Les Croix de bois/Notre-Dame des Biffins

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NOTRE-DAME DES BIFFINS


La grand’route grouillait, bruyante et noire, comme une galerie de mine où l’on aurait soudain éteint les lampes, à l’heure de la remontée. Toute une foule obscure qu’on ne voyait pas, mais qu’on sentait vivre, luttait dans cette nuit d’encre, chaque troupe forant son chemin, et de cette cohue montait une rumeur de piétinements, de voix, de grincements de roue, de hennissements, d’injures, tout cela confondu, mêlé comme se mêlaient les champs, la route et les hommes dans la même ombre épaisse.

Cependant, il y avait de l’ordre dans cette cohue. Les territoriaux revenant à l’arrière, nos régiments montant en ligne, les voitures, les caissons, tout avait son chemin ; les compagnies se croisaient coude à coude, rejetées contre le talus par des motocyclistes : « Appuyez à droite ! À droite ! » ; les naseaux des chevaux d’artillerie nous soufflaient au visage, lesroues énormes des camions frôlaient les godillots, et, dans ce tumulte de choses et d’êtres, l’armée d’attaque enfonçait lentement ses colonnes au piétinement infini. Tassés le long du fossé, des régiments arrêtés nous regardaient passer. Les hommes debout tendaient la tête, semblant chercher quelqu’un dans ce flot noir. On en devinait d’autres vautrés dans l’herbe : une musette blanche, le point rouge d’une cigarette. D’eux à nous, des voix se hélaient :

— Quel régiment ?

— Ce qu’il y a encore un patelin avant les tranchées ?

— D’où que vous venez ?

Une voix gouaparde de Parisien criait de nos rangs :

— Ce qu’il y a des gars de Montmartre ? Bonjour à ceux de Barbès.

Ces voix inconnues se cherchaient et se joignaient, comme des mains. Sulphart, qu’un coup de vin venait de réveiller, répondait des blagues.

— Quelle compagnie ?

— Compagnie du gaz !

On allait par à-coups, d’une marche inégale qui brisait les jambes. Parfois on s’arrêtait, la route embouteillée ; on entendait, dans les ténèbres, tinter la gourmette des chevaux cabrés et jurer les artilleurs. Des hommes nous prenaient par le bras.

— C’est vous qui allez attaquer ? Les sidis sont déjà là… Et il y a la chiée de canons, vous savez…

Alors, près de moi, Fouillard grognait :

— Et les Boches, ils n’en ont pas de canons, non ? Tas de vieux jetons ! Ça me fout en rogne d’entendre ça.

Comme la colonne repartait, se laminant entre deux files de caissons et de chevaux baveux, il en saisit un par la queue, à deux mains, et tira brutalement. La lourde croupe de la bête ne bougea même pas.

— Il ne sait donc pas jinguer, ton sale bourrin ? cria-t-il au conducteur, empaqueté sur son siège. Il ne pourrait pas me casser une jambe, nom de Dieu !

Un mulet de mitrailleurs marchait dans nos rangs faisant sonner ses caisses : il se colla derrière, dans l’espoir d’une ruade, et, pour l’y inciter, il reprit son jeu, lui tirant la queue ainsi qu’un cordon de sonnette. Abruti comme un homme, le mulet ne broncha pas.

— T’es pas tombé fou ? dit Hamel… Et s’il te foutait un coup de sabot dans le ventre ?

— J’m’en fous… J’en ai marre, je ferais pas l’attaque.

Derrière lui, Gilbert railla, du ton qu’il aurait pris pour lire une citation à l’armée :

— « A toujours fait preuve de la plus courageuse initiative, donnant à ses camarades l’exemple d’une incomparable bravoure. »

Fouillard se retourna :

— Toi, je t’em… Occupe-toi de tes fesses.

Écrasé sous le sac, Bréval murmura :

— … Le courage de s’engueuler… Plus bêtes que les chevaux…

On distinguait à peine la silhouette des arbres, tant la nuit était noire, et au loin, vers les lignes, où nos canons tonnaient par bouffées, nulle lueur n’éclairait le ciel bas. La bataille invisible se déroulait, derrière ce grand mur sombre, et les routes, gonflées ainsi que des artères, chassaient vers elle du sang nouveau.

La colonne, un instant, piétina sur place : « Appuyez à gauche ! » criait-on devant nous. On repartit en file disloquée. Des choses noires barraient la route : deux chevaux aux longues pattes raides, une voiture culbutée et des cadavres, dont on devinait la forme douloureuse sous la toile de tente. Une odeur fade et chaude montait de cet amas. Hâtivement, des territoriaux comblaient le large trou qu’avait creusé l’obus.

Un des anciens ne travaillait pas. Debout sur une borne, il dominait notre marée montante et, se penchant, cherchant à voir, il criait :

— Bailleul Émile, de la cinquième compagnie… C’est pas la cinquième compagnie qui passe ? Émile ! Émile !… Vous ne connaissez pas Bailleul ? c’est mon fils. Hé ! Émile !

La colonne fourbue défilait devant lui, obscure, impénétrable. Personne ne répondait. Des têtes, en passant, se tournaient et regardaient le vieux. Derrière nous, sa voix appelait encore :

— Émile… Vous ne connaissez pas le petit Bailleul, de la cinquième ?

Parbleu, oui, nous l’avions connu… Pauvre gosse !



De l’église, on n’a gardé que ce coin d’autel : la chapelle de la Vierge, et six rangs de prie-Dieu. Tout le reste a été transformé en ambulance et, de l’autre côté d’une cloison en planches, qui nous sépare de la nef, on entend les blessés gémir.

Deux cents hommes s’écrasent pour entendre la messe. Les autres se tiennent sous le porche et jusque dans le cimetière, où ils écoutent les cantiques en bavardant, assis sur des coins de tombe.

Les uns arrivent de la tranchée, boueux, le teint gris, les mains terreuses ; d’autres, au contraire, sont tout rouges encore de la toilette à la pompe. On se bouscule, on s’entasse, capotes sales et vareuses d’officiers. Quelques femmes, toutes en deuil, quelques filles, qu’on lorgne en se bourrant du coude, et, à la place d’honneur, un paysan rasé, cinquante ans, très digne dans ses habits noirs du dimanche.

À chaque génuflexion du prêtre, on aperçoit sous la soutane ses molletières bleues : c’est un brancardier de chez nous qui officie. Sur l’unique marche de pierre, quatre soldats barbus égrènent leur chapelet : des prêtres encore. Le vent agite mollement des linges blancs, qui cachent les vitraux brisés.

Pas un chandelier sur l’autel ; le tabernacle même a été enlevé. Il ne reste plus que la Vierge en robe bleue piquée d’étoiles, un bouquet de pâquerettes à ses pieds. Notre-Dame des Biffins…

Elle étend ses deux mains, deux petites mains roses de plâtre peint, deux mains toutes-puissantes qui sauvent qui la prie. Ils ne croient pas tous, ces soldats désœuvrés, mais tous croient à ses mains, ils veulent y croire, aveuglément, pour se sentir défendus, protégés ; ils veulent la prier comme on se serre contre un plus fort, la prier pour n’avoir plus peur et garder, ainsi qu’un talisman, le souvenir de ses deux mains.

Quelques-uns sont venus vraiment pour prier. Lesautres, dont la foule déborde dans le cimetière, attendent le défilé des filles : la messe, c’est un spectacle de soldats.

Cette veille d’attaque, ils sont venus plus nombreux encore que les autres dimanches. Ils chantent. Leurs voix mâles conservent dans la prière un rude accent de vie brutale ; ils chantent sans retenue, à pleine gorge, comme dans une salle de débit, et le cantique, par instants, étouffe le canon :

Sauvez, sauvez la France
Au nom du Sacré-Cœur…

Ils chantent cela sans penser aux mots, ingénument, comme des enfants de chœur qui s’égosillent ; et combien sommes-nous, les yeux fermés, le front dans les mains, que ce cantique émeut à nous serrer la gorge !

Sauvez, sauvez la France…

C’est comme un cri profond qui monte de ces orgues humaines. De l’autre côté de la cloison, un blessé crie : « Non ! Vous me faites mal… Pas comme ça ! » On devine la main pressée arrachant le pansement boueux. Ce sont ces plaintes, ces cris rauques qui font au prêtre les réponses.

Puis, la clochette tinte, toutes les têtes s’inclinent. On dirait que la prière les courbe tous, sous son coup de vent. Nous nous tenons, coude à coude, serrés comme dans une sape d’attaque. Le canon rage ettonne, sonnant ainsi l’Élévation, mais on ne l’entend plus, ni le râle des blessés… Il n’y a plus rien, dans cette église, que deux bras de soldat élevant le ciboire vers la Vierge aux bonnes mains.

La cloche tinte… Qu’implorons-nous de vous, sinon l’espoir, Notre-Dame des Biffins !

Nous acceptons tout : les relèves sous la pluie, les nuits dans la boue, les jours sans pain, la fatigue surhumaine qui nous fait plus brutes que les bêtes ; nous acceptons toutes les souffrances, mais laissez-nous vivre, rien que cela : vivre… Ou seulement le croire jusqu’au bout, espérer toujours, espérer quand même. Maintenant et à l’heure de notre mort, ainsi soit-il…



Rangés sur deux rangs, les soldats regardaient sortir les filles, de fortes dondons aux corsages voyants, les joues astiquées comme pour une revue de détail, qui riaient et parlaient fort, pour se donner le genre de Paris. Des yeux goulus les convoitaient et des compliments crus saluaient les plus belles.

La fille du maire, chafouine et chlorotique, était partie, les yeux baissés, avec la demoiselle des postes, une jeune fille légère, en robe noire comme une vendeuse de magasin, qui marchait d’un pas dansant et devait mettre un brin de poudre, sur ses joues mates. Bourland, en la voyant, était devenu tout rouge et elle lui avait souri.

— On la filoche ? proposa Sulphart qui, tondu de frais, se croyait invincible.

Mais Vieublé n’y tenait pas. Avec un long épi, il était occupé à chatouiller de loin le creux de la main de la bistrote, qui faisait la belle avec ses compagnes.

— T’occupe pas, répondit-il tout bas au rouquin j’te dis qu’on boira à l’œil.

À la porte du cimetière, sa bicyclette posée contre le mur, l’aumônier faisait une distribution de scapulaires et de papier à cigarette.

De l’autre côté de la rue, c’étaient des couteaux qu’on distribuait.

Cela se passait dans la cour du maréchal ferrant. Devant la maison, les hommes du train de combat déchargeaient un caisson de munitions, de lourdes caisses de cartouches qu’ils prenaient à quatre, comme les croque-morts descendent leurs cercueils. Passé le porche, c’était un étalage de marché aux puces. On avait fait sur le pavé un tas de gros couteaux — de forts « surins » au manche de bois, et Lambert, le fourrier, accroupi devant son étalage forain, les distribuait par escouade. C’était une cohue bruyante ; tout le monde braillait en jouant des coudes.

— Ça m’est égal, criait Lambert, les joues empourprées, c’est pas moi que ça regarde… On m’a dit de donner des couteaux à toute la deuxième section, je donne des couteaux… On m’aurait dit de vous distribuer des parapluies, je vous donnerais des parapluies… Le reste, c’est pas mon rayon… allez expliquer ça au major…

Peu à peu, le tas de lames diminuait.

— Pressons-nous ! blaguait le fourrier. Il n’y en aura pas pour tout le monde. Allons, qui n’a pas son couteau ?

Et se retournant vers un vieux sergent que je n’avais pas remarqué et qui se tenait debout derrière lui, il ajoutait, le front plissé :

— J’en connais qui n’en auront pas besoin, de couteau… Ce sont des malins qui savent faire la guerre, ceux-là…

Le vieux ne répondait pas. Il avait une barbe blanche, et les copains qui le dévisageaient se demandaient tout haut ce qu’il venait faire là.

— Ce qu’il vient faire, nous expliqua Lambert, il vient prendre ma place, tout bonnement. Oui, mes gars, je suis relevé, et versé à la troisième comme chef de section : c’est le vieux pèlerin qui me remplace…

— Mais qui c’est ?…

— C’est une vieille noix qui a eu ses deux fils tués, s’emportait le fourrier. Alors, il s’est engagé… Bien entendu, quand le colon a vu débarquer ce vieux zèbre-là, il n’a pas voulu le foutre dans la tranchée et il l’a nommé à ma place, sans s’en faire… Est-ce que c’est pas honteux, hein ?… Moi, je m’en fous de ses deux fils ! C’est pas à moi de les venger. J’en ai assez bavé, pendant un an que j’ai pris les tranchées. S’il s’en ressentait pour se battre, il n’avait qu’à y aller lui-même, au lieu de me prendre mon filon et de m’envoyer me faire casser la gueule pour lui… Seulement ça fait bien, pas vrai, engagé à son âge. Vieille bille !

Le vieux, à l’écart, ne disait rien, l’air absent, avec un regard triste et lointain qui, malgré tout, me serrait le cœur.

— Allons, la septième, appelait Lambert, dépêchez-vous… Dix belles lames toutes neuves. Ce n’est pas un lot, c’est une affaire.

Les caporaux s’en allaient, des couteaux plein les poches. Dans la rue, pour épater les filles, certains ouvraient le leur, d’un déclic sec, et en essayaient la pointe sur le dos de leur main.

— Tu parles d’un business, me dit un petit de la compagnie, le visage consterné. Qu’est-ce que tu veux que je foute d’un couteau ? je suis jardinier, moi, dans le civil. Et j’ai un de mes poilus qu’est même libraire. Ce que c’est des métiers à se servir d’un couteau ?

Berthier se promenait seul, toujours songeur, les mains nouées derrière le dos et la tête baissée. Je le rejoignis. Il me répéta tout ce qu’il avait appris sur l’attaque, au rapport du matin. Un seul mot d’ordre pour l’instant : passer. On ne relèverait aucune unité pendant le combat ; de nouvelles vagues renforceraient sans cesse les vagues décimées, et on avancerait quand même. À nos côtés la division marocaine, la légion, du vingtième corps ; derrière, toute l’armée…

— J’ai confiance, me dit-il d’un ton résolu.

Arrêté, il me regardait bien droit.

— Je crois qu’on va passer.

— Moi aussi… je le crois.

Cette confiance insensée, on la sentait chez tous les hommes, dans toutes les voix ; elle était dans l’air, dans les choses même. Était-ce le canon qui sonnait sans relâche, pilant la terre à conquérir, qui enfonçait en nous cette certitude de vaincre ? Sans raison, d’instinct, on avait confiance… Pour la première fois, on avait la sensation de se préparer à une bataille et nonpas à l’une de ces bousculades tragiques, à l’un de ces déménagements burlesques qu’avaient été les attaques précédentes.

Au bout du village, derrière un petit bois, la lourde tirait par salves précipitées, sans rien voir de la guerre, qu’un rideau vert de noisetiers. Comme il faisait chaud, les servants avaient retiré leur veste pour être à l’aise et, luisants de sueur, ils enfournaient leurs obus comme du pain.

— Jamais on n’a autant tiré, nous dit un brigadier de l’échelon. Chaque pièce n’a pas vingt mètres à battre ; il ne peut rien rester, rien…

Dans un seau d’eau, près d’une pyramide de douilles dorées – des bouteilles étaient au frais. Entre deux tirs, les artilleurs en corps de chemise venaient boire un coup, puis, s’étant épongé le front d’un revers de main, ils reprenaient leur infernale partie de boules.

Sur la route, ou couchés le long du talus, des cavaliers flânochaient, laissant leurs chevaux arracher par lambeaux l’écorce des arbres. On les regardait d’abord de travers, jaloux de leur poste meilleur, de leurs vestes trop propres, et surtout des bonjours que, de loin, leur adressaient les filles, mais on ne leur lançait pas les blagues ordinaires : personne ne leur demandait, avec un air de se payer leur tête : « Tu sais où que ça se trouve, les tranchées ? » Bientôt, au contraire, on parlait en copains. Ils nous disaient :

— C’est nous, l’armée de poursuite… Une fois que vous aurez fait la brèche, on charge et on va attaquer leurs réserves.

Derrière nous, toute une armée attendait : des autosblindées, des pontonniers, des escadrons, des batteries de 75, et cette masse, on croyait déjà la sentir, qui nous poussait. On parlait, on discutait, gagné par une fièvre. Un grand artilleur, un peu saoul, répétait :

— J’vous dis qu’après ce coup-là, la guerre est finie… C’est la dernière attaque, les gars…

Jamais nous n’avions vu tant d’uniformes différents, jusqu’à de grands manteaux rouges de spahis derrière la grille rouillée du château. C’était peut-être l’ardeur montée de tous ces êtres, comme une haleine, qui nous faisait vivre pour un jour dans cette chaude atmosphère d’espoir. Cela saoulait les moins braves, d’avoir tant de témoins, d’être devant tous ceux-là « les biffins qui allaient attaquer ».

Pour séduire les filles, pour épater les bleus, on parlait fort, on crânait, et lorsqu’on croisait les hommes d’un régiment relevé qui descendait au repos, on les regardait de haut, un peu gouailleurs.

— C’est bon qu’à se faire paumer les tranchées que les autres prennent.

— Aie pas peur, tu ne la gagneras pas, la croix de bois !

Par les fenêtres ouvertes d’un cabaret, dans une fraîche ruelle bordée de sureau blanc qui sucrait les lèvres, on entendait crier. On renversait les chaises, on se bousculait, on chantait dans un cliquetis de verres entre-choqués et l’on sentait, rien qu’au bruit, croître leur humeur belliqueuse. Vrai, je ne les reconnaissais plus…

Debout, le verre en main, Fouillard essayait de hurler, d’une voix qui se cassait :

— Baïonnette au canon… En avant !

Vieublé qui passait, faisant le beau avec sa croix de guerre et sa médaille, haussa les épaules.

— C’est toujours ceux-là qui ont le plus de gueule, nargua-t-il.

— Où vas-tu par là, à la soupe ?

— Non, je mange avec vous, chez le bistrot qui vous fait la croûte… C’est Gilbert qui m’a invité, parce que je lui ai juré d’aider Sulphart à le ramener, si des fois il était blessé.

Tout en marchant, un mégot jauni collé à sa lèvre pendante, il méditait.

— Et encore… Sulphart, hein, c’est un copain. Eh bien, j’aurais pas confiance. C’est encore un mec qui se dégonfle.

Machinalement, comme des chevaux qui rentrent nous nous dirigeâmes vers l’enclos où Bouffioux avait installé sa roulante. Entassés autour d’une table rustique, une vingtaine d’hommes s’agitaient.

Au milieu du groupe, écartant les autres d’un geste circulaire, comme un hercule forain qui va faire des poids, Hamel, les manches retroussées, donnait une exhibition. Il avait sorti son coutelas de matelot, qu’il tenait bien en poigne, dans sa grosse main velue, il s’arc-boutait et d’un coup rude, avec un « han ! » de bûcheron, il enfonçait sa lame entière dans un énorme quartier de bœuf, déjà crevé de vingt plaies. Ceux qui avaient touché des couteaux de tranchée se bousculaient derrière lui, le couteau à la main, criant comme s’ils allaient se battre. Ils se jetaient sur la viande, et l’un après l’autre, à coups féroces, ils l’éventraient.

Après leur lame, ils emportaient des lambeaux degraisse, des copeaux de tendon, et la viande poignardée perdait sa forme, s’aplatissait en loque sur la table entaillée. Prévenu par Lemoine qui, seul, « ne trouvait pas marle qu’on esquinte la barbacque », Bouffioux survint en courant, son gros ventre dansant au-dessus de sa culotte qui tombait.

— Bande de c… ! hurlait-il. Et après ça vous irez encore vous plaindre que le rata ne vaut rien… Je m’en fous, ce coup-ci, je le dis au lieutenant.

Hamel, en essuyant son couteau, regardait le cuisinier avec un air de gros chien qu’on dérange.

— Ça te gêne qu’on leur montre ? Et les copains qui vont peut-être avoir à se battre demain, tu t’en fous, toi… Tu resteras là à éplucher tes patates. Embusqué !

— Pourquoi que tu l’engueules ? intervint Lemoine de sa voix molle. T’es bien content de bouffer sa soupe.

— Et toi, de quoi que tu te mêles, betterave ? répliqua aussitôt Vieublé.

Le grand Lemoine ne broncha pas ; il garde même ses mains dans les poches, dominant de la tête le Parigot hargneux qui venait le provoquer sous le nez.

— Péquenot ! Ç’a été élevé dans un bas de buffet et ça la ramène.

— Je la ramènerai tant que je voudrai et c’est pas toi qui m’empêcheras, riposta posément l’autre, plissant son front buté. On ne chahute pas avec la viande.

— Parce qu’on n’en bouffait pas chez toi, groin de porc.

— Je me suis peut-être mieux nourri que toi… T’as beau crâner, t’as pas dû toujours bouffer à ta faim, pour avoir c’te gueule-là.

— Taisez-vous, gonzesse, je vais vous corriger.

D’un coup, le cercle attentif se resserra : gare ! il lui avait dit « vous », les choses allaient se gâter… Cramoisi, bégayant, la sueur aux tempes, Bouffioux bredouillait des choses confuses.

— C’est toujours pas toi qui me corrigeras, dit encore Lemoine, mais sans trop d’assurance.

— Et puis, après, quand la soupe… s’égosillait Bouffioux.

D’autres s’en mêlaient, sans savoir, pour le plaisir de brailler.

— Il ne casse pas les pattes aux escargots, non, avec sa grande gueule.

— Faut pas en avoir pour se laisser dire ça.

— Moi, je pense qu’il a raison. Il nous court, le cuistot. La viande n’est pas plus à lui qu’à nous.

— Ceux qui ne sont pas de la compagnie n’ont qu’à la boucler et d’une…

Attiré par ce vacarme, le sergent Ricordeau, qui se rasait, parut à la baie du grenier, la figure barbouillée de savon.

— Vous n’avez pas bientôt fini de crier ? Je vous jure que si vous me faites descendre, ça ne sera pas pour rien… Tenez, v’là le lieutenant Morache qui arrive ; vous êtes contents ?

C’était le seul mot qu’il fallait dire : tout le monde se tut, la bande s’émietta.

Dans le quartier de viande, un grand couteau était resté planté férocement, jusqu’à la garde, avec une main sanglante marquée sur son manche de bois.



Dans l’arrière-boutique où nous déjeunions, serrés à huit autour d’une table ronde, les buveurs de la grande salle trop pleine refluaient, le verre à la main. Le roulement continu du canon faisait trembler nos bouteilles et danser les assiettes peintes de la crédence ; parfois un coup plus violent entrait brutalement et couvrait les voix.

— Ce que ça cogne !

— Quoi, c’est-y demain qu’on attaque, oui ou non ?

La guerre, l’attaque, l’ambulance, on n’entendait que cela, et quand on l’oubliait un instant pour songer au bonheur passé, à Paris, au chez soi perdu, le canon revenait, qui cognait à la porte.

Au comptoir, dans un tumulte, les camarades parlaient interminablement de la tranchée : il n’y a que le soldat qui écoute sans lassitude les histoires de soldats. La bouche déjà gonflée de la réplique traditionnelle : « C’est comme moi, figure-toi… », ils s’entendaient l’un l’autre, sans chercher à comprendre, et pensant seulement à placer leur récit.

Jusqu’à la soupe du soir, on a traîné, on a bu, on a parlé, on s’est fatigué. Les trois rues du village regorgeaient de troupe et, sur la grand’route, les camions poudreux ronflaient, emportant des fantassins qui, au passage, nous criaient dans la poussière leur numéro de régiment.

Le ciel, d’un bleu cru de lessive, se tachait de shrapnells dont le troupeau blanc s’amassait, pareils à ces moutons floconneux d’été qui présagent le beautemps. Au milieu d’eux scintillant et léger, tournoyait un avion. Sur des coins de table, assis sur une brouette ou sur un timon de voiture, accroupis sous leur tente ou le dos au mur, des soldats écrivaient. Dans un pré, on jouait au foot-ball avec de grands cris, et des camarades suivaient la partie, à cheval sur des selles lustrées, tout en se faisant tondre les cheveux par les muletiers du train de combat.

De l’autre côté du village, les venelles étaient désertes. Pourtant, des sureaux fleuris dont le parfum candide s’aspirait comme un apaisement.

— Vrai, ce n’est pas un temps pour aller se battre, soupira Gilbert, mordillant une tige d’anis.

Lambert, qui nous suivait le nez baissé, parut se réveiller :

— Un temps pour se battre ! s’emporta-t-il. C’est dans le Pêle-Mêle que tu as lu ça !… Ah ! ils connaissent de bonnes blagues tous les petits coquins qui écrivent sur la guerre… Mourir au soleil, tu parles d’une affaire !… Tiens, je voudrais bien en voir un crever la gueule ouverte dans le barbelé, pour lui demander d’apprécier le paysage…

Et passant sa colère sur des ombelles, qu’il fauchait d’un coup de badine, il bougonna rageusement :

— Qu’on y envoie le vieux pèlerin, puisqu’il veut venger ses fils !

Glissant de feuille en feuille, le soleil tombait en larges gouttes sur le chemin. Un ruisseau coulait entre les mauves, entraînant de longues algues dénouées : les cheveux d’Ophélie. Sous bois, des camarades cueillaient des fleurs, avant de cacheter leur lettre.

— Allons, ne pensons pas trop, dit Gilbert en sesecouant… Entrons ici, tiens, ils ont l’air de s’amuser.

Nous poussâmes la porte du café et, dès l’entrée, j’aperçus Bouffioux et Fouillard attablés devant des litres vides. Une cuite les avait réconciliés : le cuisinier apoplectique, les yeux brillants, l’autre blafard, le regard vitreux. Ils avaient joué tournée sur tournée, puis – une idée d’ivrogne – Fouillard avait proposé en toussotant de rire :

— Je te joue ma croix, en cinq secs… J’en ai vu de baths chez le menuisier, avec une plaque, comme pour un officier…

Bouffioux avait accepté ; il avait perdu. Il avait demandé sa revanche : la croix pour un copain de l’escouade. Il avait encore perdu.

— Il faut être saoul, tout de même… avaient grogné des camarades. On ne blague pas avec ça… Allez faire vos co… dehors…

Eux, fanfarons, s’étaient remis à boire : la tournée du gagnant, puis « le dernier », puis « le der des der » et maintenant, gavés à en rester bouche bée, les jambes molles, ils restaient avachis, le menton sur la table, n’ayant même plus la force de boire ni de gueuler.

— J’t’ai gagné, répétait stupidement Fouillard.

Et l’autre faisait « oui », d’une tête alourdie.

— Ne restons pas ici, venez, nous dit brusquement Lambert.

Et nous sortîmes.


Toute la journée j’ai pensé malgré moi à leur enjeu d’ivrogne. Maintenant, couché sous la tente, j’y songe encore… Le bombardement s’est apaisé, mais le ventqui s’élève apporte de la tranchée des bruits de fusillade. Un côté de la tente resté ouvert donne sur les lignes et, par delà les bois noirs, on aperçoit l’aube parfois fugitive des fusées.

Étendus sur la paille neuve qui craque, nous écoutons, le cœur grand ouvert, un murmure confus de voix sourdes et de chansons. Dans l’ombre, on entrevoit des taches blanches que la brise ondule : du linge de soldat qui sèche. Mais avec cette nuit claire, ces romances, cette tendresse éparse, on peut croire à des robes blanches qui s’attardent, on peut rêver que des femmes sont là, tout près, qui nous écoutent. On ne leur parlerait pas, non : rien que pour leur présence, les sentir là…

On est si bien sous la caresse de ce vent doux ! Des voix alanguies reprennent le refrain, en sourdine, et traînent sur les mots d’amour, pour les goûter mieux.

Ferme tes jolis yeux,
Car les heures sont brèves
Au pays merveilleux,
Au doux pays du rê…ê…ve.

Les voix s’attendrissent, la chanson meurt… On ne veut plus rien voir : les soldats, la guerre… Elles ne sont pas si tristes, dans la nuit, nos capotes pâles. Tu n’aimerais pas une robe de cette couleur-là ?

Couché tout au fond de la tente, Gilbert dit des vers, précieuses tendresses de Samain que les autres écoutent, sans oser remuer, les yeux criblés d’étoiles.

Les esprits sont loin, si loin : Paris, le village, le mail tranquille, le lit aux draps brodés ou bien legrand lit de province, avec son ventre rouge qu’on enfonce d’un coup de poing. Chez soi !… Le souvenir des joies passées fond dans la bouche, comme une pâte exquise, et les cœurs sont si tendres qu’on en fait couler des romances, en les pressant.

Ferme tes jolis yeux…

Soudain, sur la route, on entend un pas égal de troupe en marche. Qu’est-ce ?… On les reconnaît tout de suite, à leur brassard blanc. Les premiers portent sur l’épaule des brancards roulés, ceux qui suivent poussent de légères voitures à deux roues. L’un d’eux tient une lanterne dont la clarté jaune danse autour de lui, comme un chien fou. Le régiment du silence qui s’en va.

— Allons, quoi, rompt une voix gênée, tu nous en chantes encore une.

— Non, sans blague, je ne sais plus rien…

Le silence tombe… Nos voix, cependant, ne faisaient qu’un murmure, mais il suffisait d’un murmure pour étouffer les bruits de cette nuit inquiète. Maintenant, ils nous parviennent tous : un souffle oppressé de dormeur, la paille qui craque sous les corps tourmentés, et, là-bas, l’angoissante rumeur de la tranchée qui lutte. Silencieuse, la nuit a brusquement changé, – à présent vaste et grave comme un rêve de trente ans.

La lune monte sans hâte, derrière une mantille de sapins. Elle couche lentement sur l’herbe rase l’ombre précise des piquets et des faisceaux, et cela peint d’étranges signes noirs, sur ce beau champ poudré.Un mousqueton, suspendu au quillon d’un fusil, trace comme deux bras baroques que je regarde distraitement…

Mais, brusquement, mon cœur a un sursaut, et dans ce dessin noir je distingue une croix, une prophétique croix d’ombre, que la lune a posée sur le grand corps de Lambert endormi.