Les Crimes de l’amour/Le Marquis de Sade. — L’Homme

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LE MARQUIS DE SADE

I

L’HOMME.


Ce n’est pas sans répugnance que nous abordons les questions relatives à un homme dont le nom est frappé d’une réprobation légitime ; mais lorsqu’on se dévoue à des études d’histoire littéraire et de bibliographie, il faut savoir remuer courageusement bien des immondices dans le but de rétablir la vérité.

De nombreuses erreurs ont été émises au sujet de Sade. L’article que lui a consacré la Biographie universelle (il est de M. Michaud jeune) est loin d’en être exempt ; celui qui renferme la Biographie générale (tome XLII) signé J. M.-R.-I., laisse aussi à redire ; tous deux sont bien incomplets.

Nous ne nous arrêterons pas à une note de Jules Janin insérée dans la Revue de Paris en 1834 et reproduite dans les Catacombes du même auteur, 6 volumes in-8º. Ce n’est qu’une improvisation brillante où la vérité historique est peu respectée.

Pour ce qui concerne la première période de la vie de Sade, il faut consulter un opuscule de M. Paul Lacroix : la Vérité sur les deux procès criminels du marquis de Sade. Cette notice a été publiée en 1834, dans une collection de dissertations historiques tirée à fort peu d’exemplaires ; elle a reparu dans les Curiosités de l’histoire de France, du même auteur (Paris, in-18).

Il y a deux phases bien marquées dans cette existence : l’une appartient à l’histoire des mœurs de l’époque, l’autre à celle des plus affreuses maladies de l’âme : la seconde est la conséquence de la première.

Sade fut d’abord un libertin comme il y en avait tant d’autres ; il n’était pas plus corrompu que certains de ses contemporains, parmi lesquels on peut nommer Sénac de Meilhan, auteur du poème en six chants dont on ne saurait même transcrire le titre ; Tilly, roué, digne émule des plus effrontés coryphées de l’époque de la Régence[1] ; Laclos, auteur d’un livre resté célèbre, les Liaisons dangereuses[2]. Se blasant sur la débauche, Sade imagina des raffinements cruels qui attirèrent justement sur lui l’animadversion publique et les rigueurs de l’autorité ; enfermé dans des prisons d’état, il voulut se distraire en écrivant des ouvrages orduriers ; Mirabeau, dans une pareille situation, tomba dans de pareils écarts ; mais le fougueux tribun, devenant libre, se précipita avec le plus grand éclat dans les agitations de la politique, tandis que Sade, restant sous les verrous, fut saisi d’une véritable aliénation causée par le désespoir ; sa tête s’échauffant de plus en plus au milieu d’une longue oisiveté, il fut en proie à une monomanie qui le jeta dans un abîme où il aurait voulu entraîner le genre humain. En s’efforçant de répandre la corruption la plus infecte, il se regardait comme usant de représailles contre la société.

M. Lacroix explique fort bien les deux affaires scandaleuses qui commencèrent à jeter sur Sade une horrible renommée. Les Mémoires de Bachaumont ont raconté son aventure avec une femme de mauvaise vie qu’il attira chez lui et sur laquelle il exerça des sévices barbares ; cent louis qu’il compta à cette malheureuse et six semaines de détention au château de Pierre Encise, l’ayant tiré d’affaire, il continua ses débordements. Cette fameuse aventure de Rose Keller (8 mars 1768) est racontée par Restif de la Bretonne dans ses Nuits de Paris (194e nuit) mais d’une manière qui atténue la gravité des faits, et M. Paul Lacroix qui analyse le récit de Restif (Bibliographie et Iconographie des écrits de Restif, 1875, Paris A. Fontaine, 1875, page 418) dit qu’on serait tenté de croire que cette pauvre femme fut simplement victime d’une indécente et cruelle mystification. — Les écrits du temps racontent qu’en 1771, il donna, à Marseille, un bal où il invita un grand nombre de personnes ; il glissa dans les bonbons distribués à celles qui assistaient à cette fête, des pastilles de chocolat où il avait fait mêler des mouches cantharides. Tout le monde connaît l’effet de ce redoutable aphrodisiaque ; le bal devint une effroyable orgie, plusieurs personnes moururent, et le parlement d’Aix condamna à mort (11 septembre 1772) l’auteur de cet empoisonnement, et un valet de chambre son complice. Mais M. Lacroix rétablit l’exactitude des faits, grossis par la rumeur publique ; il s’agissait d’une orgie à laquelle Sade s’était livré dans un mauvais lieu, et où il avait distribué des aphrodisiaques. Restif de la Bretonne (284e nuit les Passetemps du

      • , de S***) raconte cette histoire mais en la transportant à Paris.

Il enleva sa belle-soeur et passa avec elle en Italie où elle mourut. Revenu en France, il fut, à la demande de sa famille, que désolaient les scandales qu’il donnait sans cesse, enfermé à la Bastille. Le 14 juillet 1789 le rendit à la liberté ; il traversa l’époque de la Terreur en affichant les opinions en vogue, et il aurait pu vivre tranquille s’il n’avait audacieusement publié les ouvrages qui ont voué son nom à l’infamie. Le Directoire, fort indulgent à l’endroit des attaques dirigées contre la morale, ferma les yeux ; mais un gouvernement plus ferme ne voulut pas laisser à un maniaque dangereux, une liberté dont il abusait effrontément.

La Revue rétrospective, publiée par M. J. Taschereau, renferme, au sujet de la détention de Sade, quelques documents administratifs importants, et qui méritent d’être lus. Le rapport du préfet de police, celui du directeur de l’hospice de Charenton, sont des pièces essentielles dans un pareil dossier.


Rapport du Conseiller d’État, Préfet de police, à Son Excellence le Sénateur, ministre de la police générale, le 21 fructidor an XII.

« Son Excellence, par sa note du 6 de ce mois, me demande un rapport sur le nommé Sade, détenu à Charenton.

« Dans les premiers jours de ventôse an IX, j’avais été informé que le nommé Sade, ex-marquis, connu pour être l’auteur de l’infâme roman de Justine, se proposait de publier bientôt un ouvrage plus affreux encore, sous le titre de Juliette. Je le fis arrêter le 15 du même mois, chez le libraire éditeur de son ouvrage, où je savais qu’il devait se trouver muni de son manuscrit.

« L’auteur et l’éditeur furent amenés à ma préfecture. La saisie du manuscrit était importante, mais l’ouvrage était imprimé, et il s’agissait de découvrir l’édition. La liberté fut promise à l’éditeur s’il livrait les exemplaires imprimés.

« Celui-ci conduisit nos agents dans un lieu inhabité que lui seul connaissait, et ils en enlevèrent une quantité assez considérable d’exemplaires pour que l’on pût croire que c’était l’édition entière.

« Sade, dans son interrogatoire, reconnut le manuscrit, mais il déclara qu’il n’était que le copiste et non l’auteur. Il convint même qu’il avait été payé pour le copier, mais il ne put faire connaître les personnes de qui il tenait les originaux.

« Il eut été difficile de croire qu’un homme qui jouissait d’une fortune considérable eût pu devenir copiste d’ouvrages aussi affreux moyennant un salaire. On ne pouvait douter qu’il n’en fût l’auteur, lui dont le cabinet était tapissé de grands tableaux représentant les principales obscénités du roman de Justine.

« Le 23 ventôse, j’eus l’honneur de rendre compte de toute l’opération à Son Excellence le ministre de la police générale et de lui demander quelle marche j’avais à suivre pour parvenir à la punition d’un homme aussi profondément pervers. Après diverses conférences que j’eus avec Son Excellence, desquelles il résulta qu’une poursuite judiciaire causerait un éclat scandaleux qui ne serait point racheté par une punition assez exemplaire, je le fis déposer à Sainte-Pélagie, le 12 germinal de la même année, pour le punir administrativement.

« Au mois de floréal suivant, Son Excellence le ministre de la justice me demanda les pièces relatives à cette affaire pour aviser, m’écrivait-il, aux moyens qu’il serait convenable de prendre, et en référer aux consuls, s’il y avait lieu.

« J’eus l’honneur de rendre compte à Son Excellence, qui connaissait déjà tous les délits que Sade avait commis avant la Révolution, et, convaincu que les peines qui pourraient lui être appliquées par un tribunal seraient insuffisantes et nullement proportionnées à son délit, il fut d’avis qu’il fallait l’oublier pour longtemps dans la maison de Sainte-Pélagie.

« Sade y serait encore, s’il n’eût pas employé tous les moyens que lui suggéra son imagination dépravée pour séduire et corrompre les jeunes gens que de malheureuses circonstances faisaient enfermer à Sainte-Pélagie, et que le hasard faisait placer dans le même corridor que lui.

« Les plaintes qui me parvinrent alors me forcèrent à le faire transférer à Bicêtre.

« Cet homme incorrigible était dans un état perpétuel de démence libertine. À la sollicitation de sa famille, j’ordonnai qu’il serait transféré à Charenton, et son transfèrement eut lieu le 7 floréal, an XI.

« Depuis qu’il est dans cette maison, il s’y montre continuellement en opposition avec le directeur, et il justifie, par sa conduite, toutes les plaintes que peut donner son caractère ennemi de toute soumission.

« J’estime qu’il y a lieu de le laisser à Charenton où sa famille paye sa pension et où, pour son honneur, elle désire qu’il reste.

« Le Conseiller d’État, préfet de police. »

À la marge est écrit :

                                          « Approuvé, DUBOIS. »


                                            « Paris, 2 août, 1808.

Le médecin en chef de l’hospice de Charenton à Son Excellence le sénateur ministre de la police générale.

         « Monseigneur,

« J’ai l’honneur de recourir à l’autorité de Votre Excellence pour un objet qui intéresse essentiellement mes fonctions ainsi que le bon ordre de la maison dont le service médical m’est confié.

« Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves : je veux parler de l’auteur de l’infâme roman de Justine. Cet homme n’est point aliéné. Son seul délire est celui du vice, et ce n’est point dans une maison consacrée au traitement médical de l’aliénation que cette espèce de délire peut être réprimée. Il faut que l’individu qui en est atteint soit soumis à la séquestration la plus sévère, soit pour mettre les autres à l’abri de ses fureurs, soit pour l’isoler lui-même de tous les objets qui pourraient entretenir et exalter sa hideuse passion. Or, la maison de Charenton, dans le cas dont il s’agit, ne remplit ni l’une ni l’autre de ces deux conditions. M. de Sade y jouit d’une liberté beaucoup trop grande. Il peut communiquer avec un assez grand nombre de personnes des deux sexes encore malades ou à peine convalescentes, les recevoir chez lui ou aller les visiter dans leurs chambres respectives. Il a la faculté de se promener dans le parc et il y rencontre souvent des malades auxquels on accorde la même faveur. Il prêche son horrible doctrine à quelques-uns, il prête des livres à d’autres ; enfin, le bruit général dans la maison est qu’il est avec une femme qui passe pour sa fille.

« Ce n’est pas tout encore. On a eu l’imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu’un appareil aussi tumultueux devait nécessairement produire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C’est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions. Il est le maître de déclamation des acteurs et des actrices et il les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d’entrée à sa disposition et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les honneurs de la salle. Il est en même temps auteur dans les grandes occasions ; à la fête du directeur, par exemple, il a toujours soin de composer ou une pièce allégorique en son honneur ou au moins quelques couplets à sa louange.

« Il n’est pas nécessaire de faire sentir à Votre Excellence le scandale d’une pareille existence, et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés. Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d’un établissement où l’on tolère d’aussi étranges abus ? Comment veut-on que la partie morale du traitement de l’aliénation puisse se concilier avec eux ? Les malades qui sont en communication journalière avec cet homme abominable ne reçoivent-ils pas sans cesse l’impression de sa profonde corruption, et la seule idée de sa présence dans la maison n’est-elle pas suffisante pour ébranler l’imagination de ceux mêmes qui ne le voient pas ?

« J’espère que Votre Excellence trouvera ces motifs assez puissants pour ordonner qu’il soit assigné à M. de Sade un autre lieu de réclusion que l’hospice de Charenton. En vain renouvellerait-elle la défense de le laisser communiquer en aucune manière avec les personnes de la maison ; cette défense ne serait pas mieux exécutée que par le passé, et les mêmes abus auraient toujours lieu. Je ne demande point qu’on le renvoie à Bicêtre, où il avait été précédemment placé, mais je ne puis m’empêcher de représenter à Votre Excellence qu’une maison de santé ou un château-fort pour lui, conviendrait beaucoup mieux qu’un établissement consacré au traitement des malades qui exige la surveillance la plus assidue et les précautions morales les plus délicates.

                                           « ROYER-COLLARD, D. M. »


Des dames s’intéressaient d’ailleurs à Sade, ainsi que le constate un document curieux que nous reproduisons également d’après la Revue rétrospective :

« Madame Delphine de T… a l’honneur d’envoyer à Son Excellence Monsieur Fouché les pétitions dont elle a eu l’honneur de lui parler ce matin.

« La première pour M. de Sade, afin qu’il veuille bien donner les ordres les plus prompts afin que M. de Sade reste indéfiniment à Charenton, où il est depuis huit ans, où il reçoit les soins que sa santé exige ; ses supérieurs sont parfaitement contents de sa conduite.

« Madame de T… joint à sa pétition, un certificat de médecin qui prouve que l’état de M. de Sade demande qu’il reste à Charenton.

« Elle a l’honneur de remercier de nouveau Son Excellence d’avoir bien voulu la recevoir ce matin. Chaque fois qu’elle a l’honneur de la revoir, elle a une raison de plus d’ajouter à sa reconnaissance. »

Malgré les demandes du docteur Royer-Collard, Sade demeura à Charenton, protégé par le directeur de cette maison, l’abbé Culmier, qui, d’après la Biographie universelle, était un homme d’une morale fort relâchée. Les spectacles furent interdits, mais bientôt on les remplaça par des bals et des concerts où les mêmes abus se reproduisirent. Royer-Collard renouvela ses observations, ses efforts, et le ministre interdit ces nouveaux et dangereux divertissements, par un arrêté du 6 mai 1813.

La Revue rétrospective nous fournit encore un curieux passage d’une lettre jusqu’alors inédite, adressée par Mirabeau à M. Boucher, premier commis de la police. Elle est de l’époque où il était détenu à Vincennes :

« M. de Sade a mis hier en combustion le donjon et m’a fait l’honneur, en se nommant et sans la moindre provocation de ma part, comme vous croyez bien, de me dire les plus infâmes horreurs. J’étais, disait-il moins décemment, le favori de M. de Rougemont (le gouverneur du château), et c’était pour me donner la promenade qu’on la lui ôtait ; enfin, il m’a demandé mon nom afin d’avoir le plaisir de me couper les oreilles à sa liberté. La patience m’a échappé et je lui ai dit : Mon nom est celui d’un homme d’honneur qui n’a jamais disséqué ni emprisonné de femmes, qui vous l’écrira sur le dos à coups de canne, si vous n’êtes roué auparavant, et qui n’a de crainte que d’être mis par vous en deuil sur la Grève[3]. Il s’est tu et n’a pas osé ouvrir la bouche depuis. Si vous me grondez, vous me gronderez : mais, pardieu ! il est aisé de patienter de loin et assez triste d’habiter la même maison qu’un tel monstre habite. »

Voici maintenant, toujours d’après la Revue que nous citons, une lettre dans laquelle Sade, après l’arrestation que signale le rapport du préfet de police, réclame sa liberté :

Sade, homme de lettres, au ministre de la justice.


Pélagie, ce 30 Floréal An X.


Citoyen ministre,

L'innocence persécutée n'a que vous pour appui. Chef suprême de la magistrature française, c'est à vous seul qu'il appartient de faire exécuter les lois et d'écarter loin d'elles l'arbitraire odieux qui les mine et les atténue.

On m'accuse d'être l'auteur du livre infâme de Justine; l'accusation est fausse, je vous le jure, au nom de tout ce que j'ai de plus sacré.

Massé, imprimeur et éditeur de l'ouvrage, pris sur le fait, est d'abord arrêté et enfermé avec moi, puis relâché pendant qu'on continue de me détenir; il est libre, lui qui a imprimé, qui a vendu, qui vend encore, et moi je gémis... Je gémis depuis quinze mois dans la plus affreuse prison de Paris, tandis que, d'après la loi, on ne peut retenir plus de dix jours un prévenu sans le juger. Je demande à l'être. Je suis l'auteur ou non du livre qu'on m'impute. Si l'on peut me convaincre, je veux subir mon jugement ; dans le cas contraire, je veux être libre.

« Quelle est donc cette arbitraire partialité qui brise les fers du coupable et qui en écrase l’innocent ? Est-ce pour arriver là que nous venons de sacrifier pendant douze ans nos vies et nos fortunes ?

« Ces atrocités sont incompatibles avec les vertus que la France admire en vous. Je vous supplie de ne pas permettre que j’en sois plus longtemps la victime.

« Je veux, en un mot, être libre ou jugé. J’ai le droit de parler ainsi ; mes malheurs et les lois me le donnent, et j’ai lieu de tout espérer quand c’est à vous que je m’adresse.

                                              « Salut et respect,
                                                    « SADE. »


L’infatigable Restif de la Bretonne (nous aurons l’occasion d’en reparler) a consigné dans plusieurs chapitres des Nuits de Paris, les témoignages qu’il avait recueillis des méfaits de Sade.

À la page 1583, dans un chapitre intitulé : Nefanda, nous lisons ceci : « Le comte de S…. libertin cruel, voulait se venger de la fille d’un sellier qu’il n’avait pu séduire ; elle devait se marier : il disposa tout pour s’emparer des nouveaux époux sans se compromettre. Lorsqu’il eut réussi, virum trium luparum connubio adjungere coëgit, coram alligatâ uxore quæ quandoque virgis cædebatur. Tout disparut à l’aurore. »

Dans un chapitre intitulé : Indignité, page 1364, Restif raconte que, passant rue Saint-Honoré, à quatre heures du matin, il dégagea des attaques d’un laquais une jeune actrice qui lui raconta qu’elle avait eu le malheur d’accepter l’invitation du comte de…, qui l’avait gardée jusqu’au matin et qui l’avait renvoyée brutalement en donnant tout bas des ordres à son laquais qui devait l’accompagner en voiture chez elle. Le valet voulut exécuter les prescriptions de son maître ; l’actrice cria, Restif intervint, et quoique traqué par le comte et par le laquais, il se tira avec succès de cette rencontre.

À la page 2460, on rencontre un chapitre intitulé : les Passe-Temps du *** de S*** ; Restif raconte qu’il se trouvait une nuit devant une maison du faubourg Saint-Honoré : « J’entendis un bruit sourd, des cris, des coups aux fenêtres, des carreaux brisés contre les volets extérieurs. Surpris, j’écoutais. Quelques rares voisins du bout de cette rue solitaire mirent la tête à la fenêtre, mais ils ne distinguaient rien. J’allai sous un balcon où étaient un monsieur et une dame, et je leur demandai ce que signifiait le bruit que j’entendais. — Dans quelle maison ? — Je la lui désignai. — Ha ! je m’en doutais, dit le monsieur. Il rentra. Un demi-quart d’heure après il sortit avec trois domestiques, malgré la jeune dame qui le voulait retenir. — Le bruit a redoublé, monsieur, lui dis-je. Je reconnais cette maison. On s’y tue, on s’y assassine. Le monsieur me dit un seul mot : Voyons. Arrivé à la porte, il fit frapper à coups redoublés. Nous nous relayons pour frapper. À la fin, le *** de S*** vint ouvrir lui-même. Nous poussâmes tous la porte qu’il entrouvrait et nous l’environnâmes. — Qu’est-ce ? qu’est-ce ? Vous me faites violence. Mais dès qu’il eût reconnu le monsieur, il devint poli et tâcha de rire. — C’est un badinage, lui dit-il. J’ai donné une fête à de jeunes paysans que j’ai invités à venir me voir ; ils sont de ma terre de ***. Ils ont un peu trop bu et ils se démènent dans la grande chambre frottée où je les ai fait mettre. Ils glissent, ils tombent. — Ce n’est pas tout, dit le monsieur, mais cela est déjà fort mal. Je ne sors pas d’ici que je n’aie délivré ces malheureux. Il faut ouvrir ou je fais enfoncer les portes. De S*** ouvrit en riant, et nous trouvâmes des jeunes garçons, des jeunes filles pêle-mêle, les uns en sang, les autres dans un état horrible par les drogues mises dans leur vin. Des filles avaient été ou trompées ou violentées par ceux qu’elles n’aimaient pas et qu’elles n’avaient pu reconnaître dans l’obscurité. Le monsieur les amena tous ; on fut obligé d’en porter quelques-uns, surtout des jeunes filles. Ce trait est horrible, et j’aurais dévoré le monstre si j’avais été seul avec lui. »

Dans la 3e édition du Pied de Fanchette (1794, sous la fausse date de 1786), Restif parle indirectement de Sade : « Tels les sacripants dont le scélérat auteur de Justine nous a décrit les atroces et dégoûtants plaisirs ; le désespoir et la douleur lui paraissent un assaisonnement. »

Dans le tome VI de Monsieur Nicolas, il parle, en désignant les ouvrages du marquis « des exécrables écrits publiés depuis la Révolution : J’ai voulu le prévenir, en lui montrant qu’il est encore le publicateur de la Théorie du libertinage que j’ai lue en manuscrit. »

Et dans le tome XVI du même ouvrage : « Cet homme qui allait disséquer une femme vivante… il a rêvé toutes ces horreurs dans la Bastille où il a senti les élans de sa rage contre l’esprit humain. Quel monstre qu’un homme à pareilles idées ! Et c’est un noble, de la famille de la célèbre Laure de Pétrarque ! C’est cet homme à longue barbe blanche qu’on porta en triomphe en le tirant de la Bastille ! »

 « Ô peuple aveugle, il le fallut étouffer ! »

Un peu plus loin, Restif nous apprend que Sade avait composé l’horrible Théorie du libertinage dans son repaire « de Clichy où son âme atroce s’amuse de ces horreurs idéales en y joignant, dit-on, l’horrible plaisirs de faire saigner, toutes les semaines une infortunée qui lui sert de maîtresse. »

M. Paul Lacroix a réuni (Bibliographie de Restif p. 417-421), les passages relatifs au marquis, et suppose qu’ils s’étaient connus dans de mauvais lieux où l’auteur du Pornographe allait chercher les honteux matériaux de son livre.

Sade avait feint une grande sympathie pour les principes révolutionnaires. Les amis de la Révolution le repoussèrent avec horreur. Il écrivit quatre mauvais vers mis avec sa signature au bas d’un portrait de Marat :

    Du vrai républicain unique et chère idole,
    De ta perte, Marat, ton image console :
    Qui chérit un grand homme adopte ses vertus :
    Les cendres de Scévole ont fait naître Brutus.

La Revue rétrospective transcrit de la poésie d’un autre genre : ce sont des couplets chantés à Son Éminence Mgr. le cardinal Maury, archevêque de Paris, le 6 octobre 1812, à la maison de santé, près de Charenton. Fidèle à son système d’anonymie ou de pseudonymie, de Sade les avait mis sous le nom des recluses de la maison. Nous ignorons si le cardinal fut bien flatté de cet hommage. Ces couplets sont d’une

platitude complète ; on peut en juger par cet échantillon :

    Votre âme, pleine de grandeur,
    Toujours ferme, toujours égale,
    Sous la pourpre pontificale
    Ne dédaigne point le malheur.

Les autographes de Sade ne sont pas rares ; les amateurs d’autographes les recherchent avec empressement. L’Isographie des hommes célèbres ou collection de fac-simile (1823-1843, 4 vol. in-4º), en a publié une qui atteste les goûts dramatiques du personnage en question ; elle a été fournie par la collection de M. de la Porte, et nous la reproduisons fidèlement :

« Vive Dieu ! voilà au moins une lettre qui me plaît et je vous en remercie. C’est tout ce que je demandais. J’accepte l’arrangement proposé par M. Vaillant. C’est celui dont il m’avait parlé et qui a fait la matière de ma lettre d’hier. Voilà mon poème, et j’attends l’argent le plus tôt possible.

»Voici maintenant ce qui concerne la comédie. Je vous envoie franc de port deux exemplaires d’une comédie que je viens de faire représenter à Versailles, et qui, j’ose le dire, a eu le plus grand succès. Je remplissais moi-même dedans le rôle de Fabrice. L’un de ces exemplaires est pour vous ; je vais vous dire l’usage que je vous prie de faire de l’autre. »

« Je vous prie de le présenter au chef de votre meilleure troupe, et de lui dire que vous êtes chargé de la part de l’auteur de lui proposer la représentation de cet ouvrage. Vous lui direz que s’ils veulent, je remplirai le même rôle que j’ai joué à Versailles (celui de Fabrice), mais que de toute façon je m’engage à aller moi-même le leur faire répéter. »

« J’ai l’honneur de vous remercier et de vous saluer de tout mon cœur. »

« 10 pluviôse an VI, Versailles. »

Les catalogues de quelques collections d’autographes livrées à Paris aux enchères publiques offrent divers manuscrits de Sade. Voici quelques indications en ce genre, et elles sont loin d’être complètes :

Vente 15 février 1864, nº 450. Fragment d’une correspondance entre Phonoé et Zénocrate, 4 pages in-4º.

Vente 16 février 1859. Lettre signée Sade, auteur d’Aline et Valcour, au citoyen Coste, artiste du théâtre Ribié. Elle est relative à une pièce qu’il veut faire représenter.

Vente 8 avril 1844, nº 446. Lettre adressée au ministre de l’intérieur, datée de Pélagie, 5 nivôse an X :

« Détenu depuis neuf mois à Pélagie comme prévenu d’avoir fait le livre de Justine, qui pourtant n’émanait jamais de moi, je souffre et ne dis mot, comptant chaque jour sur la justice du gouvernement ; mais lorsque des méchants, désespérés de mon silence et de ma résignation, cherchent à me nuire par tous les moyens possibles, je les démasque. »

Il se plaint ensuite d’un prisonnier qui lui a volé des poésies pour les faire imprimer, et comme, dans ce volume, il y en a contre le premier consul, il s’élève avec force contre cette publication, et il proteste de son attachement inviolable aux principes républicains.

Vente 23 mars 1848, nº 579. Lettre écrite au gouverneur du château de Vincennes, où Sade venait d’être enfermé. Ce qu’il désire le plus ardemment est de revoir sa femme ; c’est une grâce qu’il ose demander à genoux, les larmes aux yeux. « Donnez-moi la douceur de me réconcilier avec une personne qui m’est si chère et que j’ai eu la faiblesse d’offenser si grièvement…. Je vous en supplie, Monsieur, ne me refusez pas de voir la personne la plus chère que j’aie au monde. Si elle avait l’honneur d’être connue de vous, vous verriez que sa conversation, bien plus que tout est capable de mettre dans le bon chemin un malheureux qui est au désespoir de s’en être écarté. »

Vente Fossé-d’Arcosse, 1861, nº 1003. Lettre, 6 pluviôse an VI, adressée à un négociant de Lyon, pour des intérêts particuliers, et trois fragments autographes formant 6 pages in-4º. Ils paraissent se rapporter, soit au journal de sa détention à la Bastille et à Vincennes, soit à ses mémoires…. « Temps divisé en 12 parties, supposition ; la première division de 33, sans air, ni lettre, ni encre, ni quoi que ce soit au monde… La seconde de 34, une heure de promenade et permission d’écrire, une seule fois par semaine. »

Nous trouvons au catalogue de la vente du comte de H., par M. Charavay, avril 1864, nº 637, un extrait d’une lettre intéressante ; elle est datée de Paris du 5 ventôse an III et adressée au représentant Rabaut Saint-Étienne avec renvoi de ce dernier et une recommandation de Bernard Saint-Afrique :

« Ayant perdu toutes ses propriétés littéraires à la prise de la Bastille et ses biens venant d’être saccagés par les brigands de Marseille, il se trouve hors d’état d’exister, et il demande un emploi de bibliothécaire ou de conservateur d’un Museum. On ne doit pas douter que les effets de ma reconnaissance ne raniment alors dans mon cœur toutes les vertus qui caractérisent un républicain. »

Divers auteurs se sont occupés de Sade ; nous nous bornerons à en signaler quelques-uns :

Le poète Despaze (mort en 1814) l’a mentionné dans une de ses satires ; il le montre comme proclamant ses affreux principes :

    « Si votre sœur vous plaît, oubliez tout le reste ;
    Savourez avec joie les douceurs de l’inceste ;
    Servez-vous du poison, et du fer et du feu ;
    « La vertu n’est qu’un nom, le vice n’est qu’un jeu. »
    Telle est, de point en point, son infâme doctrine.
    L’ami de la morale, en parcourant Justine,
    Noir roman que l’enfer semble avoir inventé,

    Se trouble, et malgré lui demande, épouvanté,
    Comment le monstre affreux qui traça ces peintures,
    Ne l’a pas expié dans l’horreur des tortures ? »

Un article de M. Jules Janin, inséré d’abord dans la Revue de Paris, est reproduit dans les Catacombes (6 vol. in-18) de cet écrivain spirituel et aimé du public. Ce morceau est écrit avec la verve, avec le brillant éclat de style qui caractérise toutes les productions du célèbre feuilletonniste des Débats ; il ne faut pas lui demander une exactitude bien rigoureuse. Nous reproduirons quelques passages de cette notice :

« Voulez-vous que je vous fasse l’analyse du livre de Sade ? Ce ne sont que cadavres sanglants, enfants arrachés aux bras de leurs mères, jeunes femmes qu’on égorge à la fin d’une orgie ; coupes remplies de sang et de vin, tortures inouïes. On allume des chaudières, on dresse des chevalets, on dépouille des hommes de leur peau fumante ; on crie, on jure, on blasphème, on se mord, on s’arrache le cœur de la poitrine, et cela pendant douze ou quinze volumes sans fin, et cela à chaque page, à chaque ligne, toujours. Oh ! quel infatigable scélérat ! Dans son premier livre (Justine), il nous montre une pauvre fille aux abois, perdue, abîmée, accablée de coups, conduite par des monstres de souterrain en souterrain, de cimetière en cimetière, battue, brisée, dévorée à mort, flétrie, écrasée… Quant l’auteur est à bout de crimes, quand il n’en peut plus d’incestes et de monstruosités, quand il est là, haletant sur les cadavres qu’il a poignardés et violés, quand il n’y a pas une église qu’il n’ait souillée, pas un enfant qu’il n’ait immolé à sa rage, pas une pensée morale sur laquelle il n’ait jeté les immondices de ses idées et de sa parole, cet homme s’arrête enfin, il se regarde, il se sourit à lui-même, il ne se fait pas peur. Au contraire, le voilà qui se complaît dans son œuvre, et comme il trouve qu’à son œuvre, toute abominable qu’il l’a faite, il manque encore quelque chose, voilà ce damné qui s’amuse à illustrer son livre, et qui dessine sa pensée, et qui accompagne de gravures dignes de ce livre, ce livre digne de ces gravures. À peine ce roman est-il achevé que voilà son exécrable auteur qui, en le relisant, se dit à lui-même qu’il est resté bien au-dessous de ce qu’il pouvait faire ; et, sur-le-champ, il recommence de plus belle… Croyez-moi, qui que vous soyez, ne touchez pas à ces livres. Quant à ceux qui les pourraient lire par plaisir, ceux-là ne les lisent pas ; ils sont au bagne ou à Charenton. »

M. Frédéric Soulié, dans les Mémoires du Diable, a dit en passant un mot des écrits de Sade : « Immonde assemblage de toutes les ordures et de tous les crimes. »

Charles Nodier raconte dans ses Souvenirs, qu’ayant été arrêté et enfermé au Temple, le hasard lui donna le marquis pour l’un des compagnons de la première nuit de sa captivité ; mais chacun sait que l’imagination joue le plus grand rôle dans les récits du spirituel académicien, et nous pouvons regarder comme certain que cette rencontre n’a jamais eu lieu. Voici d’ailleurs le récit de Nodier :

« Je ne remarquai d’abord en lui qu’une obésité énorme qui gênait assez ses mouvements pour l’empêcher de déployer un reste de grâce et d’élégance dont on retrouvait des traces dans l’ensemble de ses manières et de son langage. Ses yeux, fatigués conservaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin qui s’y ranimait de temps à autre comme une étincelle expirante sur un charbon éteint. Ce n’était pas un conspirateur, et personne ne pouvait l’accuser d’avoir pris part aux affaires politiques. Comme ses attaques ne s’étaient jamais adressées qu’à deux puissances sociales d’une assez grande importance, mais dont la stabilité entre pour fort peu de chose dans les instructions secrètes de la police, c’est-à-dire la religion et la morale, l’autorité venait de lui faire une grande part d’indulgence. Il était envoyé aux bords des belles eaux de Charenton, relégué sous ses riches ombrages, et il s’évada quand il voulut. Nous apprîmes quelques mois plus tard, en prison, que M. de Sade s’était sauvé.

« Je n’ai point d’idée nette de ce qu’il a écrit. J’ai aperçu ces livres-là ; je les ai retournés plutôt que feuilletés, pour voir de droite à gauche si le crime filtrait partout. J’ai conservé de ces monstrueuses turpitudes une impression vague d’étonnement et d’horreur ; mais il y a une grande question de droit politique à placer à côté de ce grand intérêt de la société, si cruellement outragée dans un ouvrage dont le titre même est devenu obscène. Ce de Sade est le prototype des victimes extra-judiciaires de la haute police du Consulat et de l’Empire. On ne sut comment soumettre aux tribunaux, à leurs formes politiques et à leurs débats spectaculeux un délit qui offensait tellement la pudeur morale de la société toute entière, qu’on pouvait à peine le caractériser sans danger, et il est vrai de dire que les matériaux de cette hideuse procédure étaient plus repoussants à explorer que le haillon sanglant et le lambeau de chair meurtrie qui décèlent un assassinat. Ce fut un corps non judiciaire, le Conseil d’État, je crois, qui prononça contre l’accusé la détention perpétuelle, et l’arbitraire ne manqua pas d’occasion pour se fonder, comme on dirait aujourd’hui, sur ce précédent arbitraire. Je n’examine pas le fond de la question. Il y a des cas où la publicité est peut-être plus funeste que l’attentat, mais il faudrait alors un code réservé pour des cas réservés. »

« J’ai dit que ce prisonnier ne fit que passer sous mes yeux. Je me souviens seulement qu’il était poli jusqu’à l’obséquiosité, affable jusqu’à l’onction et qu’il parlait respectueusement de tout ce qu’on respecte. »

On lit dans la Nouvelle Biographie générale : « Sade conserva jusqu’à sa mort ses goûts et ses habitudes ignobles. Se promenait-il dans la cour, il traçait sur le sable des figures obscènes. Venait-on le visiter, sa première parole était une ordure, et cela avec une voix très-douce, avec des cheveux blancs très-beaux, avec l’air le plus aimable, avec une admirable politesse. C’était un vieillard robuste et sans infirmités. »

Il est question du marquis dans la Gazette noire par un homme qui n’est pas blanc, libellé attribué à Thevenot de Morandu.

Lalande, l’auteur du Dictionnaire des Athées, s’exprime ainsi, Supplément page 84 :

« Je voudrais pouvoir citer M. Sade ; il a bien assez d’esprit, de raisonnement, d’érudition, mais ses infâmes écrits le font rejeter d’une secte (athéiste) où l’on ne parle que de vertu. »

Il paraît que dans sa jeunesse Sade était possesseur d’un physique séduisant : « il avait la figure ronde, les yeux bleus, les cheveux blonds et frisés. C’était ce qu’on appelle un joli homme. » (Paul Lacroix.)

Un auteur allemand qui a pris la peine de donner une analyse abrégée de Justine et de Juliette, imprimée en 1874 (in-12º, 166 p.) s’exprime ainsi :

« Sa figure était charmante et lorsqu’il n’était qu’un enfant, toutes les dames qui le rencontraient s’arrêtaient pour le regarder. Il mettait dans ses moindres mouvements une grâce parfaite, et sa voix harmonieuse pénétrait jusqu’au fond du cœur de toutes les femmes. Dès sa première jeunesse, il se livra aux lectures les plus étendues, et il conçut un système basé sur les principes de l’épicuréisme ; il ne négliga point les beaux-arts ; il était excellent musicien, danseur habile, fort à l’escrime, et il consacra quelques moments à la sculpture. Amateur fervent de la peinture, il passait des journées entières dans les galeries de tableaux et surtout dans celle du Louvre[4]. » Tout cela est de la fantaisie.

Parmi les auteurs qui ont parlé de Sade, on peut signaler Mercier, Nouveau Tableau de Paris et Arsène Houssaye, Notre-Dame de Thermidor, ainsi que Michelet, Histoire de la Révolution tome VI chap. 7, les Moeurs en 94, de Maxime Du Camp (Paris, sa vie et ses organes t. V. les Prisons.)

Nous avons sous les yeux un Catalogue de livres rares et curieux. (Milan Dumolard frères, 1880, 8º, 427 p.) rédigé par M. Jacques Piazzoli ; il y est question de Sade, p. 394-396, « l’un des fous les plus extraordinaires et en même temps les plus repoussants. » Après avoir indiquée divers ouvrages où il est fait mention du marquis M. Piazzoli ajoute : « Si le temps nous le permettra (sic) nous publierons un (sic) étude physiologique (sic) sur cet homme et ses ouvrages. »

Quand à la réimpression faite en 1834 (Paris marchand de nouveautés), in-12 de la notice de Jules Janin et de celle du bibliophile Jacob, M. Piazzoli regarde l’une comme sans valeur, l’autre comme incomplète. La bibliographie jointe à ce petit volume est très inexacte, le portrait est de fantaisie.

Un écrivain français, établi en Allemagne et auquel on doit des écrits remarquables. Ch. de Villers (voir l’article intéressant que lui a consacré la Biographie Universelle) inséré en 1797, dans le Spectatus du Nord. (journal imprimé à Hambourg) une lettre sur Justine ; ce morceau enfoui dans une publication fort oubliée, a été exhumé et reproduit à Paris. (J. Baur. in-16. 37 pages 150 ex.) avec un avant-propos signé A. P.-M. (Auguste Poulet-Malassis).

Circonstance notable : cette lettre est adressée à une dame qui avait ordonné à Villers de lire l’œuvre de Sade et de lui en rendre compte.

« Vingt fois le dégoût et l’indignation m’ont fait tomber le livre des mains ; sa trop grande célébrité me l’a toujours fait reprendre.

« Il était réservé à notre siècle de le reproduire, et il ne pouvait être conçu qu’au milieu des barbaries et des sanglantes convulsions qui ont déchiré la France. »

« Ce roman n’inspire même pas cet intérêt que l’esprit sait répandre quelquefois sur les mauvaises mœurs ; il blesse également à chaque page la vraisemblance, le sens commun et la délicatesse même des libertins ; il est plat et bête à force d’exagérations ridicules et de choses contre nature ; on est plus pressé de le quitter qu’on n’a été de le prendre.

« Diriez-vous bien cependant que peu d’ouvrages ont eu autant d’éditions que cette misérable Justine ? Que penser d’un temps où il s’est trouvé un écrivain pour composer un tel roman, un libraire pour le débiter et un public pour l’acheter ? »

Villers ajoute que le docteur Meyer, dans ses Fragments de Paris, attribue Justine à l’auteur des Liaisons dangereuses ; c’est une erreur qu’il serait superflu de relever. L’ouvrage de Choderlos de Laclos a été d’ailleurs signalé dès 1836, par Charles Nodier, dans le Bulletin du bibliophile, comme « diffamant la nature humaine et comme ne méritant pas plus de commentaire que les hideuses spinthrées d’un émule effronté de Laclos, M. de Sade qui emporte sur lui le prix dégoûtant du cynisme et non celui de la corruption. »


  1. Les Mémoires de Tilly ont été publiés en 1828, 3 volumes in-8º. Ils offrent un tableau frappant de la corruption qui régnait alors dans certaines classes de la société française. M. de Lescure a dit avec raison que Tilly, type exact et effroyablement réussi de l’homme à tempérament du dix-huitième siècle, portait jusqu’en son abîme de corruption une sorte d’intrépidité héroïque.
  2. Charles Nodier a apprécié sévèrement ce livre célèbre dans une notice Sur quelques livres satyriques et sur leur clef, notice égarée en 1834 dans un cahier du Bulletin du Bibliophile et que peu de personnes possèdent aujourd’hui : « Laclos a été le Pétrone d’une époque moins littéraire et plus dépravée que l’époque où vécut Pétrone. Puisque les Liaisons dangereuses passent encore pour un ouvrage remarquable dans quelques mauvais esprits, il faut bien en dire quelque chose, et je ne sais jusqu’à quel point j’en ai le droit, car il m’a été impossible de les lire jusqu’à la fin. Peinture de mœurs, si l’on veut, mais de moeurs tellement exceptionnelles qu’on aurait pu se dispenser de les peindre sans laisser une lacune sensible dans l’histoire honteuse de nos travers ; œuvre de style, si l’on veut, mais d’un style si affecté, si maniéré, si faux, qu’il révèle tout au plus dans son auteur ce qu’il fallait de vide dans le cœur et d’aptitude au jargon pour en faire le Lycophron des ruelles : voilà les Liaisons dangereuses. Ce livre a aussi sa clef ou plutôt il en a dix. Je ne crois pas avoir traversé une ville principale de nos provinces où l’on ne me montrât du doigt, dans ma jeunesse, un des héros impurs et pervers de ce Satyricon de garnison, dont l’ennui, plus puissant que la décence et le goût, devrait dès longtemps avoir fait justice. On laissera sans doute au rebut ces clefs diffamatoires d’un ouvrage qui diffame la nature humaine et qui ne mérite pas plus de commentaires que les hideuses spinthries d’un émule effronté de M. Laclos, M. de Sade, qui emporte sur lui le prix dégoûtant du cynisme et non de la corruption. »
  3. Il y avait des liens de parenté entre Sade et Mirabeau.
  4. "Von so aussergewohlicher Schonheit dass alle Damen" etc.