Les Débuts de l’Empire romain/02

La bibliothèque libre.
Les débuts de l’empire romain
Guglielmo Ferrero

Revue des Deux Mondes tome 39, 1907


LES DÉBUTS
DE
L’EMPIRE ROMAIN

II[1]
ROME ET L’EGYPTE

Auguste emmenait avec lui en Espagne son beau-fils Tibérius Claudius Néro, le fils de Livie, et son neveu Marcus Claudius Marcellus, le fils d’Octavie et du fameux consul de l’an 30[2]. Marcellus avait quinze ans, étant né le 16 novembre de l’an 42. Marcellus était, croit-on, né quelques mois avant Tibère en l’an 43. Ils étaient donc tous les deux à peine adolescens, et cependant Auguste les emmenait déjà à la guerre. Mais parmi les principes de la vieille politique aristocratique, il y en avait un surtout qu’Auguste voulait remettre en honneur dans la République : c’était le principe de ne point se défier de la jeunesse ; de ne pas réserver pour des vieillards les charges les plus hautes et les missions les plus difficiles. Place aux jeunes gens de nouveau, comme aux beaux temps de l’aristocratie[3] !

La noblesse ne s’était-elle pas tellement corrompue au siècle précédent, parce que ses membres avaient été condamnés à rester oisifs, à l’âge où les énergies du corps et de l’âme sont gaspillées dans le vice et la débauche, si elles n’ont pas de grandes œuvres à accomplir ? D’autre part, l’aristocratie avait été décimée par les guerres civiles, au point que si l’on voulait lui confier toutes les charges les plus importantes, on ne pourrait plus en écarter les jeunes gens, car les hommes âgés n’auraient pas suffi. Prudent dans tout ce qu’il faisait, Auguste, semble-t-il, avait déjà fait approuver une modification générale aux lois qui étaient alors en vigueur, pour préparer graduellement le rajeunissement de l’Etat[4] ; et il songeait à proposer au Sénat des dispenses spéciales pour les jeunes gens qui en seraient digues. Il engageait du même coup, par l’exemple, toute la jeune aristocratie à ne pas perdre de temps, en faisant commencer aussitôt le noviciat militaire et politique des membres de sa famille. Il avait recueilli sous son autorité ou confié à Octavie et à Livie, outre son unique fille Julie, qu’il avait eue de Scribonia en l’an 39, tous les enfans de sa famille que la révolution avait privés de leur père : les deux fils de Livie, Tibère, dont nous avons déjà parlé ; son frère, plus jeune, Néro Claudius Drusus, né en l’an 38 ; les cinq fils que sa sœur Octavio avait eus de Marcellus et d’Antoine, à savoir les deux Marcellæ, le Marcellus qui accompagnait Auguste en Espagne, les deux Antoniæ, qui étaient nées avant que le triumvir n’eût abandonné son épouse latine pour Cléopâtre ; le fils d’Antoine et de Fulvie qui devait avoir à peu près le même âge que Tibère, et dont on avait changé le nom en celui de Julius Antonius ; enfin les trois enfans qui restaient de Cléopâtre et d’Antoine : Cléopâtre Séléné, Alexandre Hélios et Philadelphus[5]. Sur ces douze enfans, les neuf premiers, qui n’avaient dans les veines que du pur sang romain, étaient déjà soumis par Auguste à la règle de l’éducation traditionnelle, les filles tissant la toile et les jeunes gens allant de très bonne heure à la guerre. Bien qu’ils fussent instruits avec soin, garçons et filles, dans la littérature et la philosophie, le princeps cependant ne voulait porter d’autres loges que celles qui étaient tissées chez lui, par ses femmes, comme les grands seigneurs de l’époque aristocratique[6]. Il voulait en outre jeter de bonne heure les garçons dans la vie active, et tempérer l’action de leurs études par des occupations qui développeraient leur énergie. Quant aux trois derniers, qui étaient les bâtards d’un grand Romain dévoyé et d’une reine asiatique, Auguste semble avoir voulu les conserver auprès de lui, pour en faire les instrumens dynastiques de sa politique orientale. Il tâchait peut-être déjà de se servir de la petite Cléopâtre pour réorganiser la Mauritanie qui avait été annexée par César. Auguste en effet songeait à y établir la dynastie nationale, en replaçant sur le trône de Juba le fils du roi vaincu par César, qui avait été élevé à Rome et qui avait reçu une éducation gréco-romaine ; mais, en même temps que le royaume, Juba recevrait Cléopâtre pour femme[7].

En Gaule, Auguste s’arrêta à Narbonne où il trouva les notables de toute la Gaule, qui sans doute avaient été convoqués[8]. Il vit ainsi venir à lui tout ce qui restait encore de la Gaule de César et de Vercingétorix. Vingt-cinq ans avaient passé depuis la chute d’Alésia ; mais Antoine lui-même, qui l’avait vue s’élancer furieuse sur les champs de bataille, se multiplier avec un courage indomptable pendant de si longues années dans les embûches et les révoltes, Antoine lui-même n’aurait pas reconnu la Gaule contre laquelle il avait combattu, dans cette génération vieillie qui se réunissait à Narbonne autour d’Auguste. La Gaule de Vercingétorix s’était elle-même presque réconciliée avec Rome. Pacifique et désarmée, elle s’adonnait à l’agriculture et à l’élevage des troupeaux ; elle s’enrichissait. Si elle n’allait pas jusqu’à admirer et vouloir imiter tout ce qui venait de Rome, elle laissait pourtant se romaniser ses jeunes gens, la génération nouvelle qui n’avait pas vu la grande guerre nationale, ou qui l’avait à peine entrevue dans son enfance. Dès la venue de César en Gaule, Rome avait eu de nombreux amis dans la noblesse gauloise, mécontente du désordre intérieur, irritée de l’insubordination de la plèbe et des exigences de la haute ploutocratie, alarmée par la faiblesse militaire croissante du pays, et la prépondérance germanique qui menaçait. Cette noblesse, en butte à la fois à l’amour de l’indépendance et à la peur des Germains, tantôt irritée par l’arrogance romaine, et tantôt effrayée par les menaces populaires, avait pendant neuf ans oscillé sans cesse entre César et la Gaule. Elle n’avait ainsi apporté aucune énergie ni à soutenir, ni à combattre César, et aux momens critiques, avait tout laissé au pouvoir de minorités exaltées, si bien que, à la fin de l’an 52, une troupe de jeunes Arvernes, ayant à leur tête Vercingétorix, malgré leur inexpérience et leur peu d’autorité, étaient venus à bout de renverser le gouvernement et d’entraîner toute la Gaule dans la terrible aventure. Mais cette grande révolte avait échoué ; presque toute la noblesse irréconciliable avait péri dans les guerres successives ou avait émigré ; et le parti national une fois épuisé, la plus grande partie de l’ancienne noblesse était revenue à ses premières dispositions, d’autant plus vite que César avait su la rassurer par d’habiles concessions. Les Eduens, les Lingones, les Rèmes avaient conservé la condition d’alliés, qui leur permettait de traiter avec Rome sur le pied d’égalité, comme des États indépendans ; de nombreux peuples avaient été déclarés libres, c’est-à-dire autorisés à vivre avec leurs lois et à ne pas recevoir de garnisons romaines, et obligés seulement à payer une partie du tribut[9] ; on avait laissé à un bon nombre leur territoire, leurs tributaires, leurs gabelles, tous les droits et tous les titres dont ils se targuaient avant la conquête ; et nulle part, certainement, le tribut ne fut augmenté[10], si bien que la Gaule n’eut à payer, si toutefois elle la paya, que la contribution peu lourde, fixée au début, de quarante millions de sesterces. César s’était donc efforcé de dissimuler l’annexion sous des satisfactions données à l’orgueil national ; il n’avait pas sévi contre la noblesse hésitante qui l’avait tantôt secouru et tantôt trahi ; il avait même partagé les biens des grands qui avaient péri ou qui s’étaient enfuis, et ceux des ploutocrates qui avaient sombré dans la révolution, entre les familles nobles disposées à accepter la suprématie romaine[11] ; et il avait pris à son service pendant les guerres civiles de nombreux nobles gaulois, à qui il avait fait des dons et même accordé le titre de citoyen romain. Auguste était entouré à Narbonne par tous les Caïus Julius, qui à ces prænomen et nomen latins ajoutaient le cognomen barbare de leur famille celtique : c’étaient les nobles gaulois que son père avait créés citoyens romains et qui formaient, dans la noblesse celtique, une sorte de petite noblesse plus élevée[12]. Ainsi les guerres civiles, loin d’entraver l’œuvre de César, en avaient au contraire, lutté l’accomplissement, et, par une étrange contradiction, conduit plus vite la Gaule vers la paix. Intimidés par les souvenirs des révoltes et par le fantôme de Vercingétorix, obligés de rappeler toutes les légions de la Gaule, et consciens de leur faiblesse, les triumvirs avaient laissé la Gaule à peu près maîtresse d’elle-même et dans une indépendance réelle, sinon nominale. Différentes pièces de monnaie nous montrent qu’à cette époque les proconsuls romains, toujours pourvus de faibles milices, gouvernaient la Gaule par l’entremise des grandes familles, en se contentant de laisser fonctionner librement les anciennes institutions nationales[13], c’est-à-dire d’empêcher les révoltes et les guerres entre les différens peuples et de percevoir un léger tribut. Peut-être même la Gaule cessa-t-elle à cette époque de payer ce tribut. Ce régime n’était donc ni dur, ni sévère ; et la Gaule n’avait pas tardé à réparer tous ses malheurs. Les légions une fois parties, on en avait fini avec les contributions de guerre extraordinaires, les exactions, les rapines, les violences. Le tribut de 40 millions de sesterces, même s’il fut payé, n’épuisait pas un pays naturellement aussi riche. La paix intérieure avait dispersé les bandes des cavaliers et des cliens dont la noblesse s’était servie dans ses guerres : les uns étaient devenus des artisans, les autres des agriculteurs[14] ; d’autres encore s’étaient enrôlés dans la cavalerie romaine, et étaient allés pendant les guerres civiles saccager l’Italie ou les autres régions de l’Empire, pour ramasser ainsi un peu d’or qu’ils rapportaient dans leur pays. Enfin, la conquête de César avait remis en circulation beaucoup de trésors inutiles qui dormaient dans les temples ou dans les maisons des riches ; et si une partie de ce capital avait été emportée en Italie, une autre, très considérable, était restée en Gaule et avait passé dans un très grand nombre de mains. La guerre d’abord et ensuite la paix avaient rendu à la Gaule des capitaux, des bras, une certaine sécurité ; et ainsi, dans ce pays qui, alors comme aujourd’hui, était très fertile[15], bien irrigué, couvert de forêts et riches en minerais[16], la richesse en vingt-cinq années s’était beaucoup accrue.

Protégée par les Alpes, protégée par le fantôme de Vercingétorix, — et ce fut là le vrai service rendu à son pays par le vaincu d’Alésia, — la Gaule avait donc pu, lentement et paisiblement, pendant les vingt années de guerres civiles si funestes à l’Italie et aux provinces de l’Orient, retrouver ou refaire une partie de ses richesses dispersées ou détruites dans la terrible crise. On recommençait à creuser partout les mines, surtout les mines d’or ; on cherchait ce métal, alors si rare, même dans les sables des rivières[17] ; on découvrait vers cette époque des mines d’argent[18] ; on défrichait de nouveaux terrains et on commençait à étendre la culture du lin[19] ; les artisans étaient devenus plus nombreux depuis que les petites armées gauloises avaient été dissoutes. Et, à mesure que le pays s’habituait à cette paix et à cette prospérité, la domination romaine se faisait plus stable, en s’appuyant sur une aristocratie de grands propriétaires où les hommes âgés, oubliant le passé, consentaient à la subir, et où les jeunes qui ignoraient le passé, commençaient à l’admirer et à profiter volontiers de certains produits de la civilisation méditerranéenne, tels que l’huile et le vin. Il s’ouvrait sans doute déjà, en divers endroits, des écoles de latin pour les jeunes gens riches[20] ; déjà des bateaux remontaient les rivières, chargés d’huile ou de ces vins italiens et grecs dont les belliqueux Gaulois avaient autrefois tant redouté l’énervante douceur[21] ; déjà dans la Gaule narbonnaise, qui subissait depuis plus longtemps l’influence romaine, des artistes grecs étaient appelés par les riches familles pour construire de beaux monumens[22] ; déjà les dieux élégans de Rome et de l’Orient apparaissaient dans les forêts immenses. Alors, comme toujours, cet heureux pays, par une rapide renaissance, s’était relevé des ruines de la dernière guerre ; alors, comme toujours, l’Etat qui en était le maître cherchait à tirer parti, par de nouveaux impôts, de sa florissante richesse, en mettant à la charge de cette province, qui seule peut-être avait prospéré dans l’universelle décadence, une partie de la dépense nécessaire pour l’entretien de l’armée, en abolissant le privilège de l’immunité dont avait joui la Gaule, par suite de la faiblesse de Rome, pendant les années précédentes. Une partie de l’armée ne servait-elle pas du reste à défendre la Gaule contre les Germains ? C’est parce qu’ils étaient protégés par les légions romaines que les Gaulois pouvaient goûter les bienfaits de la paix. Il était donc juste que la Gaule s’acquittât de ce qu’elle devait à l’armée[23], en contribuant aux dépenses nécessaires pour son entretien. Il est cependant probable qu’au congrès de Narbonne, Auguste se contenta d’annoncer et de réaliser une suite de mesures qui devaient préparer la réforme du tribut, sans qu’il y fût cependant encore fait allusion. Il ordonna un grand cens pour vérifier les changemens survenus dans les fortunes et pour distribuer équitablement les nouvelles charges. Pour aider les légats à faire le cens, il semble avoir laissé des procurateurs, choisis parmi ses affranchis les plus capables, à la tête desquels il avait mis Licinus ; ce jeune Germain que César avait fait prisonnier puis remis en liberté. Licinus connaissait à la fois la Gaule, la langue celtique et l’art d’administrer les finances[24]. Toutes ces dispositions prises Auguste se rendit en Espagne ; où de grandes révoltes avaient éclaté, d’après ce qu’il faisait annoncer en Italie. Il y arriva à temps pour inaugurer à Tarragone, le 1er janvier de l’an 26, son huitième consulat[25].

Mais tandis qu’il se rendait en Espagne, un événement étrange avait rendu vaines, à Rome, plusieurs des sages mesures qu’il avait prises avant de partir et profondément troublé le public. Auguste parti, Valerius Largus s’était mis à dénoncer le luxe, les rapines, l’orgueil, l’insolence du préfet d’Egypte[26] ; mais ces accusations, au lieu d’effleurer simplement l’opinion publique et de ne provoquer qu’un léger frémissement de désapprobation, avaient déchaîné une véritable tempête. L’aristocratie avait donné l’exemple, en se jetant la première avec fureur sur Cornélius Gallus ; les autres classes l’avaient suivie[27] ; en quelques jours, le vice-roi d’Egypte, l’homme puissant et respecté de tous, était devenu un criminel abominable ; partout, mais surtout dans les grandes familles, on avait réclamé, avec des cris farouches, un exemple salutaire. Par un mouvement des esprits mystérieux et brusque, Rome avait frémi tout à coup d’horreur pour les concussions du præfectus Ægypti. Elle s’était indignée que ses sujets eussent pu être traités comme Gallus avait traité les Egyptiens. C’était en vain que les amis de Gallus, et des gens sérieux et honnêtes, avaient essayé de remonter le courant[28] ; Largus, complimenté, adulé, applaudi partout, grisé par ce succès inattendu, avait empli Rome de ses accusations, et tout le monde avait déjà condamné Gallus sans même attendre qu’il revînt d’Egypte pour donner ses raisons, ni que l’on discutât les procès qu’on lui avait intentés. C’était en somme le premier de ces terribles scandales, à la fois politiques et judiciaires, qui vont faire tant de victimes dans les classes élevées sous l’empire ; et sa violence soudaine, son extravagante exagération ne pouvaient que préoccuper vivement les esprits sérieux. Sous prétexte de justice et de correction, le public satisfaisait en vérité sur le malheureux une rancune farouche et cachée, laissée dans les esprits par les guerres civiles. La paix était revenue, mais dans les choses, et non dans les esprits ! Si Auguste, si Agrippa, si les hommes les plus éminens du parti victorieux, si bon nombre de leurs affranchis et si enfin certains plébéiens habiles étaient devenus très riches pendant les guerres civiles, la plus grande partie des sénateurs avaient des fortunes si modestes que, dans la réorganisation de la république, le cens sénatorial avait été fixé à quatre cent mille sesterces ; et il y avait tant de chevaliers qui n’osaient plus prendre place au théâtre sur les quatorze bancs réservés à l’ordre équestre, parce qu’ils avaient perdu leur patrimoine pendant les guerres civiles, qu’Auguste les fit autoriser par le Sénat à s’y asseoir malgré cela[29]. Tous ces gens-là naturellement nourrissaient au fond du cœur une âpre rancune contre les grandes fortunes ; ils étaient portés ; à considérer les palais, les villas, les esclaves, l’argent des riches comme le résultat de vols perpétrés à leur préjudice ; et leur amertume était d’autant plus grande, qu’il fallait admirer dans Auguste, dans Agrippa, dans Mécène, dans tous les chefs du parti révolutionnaire, la spoliation dont tant de gens avaient été ou croyaient avoir été victimes[30]. Les grandes fortunes faites en Égypte, après la conquête, devaient surtout exciter des jalousies violentes dans toutes les classes. Cornélius Gallus, qui avait fait sa fortune en Égypte, était en réalité destiné à devenir la victime de tous ceux qui ne l’avaient pas faite ; l’aristocratie exploitait ce sentiment populaire contre Gallus pour le plaisir de détruire un de ces homines novi de la révolution et se venger au moins sur lui de Philippes et des proscriptions ; les sénateurs pauvres, les chevaliers, le peuple suivaient l’aristocratie, furieux, jaloux des richesses des autres, pleins aussi d’une condescendance servile pour la noblesse redevenue puissante. Si les amis de Gallus, si tous ceux qui avaient fait fortune par les mêmes moyens, et Auguste n’accouraient pas à son secours, il était perdu. Mais Auguste fut faible, et les amis de Gallus se laissèrent facilement décourager et effrayer par l’exaspération populaire. Un philosophe aurait pu affirmer qu’à Rome, dans cette ville construite tout entière, depuis le pavé des rues jusqu’aux temples des dieux, avec les produits d’un pillage mondial, Gallus avait bien mérité de la République, puisque au moins ce n’était pas l’Italie, mais l’Egypte qu’il avait volée. Ses amis auraient pu simplement demander à la ville devenue soudain si vertueuse, ce que Gallus avait fait que n’eussent point fait Agrippa et Auguste et tous les hommes les plus admirés de la génération actuelle, et que n’eût désiré faire tout citoyen arrivé à l’âge de raison. Mais la paix aiguisait dans les cœurs de nouveaux égoïsmes aussi farouches et aussi vils que ceux de la guerre civile, tout en les déguisant sous les beaux noms de justice et de droiture. Toutes les oligarchies qui ont des origines troubles et une puissance peu sûre, finissent par abandonner de temps en temps quelques-uns de leurs membres au ressentiment de ceux qu’ils dominent. Malheur à ceux qui sont ainsi sacrifiés ! Alors, comme toujours, on était plus disposé à laisser périr son voisin qu’à renoncer à ses privilèges. On aimait mieux sacrifier l’orgueilleux et violent Gallus, que de restituer une partit ; des biens dont on jouissait. Auguste, pour ne pas contrarier l’opinion publique et ne pas trop nuire à Gallus, le révoqua et le déclara exclu de ses provinces et de sa maison[31] ; mais ce châtiment trop doux ne pouvait satisfaire le public ; puisque Auguste punissait Gallus, c’était qu’il le considérait comme coupable ; on réclama donc de nouvelles et plus grandes rigueurs. Tout le monde abandonna l’ancien præfectus Ægypti. De nouveaux accusateurs surgirent de partout avec de nouvelles accusations, exagérées et fantastiques, mais auxquelles le public ajoutait foi[32]. Il semble même que, pour être sûr de sa condamnation, on réussit à déférer son procès au Sénat[33]. Mais les esprits généreux ne pouvaient pas ne pas être profondément émus de ce furieux massacre d’un homme illustre que l’on accusait d’avoir fait ce qui avait servi à la gloire de tant d’autres. Au commencement de l’an 26, Messala, qui n’occupait que depuis six jours la præfectura urbis, se démit de ses fonctions en disant qu’il ne se sentait pas capable de les bien remplir et qu’il ne considérait pas la charge comme constitutionnelle[34].

Il est probable que la chute de Gallus l’avait effrayé en lui montrant que le peuple ne comprenait plus les fonctions du præfectus. Si le præfectus Ægypti était tombé dans une telle disgrâce, à quels dangers ne s’exposerait pas celui qui aurait à exercer la même charge à Rome ? Ainsi les peines qu’Auguste s’étaient données pour persuader Messala étaient perdues ; Rome restait sans princeps, sans præfectus, avec un seul consul. Survint bientôt, la catastrophe qui ne pouvait qu’augmenter le trouble, déjà si grand, des esprits : désespéré de se voir abandonné par tous, Gallus s’était donné la mort. Auguste renonça à chercher un nouveau præfectus urbis. Il laissa la ville à la garde de l’autre consul, Statilius Taurus, voulant espérer que tout irait bien, et au printemps il commença la guerre, prenant lui-même le commandement de l’armée[35]. On comprend sans peine pourquoi le nouveau généralissime cherchait à démontrer qu’il était capable de diriger seul une guerre, sans les conseils d’Agrippa. La contradiction qu’il y avait entre son incapacité militaire et sa charge décommandant en chef de toutes les légions, n’était ni la plus légère, ni la moins dangereuse des contradictions au milieu desquelles il se trouvait pris. Son danger était même accru par la nécessité évidente de rétablir la discipline surtout dans l’armée. Auguste avait déjà aboli les abus les plus invétérés ; il ne s’adressait plus aux légionnaires en les appelant « compagnons, » mais « soldats ; » il avait exclu rigoureusement des légions les affranchis, pour renouveler la dignité de l’armée qui devait être le privilège des hommes libres ; il avait rétabli le système sévère des peines et des récompenses d’autrefois[36]. Mais, évidemment, un peu de prestige militaire lui allégerait sa tâche.

Malheureusement Auguste n’était pas né pour commander des armées. Les Cantabres et les Astures, sachant que s’ils étaient vaincus, ils seraient déportés au cœur des montagnes pour y extraire de l’or, se défendaient avec un courage désespéré ; et profitant des hésitations d’Auguste, ils le mirent bientôt, par des marches habiles et rapides, dans une situation difficile. Il eut la chance de tomber malade à un moment opportun : et cette maladie justifia aux yeux des légions son retour à Tarragone et la transmission du commandement à ses deux, légats, Caïus Antistius et Caïus Furnius[37]. Auguste, le pieux Auguste, se contenta de faire le vœu de bâtir un temple à Jupiter tonnant sur le Capitule, cette fois pour le remercier de ce que, dans une marche, il avait échappé miraculeusement à la fondre[38]. Si donc Rome ne rentrait pas, grâce à lui, en possession des mines d’or des Asturies, elle aurait du moins un temple de plus.

Mais après la chute de Cornélius Gallus, un autre incident étrange était survenu à Rome. Un homme obscur, un certain Marcus Egnatius Rufus, élu édile pour l’an 26, s’était mis à exercer sa charge avec un zèle inusité ; et tandis que les édiles laissaient ordinairement brûler les maisons du bon peuple, en disant qu’ils n’avaient pas ce qu’il fallait pour éteindre les incendies, il avait voulu faire pour le feu ce qu’Agrippa avait fait pour l’eau et Auguste pour les comptes de l’Etat : il avait composé avec ses esclaves quelques compagnies de pompiers, et comme Crassus, quand les incendies se déclaraient, il courait les éteindre, mais gratuitement[39]. Cette preuve de zèle inusité avait suffi à faire Rufus très populaire dans les classes moyennes et dans le petit peuple, qui tenaient à leurs maisons et à leurs mobiliers au moins autant qu’à la constitution ; les comices avaient approuvé une loi, qui ordonnait de lui rembourser tout ce qu’il avait dépensé pour le public[40] ; et comme les élections de l’an 25 approchaient, ses admirateurs voulaient le nommer aussitôt préteur[41], en dépit de la loi, et à l’encontre des principes de légalité constitutionnelle qu’Auguste et ses amis se donnaient tant de peine pour rétablir. La noblesse s’irrita. Elle accusa le pompier trop zélé d’éteindre à Rome les incendies, mais de rallumer dans les esprits les passions démagogiques[42]. La vieille noblesse et les conservateurs à outrance reprenaient courage, à mesure que dans les classes élevées, parmi les sénateurs les plus respectables, parmi les chevaliers, et même dans la classe moyenne, s’accentuait l’aversion pour les hommes et les choses de la révolution ; à mesure que l’opinion publique dans toutes les classes sociales, comme il arrive souvent après les révolutions, était plus portée au respect de l’aristocratie historique, de la richesse, des gloires antiques et prenait en haine les obscurs ambitieux qui étaient entrés au Sénat après les ides de mars, les considérant comme indignes de représenter la majesté de Rome dans la grande assemblée. Enhardie par la chute de Gallus, la vieille noblesse osait donc maintenant accuser Rufus de tenter une sédition avec ses pompiers, de renouveler les pires agitations démagogiques d’autrefois ; sans même prendre garde que Rufus ne faisait que suivre l’exemple d’Agrippa et d’Auguste.

Mais cette fois la noblesse se trompa. Rufus n’avait pas seulement, comme Gallus, écrit de belles poésies et conquis des provinces, il avait sauvé du feu les habitations du petit peuple de Rome. La faveur du peuple pour sa candidature illégale à la préture, grandit très vite ; Statilius Taurus qui, en qualité de consul, présidait les élections, n’osa pas effacer son nom de la liste des candidats ; et Rufus fut élu[43]. Tandis qu’Auguste était au loin, dans cette Rome où l’on était si pressé en paroles de rétablir la constitution aristocratique et de l’adapter aux besoins de l’époque, un homme allait donc remettre les partis aux prises, surexciter à la fois les impatiences révolutionnaires des classes populaires et l’outrecuidance de la noblesse redevenue puissante. Cet homme était un pompier ! Pourvu que les incendies fussent promptement éteints, le peuple n’hésitait pas à violer les principes fondamentaux de la constitution rétablie deux ans auparavant au milieu de la joie universelle. Et pour faire sentir de nouveau sa force, l’aristocratie, sous prétexte de combattre la démagogie, voulait que le peuple laissât brûler ses maisons ; elle ne s’attaquait pas seulement à Rufus, elle s’élevait aussi contre ce premier essai de réforme des services publics qu’Auguste et Agrippa cherchaient prudemment à introduire dans l’administration, en organisant d’abord des services privés d’esclaves. Cependant l’aristocratie qui avait si facilement renversé Gallus, poète célèbre, guerrier illustre, homme très puissant, avait été vaincue à son tour par Rufus, qui n’avait pas d’autre mérite que d’avoir éteint quatre incendies. Quelque ridicule que fût le contraste, tout le monde se résigna aie subir en silence. Auguste lui-même prit le parti de donner la préfecture de l’Egypte, c’est-à-dire la charge la plus importante de l’empire après la sienne, à un obscur chevalier, un certain Caïus Pétronius, probablement parce que tous les personnages de marque, effrayés du sort de Gallus, refusaient cette charge[44] ; et il continua à s’occuper seulement de chercher dans toutes les régions de l’empire des métaux précieux, tandis qu’il suivait de Tarragone la guerre contre les Cantabres et les Astures, dirigée par ses généraux. Il préparait pour l’année suivante (l’an 25) deux expéditions : l’une dans le territoire des Salasses, — aujourd’hui le val d’Aoste, — pour s’emparer dans les Alpes de la vallée la plus riche en mines d’or ; et une autre à l’intérieur de l’Arabie, pour s’emparer des trésors des Arabes.

Rome était ainsi abandonnée à elle-même, dans la tranquillité somnolente de cette époque sans grandes entreprises, sans événemens retentissans, sans impressions vives ; et dans ce néant, la concorde, qui s’était rétablie en apparence après Actium, se désagrégeait peu à peu. Peu à peu, une incohérence étrange d’idées et de sentimens contradictoires avait troublé chez tous la notion exacte des moyens et des fins, l’accord entre les paroles et les actes, entre les doctrines et la pratique. Si l’ordre était rétabli tant bien que mal et si, des anciennes discordes, il ne restait plus, répandu dans l’air, qu’un nuage léger de vagues ressentimens, Rome n’en commençait pas moins à se mettre en contradiction et en guerre avec elle-même. La République avait été rétablie ; on s’efforçait de revenir aux institutions d’autrefois ; il se reformait dans la noblesse un parti qui travaillait à assurer de nouveau aux grandes familles le pouvoir, écartant des magistratures les sénateurs d’origine plébéienne qui n’étaient entrés dans la Curie que par les portes que la révolution avait ouvertes ; on voyait même renaître la morgue et toutes les vanités d’une aristocratie trop puissante ; et cela allait si loin que ces nobles affectaient même du dédain pour Agrippa, dont ils étaient en réalité furieusement jaloux[45]. Mais le zèle civique, qui était l’âme de l’ancien régime aristocratique, ne se rallumait pas ; tout le monde évitait maintenant les charges laborieuses et dispendieuses, qui étaient si recherchées autrefois. Bien qu’on eût ouvert aux jeunes gens la route des honneurs, il n’était pas facile d’emplir de noms honorables les listes des candidats. Il fallait continuellement recourir à des expédiens extraordinaires, pour empêcher les services publics les plus importans, celui des routes par exemple, de tomber dans un abandon complet[46]. La plupart des sénateurs, au lieu de dépenser leur fortune dans les charges publiques, comme l’avait conseillé Cicéron, se disputaient les magistratures lucratives, comme celle du præfectus ærarii Saturni (administrateur du trésor), ou cherchaient à gagner de l’argent comme avocats, en acceptant des indemnités pour les plaidoiries, malgré la lex Cintia qui défendait de recevoir aucune récompense pour des actes d’assistance légale[47]. Il était facile de déplorer ce désordre, mais comment y remédier ? La plupart des sénateurs possédaient à peine le cens sénatorial, et avec 400 000 sesterces, non seulement il était impossible de faire des largesses au public, mais c’était à peine si l’on pouvait vivre honnêtement. Le principe de la gratuité des fonctions publiques, si essentiel à l’ancienne constitution, s’accordait mal avec la nouvelle situation économique de la société romaine, où les uns étaient trop riches et les autres trop pauvres. D’autres contradictions venaient encore aggraver et compliquer, dans la vieille République, le contraste entre les exigences de la vie privée et le devoir civique. Tout le monde vantail la simplicité et la parcimonie d’autrefois ; cependant, Auguste lui-même et ses amis, par les grandes dépenses qu’ils faisaient à Rome, éveillaient dans toutes les classes le goût du luxe.

Si Rome s’imaginait avoir repoussé à Actium une agression de l’Égypte, elle ne savait pas, après la victoire, résister à une nouvelle invasion égyptienne, moins visible, mais plus dangereuse que celle des armées d’Antoine et de Cléopâtre. Après la chute de la dynastie des Ptolémées, les artistes, les marchands d’objets de luxe, les artisans qui avaient travaillé pour la cour d’Alexandrie, pour ses eunuques et ses hauts personnages, étaient allés chercher du travail et du pain dans la grande ville où vivait le successeur des Ptolémées et où avaient été transportés les immenses trésors de l’Égypte. Ils étaient revenus et ils venaient les uns après les autres en Italie ; ils débarquaient à Pouzzoles ; et si les plus modestes d’entre eux s’arrêtaient dans les villes de la Campanie, depuis Pompéi jusqu’à Naples, d’autres allaient à Rome où ils ne trouvaient pas des palais somptueux à bâtir pour le successeur des Ptolémées. Auguste habitait sur le Palatin la vieille maison d’Hortensius, et plusieurs maisons contiguës, construites par différens propriétaires, qu’il avait toutes achetées lui-même à différentes époques et réunies tant bien que mal, en y faisant des réparations[48].

Ces artistes trouvaient au contraire du travail auprès des personnages les plus riches de l’aristocratie sénatoriale et équestre, qui s’occupaient à reconstruire, sur les ruines de la révolution, une nouvelle Rome plus somptueuse que l’ancienne, et qui étaient disposés à leur faire bon accueil. La conquête de l’Égypte, la légende d’Antoine et de Cléopâtre, par une des contradictions si nombreuses de cette époque, avaient attiré l’attention sur les choses égyptiennes. Bon nombre des hommes le plus en vue du parti d’Auguste avaient fait la campagne d’Égypte ; ils avaient séjourné de longs mois à Alexandrie ; ils avaient vécu dans les maisons des riches seigneurs égyptiens ; ils s’étaient promenés curieusement parmi les splendeurs de l’immense palais des Ptolémées ; ils avaient rapporté d’Égypte des meubles, des vases, des tissus et des objets d’art. Beaucoup y avaient fait fortune, en se partageant les biens de la couronne et les biens d’Antoine ; il est probable que la partie la plus considérable du patrimoine d’Auguste, de sa famille[49]et de ses amis était venu d’Égypte. Le nouveau luxe qui se répandait en Italie était alimenté surtout par l’Égypte ; beaucoup de riches Romains avaient des affaires en Égypte et étaient obligés d’y aller de temps en temps ou d’y envoyer des agens. Les contacts entre l’Italie et l’ancien royaume des Ptolémées devenaient donc de plus en plus fréquens ; le commerce se développait en faisant la richesse de Pouzzoles ; avec les marchandises, l’or et l’argent, on transportait en Italie aussi des usages, des mœurs et des idées égyptiennes.

La conquête de l’Égypte ne tarda pas à faire sentir son influence sur la vie romaine, contre-balançant bien vite ce goût pour le romanisme archaïque, ce fanatisme national, que la crise d’Actium avait surexcité. Un grand désir d’art, de luxe, de choses nouvelles, avait ainsi été contracté par bien des gens en Égypte, et, la contagion aidant, il gagnait peu à peu en Italie ceux qui n’avaient jamais mis le pied dans le royaume des Ptolémées, et qui avaient fait fortune ou qui n’avaient pas été ruinés pendant la révolution. Aussi, bien que tout le monde. continuât à se dire l’admirateur de l’antique simplicité romaine, des palais s’élevaient dans les différens quartiers de Rome et jusque sur l’Esquilin, l’ancien cimetière des pauvres, qui se garnissait de belles habitations, grandes et petites, depuis que Mécène y avait construit une somptueuse demeure[50]. Il était si doux, après tant de périls et d’émotions, de jouir de la paix et du repos dans une belle maison ! L’art alexandrin, qui était le plus raffiné, le plus riche, le plus vivant de tous, se présentait au bon moment, pour satisfaire ce désir confus de nouveauté et d’élégance, et aussi pour l’exciter et le répandre ; pour transporter de la métropole des Ptolémées à Rome, dans les demeures des nouveaux maîtres du monde, sur les murs, sur les voûtes, sur le mobilier domestique, toutes les belles décorations inventées pour le plaisir des anciens maîtres de l’Égypte. Les parois des salles étaient divisées en compartimens encadrés de festons, d’amours ailés, de masques, et les peintres alexandrins y peignaient, les uns des scènes tirées d’Homère, de Théocrite, de la mythologie ; d’autres, certaines de ces scènes dionysiaques qui plaisaient tant à l’Egypte des Ptolémées ; d’autres, comme le célèbre Ludius, y faisaient de petits tableaux de genre où ils mêlaient avec un grand talent les élégances de l’art et les beautés de la nature. On y voyait des collines et des plaines parsemées de villas, de pavillons, de tours, de belvédères, de portiques, de colonnades, de terrasses ; ombragées de palmiers élancés et de grands pins parasols ; sillonnées de ruisseaux sur lesquels étaient d’élégans petits ponts d’une seule arche ; peuplées d’hommes et de femmes qui se promenaient, se rencontraient et conversaient gaiement. On peut, dans la maison de Livie sur le Palatin ou dans le musée des Thermes de Dioclétien, admirer plusieurs chefs-d’œuvre de cette peinture décorative, raffinée, élégante, tout imprégnée d’un vague érotisme, et qui, dans certaines pièces plus retirées de la maison, jette les voiles et devient obscène. D’autres artistes recouvraient les voûtes de stucs semblables à ceux dont il reste aussi des vestiges si merveilleux dans le musée des Thermes de Dioclétien, réalisant les mêmes petits tableaux de genre, les mêmes paysages ingénieux, les mêmes scènes bachiques sur la blancheur uniforme du stuc, non plus par le relief des couleurs, mais par la légèreté et la vigueur incomparable du modelé. Chaque petit tableau était encadré d’ornemens très gracieux, d’arabesques et de plantes, d’amours, de grillons qui se terminaient parfois en arabesques, de victoires ailées qui se dressaient sur la pointe de leurs pieds. Des sculpteurs alexandrins incrustaient aussi les murs de marbres précieux ; des mosaïstes d’Alexandrie composaient sur les pavemens des dessins merveilleux ; et pour orner ces salles les marchands offraient encore des ouvrages d’Alexandrie, de somptueux tapis, de magnifique vaisselle, des tasses d’onyx et de myrrhe[51].

Mais ces demeures si élégantes, où les Grâces s’empressaient autour du maître pour charmer à chaque instant ses regards par la vue de quelque beau paysage, de quelque joli ornement, de quelque gracieux corps de femme nue, ces maisons peintes, revêtues de stucs, pleines de marbres magnifiques, de meubles riches, d’Amours, de Vénus, de Bacchus, de peintures sensuelles et obscènes, pouvaient-elles être en même temps les enceintes presque sacrées, où se réunirait de nouveau, pour les devoirs et les occupations sévères, l’ancienne petite monarchie familiale de Rome que tout le monde disait vouloir reconstituer ? L’architecture de la maison traduit à toutes les époques la structure de la société, et le fond des âmes. Ces nids des Grâces ne pouvaient plus donner asile à l’amour antique, qui n’était que le devoir civique de la propagation de l’espèce à accomplir dans le mariage, mais seulement à l’amour nouveau, à l’amour des civilisations intellectuelles, raffiné par mille artifices et qui n’est plus qu’une jouissance égoïste des sens et de l’esprit ; dans ces belles demeures s’achevait l’évolution qui, en quatre siècles, avait transformé la famille, en avait fait d’une organisation autoritaire, rigide et fermée, la forme la plus libre d’union sexuelle qui se suit jamais vue dans la civilisation occidentale, assez semblable à cet amour libre que les socialistes considèrent aujourd’hui comme le mariage de l’avenir. Ce n’étaient plus les formalités et les rites, mais le consentement, une certaine condition de dignité morale et, pour employer les termes romains, « l’affection maritale » qui faisaient le mariage, de même que les dissentimens, l’indignité et une indifférence réciproque le défaisaient. Le seul signe visible de l’union, et cela plutôt par habitude que par nécessité juridique, était la dot. Si un homme emmenait vivre avec lui une femme libre, de famille honnête, ils étaient par cela même considérés comme mari et femme, et ils avaient des enfans légitimes. S’il ne leur plaisait plus d’être mari et femme, ils se séparaient, et le mariage était rompu. Tel était dans ses traits essentiels le mariage à l’époque d’Auguste. La femme était désormais dans la famille à peu près libre et l’égale de l’homme. De son ancienne condition d’éternelle pupille, il ne lui restait plus que l’obligation d’être assistée d’un tuteur, quand elle n’avait ni père, ni mari, et qu’elle voulait prendre un engagement, faire un testament, intenter des procès, ou vendre une res mancipi. Avec cette forme toute nouvelle du mariage, que devenait la famille, maintenant que disparaissaient, chez les femmes de la haute société, les anciennes vertus féminines, la modestie, l’obéissance, le goût du travail et la pudeur[52] ? maintenant que le poète souhaitait mal de mort à ceux qui « recueillent les vertes émeraudes et teignent avec la pourpre de Tyr les laines blanches » parce qu’ « ils excitent les jeunes femmes à vouloir des vêtemens de soie, et les brillans coquillages de la Mer-Rouge ? »

La coutume, sans l’appui d’aucune loi, avait pu imposer au paterfamilias de jadis le mariage comme un devoir[53], parce que la coutume et la loi lui reconnaissaient aussi des droits tels que l’administration de tous les biens, et un pouvoir presque despotique sur les membres de la famille. Mais le pauvre mari de l’époque d’Auguste n’était plus que l’ombre et la parodie de l’antique, solennel et terrible paterfamilias romain. Quels pouvoirs avait-il, hormis celui de dépenser une partie de la dot, surtout quand il épousait une femme intelligente, rusée, autoritaire, riche, et qui avait pour se défendre un haut parentage, beaucoup d’amis et d’admirateurs ? Non seulement il ne pouvait plus l’obliger à avoir beaucoup d’enfans et à donner tous ses soins à leur éducation, mais il ne pouvait même plus s’opposer à ses caprices ruineux, ni la contraindre à lui rester fidèle. La femme avait acquis toutes les libertés, même celle de l’adultère, — car la loi n’avait pas osé usurper les droits du paterfamilias et ceux du tribunal domestique, en punissant l’adultère ; et personne n’osait plus convoquer le tribunal domestique qui seul aurait pu châtier la femme coupable. D’ailleurs, il n’aurait plus été possible de mettre à mort la femme qui avait failli ; et elle pouvait facilement échapper aux autres peines plus douces, infligées par la famille, comme la relégation à la campagne, en divorçant. C’est ainsi qu’à part quelques idéalistes qui subsistaient encore, on ne se mariait plus par devoir civique, mais par calcul, soit que l’on fût épris d’une femme belle, que l’on convoitât une riche dot, ou que l’on voulût s’allier à une famille puissante. Bien des gens divorçaient dès qu’ils ne trouvaient plus leur compte dans l’union contractée ; d’autres cherchaient à se consoler en changeant de femme, comme aujourd’hui on change de domestique ; d’autres encore restaient célibataires ou prenaient pour concubine une affranchie. Ces unions n’étaient pas considérées comme des mariages et par conséquent ne donnaient pas d’enfans légitimes, et c’était encore là un avantage pour le père qui pouvait adopter les enfans qu’il préférait et leur donner son nom[54].

Le contact des grandes fortunes avec la gêne de ceux qui n’avaient qu’une petite aisance et qui étaient de plus en plus attirés par le grand luxe, faisait naître une dépravation encore pire. Parmi les femmes issues de familles de chevaliers ou de sénateurs peu riches et qui avaient épousé des chevaliers ou des sénateurs n’ayant eux-mêmes qu’une petite fortune, bon nombre travaillaient, avec le consentement de leurs maris, à faire une sorte de contre-révolution singulière, en reprenant aux Crésus de Rome, grâce à leurs caresses, une partie des biens dont ceux-ci s’étaient emparés par violence et grâce à la révolution. Malgré leur goût pour la morale sévère des anciennes époques, les hautes classes jugeaient avec indulgence cette prostitution élégante, parce que les uns en tiraient du plaisir et les autres de l’argent. L’adultère, que dans l’ancien droit le mari pouvait punir en tuant sa femme et son amant, devenait pour beaucoup de chevaliers et de sénateurs un excellent commerce ; et l’on voyait grandir à Rome le nombre des femmes dont on savait que leur cœur se vendait aux enchères. Quelle chute pour cette noblesse qui était restée si longtemps à l’abri du soupçon et du mépris ! Un des poètes les plus sceptiques de l’époque semble avoir lui-même éprouvé un jour un frémissement de douleur et d’horreur en voyant la noblesse romaine précipitée des hauteurs d’une vertu impérieuse et fière dans l’avilissement de cette prostitution mondaine ; et il a fait raconter cet obscur mais terrible drame de l’histoire de Rome, par la porte d’une maison illustre, en quelques vers que l’on ne peut pas lire sans émotion, tant ils sont tragiques, bien que le poète veuille plaisanter comme à l’ordinaire. « Moi qui m’ouvrais jadis, dit la porte pour les grands triomphes…, moi dont le seuil a été foulé par tant de chars dorés et qui fus baignée par les larmes de tant de prisonniers supplians, je gémis maintenant la nuit sous les coups d’hommes qui se querellent ivres devant moi, sous les mains indignes qui viennent me frapper. Tous les jours je suis ornée de couronnes infâmes, et je vois à mes pieds les torches laissées par l’amant qui n’a pas été reçu. Je ne peux plus défendre les nuits d’une femme trop célèbre, moi qu’on a, après tant de gloire, livrée au scandale par des vers obscènes. Ah ! cette grande dame ne se soucie guère de ménager mon honneur ; elle tient à être plus dissolue encore que l’époque où nous vivons[55]. » Cependant, si en Italie il y avait encore des familles fécondes, personne dans cette petite oligarchie, qui croyait présider à Rome à la reconstitution du passé, ne donnait l’exemple d’avoir beaucoup d’enfans. Auguste n’avait qu’une fille ; Agrippa n’en avait qu’une également ; Marcus Crassus, le fils du richissime triumvir, n’avait qu’un fils ; Mécène n’avait pas d’enfans, ni non plus Lucius Cornélius Balbus qui était célibataire. M. Silanus avait deux enfans, et Messala, Asinius et Statilius Taurus en avaient trois. Les familles de sept ou huit enfans, si nombreuses jadis, ne se rencontraient plus. On croyait avoir bien rempli son devoir envers la République quand on en avait un ou deux, et même bien des gens cherchaient à se soustraire au devoir ainsi réduit.

{citation|… ut careat rugarum crimine venter[56].}}

Au lieu de se marier, il était pour les hommes plus sûr et plus agréable de choisir une maîtresse parmi ces grandes dames ou parmi les affranchies, les chanteuses syriaques, les danseuses grecques et espagnoles, les blondes et belles esclaves de Germanie et de Thrace, qu’on instruisait dans l’art du plaisir pour les maîtres du monde. L’amour égoïste, la volupté stérile et le plaisir contre nature que les anciens Romains avaient chassés de leur ville avec tant d’horreur, étaient maintenant, et à l’heure même où l’on vantait si fort le passé, admis aussi bien dans les mœurs que dans la littérature. Deux poètes illustres, choyés et protégés par les grands, Tibulle qui était le favori de Messala, et Properce qui était l’ami de Mécène, créaient définitivement la poésie érotique romaine qui développait dans des formes littéraires imitées des Grecs une psychologie de l’amour sensuel, puisée en partie à la poésie grecque, en partie à l’expérience.

Elégans, tendres, parfois aussi fades et maniérés, les deux poètes se plaisaient à décrire les beautés visibles ou cachées de leurs maîtresses, vraies ou imaginaires ; à analyser le souvenir des voluptés déjà éprouvées ou le désir des voluptés attendues ; à exprimer la joie et l’ivresse de l’amour partagé ou les imprécations et les fureurs de la jalousie ; à évoquer autour de leurs amours les fables de la mythologie grecque ou à les entourer de descriptions exactes des mœurs contemporaines. Mais tous les deux, en composant leurs beaux distiques, travaillaient sans le savoir à affaiblir non seulement la vieille famille et la vieille morale, mais aussi la vieille armée romaine. Properce et Tibulle commençaient au nom du dieu Eros cette propagande antimilitariste qui sera continuée pendant trois siècles sous différens points de vue et par de très nombreux écrivains, jusqu’à ce qu’elle livre l’Empire désarmé aux barbares.

« Tu te plais, ô Messala, s’écrie Tibulle, à combattre sur terre et sur mer, pour montrer ensuite dans ta demeure des dépouilles ennemies, mais moi je suis enchaîné par les caresses d’une jeune beauté[57]. » « Il était de fer, ô belle, celui qui pouvant t’avoir a préféré le butin et la guerre[58]. » Tibulle vante la simplicité des mœurs, il aime la campagne, sa tranquillité et ses vertus ; il songe avec émotion et mélancolie à l’âge d’or, alors que 1rs hommes étaient bons et heureux, et il maudit les convoitises impures de son époque de désordre et d’agitations. Mais les éloges qu’il fait de la simplicité ont pour origine des motifs bien différens de ceux sur lesquels s’appuyaient les traditionalistes et- les militaristes de son temps. Ceux-ci désiraient corriger les mœurs et les ramener à la simplicité et à l’austérité de jadis, pour refaire une génération d’hommes vaillans. Ils considéraient la simplicité des mœurs comme la condition nécessaire de toutes les vertus militaires. Tibulle au contraire regarde la guerre, la cupidité, le luxe, comme des fléaux de même famille et également détestables, car l’un ne vient jamais sans l’autre. « Combien l’homme était heureux sous le règne de Saturne[59]… Il n’y avait ni armées, ni haines, ni guerres ; l’art criminel d’un cruel forgeron n’avait pas encore martelé l’épée[60]… » « Quel est celui qui le premier a forgé l’épée terrible ? Ce fut un barbare, un homme au cœur de fer, qui déchaîna les massacres et les guerres, et raccourcit la route de la mort. Mais non, ce n’est pas la faute de ce malheureux ; c’est la nôtre, à nous qui tournons contre nous-mêmes le fer qu’il nous avait donné pour lutter contre les botes féroces. C’est la faute de l’or. Il n’y a pas eu de guerre, tant que l’homme a bu dans une coupe en bois[61]… O dieux Lares, éloignez de moi les flèches d’airain[62]… Aimez-moi ainsi, et que d’autres aillent à la guerre[63]… Quelle folie de courir au-devant de la mort[64]… Combien il est plus digne d’éloges celui qu’une vieillesse paresseuse surprend parmi ses enfans dans une petite demeure[65]… Oh ! vienne la paix et qu’elle féconde nos campagnes. C’est elle qui la première a courbé sous le joug le cou des bœufs pour le labour ; c’est elle qui a cultivé la vigne et tiré le jus du raisin, pour que le fils pût boire le vin récolté par le père. On voit pendant la paix reluire le soc de la charrue et la houe, tandis que l’épée se rouille[66]. » Et cet amour qui a peur de la mort, qui a peur de l’épée, qui cherche une retraite cachée au fond des villes populeuses et des campagnes solitaires, qui se nourrit de plaisirs sensuels et de fantaisies sentimentales, Tibulle, dans la première élégie du second livre, l’invoque presque comme un des dieux Lares ; il le place parmi les divinités tutélaires de la famille qu’il rend stérile ! Il finit par imaginer que Vénus seule pourra triompher de la férocité qu’ont fait naître à son époque les guerres civiles ; si bien que les voluptés de l’amour lui apparaissent comme la force purificatrice et régénératrice de son époque pervertie et corrompue.[67]. Moins tendre, moins sentimental, mais plus passionné, Properce se vante, — quelle honte pour un ancien Romain ! — de renoncer pour l’amour d’une femme à la gloire, à la guerre, et au pouvoir[68]. Il est heureux d’être devenu célèbre à cause de l’amour qu’il a pour elle, et il déclare qu’il ne veut point d’autre renommée que celle de poète érotique[69]. Il s’écrie qu’il peut monter jusqu’aux astres les plus hauts maintenant que Cintia s’est donnée à lui[70], et il affirme que rien ne vaut une nuit passée avec elle[71]. « Que serait pour moi la vie sans toi ? Tu es à toi seule ma famille, ma patrie, tu es mon unique joie, ma joie éternelle[72]. » Et après avoir fait se lamenter la porte de l’illustre maison patricienne sur la décadence de la grande dame qui y habite, il la fait s’attendrir devant les plaintes de l’amant qui n’a pas encore réussi « à l’ouvrir avec des présens. »

Et les hommes qui devaient présider au rétablissement du passé, admiraient ces poésies et en protégeaient les auteurs ! Mais la contradiction était partout. On voulait de nouveau faire de la guerre et de la politique, la seule occupation des grands ; et parmi les sénateurs et les chevaliers se répandait au contraire le goût de toutes les œuvres que la morale antique considérait comme indignes. Combien d’entre eux, par exemple, n’auraient-ils pas voulu se faire acteurs[73] ! Le théâtre fascinait les neveux des conquérans du monde, qui avaient pourtant joué bien d’autres drames, sur des scènes plus vastes et devant un public plus nombreux. On réparait partout à Rome des temples et des sanctuaires ; on en construisait de nouveaux ; on rétablissait avec une minutie prétentieuse l’ancien cérémonial religieux ; mais l’esprit de la religion latine agonisait dans les formes trop artistiques et trop grecques dont on revotait maintenant les choses sacrées. L’ancien culte romain était une austère discipline des passions, qui devait préparer les hommes aux devoirs les plus pénibles de la vie privée et publique ; mais les dieux austères, qui symbolisaient les principes essentiels de cette discipline, n’étaient plus à leur place dans les somptueux temples de marbre, comme celui d’Apollon qu’Auguste avait inauguré en l’an 28. Ils perdaient leur caractère en prenant le nom des divinités grecques et en se montrant comme elles sous la forme de très belles statues à demi nues. Si le polythéisme grec venait de la même source que le polythéisme romain, c’est-à-dire des mêmes idées et des mêmes mythes fondamentaux, il les avait développés d’une façon toute différente, en divinisant, non pas les principes moraux qui refrènent les passions, mais les aspirations de l’homme vers le plaisir physique et intellectuel. Il était contradictoire de présenter une religion de la morale sous les formes d’une religion du plaisir ; mais l’admiration que l’on avait pour la mythologie grecque et pour ses représentations littéraires et artistiques était maintenant trop profonde en Italie. Les Romains eux-mêmes ne pouvaient plus supporter une religion sans art.

Il y avait donc dans tout cela des contradictions multiples, étranges et incessantes ; mais elles se résument toutes dans une contradiction plus générale, celle où l’Italie se trouvait à la fin des guerres civiles et où elle va se meurtrir pendant tout un siècle : la contradiction entre le principe latin et le principe gréco-oriental de la vie sociale ; entre l’État considéré comme un organe de, domination politique et l’État considéré comme l’organe d’une culture élevée et raffinée ; entre le militarisme romain et la civilisation asiatique. Il est nécessaire de bien se pénétrer de cette contradiction, si l’on veut comprendre l’histoire du premier siècle de l’Empire. L’admiration pour les vieux âges de Rome n’était pas alors, comme l’ont cru beaucoup d’historiens, un anachronisme sentimental, mais une nécessité. Qu’était l’ancien État romain, sinon un ensemble de traditions, d’idées, de sentimens, d’institutions, de lois qui toutes avaient pour unique objet de vaincre l’égoïsme de l’individu chaque fois qu’il se trouvait en opposition avec l’intérêt public, et d’obliger tout le monde, depuis le sénateur jusqu’au paysan, à agir pour le bien public ; fallait-il sacrifier ce que l’on a de plus précieux, les affections de famille, les plaisirs, la fortune, la vie même ? L’Italie comprenait qu’elle avait encore besoin de ce puissant instrument pour contenir les égoïsmes individuels, si elle voulait conserver l’empire conquis par les armes ; elle comprenait qu’elle avait besoin de prudens hommes d’État, de diplomates avisés, d’administrateurs éclairés, de soldats vaillans, de citoyens zélés, et qu’elle ne pourrait les avoir qu’en conservant les traditions et les institutions de l’État latin. C’était là un désir sincère, bien qu’en partie chimérique. Mais ce n’était plus seulement pour le conserver que l’Italie se donnait pour tâche de veiller sur son empire ; c’était pour en jouir, pour avoir les moyens de satisfaire le besoin, maintenant répandu dans toutes les classes, de cette culture plus raffinée, plus sensuelle, plus artistique, plus philosophique, dont l’État asiatique était l’organe, et qui avait pour effet d’exciter tous les égoïsmes personnels que l’État latin se proposait au contraire d’enchaîner et de contenir. La culture gréco-asiatique entravait la restauration de l’ancien État latin que tout le monde réclamait pour sauver l’Empire ; mais tout le monde ou presque tout le monde voulait justement sauver l’Empire, pour que l’Italie eût les moyens de s’assimiler la culture gréco-asiatique. Telle était dans ses grandes lignes la contradiction insoluble dans laquelle se débattait l’Italie ; la contradiction que la politique de Cléopâtre et la conquête de l’Egypte avaient démesurément grandie, en excitant d’une part l’esprit de tradition, et de l’autre le goût de l’orientalisme ; la contradiction qui apportait le désordre à la fois dans la vie privée et dans la politique, dans la religion et dans la littérature, et qui est l’âme du merveilleux poème composé à cette époque par Horace.

Horace nous a laissé en effet, ciselé dans des vers d’une beauté inimitable, le document le plus profond sur cette crise décisive, qui revient périodiquement dans l’histoire de toutes les civilisations auxquelles Athènes et Rome ont donné naissance. Horace avait chanté la grande restauration nationale dont, après Actium, tout le monde avait senti la nécessité, en dressant, avec de merveilleux blocs de strophes alcaïques et saphiques, le monument magnifique de ses odes civiles, nationales et religieuses à l’ancienne société aristocratique. Mais il n’était ni par tempérament, ni par inclination, ni par ambition, le poète national, tel qu’Auguste l’aurait peut-être désiré ; il n’était pas non plus le poète de cour qu’ont voulu voir en lui ceux qui l’ont mal compris. Ce fils d’un affranchi, qui avait peut-être du sang oriental dans les veines ; ce Méridional, né en Apulie, pays alors à moitié grec et où l’on parlait encore les deux langues, ce penseur subtil et ce maître souverain de la parole, qui n’avait d’autre but dans la vie que d’étudier, d’observer et de représenter le monde sensible, de comprendre et d’analyser toutes les lois du monde idéal ; ce philosophe lettré n’était pas beaucoup porté à apprécier Rome, sa grandeur, sa tradition, son esprit trop peu enclin à l’art et à la philosophie, trop pratique et trop politique. Lui qui avait chanté les grandes traditions de Rome, il en connaissait si mal l’histoire, que. dans une de ses odes, il fait détruire Carthage par Scipion l’Africain qu’il confond avec Scipion Emilien[74]. Son âge, ses études, un certain dégoût de tout et de tous, le plaisir qu’il prenait à son travail poétique, le poussaient même à vivre le plus possible dans le recueillement, à la campagne, loin de Rome, de ses amis et de ses protecteurs. Il avait horreur de lire ses vers en public ; il ne fréquentait guère les dilettantes de la littérature, les grammairiens qui étaient les professeurs et les critiques d’alors ; il faisait des séjours de plus en plus rares chez ses illustres amis, et bien des gens commençaient à le traiter d’orgueilleux, puisqu’il ne jugeait plus digne d’entendre ses poésies que les grands personnages, Auguste et Mécène[75]. Ceux-ci, de leur côté, regrettant de l’avoir si rarement chez eux, l’accusaient presque d’ingratitude[76]. Il lui était difficile, dans ces conditions, de devenir le poète national, et de se consacrer tout entier à la tâche d’encourager par sa poésie le grand mouvement des esprits qui se tournaient vers le passé. Mais il ne pouvait non plus rester inactif. Il était alors, à trente-neuf ans, dans sa pleine maturité, admiré, suffisamment fortuné, sans crainte pour le présent ni l’avenir ; il avait beaucoup étudié et beaucoup vu ; il avait été témoin d’une grande révolution ; il se trouvait maintenant placé comme au centre du monde et au milieu des courans d’idées, de sentimens, d’intérêts qui se croisaient à Rome, à cette époque où de si grandes questions inquiétaient les esprits. Malgré le recueillement où il se tenait d’habitude, malgré son goût pour la campagne et pour la vie du penseur solitaire, il avait toutes les facilités pour observer le microcosme qui gouvernait l’empire et où se formaient tant de germes de l’avenir. Il pouvait discuter avec Auguste, avec Agrippa et Mécène des maux du temps et de leurs remèdes, et suivre la chronique mondaine de la haute société, les fêtes, les scandales, les aventures galantes, les querelles des jeunes gens et des courtisanes. Il assistait aux efforts que l’on faisait pour restaurer le culte antique des dieux, de même qu’il pouvait admirer les nouvelles maisons que les artistes alexandrins décoraient pour les maîtres du monde. Il voyait croître et se répandre à Rome le luxe et les voluptés qu’entretenait l’argent égyptien, tandis qu’il entendait partout maudire l’avarice, la cupidité et la corruption débordante. Il possédait en somme tout ce qu’il faut à un grand écrivain pour créer une grande œuvre.

Horace en effet avait conçu le projet de créer une poésie lyrique latine, qui, par les mètres et les sujets, fût aussi variée que la poésie lyrique grecque. Il voulait devenir le Pindare et l’Anacréon, l’Alcée et le Bacchylide de l’Italie, exprimer dans tous les mètres tous les aspects de la vie qui se déroulait sous ses yeux. Et peu à peu, le chef-d’œuvre se formait dans l’esprit du poète. A mesure que les mille incidens de cette vie romaine si intense suscitaient en lui des images, des pensées, des sentimens, et rappelaient à sa mémoire des strophes ou des vers des poètes grecs ; à mesure que de ces images, de ces pensées, de ces sentimens, de ces réminiscences naissait en lui l’idée d’une courte composition lyrique, il écrivait en adoptant parmi les mètres grecs tantôt l’un et tantôt l’autre. Il composait petit à petit, l’un après l’autre, avec sa lenteur et son soin habituels, entre un voyage et un autre, entre un festin et une lecture, les quatre-vingt-huit petits poèmes des trois premiers livres des Odes. Il n’exprimait pas dans ses poèmes comme Catulle, une passion véritable et sincère ; il élaborait au contraire toutes ses odes, pensée par pensée, image par image, strophe par strophe, vers par vers, mot par mot ; il choisissait avec soin les motifs, les pensées, les images qu’il pouvait imiter dans Alcée, dans Sapho, dans Bacchylide, dans Simonide, dans Pindare, dans Anacréon ; il employait avec art et très souvent les motifs de la mythologie grecque ; il composait en somme une poésie lyrique réfléchie, en s’efforçant d’atteindre à la perfection du style et de développer, à travers la variété des motifs, un sujet unique qui est sous-entendu, mais n’en est pas moins la véritable matière du poème. On se laisse tromper par la division matérielle des Odes, quand on les lit et qu’on les admire séparément comme un recueil de poésies variées. Pour comprendre l’œuvre la plus fine et la plus achevée de la littérature latine, il est nécessaire de lire tout l’ensemble de ces poèmes, aussi bien les plus longs et les plus sérieux que les plus courts et les plus légers, en observant comment le motif d’une ode correspond à celui d’une autre ou le contredit, en cherchant à découvrir le fil invisible qui les tient toutes ensemble, comme les perles d’un collier. Ce fil idéal, ce sujet unique sous-entendu dans toute l’œuvre, c’est la douloureuse confusion dans laquelle l’âme romaine se débattait alors, et que le poète ne cesse de considérer dans ses contradictions insolubles, sans avoir ni l’espoir, ni même, semble-t-il, la volonté de les résoudre.

Au sortir de conversations avec Auguste, avec Agrippa, avec Mécène, le poète compose les fameuses odes civiles et religieuses, dans lesquelles il évoque, en magnifiques strophes saphiques ou alcaïques, le passé de Rome et la tradition séculaire des vertus publiques et privées. Parfois il énumère en belles strophes saphiques d’abord les dieux et les héros de la Grèce, puis les personnages illustres de Rome ; il rappelle Paul-Emile « donnant sa grande âme aux Carthaginois victorieux, » et la gloire des Marcellus, et la mort courageuse de Caton, et la splendeur de l’astre des Jules, pour se réjouir à la fin de l’ordre rétabli dans le monde, sous le règne de Jupiter, qu’Auguste représente sur la terre[77]. Ailleurs, il admire avec ferveur la vertu aristocratique, qui n’est point, comme la gloire des ambitieux, le jouet de la faveur populaire[78]. Se souvenant des soldats de Crassus qui se sont mariés en Perse, et ont oublié le temple de Vesta, il fait revivre dans une pose sculpturale le simple et sublime héroïsme d’Attilius Régulus[79]. Il rappelle par de nobles images comment la jeunesse qui « teignit la mer du sang carthaginois » avait été élevée d’une façon austère dans la famille, qui n’avait pas encore été corrompue par une époque criminelle[80]. Mais sur les colonnes, les métopes, les triglyphes de ce monument magnifique, élevé à la grandeur légendaire de la société aristocratique, vient se poser tout un vol de pièces où Horace a célébré l’amour, Bacchus et les festins. Au sortir des maisons patriciennes, où l’on vantait si fort le passé, Horace retrouvait la bande joyeuse de ses jeunes amis, qui, maintenant que la paix était revenue, ne songeaient qu’à bien profiter des revenus des biens acquis dans le royaume des Ptolémées, et qui aimaient les loisirs de la villégiature, les festins, les jolies femmes, les distractions. Et le voilà qui, en se servant des mètres grecs les plus souples, adresse des invitations à ses amis ou leur demande de préparer un bon repas ; ou il vient interrompre par des menaces ironiques des convives avinés, priant l’un d’eux de lui révéler le nom de sa belle[81] ; ou encore il peint avec une grande richesse de motifs mythologiques de petits tableaux érotiques dans lesquels dominent tantôt le sentiment, tantôt la sensualité, et tantôt l’ironie. Le poète reproche en plaisantant à Lydie d’avoir inspiré à Sybaris une telle passion qu’il n’est plus visible pour aucun de ses amis[82] ; ailleurs, il dépeint avec de brûlantes images les tourmens de la jalousie[83] ; ailleurs, en lui faisant de gracieuses descriptions, il invite Tyndaris à se retirer dans une vallée éloignée de la Sabine, où Faunus enfle ses pipeaux, pour y fuir les feux de la canicule et l’insolent Cirus qui trop souvent porte sur elle ses mains violentes[84] ; ailleurs encore il dit son amour pour Glycère « dont le corps brille d’un éclat plus pur que le marbre de Paros[85]. » Un jour, tandis qu’il se promène seul et sans armes dans les bois en pensant à Lalagé, il rencontre un loup, et le loup s’enfuit. Horace tire de là une singulière philosophie : c’est l’amour qui donne à l’homme un caractère sacré ; l’amoureux est un homme pur. Aussi, quoi qu’il arrive :


Dulce ridentem Lalagen amabo
Dulce loquentem[86].


Et nous voyons passer rapidement sous nos yeux d’autres femmes et d’autres amoureux. Voici Chloé qui s’enfuit comme un faon effrayé par le vent qui mugit[87] ; des jeunes gens qui frappent désespérément à la porte que leur a fermée brusquement Lydie[88] ; un amant qui se laisse dominer par une esclave avide, rusée et autoritaire[89] ; un jeune homme qui s’est épris d’une fille arrivée à peine à la puberté et à qui le poète, usant d’images compliquées, donne des conseils sages et ironiques, en lui disant qu’il a tort de vouloir du « raisin vert[90] ; » la belle courtisane Barine, l’effroi des mères, des pères et des jeunes épouses, dont les sermens font sourire le poète. Il affirme avec une solennité plaisante qu’il est permis en amour de se parjurer.


Ridet hoc, inquam, Venus ipsa, rident
SimpUces Nymphœ, ferus et Cupido[91].


Astérie qui attend Gygès, obligé de s’absenter pendant un hiver, et qui se laisse consoler par son voisin Enipée, est le sujet d’un petit tableau peint, comme à l’ordinaire, avec d’ironiques amplifications mythologiques[92]. Plus loin, c’est un gracieux dialogue entre des amans qui se querellent et excitent mutuellement leur jalousie, puis finissent par se réconcilier[93]. Il y a aussi des supplications adressées aux belles au cœur trop dur ; une prière à Mercure, qui « pouvant conduire derrière lui les tigres et les forêts, » doit aussi pouvoir apprivoiser une belle cruelle ; il lui raconte tout au long, avec une exagération voulue, toute l’histoire des Danaïdes[94]. Et il termine aussi sur un ton plaisant ses poésies erotiques, en se comparant à un vieux soldat de l’amour qui, « après avoir combattu non sans gloire, » va déposer ses armes dans le temple de Vénus ; mais il invoque aussitôt la déesse pour qu’elle le délivre de Chloé[95].

Ces petits tableaux et ces personnages étaient presque tous sans doute tirés de la poésie grecque et de la chronique galante de Rome ; ils étaient étrangers au poète qui prenait pour lui ce qu’il inventait ou ce qui était arrivé à autrui. Ce n’était plus là en effet une poésie amoureuse personnelle comme celle de Catulle. C’était une poésie amoureuse littéraire, de réflexion, que le poète composait paisiblement, auprès de ses livres, au gré d’une fantaisie agile et heureuse, où se mêlaient la sensualité et l’ironie, la fine psychologie et la virtuosité littéraire, et qui était dans la littérature le signe du changement qui se produisait dans les mœurs, à mesure que l’amour, l’ancien devoir civique de la propagation de la race dans la famille, devenait une stérile volupté personnelle, un caprice de l’imagination, une source de plaisirs esthétiques, un sujet de plaisanteries et de risées.

C’est ainsi que le poète exprimait tantôt la philosophie delà vertu qui dérivait de la tradition, tantôt la philosophie du plaisir qui dérivait de l’art grec et des mœurs contemporaines. Mais Horace ne fait aucune tentative pour concilier ces deux philosophies discordantes ; il s’abandonne tantôt à l’une et tantôt à l’autre, et il n’est satisfait ni de l’une ni de l’autre. Il avait conscience de la force et de la grandeur de la tradition ; mais il comprenait aussi que cette grande philosophie du devoir ne convenait plus ni à la mollesse de son époque, ni à sa propre faiblesse morale, et il l’avoue très franchement. Il a condensé dans les quelques vers de l’ode merveilleuse à la déesse qui avait son temple à Antium, à la Fortune, toute une philosophie amère de l’histoire et de la vie. La fortune, et non la vertu, est la maîtresse du monde ; la destinée en est l’esclave docile ; les hommes et les empires sont en son pouvoir ; c’est à elle aussi que doit se fier Auguste qui part pour de lointaines expéditions ; c’est d’elle, mais sans trop de confiance, qu’il faut espérer un remède aux tristesses du temps[96]. La guerre et les affaires publiques étaient les occupations les plus nobles, d’après l’ancienne morale ; mais Horace ne sait pas cacher qu’elles répugnent à son égoïsme intellectuel, et de temps en temps il loue ouvertement la paresse civique ; il adresse à son ami Iccius, qui se prépare à partir pour la guerre d’Arabie dans l’espoir d’en rapporter de l’argent, une ode dans laquelle il s’émerveille qu’un homme qui s’était tourné vers les études, et « avait donné d’autres espérances, » parte pour la guerre[97]. Dans une belle ode saphique adressée à Crispus Sallustius, le neveu de l’historien, il traduit la pensée stoïcienne, très noble assurément, mais tout à fait antiromaine, d’après laquelle le véritable empire de l’homme, le seul qui compte, n’est pas celui qu’il exerce sur les choses matérielles, mais celui qu’il a sur ses propres passions[98]. Ainsi l’égoïsme intellectuel arrive chez lui à défigurer un des principes fondamentaux de l’ancienne morale romaine, le culte de la simplicité. Horace blâme le luxe, l’avarice et la cupidité, les constructions royales qui usurpent les terrains qu’il fallait laisser aux laboureurs[99] : il considère comme plus sages que les Romains, les Scythes qui portent leurs maisons sur des chars, et les Gètes qui ne connaissent pas la propriété terrienne[100]. Mais en faisant l’éloge de la simplicité, il en arrive à une doctrine de nihilisme politique qui ressemble à celui de Tibulle : ce ne sont ni les richesses, ni les honneurs, ni les magistratures, ni les tourmens de la politique qui rendent la vie parfaite. C’est la santé, et, avec elle, l’étude. Que demande le poète dans sa belle prière à Apollon ? « De vivre d’olives, de chicorée et de mauve ; de demeurer en bonne santé ; d’arriver à une vieillesse dont la poésie fera l’honneur et le charme[101]. » Il va plus loin, et rompant absolument avec les traditions romaines, il déclare dans certaines odes que le but de la vie, c’est le plaisir physique ; il conseille de se hâter de boire et d’aimer, car ce sont là les deux vraies voluptés de la vie ; il s’abandonne à un mot épicurisme, dont le détournent cependant de temps à autre des scrupules religieux. Mais, même dans sa religion, le poète demeure incertain et plein de contradictions. Parfois, cédant sans doute au mouvement qui se produisait en faveur de l’établissement de la vieille religion nationale, il déclare qu’il a trop navigué sur les mers de la philosophie, et qu’il veut maintenant tourner sa voile pour le retour ; et il décrit le Diespiter national à la façon antique, comme le dieu qui fend les nues avec l’éclair et qui frappe de coups terribles les humains[102]. Mais il admire, et il aime trop la religion artistique du plaisir et de la beauté créée par les Grecs ; et presque toujours il invoque, décrit et fait agir les dieux de l’Olympe hellénique, en les représentant sous les formes et dans les attitudes que leur avaient données la sculpture et la peinture, et aussi avec la signification et les fonctions qu’ils ont dans la mythologie grecque. Quels sont donc les dieux qui, d’après Horace, gouvernent véritablement le monde ? Sont-ce les dieux austères, impersonnels et presque informes du bon vieux temps, qui accablent l’Italie de calamités, parce que leurs temples tombent en ruine ? Sont-ce les symboles de la Pudor, de la Justitia, de la Fides, de la Veritas, si chers aux anciens Romains, qu’Horace évoque encore dans les vers écrits pour la mort de Quintilius Varus, où le sentiment d’amitié est exprimé avec une si grande douceur[103] ? Ou ce Mercure homérique, qui a sauvé le poète dans la bataille de Philippes, en l’entourant d’un nuage ? Ou ce dieu Faune qu’il invoque aux nones de décembre, dans un délicieux petit tableau bucolique, pour qu’il protège sa propriété[104] ? Ou Vénus et Cupidon et Diane sous leur forme grecque ? Ou ces innombrables divinités que le polythéisme grec avait disséminées dans tous les recoins les plus cachés de la nature, et qu’Horace entrevoyait jusque dans la fontaine Bandusie, « aux eaux plus limpides que le verre[105] ? »

On ne saurait dire si les croyances d’Horace sont une religion morale ou une religion esthétique. Parfois dans ses poésies civiles il invoque les dieux comme les régulateurs suprêmes du monde, mais dans d’autres poésies il les mêle à tous les actes et à tous les événemens humains, parce qu’ils sont beaux et lui donnent l’occasion de composer des strophes magnifiques. Sa conception politique et morale de la vie étant contradictoire, et sa conception religieuse incertaine, quel but bien défini la vie peut-elle donc avoir pour Horace ? Ce ne sont pas les vertus publiques et privées dont il ne se sent pas capable, et dont il ne croit pas que ses contemporains le soient plus que lui ; ce n’est pas le plaisir physique, ni le plaisir intellectuel qui, il le comprend bien, ruineraient le monde si on les prenait comme fin suprême de tous les efforts humains ; ce n’est pas non plus un mélange de devoir et de plaisir, car il ne voit pas comment on pourrait faire le partage de l’un et de l’autre ; ce n’est pas une obéissance servile à la volonté des dieux, qui sont maintenant trop nombreux, trop différens les uns des autres et qui s’accordent trop mal entre eux. Aussi, effet naturel de tant d’incertitude, on voit apparaître, à l’extrême horizon de ce grand vide moral, le fantôme qui projette son ombre sur toutes les époques peu sûres d’elles-mêmes, la peur de la mort. Quand l’homme ne réussit pas à se persuader que la vie tend vers un but idéal que nul homme, à lui seul et réduit à ses propres forces, ne pourra jamais atteindre ; quand le fait de vivre apparaît comme le seul but de la vie, la brève durée de l’existence inquiète, trouble et attriste. Et elle troublait profondément Horace. La pensée de la mort lui était toujours présente ; les poésies qu’il a composées en souvenir de ses amis morts sont à coup sûr celles où il a mis le plus de sentiment et de sincérité. Il faut se hâter de vivre ; le temps passe ; la mort ne respecte personne ; elle nous attend tous au passage ; tout doit disparaître dans le néant :


Eheu ! fugaces, Postiune, Postume,
Labuntur anni[106].


Ces motifs sont répétés sous les formes les plus diverses et les plus admirables, étrangement mêlés à des poésies joyeuses et voluptueuses, mais répandant sur l’œuvre tout entière une tristesse vague et pénétrante.

Etrange poème, dont l’unité idéale est formée justement des contradictions de ses différentes parties. Si on comprend ce poème, on comprend aussi les incertitudes de la politique d’Auguste. Nul mieux qu’Horace n’est allé jusqu’au fond du grand vide spirituel sur lequel reposait le gigantesque édifice de l’empire. Qui donc pouvait oser de grandes choses, quand la nation tout entière était plongée dans une si grande contradiction ? Comment travailler vigoureusement avec des instrumens aussi usés ? Il est vraiment d’un esprit trop étroit de ne voir, comme le font certains historiens, dans toute l’œuvre d’Auguste qu’une « comédie politique » destinée à cacher une monarchie sous les formes d’une république. C’était une tragédie véritable que cette nécessité de concilier le militarisme de la vieille Italie et la culture de l’Asie hellénisée, — surtout depuis que la conquête de l’Egypte avait rendu ces deux élémens plus inconciliables que jamais.


GUIGLIELMO FERRERO.


  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Dion (53, 26) nous apprend qu’en l’an 25, Tibère et Marcellus étaient à la guerre, en Espagne avec Auguste. Il me parait donc légitime de supposer qu’ils partirent avec lui.
  3. Cic. Phil., 5. 17, 47 : Majores nostri, veteres illi, admodum antiqui, leges annales non hahebant : qua multis post annis attulit ambitio… Ita sæpe magna indoles virtulis, priusquam reipublicæ prodesse potuisset, exstincta fuit. 48… admodum adulescentes consules facti. Tac, An., XI, 12 : apud majores… ne ætas quidem distinguebatur, quin prima juventa consulalwn ac dictaturam inirent. Les carrières rapides des parens d’Auguste, de Tibère, des Marcellus, de Drusus, que l’on a voulu considérer comme preuve de l’intention d’Auguste de concentrer au moyen de privilèges le pouvoir dans sa famille, sont au contraire un de ses grands efforts pour revenir à la tradition aristocratique et républicaine. Là aussi Auguste voulait refaire la république de Scipion l’Africain. Cela est si vrai que non seulement ses parens, mais aussi des citoyens qui n’appartenaient pas à sa famille, obtinrent, de son vivant, les charges suprêmes, étant encore très jeunes. C’est ainsi que L. Calpurnius Pison fut consul en l’an 15 av. J.-C. à 33 ans, étant né en l’an 48 av. J.-C. et étant mort à 80 ans en l’an 32 de l’ère chrétienne (Tac, An., 6, 10). L. Domitius Ahénobarbus, qui mourut en l’an 25 de l’ère chrétienne (Tac, 4, 44), fut consul en l’un 16 av. J.-C. ; s’il avait été consul à ce que Cicéron appelait l’âge légal, c’est-à-dire à 43 ans, il serait mort à 84 ans et Tacite aurait signalé, comme pour Pison, une aussi rare vieillesse. Son silence nous prouve que Domitius ne devait pas être très âgé : si l’on suppose qu’il avait alors soixante et onze ans, il aurait été consul à trente ans. C. Asinius Gallus, le fils du fameux écrivain, né en l’an 41 av. J.-C. (Serv., ad Virg. Ecl., 4, 11), fut consul en l’an 8 av. J.-C, c’est-à-dire à trente-trois ans. P. Quintilius Varus fut consul en l’an 13 av. J.-C. Vingt ans plus tard, en l’an 7 de l’ère chrétienne, il fut envoyé pour gouverner la Germanie. Il n’est pas probable qu’un commandement comme celui-là ait été confié à un homme très âgé ; il est plus vraisemblable qu’il le fut à un homme d’une cinquantaine d’années ; il n’avait donc qu’environ trente ans, lui aussi, quand il fut consul. Si nous connaissions la date de naissance de tous les consuls, nous aurions sans doute beaucoup d’autres exemples du même genre à fournir ici. La chose d’ailleurs est naturelle : même si Auguste ne l’avait pas voulu, il aurait été obligé d’agir ainsi ; puisqu’il voulait restaurer le principe aristocratique, il était nécessaire d’ouvrir les portes aux jeunes gens, tant l’aristocratie était réduite. Voyez Suét., Aug., 38.
  4. Voyez Ferrero, Grandeur et décadence de Rome tome IV 282.
  5. Bouché-Leclercq, Histoire des Lagides, Paris, 1904, II, p. 360.
  6. Suét., Aug., 73.
  7. Bouché-Leclercq, Histoire des Lagides, Paris, 1904, II, p. 361.
  8. Liv., Épit., 134 ; le conventus dont parle Tite-Live fut sans doute un congrès des notables de la Gaule.
  9. Hirt. B. G., VIII, 49 ; honorifice civitates appellando. Pline, II. N., 4, 31 (17) et 32 (18) met au nombre des alliés les Carnutes. Mais avec Hirschfeld, je crois qu’il y a probablement là une erreur, au moins pour ce qui est de l’époque qui suivit immédiatement la conquête. On comprend facilement que les Éduens, qui étaient les anciens amis de Rome, que les Rèmes et les Lingones qui avaient tant aidé César dans la guerre de 52, aient obtenu facilement la qualité d’alliés. Mais pour les Carnutes, qui avaient lutté contre Rome avec acharnement, la chose paraît peu vraisemblable. Pline, II. N., 4, 31 (17)-33 (19), énumère les peuples libres, environ une dizaine, dont il trouva l’indication dans les commentaires d’Auguste. Mais il est difficile de dire si le nombre en était le même à la fin de la conquête. Il y eut probablement des modifications successives.
  10. Hirt. B. G., 8, 49 : nulla onera injungendo.
  11. Hirt. B. G., 8, 49,… principes maximis præmiis adficiendo.
  12. Sur la fréquence du nom de Julius en Gaule à cette époque-là, voyez Anatole de Barthélémy, les Libertés gauloises sous la domination romaine, dans la Revue des questions historiques, 1872, page 372.
  13. Voyez l’intéressante étude d’Anatole de Barthélémy, les Libertés gauloises sous la domination romaine, dans la Revue des questions historiques, 1872, p. 368 et suiv.
  14. Strab., 4, 1, 2 (178) : νῦν δ' ἀναγκάζονται γεωργεῖν, ϰαταθέμενοι τὰ ὅπλα….
  15. Strab.. 4, 1, 2 (178) : ἡ δ' ἄλλη πᾶσα σῖτον φέρει πολῦν ϰαὶ ϰέγχρον ϰαὶ βάλανον ϰαὶ βοσϰήματα παντοῖα, ἀργὸν δ' αὐτῆς οὐδὲν, πλὴν εἴ τι ἕλεσι ϰεϰώλυται ϰαὶ δρυμοῖς.
  16. Voyez les preuves données par Desjardins, Géographie historique de la Gaule, vol. I, Paris, 1876, p. 409 et suiv.
  17. Près des Volces Tettosages (Strab., 4, 1, 13), près des Tarbelles (Strab., 4, 2, 1), ; dans les Cévennes (Strab., 3, 2, 8) ; dans les rivières (Diod., 5, 27).
  18. Le fait que Diodore dit (5, 27) ϰατά γοῦν τὴν Γαλατίαν ἄργυρος μὲν τὸ σύνολον οὐ δὲ γίγνεται, tandis que Strabon dit au contraire qu’il y en avait près des Ruthènes et des Gabales (4, 2, 2), prouve que les mines d’argent furent découvertes après la conquête. La description de la Gaule que donne Diodore est évidemment tirée de documens plus anciens et qui décrivent la Gaule à l’époque de son indépendance. Dans Desjardins (I, page 423 et suiv.) se trouve la preuve que beaucoup d’autres mines d’argent furent exploitées en Gaule, sous la domination romaine ; mais comme Strabon n’en parle pas, il est difficile d’affirmer qu’on avait déjà commencé les fouilles à ce moment-là.
  19. Plin., N. H., 19, 1, 7-8 : ignoscat tamen aliquis Ægypto serenti (limun) ut Arabiæ lndiæque merces importer, itane et Galliæ censentur hoc reditu ? Cadurci, Caleli, Ruteni, Bituriges ultimique hominum existimali Morini, immo vero Galliæ universæ vela texunt… Si on considère combien furent lents les progrès économiques dans le monde antique, on trouvera qu’il est raisonnable de faire remonter à ces années-là les commencemens de cette culture, qui devait dans la suite prendre une grande extension. Il faut ajouter que Strabon rappelle que le lin était déjà une industrie florissante auprès des Cadurces (4, 2, 2).
  20. Nous verrons qu’un peu plus tard il y avait une école fameuse à Augustodunum, la nouvelle capitale des Éduens.
  21. Nous verrons que probablement ces années-là fut introduite la quadragesima Galliarum, impôt de 2 1/2 pour 100 sur les importations. On n’aurait pas songé à cet impôt, si les importations en Gaule n’avaient déjà été considérables. Parmi les produits importés, ceux qui l’étaient dans les plus grandes proportions devaient être l’huile et le vin.
  22. Par exemple, le mausolée des Jules à Saint-Rémy en Provence : voyez Courbaud. Le bas-relief romain à représentations historiques, Paris, 1899, p. 328-329.
  23. Liv., Per., 131 et Dion, 53, 22, disent d’une façon précise que l’acte le plus important accompli par Auguste pendant son court séjour en Gaule fut le cens. Ce cens ne fut certainement pas ordonné par une pure curiosité statistique. Le but ne pouvait être que d’augmenter les impôts de la Gaule. César, comme nous l’avons vu, ne les avait, pas augmentés, et il est peu probable qu’ils aient été augmentés pendant la guerre civile. Cette augmentation des impôts nous explique l’épisode de Licinus, survenu douze ans plus tard, et dont nous parle Dion, 54, 21. Nous aurons à en parler ainsi que du mécontentement qui régna en Gaule les années suivantes. Nous verrons en outre que des textes jusqu’ici à demi compris de saint Jérôme, de Sincellus et du Chronicon Paschale confirment cette hypothèse.
  24. Il n’est question de Licinus dans Dion que plus tard, vers l’an 10, comme procurateur de la Gaule. Mais s’il avait déjà tant volé, à cette époque, il devait s’y être mis depuis quelques années. Je suppose donc qu’Auguste l’avait installé en Gaule, dès le début, lorsqu’il commença ses réformes.
  25. Suét., Aug., 26.
  26. Le scandale de Cornélius Gallus dut éclater alors qu’Auguste était absent de Rome, puisque, comme le dit Dion (53, 23), ce scandale fit fureur en l’un 26 av. J.-C.
  27. Amm. Marc, 17, 4, 5 : metu nobilitatis acriter indignatæ.
  28. Dion, 53, 24, nous dit en effet qu’il y eut plusieurs citoyens qui firent voir leur indignation au sujet de cette persécution, injuste, ou tout au moins exagérée dont Gallus était l’objet.
  29. Suét., Aug., 40.
  30. On peut retrouver même dans les poésies érotiques de curieux témoignages de cette antipathie populaire pour les hommes qui s’étaient enrichis dans la guerre civile. Voy. Tib., 2, 4, 21 ; Ovid., Amor., 3, 8, 9.
  31. Suét., Au., 66 ; Dion, 53, 23. En prenant cette décision, Auguste cherchait évidemment à contenter l’opinion publique sans perdre Gallus. Ceci nous montre que si Auguste, comme il est probable, encouragea d’abord les accusations que l’on portait contre Gallus, elles produisirent cependant un effet beaucoup plus considérable qu’il ne l’aurait voulu.
  32. Dion, 53, 23 ; Amm. Marc, 17, 4, 5.
  33. Nous le savons par Dion, 53, 23 et par Suétone, Aug., 66 : Senatusconsultis ad necem compulso.
  34. Les deux explications nous sont données, l’une par Tacite, Annales, 6, 11 (quasi nescius exercendi) ; l’autre par saint Jérôme, chronique, ad a. Abr., 1991 = 728/20 (incivilem potestatem esse contestans). Il me semble que Messala pouvait alléguer les deux raisons. Quand je prétends que la catastrophe de Gallus put décider Messala à se retirer, ce n’est évidemment qu’une hypothèse : elle me paraît vraisemblable parce que l’on peut expliquer ainsi la détermination soudaine que prit Messala de se retirer. Ce qui arrivait à Gallus devait donner à réfléchir à Messala, car l’autorité de l’un aussi bien que de l’autre dérivait de la même conception politique : le l’établissement des anciennes præfecturæ.
  35. Dion, 53, 25 ; Suét., Aug., 30.
  36. Suét., Aug., 24-25. Je crois que les faits rapportés dans ce passage appartiennent aux premiers temps du gouvernement d’Auguste. Nous verrons en effet que dans les derniers temps la discipline dans les armées s’était de nouveau tout à fait perdue.
  37. Dion (53, 25) ne cite qu’un seul légat : C. Antistius. Florus, 2, 33, 51 (4, 12, 51) en nomme trois : Antistius, Furnius et Agrippa. Orosc (6, 21, 6) en cite deux : Antistius et Firmius. Il n’y a donc pas de doute au sujet d’Antistius. Pour ce qui est d’Agrippa, je suis porté à croire que Florus a fait une confusion avec les guerres postérieures. Nous savons en effet qu’en l’an 27 et en l’an 25 Agrippa était à Rome ; et en outre, Orose ne parle pas de lui dans cette guerre. Quant au legatus au sujet duquel Orose et Florus ne sont pas d’accord, il est assez vraisemblable de supposer que ce fut ce C. Furnius, qui fut consul en l’an 17 av. J.-C.
  38. Suét., Aug., 39 : Mon. Anc, 4, 5.
  39. Dion, 53, 24 ; Vell., 2, 91, 3.
  40. Dion, 53, 24.
  41. Vell., 2, 91, 3.
  42. Dion, 53, 24. La haine politique des grands pour Rufus remplit le chapitre 91 du livre II de Velléius. Cette haine seule peut expliquer l’opposition que les hautes classes firent à Rufus. Jusqu’à la conjuration contre Auguste, qui fut une représaille à la suite de l’injustice qu’il avait subie, — si toutefois l’accusation était vraie, — Rufus n’avait commis aucune action condamnable. Velléius lui-même, qui lui est si opposé, ne sait citer aucun fait qui justifie l’aversion que la noblesse avait pour lui. Son zèle pour éteindre les incendies, même s’il était un peu bruyant et intéressé, n’en était pas moins louable et la haine politique seule pouvait lui en faire un reproche. Rufus ne faisait pour les incendies que ce qu’Agrippa avait fait pour les eaux. Dion d’ailleurs le loue en disant (53, 24) : ἄλλα τε πολλὰ ϰαλῶς πράξας.
  43. Dion, 53, 24.
  44. Qui fut le second præfectus Ægypti ? Ælius Gallus ou Pétronius ? La question a été très discutée par les savans allemands. Mais s’il est impossible d’arriver à une conclusion certaine, il me semble que les plus grandes probabilités sont pour Pétronius. J’admets avec Gardthausen que le vague ὕστερον de Strabon (17, 1, 53) n’est qu’un faible argument ; mais il y en a d’autres. Notons d’abord qu’un autre passage de Strabon (17, 1, 54) nous indique que la même année, — l’an 25 av. J.-C. comme nous le verrons bientôt, — Ælius Gallus et Pétronius étaient tous les deux en Égypte, et que l’un fit l’expédition d’Arabie, l’autre celle de Numidie. L’un devait donc agir en qualité de præfectus Ægypti, l’autre en qualité d’officier subordonné. Or Josèphe (15, 9, 1 et 2) nous dit clairement que dans la treizième année du règne d’Hérode (du printemps de l’an 25 au printemps de l’an 24 av. J.-C.), Pétronius était ἐπαρχὴς (eparchês) de l’Égypte, c’est-à-dire præfectus ; et (§ 3) que Ælius Gallus fit l’expédition dans la Mer-Rouge. Ainsi, selon Josèphe, Ælius Gallus était un officier subordonné. Pline confirme la chose ; en effet, quand il raconte (6, 29, 181) l’expédition de Pétronius en Ethiopie, il l’appelle « chevalier et préfet d’Égypte, » tandis que, quand il raconte l’expédition d’Ælius en Arabie (6, 28, 160), il l’appelle seulement chevalier. Ce témoignage, à lui seul, n’aurait pas grande valeur ; ce qui lui en donne, c’est qu’il est confirmé par Josèphe. En outre, comme il s’agit d’une expédition secondaire, il n’est pas surprenant que l’on ait envoyé un officier subordonné et que le præfectus soit resté en Égypte. Rome était trop désireuse de voir l’ordre se maintenir dans ce pays pour en éloigner à la légère son premier magistrat. Enfin Strabon nous fournit un autre argument pour soutenir qu’Ælius Gallus fut préfet de l’Égypte non seulement après Pétronius, mais même plusieurs années après celles dont il est ici question, et que, par conséquent, il est probable que Pétronius fut préfet pendant de longues années, ou qu’entre Pétronius et Ælius Gallus, il y eut d’autres préfets. En effet, Strabon (2, 5, 12) nous dit que quand Ælius Gallus était præfectus Ægypti, il vit avec lui le port de Miosorme dans la Mer-Rouge, où étaient réunis 120 vaisseaux, qui faisaient le commerce avec l’Inde, tandis que sous les Ptolémées, le nombre en était beaucoup moins considérable. Il nous dit encore (16, 4, 24) qu’au temps de l’expédition de Gallus en Arabie, le commerce indien et arabe passait par la route de Leucocome, de Petra et de Syrie ; tandis qu’ensuite νυνί δε (nuni de) presque tout le commerce passait par Miosorme. Il y eut donc une déviation des courans commerciaux qui, quatre ou cinq ans après la chute des Ptolémées, ne pouvait encore être advenue. Le voyage de Strabon et de Gallus à Miosorme dut, par conséquent, avoir lieu beaucoup d’années après l’expédition en Arabie. Pétronius fut donc le second præfectus Ægypti ; et Ælius dirigea l’expédition d’Arabie comme legatus d’Auguste, mais en qualité d’officier subordonné. On n’est pas d’accord sur le præfectus de Pétronius : Pline l’appelle Publius et Dion Caïus.
  45. Voyez Sénèque, Controv., 2, 4 (12), 13 ; page 155 B.
  46. Pour ce qui est de la difficulté de pourvoir à l’entretien des routes, voyez C. I. L., VI, 1464 et 1501, et les observations de Hirschfeld, Untersuchungen auf dem Gebiete der röm. Verwaltung, Berlin. 1876, I, pages 110 et 111.
  47. Nous verrons en effet que quelques années plus tard Auguste renouvela la lex Cintia.
  48. Vell, 2, 81, 5 ; Suét., Aug., 72.
  49. Nous avons déjà dit, à la page 250 du tome IV de Grandeur et Décadence de Rome, qu’Auguste et Mécène avaient des propriétés en Égypte ; Josèphe (19, 5, 1) nous dit qu’Antonia, la mère de Drusus, avait un administrateur en Égypte, ce qui prouve qu’elle y avait de grandes propriétés. Ce devaient être une partie de la fortune accumulée par Antoine en Égypte ; Dion (51, lo) nous dit, en effet, que les filles d’Antoine et d’Octavie reçurent χρήματα ἀπὸ τῶν πατρώων.
  50. Hor., Sat.,1, 8, 14 ; Carm., 3, 29, 10.
  51. J’ai puisé les élémens de cette description dans le bel ouvrage de M. Courbaud, Le Bas-Relief romain à représentations historiques. Paris, 1899, p. 344 et suiv.
  52. Que l’on remarque combien paraissent exceptionnelles les louanges adressées à la femme dans ce qu’on est convenu d’appeler l’éloge de Turia. C. I. L., VI, 1527, V. 30-31 : domestica bona pudicitiæ, obsequii, comitatis, facilitatis, lanificii adsiduitatis, religionis sine superstitione, ornalus non conspicui, cultus modici ?
  53. Tibulle, 2, 4, 27 et suivantes.
  54. Voici une liste de passages trouvés dans les poètes de ce temps qui font allusion à cette dépravation et lancent leurs imprécations contre les vénalités de l’amour : Horace, Carm., 3, 6, 29. — Tibulle, 1, 4, 59 ; 1, 5, 47 et suiv. ; 1, 8, 29 et suiv. ; 2, 3, 49 et suiv. ; 2, 4 (toute l’élégie) ; 1, 7. — Properce, 1, 8, 33 et suiv. — Ovide, Am., 1, 8 ; 1, 10 ; 3, 8 ; 3, 12, 10 ; Ars Amat., 2, 161 et suiv. ; 2, 275 et suiv. Il me semble peu probable qu’un motif répété aussi souvent et sous tant de formes diverses, avec tant de détails vifs et précis, soit purement conventionnel et provienne d’imitations littéraires. Il pouvait y avoir de l’exagération dans cette peinture de mœurs, mais elle devait cependant être prise sur la réalité. Nous verrons en effet que la lex Julia de adulteriis essaya de punir ce honteux commerce.
  55. Properce, 1, 16, 1 et suiv.
  56. Voyez, les deux élégies d’Ovide, dont on pourrait dire qu’elles sont d’une naïveté terrible : Amor., 2, 13 et 14.
  57. Tibulle, I, 1, 53 et suiv.
  58. Ibid., I, 2, 65 et Suiv.
  59. Ibid., 3, 35.
  60. Tibulle, I, 3, 47.
  61. Ibid., I, 10, 1 et suiv.
  62. Ibid., I, 10, 25.
  63. Ibid., I, 10, 29.
  64. Ibid., I, 10, 33.
  65. Ibid,, 1, 10, 39.
  66. Ibid., I, 10, 45.
  67. Ibid., 2, 3, 35 : Ferrea non Venerem, sed praedam saecula laudant.
  68. Properce, 1, 6, 29.
  69. Properce, 1, 7, 9.
  70. Ibid., 1, 8, 43.
  71. Ibid., 1, 14, 9.
  72. Ibid., 1, 11, 22.
  73. Plusieurs dispositions furent prises à cette époque pour interdire cet art aux hautes classes.
  74. Carm., 4, 8, 17 : on a voulu considérer ces vers comme interpolés, mais je n’en vois pas la raison. Il n’y a aucune preuve qu’Horace connût bien l’histoire romaine. Il pouvait donc commettre cette erreur.
  75. Hor., Epist., 1, 19, 37.
  76. Voyez Suét., Horat, Vita ; et Hor. Epist., 1, 7,
  77. Horace, 1, 12.
  78. III, 2, V. 17 et suiv.
  79. III, 5.
  80. III, 6, V. 33 et suiv.
  81. Horace, I, 27.
  82. I, 8.
  83. I, 13.
  84. I, 17.
  85. I, 18, v. 6.
  86. I, 22.
  87. I, 23.
  88. I, 25.
  89. II. 4.
  90. Horace, II, 5.
  91. II, 8.
  92. III, 7.
  93. III, 9.
  94. III, 11.
  95. III, 26.
  96. Horace, I, 35.
  97. I, 29.
  98. II, 2.
  99. Horace, II, 15.
  100. III. 21, V. 9.
  101. I, 31, V. 15 et suiv.
  102. I. 34, 5.
  103. Horace, I, 24, 6.
  104. III, 18.
  105. III, 13.
  106. Horace, II, 14.