Aller au contenu

Les Coups d’épée de M. de la Guerche/1/I

La bibliothèque libre.
Librairie de L. Hachette et Cie (Tome Ip. 3-8).
◄  Tome I
II.  ►

PREMIÈRE PARTIE.

I

Castor et Pollux.

À l’époque où commence ce récit, vers l’an de grâce 16…, il n’était pas, dans toute l’ancienne province de la Marche, d’ennemis plus irréconciliables et, tout à la fois, d’amis plus intimes que le comte Armand-Louis de la Guerche et son voisin le marquis Renaud de Chaufontaine. À dix lieues à la ronde, pas un bourgeois et pas un manant qui ne les connussent, pas de hobereau qui ne les eût rencontrés chevauchant de compagnie sur quelque roussin du pays, pas de maraudeur qui ne les eût surpris se livrant de furieuses batailles sur la lisière des bois. Ils fondaient ensemble les plus fameux héros de la mythologie et de l’antiquité. Le comte Armand-Louis et le marquis Renaud étaient à la fois Oreste et Pylade, Étéocle et Polynice. Ils seraient volontiers morts l’un pour l’autre, et ne passaient pas un jour sans se provoquer à d’interminables combats singuliers. Le temps qu’ils n’employaient pas à se rendre de petits services, ils le consacraient à se quereller. On débutait par des paroles affectueuses, on finissait par des coups terribles. Cela durait depuis le temps où M. de la Guerche et M. de Chaufontaine cherchaient des prunelles dans les haies et des noisettes dans les taillis.

La sympathie des deux jeunes gentilshommes provenait de la grande similitude d’âge, de goût, de caractère ; l’antipathie avait pour cause la différence de religion. Le comte Armand était huguenot ; le marquis Renaud bon catholique. Celui-là se découvrait au nom de feu l’amiral de Coligny ; l’autre tenait M. de Guise pour un grand saint. On avait donc six heures par jour pour s’aimer et six heures pour se haïr. Le reste du temps appartenait à l’escrime, à la chasse, à l’équitation. On disait de Renaud que personne, dans la province, ne montait aussi bien à cheval, si ce n’est M. de la Guerche ; et d’Armand-Louis, que nul gentilhomme de la contrée ne maniait aussi lestement l’épée, le poignard de merci, la pertuisane et l’arquebuse, si ce n’est M. de Chaufontaine. Le comte traversait une rivière comme un cygne ; le marquis franchissait un ravin comme un chevreuil. Ils luttaient contre les mêmes taureaux ; et si l’on ne connaissait pas de barrière qui pût l’arrêter, l’autre ne savait guère de fossés devant lesquels il eût reculé.

Quand on rencontrait le jeune Renaud à cheval, courant dans la campagne, c’est qu’il cherchait Armand-Louis ; quand on voyait le comte, tête nue, passant comme un cerf à travers les bruyères, c’est qu’il allait au-devant du marquis. Peu après, on les apercevait au bord d’un ruisseau, déjeunant d’un morceau de pain qu’ils arrosaient fraternellement d’un peu d’eau fraîche ; la chose faite, épuisés par la course, ils dormaient côte à côte.

« C’est Nisus et Euryale ! » disaient les savants du pays.

Mais si le lendemain, on entendait dans une clairière le bruit sourd d’une branche de chêne heurtant un bâton de cornouiller, les bergers du canton savaient que les deux inséparables étaient aux prises.

« C’est Achille et Hector ! » reprenait-on. Et personne de songeait à intervenir dans la querelle.

Le huguenot et le catholique avaient presque même taille ; tous deux grands, souples, lestes, vigoureux, tels que le peuvent être deux braves gars élevés dans la pleine liberté des champs, brûlés par le soleil, battus par la pluie, hâlés par le vent, accoutumés à braver la bise et la neige, à coucher sur la dure, à dormir à la belle étoile. L’un, blond avec des cheveux bouclés à reflets d’or tombant sur un front de marbre ; l’autre, brun avec une crinière de cheveux noirs, dont les ondes luisantes assombrissaient les yeux sauvages et le teint basané ; M. de la Guerche, pareil à cet Endymion pour lequel une déesse descendit de l’Olympe ; M. de Chaufontaine, tel qu’un peintre de bataille aimerait à représenter le terrible maréchal de Montluc revêtu de son harnois de guerre. Tout naturellement, Armand-Louis commandait tous les petits protestants du pays ; Renaud avait sous ses ordres les catholiques de dix clochers voisins, et les deux généraux ne manquaient pas une occasion de pousser les armées rivales l’une contre l’autre. Leurs qualités diverses se faisaient voir dans ces mêlées : Renaud, prompt à l’attaque, toujours le premier et le plus avant, impétueux, hardi et loquace comme un héros d’Homère ; Armand-Louis, tenace, inflexible, rapide dans ses évolutions, et n’oubliant jamais, au plus fort de la mêlée, qu’il était capitaine. Il manœuvrait ses jeunes soldats comme de vieilles bandes ; Renaud poussait droit devant lui et se fait au hasard, qu’il appelait le dieu de la guerre, mais s’il comptait plus d’ennemis renversés, la victoire restait presque toujours à Armand Louis ; et le marquis, tout à coup isolé de ses régiments rompus et dispersés, était fait prisonnier sur le champ de bataille.

À quatorze ans, M. de la Guerche lisait dans le texte latin les Commentaires de César. M. de Chaufontaine, à quinze ans, se plongeait avec délices dans les étonnantes aventures de don Galaor et les chevaleresques épopées d’Amadis des Gaules.

M. de Chaufontaine n’avait pas uniquement la prétention de vaincre M. de la Guerche, la dague au poing : il voulait encore le convertir. Pour atteindre ce résultat mirifique et arracher ainsi une âme aux griffes maudites du malin, il se nourrissait par intervalles de lectures pieuses, d’oraisons et de thèses scolastiques, dont il retenait au hasard quelques lambeaux. Quelquefois même il apprenait par cœur certains passages qui lui paraissaient d’une éloquence édifiante, et il les récitait aux arbres du jardin.

Un gros cerisier, dont il pillait dévotement les fruits, était chargé, dans ces occasions solennelles, de représenter Armand-Louis. Renaud l’accablait d’arguments victorieux ; l’arbre ne soufflait mot. Renaud, enchanté, redoublait ; et, la mémoire bourrée de citations, la bouche pleine de cerises, il prenait à témoin de son triomphe les poiriers et les pommiers d’alentour.

« Qu’as-tu à répondre, maudit parpaillot ? s’écriait-il. Quelle hérésie peux-tu opposer à cette dialectique ? Te voilà réduit au silence, vaincu, abîmé ; mais la perversité de ton âme est telle, empoisonnée qu’elle est par le souffle de Calvin, que tu t’obstines dans ton erreur ! Va donc périr dans la Jéhenne, réprouvé ! ce n’est pas moi qui intercéderai auprès des saints, que tu renies, pour sauver ton âme ! Vade retro ! Si tu brûles in secula seculorum, ce sera bien fait ! »

Il déchargeait un coup de bâton sur le tronc du cerisier et partait pour chercher le véritable la Guerche, qu’il poursuivait d’arguments et bombardait de citations avec une véhémence que rien ne lassait.

Le plus plaisant était que, si on eût appris à M. de Chaufontaine que le parpaillot, son ennemi, avait la fièvre au moment même où il le vouait aux flammes de l’enfer, on l’aurait vu changer de couleur et trembler comme une feuille.

À ces heures charmantes où l’aube s’éveille, il n’était pas rare d’entendre sa voix éclatante au bord d’une clairière devant laquelle il venait d’apercevoir Armand-Louis guettant les lapins.

« Viens çà, parpaillot du diable ; viens çà que je te pulvérise ! s’écriait-il, Viens confesser que tu n’es qu’un mécréant de la pire espèce ; je veux que ton hérésie morde la poussière, et te faire voir que tu es un misérable damné, prédestiné à la cuisine de l’enfer ! Viens, te dis-je, et que tous les huguenots tes cousins crèvent de dépit en voyant ta confusion ! »

Dès les premières syllabes de ce petit discours, Armand-Louis s’armait d’une gaule.

Il savait comment finirait l’homélie.

Armand-Louis ne se mêlait pas d’éloquence. Il répondait aux démonstrations du prédicateur imberbe par des sourires ; quelquefois même, au plus beau de son improvisation, il l’interrompait par un sarcasme. Renaud devenait pourpre.

« Ah ! tu railles, coquin ! À moi les armes temporelles ! Elles auront raison de ton impertinence ! » disait-il alors. Et, les poings fermés, il tombait sur l’auditoire ; mais l’auditoire, qui n’avait pas peur de l’excommunication, ne reculait pas devant le prédicateur.

Nous devons ajouter qu’au bout de cinq ou six années mêlées de coups et d’oraisons, Armand-Louis n’était pas encore converti.

Dans leurs rencontres de tous les jours M. de la Guerche ne se montrait pas si prompt aux escarmouches que son adversaire, M. de Chaufontaine. On ne le voyait pas non plus éternellement occupé à battre la plaine ou les bois, en quête de perdrix et de lièvres, et cherchant querelle aux petits pâtres qui gardaient les brebis dans les landes. Il ne se montrait pas davantage amoureux de disputes théologiques ou friand d’aventures. Si autrefois, aux premiers temps de son adolescence, il était l’un des premiers à organiser une expédition, dans le but glorieux de dépouiller de ses fruits le verger d’un monastère, ou de provoquer en champ clos la jeune population d’un village voisin, maintenant qu’une moustache naissante commençait à ombrager sa lèvre, on le surprenait errant seul à l’écart au fond des vallées. Quelquefois même il ne suivait pas ses camarades qui, armés de lignes et d’éperviers, livraient bataille aux brochets d’un étang, et l’invitaient à partager leurs jeux. Il ne répondait plus avec le même élan aux provocations de Renaud. On l’avait vu déserter les leçons d’escrime d’un maître italien pour s’égarer dans un bois ; et si quelqu’un alors l’eût suivi, peut-être l’aurait-on vu graver deux lettres sur l’écorce fragile d’un bouleau, comme autrefois les bergers de Virgile.

Renaud souriait de pitié. Les petits catholiques se réjouissaient de n’avoir plus affaire au terrible général qui les avait vaincus si souvent ; les petits huguenots pleuraient sur leur capitaine.

« Il sait que le sort du démon terrassé par saint Michel lui et réservé ; il a peur de succomber sous mes coups, disait M. de Chaufontaine, qui prenait de grands airs, et, modestement, se comparait à l’archange.

— Un moine lui aura jeté quelque sortilége, pensait un jeune calviniste naguère promu aux fonctions de lieutenant.

— Il rêve comme un savant !

— Il dort comme un abbé ! »

Hélas ! s’il rêvait souvent, M. de la Guerche ne dormait plus guère. Le sortilége qui l’avait terrassé, l’archange qui l’avait vaincu, c’était la compagne de ses premiers ans, Mlle Adrienne de Souvigny. On peut presque dire qu’Armand-Louis l’avait toujours connue ; mais il ne la regardait que depuis quelques mois. Et, à présent qu’il la regardait, il ne pouvait se lasser de l’admirer.