décision.

Le lendemain, quoique le jour ne fût pas encore levé, le lieutenant colonel Liautey lit mettre une table devant sa cagna et, éclairé de deux photophores, tint une cour martiale où, en sa compagnie, siégèrent le commandant du cercle de Maintirano et quelques sous-officiers européens.

On appela Brando. Celui-ci se doutait si peu du sort qui l’attendait qu’il dit à ses camarades : « Ça doit être pour partir avec la mission : tant mieux, car, au moins, je ne crèverai pas de faim. »

Lorsque les deux disciplinaires furent devant lui, le lieutenant colonel leur dit, sans aucun semblant de formalités, sans aucun interrogatoire préalable : « Vous êtes coupables d’abandon de poste en présence de l’ennemi… vous êtes condamnés à mort. » À cette brutale déclaration, Jean s’écria : « Mais, mon colonel, c’est une absence illégale que nous avons faite… c’était pour réclamer… on ne peut pas nous condamner à mort. » Ironiquement, Liautey lui répondit : À moins que je te nomme caporal… ? »

Cette sentence, prononcée contre des accusés sans défenseurs, édictée sans procédure, fut exécutée sans rémission, sans délais de pourvoi en cassation, ni de pourvoi en grâce : effet d’un jugement sommaire, elle fut immédiatement suivie d’exécution.

Sous les balles d’un peloton composé de quelques gradés de la discipline, de miliciens et d’un adjudant qui avait siégé dans la cour martiale, à cinq minutes d’intervalle. Jean et Brando tombèrent — sans aucune faiblesse — pendant qu’une troupe de miliciens tenaient au bout de leurs fusils chargés les disciplinaires réunis à une centaine de mètres du lieu du supplice.


LES CIBLESMathieu.

Trois jours après l’exécution de Jean et de Brando, eut lieu l’assassinat de Mathieu.

Ce disciplinaire descendait du poste de Vakariano et faisait partie d’une troupe composée de quatre hommes et d’un caporal. Comme cette troupe devait aller à Ben-Alitz, le lendemain matin de son arrivée à Andjia, le caporal Vivier lui distribua des vivres pour la route.

Mathieu ayant déposé sur une table sa musette, le caporal Vivier, qu’elle gênait, la repoussa d’un geste violent et la fit tomber. La viande qu’elle contenait roula dans le sable et la poussière. Mathieu fit observer au gradé que sa viande était immangeable. Cette observation excita la colère de Vivier qui décerna au disciplinaire toutes les épithètes ignobles en usage dans l’armée : « Fiote, tante, etc. » — « Pas plus que vous ! » ne put s’empêcher de répondre Mathieu. À cette parole, le Caporal bondit sur le fusilier, le gifla, lui botta les rein. Mathieu, qui avait son fusil en main, lança la crosse dans les jambes du gradé. Le caporal sortit en courant, alla dans sa paillette, décrocha son étui à revolver, l’ouvrit, vérifia le chargement et revint vers Mathieu (ces diverses opérations lui avaient donné le temps de réfléchir). Arrivé à quelques mètres du groupe où était Mathieu, il tira. La balle atteignit le disciplinaire à la tête : entrant par la bouche, elle brisa les dents. Mathieu tomba, tué raide.

Le lieutenant Georgey, qui commandait à Andjia, fit un rapport dans lequel il reconnut que le caporal était dans son tort.

Le caporal Slinger fit également un rapport en faveur de Mathieu ; mais il n’y eut aucune action soit judiciaire, soit disciplinaire contre le meurtrier. Le lieutenant Georgey est mort à Madagascar ; le caporal Slinger est toujours aux Cocos.


VAKARIANO

Vingt-cinq hommes partirent du poste d’Andjia pour établir celui de Vakariano. Trois mois, ils menèrent une épouvantable existence. Pendant trente-trois jours, les hommes de ce poste manquèrent de vivres, pendant trente-trois jours, ils vécurent de buffle bouilli, sans sel, ni condiments d’aucune sorte, sans pain, sans vin, sans légumes, sans café ni sucre. Enfin, on leur envoya de la farine : ils n’étaient pas oubliés tout à fait. On distribua alors un quart de farine par homme et par jour ; pour remplacer le pain qu’ils ne pouvaient fabriquer, les hommes faisaient cuire dans leurs gamelles de la farine délayée dans de l’eau.

Le café ne fut distribué que pendant la première quinzaine. Jamais ils ne reçurent ni sucre ni eau-de-vie.

Nourris de la sorte, on les employa aux plus durs travaux. Ils durent aller dans les forêts voisines abattre des arbres et les traîner, soit par voie de terre, soit par eau ; souvent il leur fallait entrer jusqu’aux aisselles dans des rivières infestées de caïmans ; de plus, ils étaient obligés de monter la garde la nuit pour protéger le poste contre les surprises, garde dont s’exemptaient les gradés.

Après trois mois de cette existence, le poste fut évacué. On avait enfin reconnu l’impossibilité de le ravitailler. En descendant sur Andjia, deux disciplinaires, Lasnier et Kohler, se perdirent dans la brousse. On n’en eut jamais de nouvelles.

Un autre disciplinaire, atteint de dyssenterie, de fièvre et ayant un œdème des pieds, fut présenté au chef de poste d’Andjia pour y être admis comme malade. Le chef de convoi, le sergent-fourrier Poirrot, le signalait dans son rapport comme incapable d’aller plus loin. Le chef de poste d’Andjia refusa de le recevoir et le força à descendre jusqu’à Ben-Alitz, quoique le chef de ce poste eut constaté que ce fusiller était dans l’impossibilité absolue d’atteindre l’hôpital de Maintirano. Le disciplinaire mourut en route.


LA MOISSON NOIRE

Lorsqu’après cinq mois la colonne de Maintirano débarqua à Diégo-Suarez, il ne restait plus que vingt-six hommes ! vingt-six hommes sur soixante-dix-sept.

Cinquante et un morts ! Et la colonne n’avait pas vu le feu !

Voici les noms de quelques-unes des victimes :

Morts à Vakariano : Robert, Muller, Suzon, Dejoie, Venache, Gardez, X… surnommé Youpette), Lasnier, Kohler.

Morts à Andjia : Camus, Geoffroy, Mathieu, Jean, Brando.

Morts à Ben Alitz : Aulin, Mahé, Loubière, Lazari, Gibert, Millot, Plaisant (mort pendant la traversée d’aller).


LE MEURTRE D’AMBOHIMARINA

La troisième colonne qui partit de Diégo-Suarez est celle d’Ambohimarina (novembre 1898-janvier 1899).

Lorsque Les disciplinaires arrivèrent à ce poste, il n’y avait pas de bourdjanes ; il leur fallut transporter eux-mêmes, au haut des rochers où le camp est établi, tout le matériel de campement, les vivres et les effets. Les hommes, exténués par la marche et les maladies, eurent beaucoup de peine à accomplir ce travail. (On accède au camp par une échelle droite de quinze mètres de hauteur.)

À ce détachement, fut versé un nommé Danger, appartenant aux peaux de lapins — disciplinaires de la Marine. Danger arriva au détachement le 21 novembre 1898, à six heures du soir ; le 23. on le trouva mort dans la brousse. Épuisé par les privations, il était tombé avec son fardeau et n’avait pu se relever ; le sergent Chéret l’avait assommé a coups de talons. Le commandant Veber fit un semblant d’enquête qui n’aboutit pas. L’adjudant Paquier, actuellement en retraite du côté de Nancy, pourrait donner des détails précis sur cet assassinat.


LE SUPPLICE DE LA MARÉE

Les casernements de Diégo-Suarez offrant aux disciplinaires des locaux spacieux et sains, il y a quelques mois la portion centrale fut transportée d’abord à Orangea, ensuite à Andrakaka, où les hommes furent parqués dans des paillottes-stations étroites et fort malsaines. C’est au camp d’Orangea, situé au bord de la mer, que le supplice suivant a été mis en pratique.

Quand un disciplinaire ne pouvait ou ne voulait pas obéir, répondait ou seulement déplaisait à un gradé, il était ligotté solidement et transporté au bord de la mer, à marée basse, la face au soleil, puis le gradé attendait l’obéissance ou l’humiliation. La mer montait…

— Demande grâce, disait le gradé, et je te retire.

L’homme hésitait, s’entêtait, ne voulant pas demander grâce…

Mais tous, lorsque le flot allait les couvrir, criaient au gradé le mot humiliant et libérateur.

G. Dubois-Desaulle



  1. Voir La revue blanche du 15 juillet 1900 (“ la Disciplote ”) et 15 août 1900 (“ le Tourniquet ”).
  2. Être tués à coups de revolver.
  3. Voir les renseignements déjà donnés sur cette torture.
  4. Attribution des prix, etc. B. O. M. 1893, 8 décembre. T. 92. 2° S. n° 26 p. 975, n° 406.
  5. Cette déposition faite par le disciplinaire Congy est corroborée par celles des disciplinaires Douars, Zieger, Foutas Appey, Garnier.
  6. Cathalin est mort là-bas.
  7. Le meurtre de Grenier a été relaté dans Sous la Casaque (Stock, édit., 1890) et a fait l’objet l’année dernière d’affiches qui ont été reproduites par les journaux.
  8. Mettre aux fer.