Les Désirs de Marinette

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journal Le Peuple (p. 1-63).

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 27 AVRIL

LES DÉSIRS DE MARINETTE



Dans cette partie du 14e arrondissement, qu’on appelle le Petit-Gentilly, près de la Porte d’Arcueil, il y a quelques années, si l’on s’égarait au milieu des champs que traverse l’aqueduc, entre la ligne du chemin de fer de Sceaux et la rue de la Glacière, on rencontrait une construction primitive à l’excès, qu’on eût prise pour une hutte de sauvages, si elle n’eût affecté, dans son infimité, les formes rectangulaires de l’habitation européenne.

C’était un rez de-chaussée, grossièrement bâti en moellons mal assemblés, dont aucun badigeon ne dissimulait les aspérités, et couvert de tuiles gauchement posées, où la mousse verdissait et brunissait à plaisir.

Il n’était pas besoin d’être maçon pour reconnaître au premier coup d’œil que cette baraque était l’œuvre d’une main inexpérimentée, et l’on se demandait quel Robinson pouvait s’être logé là, si près de la capitale de la civilisation ; mais bientôt des voix d’enfant se faisaient entendre, et si l’on avançait jusqu’au bord d’un enfoncement gazonné, du fond duquel s’élevaient de grands arbres, et formé par le talus même de l’aqueduc, on apercevait, assise là le plus souvent, au milieu de ses marmots, une jolie femme pauvrement vêtue, qui tricotait ou raccommodait en berçant sur ses genoux le plus petit des enfants.

Ce lieu était alors désert et tranquille, peu de promeneurs y pénétraient. L’horreur seule des chemins battus, qui dirige souvent mes pas, m’y conduisit par hasard, un jour. Après le premier moment de surprise, causé par la vue de la baraque, remarquant la bonne tenue du petit jardin, la fraîcheur et la gaieté des enfants, la propreté des guenilles qui séchaient au soleil, je reconnus les signes d’une pauvreté grande, mais intelligente et laborieuse.

Plusieurs fois, depuis, je pensai à revenir dans ce lieu, à faire connaissance avec cette famille ; mais le courant des choses de la vie me porta ailleurs et ce ne fut que longtemps après, cette année même, que, revenant d’Arcueil à travers champs, je me rappelai les gens de la cabane et fut pour les visiter.

Mais, tout avait bien changé. Ce coin de terre, autrefois si solitaire et si verdoyant, est occupé maintenant par de nombreux ouvriers, et bouleversé par les travaux du chemin de fer de ceinture. La tranchée, large et profonde, passe tout près de la cabane, et doit avoir écorné quelque peu le jardin ; une vraie maison, que les mains de maçons entendus élèvent à la hauteur d’un étage, se bâtit près de l’ancienne ; et de l’autre côté de la tranchée une baraque en planches porte écrit en caractères noirs : Vin et liqueurs. Pendant mon absence, la civilisation était venue là. Je restais près de la haie qui borde le chemin de fer, contemplant avec une sorte de stupéfaction tous ces changements, quand une vieille femme, que j’avais aperçue de loin, me rejoignit et s’arrêta près de moi dans le sentier.

Je me rangeais pour la laisser passer, quand l’idée me vint de l’interroger sur les gens de la cabane. Elle portait un panier où se voyaient des herbes fraichement coupées ; ce devait être une femme du voisinage.

— Oh ! me dit-elle, voilà bientôt six ans qu’ils ont quitté l’endroit. C’est une histoire étrange que celle de Marinette. Il n’y avait personne de plus pauvre, et c’est une dame à présent, il est vrai, que la fortune, comme on dit, n’est pas toujours le bonheur, et elle l’a bien vu.

— Vous l’avez donc connue ? demandai-je.

— Si je l’ai connue ! je crois bien ! Je l’ai vue pas plus haute que ça, et, de temps en temps, je la vois encore ; et, tenez, c’est elle qui m’a donné tous les vêtements que j’ai sur moi ; car on ne devient pas riche à courir les champs comme je fais pour cueillir à grand peine un pauvre panier de pissenlits. Certes, si vous voulez savoir l’histoire de ces gens-là, vous ne pouviez pas vous mieux adresser.

Le visage doux et intelligent de la jeune femme de la cabane et sa distinction native m’avaient frappé ; ce que venait de dire la vieille femme augmenta ma curiosité ; je me déclarai donc prêt à l’écouter, et lui offris une pièce d’argent qu’elle prit avec beaucoup de reconnaissance, car elle eût volontiers parlé pour rien. Elle se mit donc à me raconter l’histoire de Marinette, et la voici :

Marinette, à l’âge de douze ans, était une de ces petites filles qu’on rencontre dans les quartiers les plus pauvres de Paris, les cheveux épars, la jupe et guenilles, les pieds nus dans des souliers déchirés et trop grands.

Elle habitait au bout de la rue de la Santé, près de la Glacière, une petite chambre sans air et sans jour, dans une cour empuantée par l’égout d’un fumier. Son père, autrefois cordonnier, ne faisait plus que des raccommodages, faute du cuir nécessaire à la confection de souliers entiers, et pour dire toute la vérité, il savait mieux lever le coude que pousser l’alène. Marinette avait perdu sa mère dès l’âge de cinq ans ; elle s’ennuyait seule à la maison et n’avait personne qui s’occupât d’elle : aussi jouait-elle toute la journée en compagnie d’autres petites filles, dans le champ couvert de poussier de mottes qui est en face ; quelquefois s’écartant un peu plus loin vers la carrière et sur l’aqueduc, elles se roulaient, avec des éclats de rire, du haut en bas du talus gazonné qui se trouve là.

Marinette, parmi elles, était la plus folle et la plus sauvage. Elle avait d’ailleurs en tout l’initiative, qu’il s’agit de grimper aux arbres ou de former des colliers à plusieurs rangs avec des baies de lierre ou d’églantine : de changer subitement, par la toute-puissante baguette de la fée Imagination, tel buisson en un palais, ou de monter en un clin d’œil, entre deux racines d’arbres, à l’aide de feuilles ou de cailloux, des boutiques aussi bien approvisionnées que le Palais-Royal ou les Halles. Du moins l’assuraient les petites marchandes, bien que ces lieux ne leur fussent connus que de nom, comme tant d’autres choses.

À côté du bouge que Marinette et son père habitaient, dans une autre chambre presque aussi pauvre, vivait la veuve Cadron, cardeuse de matelas, avec son fils Joseph, âgé de quinze ans.

Joseph était un grand garçon de figure fraîche et rose, que sa mère tenait propre comme un bourgeois ; il apprenait la profession de menuisier-ébéniste, et partait chaque matin de bonne heure pour se rendre chez son patron, où il restait jusqu’au soir. Mais, que ce fût soir ou matin, il passait auprès de Marinette sans lui dire bonjour et même sans la regarder.

Un jour que la petite fille était assise au bord du champ de poussier, et que Joseph passait ainsi devant elle en fredonnant, elle prit une pierre et la lui lança de toutes ses forces.

La pierre atteignit Joseph dans le dos et lui fit mal.

Il se retourna, vit Marinette qui prenait la fuite, courut après et l’atteignit en quelques enjambées. Assurément, cette attaque sans motif avait mis Joseph en colère ; mais quand il tint dans sa main cette frêle et maigre petite créature, il n’eut pas le courage de lui tirer le moindre cheveu.

— Méchante gamine ! dit-il seulement, méchante gamine !

Et d’un ton presque paternel, il ajouta :

— Pourquoi voulais-tu me faire du mal ?

— Pourquoi êtes-vous si fier ? dit la petite. Vous ne me dites jamais rien, et pourtant nous demeurons porte à porte.

— Ah ! excusez. Mademoiselle aime la politesse ! Et c’est pourquoi mademoiselle jette des pierres dans le dos des gens ! Eh bien, si vous voulez être saluée, il faudrait vous faire propre, au moins. Pouah ! fit-il en la lâchant et se secouant les doigts.

Puis, ôtant son chapeau ironiquement :

— Mademoiselle de la Crasse et de la Guenille, j’ai bien l’honneur de vous saluer… C’est égal, tout de même, n’y reviens plus.

Restée seule, Marinette se mit à pleurer. Elle regarda ses vêtements, et fut toute stupéfaite de les voir si affreux et si sales. Sa jupe, dentelée au bas et d’un jaune livide, lui fit mal au cœur. Jusqu’alors elle ne s’était pas regardée et ne voyait guère non plus ce qui l’entourait ; elle vivait plutôt dans ses rêves d’enfant et, les yeux au ciel bleu, ne s’apercevait pas qu’elle marchait dans la boue. Le dégoût de Joseph venait de lui dévoiler sa misère. Elle pleura longtemps sans pouvoir écouler toute l’amertume qu’elle avait au cœur. Elle eut bien voulu quitter ses haillons, mais elle n’avait pas d’autres vêtements. Il lui vint enfin une bonne idée : elle alla trouver sa voisine, la mère Cadron, pour la prier de lui apprendre à laver sa jupe et à la raccommoder.

— C’est de la fameuse ouvrage, ma petite, dit la mère Cadron. Et que vas-tu mettre sur ton pauvre corps, pendant ce temps-là ?… Pourtant, puisque tu as bonne volonté de devenir une fille propre et rangée, il faut bien t’aider.

Et, tout en faisant mille exclamations et doléances, la bonne femme chercha un vieux vêtement à elle, dans lequel elle enveloppa Marinette ; puis on procéda au lavage du vieux jupon. Ce qu’il en resta, l’opération faite, était si peu, que la mère Cadron ouvrit cet avis :

— Mon enfant, te voilà grande ; il faut demander à ton papa la garde-robe de ta défunte mère.

Le savetier fit pour rendre ce trésor, peu considérable, et probablement fort diminué, autant de difficultés que s’il se fût agi de comptes de tutelle.

On l’obtint, cependant, et la mère Cadron tailla pour la petite fille un habillement complet, que Marinette cousit elle-même, non sans se piquer un peu.

Le dimanche suivant, bien peignée et bien vêtue, elle vint se placer devant Joseph, qui ne la reconnut pas.

— C’est curieux, dit-il ensuite, ce que c’est que la propreté. Auparavant, dans ses vieux habits, on ne se doutait pas qu’elle était jolie.

Jolie ! elle, Marinette ? Combien elle fut étonnée de ce mot-là ! Était-il possible que cette pauvre petite Marinette, elle-même, pût être jolie ? Est-ce qu’elle deviendrait donc, un jour, comme les autres, une femme ?… Elle n’osait trop le croire ; mais afin de savoir si Joseph avait dit cela pour rire ou pour tout de bon, elle se regardait souvent au miroir, et son cœur se gonflait d’espérances vagues. À partir de ce jour, seulement, l’avenir prit place dans sa vie.

Elle prit le goût du travail, devint soigneuse et délaissa ses petites campagnes et leurs jeux écervelés. Quand elle n’avait plus rien à coudre ni à laver, quelquefois elle allait seule, en haut du champ, s’asseoir sur l’herbe ou sur quelque pierre ; là, regardant le ciel, les nuages, elle se mettait à chanter, doucement d’abord, puis de toute sa voix. On l’entendait de loin, et l’on se taisait pour l’écouter.

Quand Marinette fut ainsi devenue proprette et rangée, la mère Cadron l’engagea à se mettre, pendant le jour, au service d’une maîtresse d’école de la rue de la Santé, qui avait besoin d’une petite fille pour l’aider à son ménage.

André LÉO

(La suite à demain.)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 28 AVRIL

LES DÉSIRS DE MARINETTE



Dans cette maison, Marinette apprit à lire et à écrire et reçut quelques cadeaux. Elle grandit ainsi. Le dimanche, on se rassemblait entre voisins sur un banc de pierre placé dans la rue, près de la porte de la cour. Joseph et ses camarades jouaient aux boules à quelques pas et venaient causer entre deux parties.

Joseph n’était plus un apprenti ; mais un ouvrier fort et laborieux qui gagnait de bonnes journées, et en profitait pour payer à sa mère, tous les dimanches, un plat de viande et une bouteille de vin. C’était un bon fils ; en outre, le jeune homme le plus aimable de tout le quartier. À présent, il ne manquait plus de saluer Marinette ; et même quand il y avait une place vide à côté d’elle, il se hâtait de s’y asseoir.

Les histoires de la ville ou de l’atelier qu’il racontait, faisaient rire tout le monde, et Marinette surtout. De tous les jours de la semaine, la fillette n’aima bientôt plus que le dimanche. Du lundi matin au samedi soir elle attendait.

Cette année-là, qui se réduisit pour elle à cinquante-deux jours, Marinette avait dix-neuf ans, et Joseph, le 20 juin prochain, allait en avoir vingt-deux. Cet anniversaire tombait un dimanche ; le garçon en profita pour vouloir être fête, et la mère Cadron, cédant volontiers à ce désir, il fut convenu qu’on irait avec Marinette et une voisine, intime amie de la mère Cadron, celle là même qui devint plus tard le fidèle narrateur de cette histoire, déboucher une bouteille et manger un pâté sur les fortifications, près de la porte d’Arcueil. Ce n’était pas bien loin ; mais la mère Cadron était de santé débile et craignait la marche et la chaleur.

Naturellement, Joseph et Marinette, avec leurs jeunes jambes, prirent le devant, et les deux vieilles marchèrent en causant par derrière.

— Savez-vous, dit la voisine, que Marinette est devenue fièrement jolie pour une pauvre fille qu’elle est ? Avec ses beaux yeux, son nez fin, sa figure pâlotte et cette belle robe d’indienne lilas, ne dirait-on pas une vraie princesse ? Ma foi, Joseph n’a pas assez de ses yeux pour la regarder. Ça fera un joli couple, mère Cadron : car il n’est pas difficile de voir que ces jeunes gens s’aiment… et je pense que ça vous convient.

— Moi ! dit la mère Cadron en ouvrant de grands yeux, je n’y ai jamais pensé. Et que voulez-vous que fassent ensemble la misère et la misère ? J’aime bien Marinette ; mais il lui faut un autre mari que mon Joseph comme il a besoin d’une femme qui ait quelque chose en dot.

— Vous en direz ce que vous voudrez, reprit la voisine, qui avait été jeune et avait ses idées sur l’amour, mais il est clair qu’ils s’aiment et que toutes vos raisons n’y feront rien. Voyez-les, comme ils sont tout occupés l’un de l’autre, sans qu’ils osent en avoir l’air.

— Et moi, je vous dis que ça serait un malheur, dit la mère. Mon garçon n’a que sa journée : Marinette n’a rien ; elle n’est pas forte non plus : elle est toute mince et mignonne, et que ferait-elle une fois mariée ? qu’il lui faudrait tout supporter, le ménage, les enfants, les soucis… Non, non, elle mettrait mon Joseph en peine.

Les deux jeunes gens ne se doutaient point qu’on parlât d’eux ; et, pour mieux dire, ils n’avaient de tout l’univers d’autre aperception que celle du chemin où ils marchaient l’un auprès de l’autre ; ils parlaient ; mais en songeant à autre chose qu’à ce qu’ils disaient ; Joseph, lui, qui passait pour si beau conteur, essayait, sur la demande de Marinette, de lui rendre compte d’une histoire du Journal pour tous ; mais il s’en tirait fort languissamment, et la fillette semblait ne pas s’en apercevoir. Cependant, quand il s’arrêta tout à coup dans sa narration, elle dit :

— Eh bien ?

C’était à un moment fort intéressant ; le héros, après avoir défait à lui seul toute une armée, échappé par miracle aux fers de son rival, au sortir de beaucoup de torrents et de précipices, venait, tout frais encore, d’arracher sa bien-aimée aux horreurs d’un souterrain, où la tenait enfermée l’assassin de son père, de sa mère, de son frère et de sa sœur. Ils étaient seuls ensemble, après tant de traverses, seuls pour la première fois.

Et c’est là que la voix de Joseph venait de faiblir. Il essaya vainement de reprendre son récit ; quelque chose semblait lui serrer la gorge ; il dit enfin :

— Je vous finirai cela plus tard, mamzelle Marinette.

La jeune fille tressaillit ; c’était la première fois que Joseph l’appelait mademoiselle. Elle se demanda ce qu’il avait, mais n’osa pas le demander à lui-même ; ils ne disaient plus rien, mais elle écoutait en elle une voix intime qui lui chantait les louanges de Joseph. Il était si honnête ; si bon ! si aimable ! Il avait des manières, un air qui n’étaient qu’à lui, et Marinette ne pouvait comprendre qu’on trouvât beaux ceux qui ne lui ressemblaient pas. Même, cette petite cicatrice qu’il avait au front était agréable, et la courbe de ses épaules, un peu voûtées par un travail précoce, lui donnait un charme de plus.

Arrivés à la porte d’Arcueil, ils prirent à droite, et, cherchant sur cette longue bande de verdure quelque coin ombreux, ils s’assirent à l’ombre du pylone qui projetait une sombre pyramide entre les ombres grêles de deux jeunes ormeaux. Sur l’herbe épaisse et semée de fleurs, on s’installa. Le pâté fut ouvert ; les verres se remplirent. On but à la santé de Joseph, et les abeilles et les guêpes, chantant autour d’eux, venaient boire aussi dans les verres, ou goûter aux cerises qui composaient le dessert.

Joseph et Marinette cependant mangeaient à peine, et bientôt Marinette se leva pour faire un bouquet, et Joseph la suivit. La mère Cadron voulut bien les rappeler ; mais la voisine, qui avait un faible pour les amoureux, se récria, faisant observer que des jeunes gens ne pouvaient pas rester comme ça les jambes croisées ; et immédiatement elle entama une conversation si intéressante sur des aventures du quartier que toute autre préoccupation fut écartée.

Joseph et Marinette marchaient en zig-zag dans la prairie, sans se parler, comme s’ils se boudaient. Seulement, de temps en temps, Joseph présentait une fleur à la jeune fille, qui la mettait dans son bouquet.

Bientôt, ils montèrent sur le point culminant des fortifications, et là, Marinette, qui se sentait lasse, au point que les jambes lui manquaient, se laissa tomber sur l’herbe. Joseph s’assit auprès d’elle ; une timidité si grande les prit tous deux qu’ils n’osaient se regarder et qu’ils jetèrent les yeux sur le paysage pour avoir l’air occupés de quelque chose.

Ils voyaient en face d’eux de grandes roues de carrière qui se détachaient les unes sur le ciel, les autres sur la terre grise des champs ; au-dessus, les hauteurs d’Arcueil, toutes frangées d’ormeaux ; à gauche, dans les arbres, le clocher de Vanves, Issy ; plus loin, des moulins à vent et les bois de Meudon, verte et immense bordure. De l’autre côté, c’était Gentilly, aux maisons encadrées dans les feuillages ; puis le fort de Bicêtre et ce grand et triste palais aux mille fenêtres, dont les toits recouvrent tant de mondes étrangers.

Et quand Marinette, confuse de ce que Joseph, depuis un moment, ne regardait qu’elle, se retourna du côté de la route, elle vit Paris tout entier, qui, de Montmartre à leurs pieds, s’étageait, brillant au soleil.

Dans l’air bleu, çà et là, s’élevaient de longs panaches de fumée noirâtre ; le dôme du Panthéon, noble et fier, les regardait ; les cloches sonnaient, lointaines et fraîches comme de jeunes voix ; un vent frais balançait les têtes des arbres et des fleurs ; la voix et le rire des deux commères, babillant à cœur joie, arrivaient à eux comme un murmure de franchise et de gaieté ; un chien et deux enfants là-bas se roulaient dans l’herbe ; de gros bourdons, à l’abdomen jaune, passaient avec leur chanson, et les fleurs, de leurs calices, ouverts comme des lèvres laissaient échapper des haleines qui parfumaient l’air. Tout respirait la paix, une poésie sublime, un immense bonheur. Seulement, sur la route passait en ce moment, trainée par un petit âne gris, maigre et au poil en loques, une misérable charrette contenant un pauvre en haillons.

On ne saurait affirmer que Joseph et Marinette se rendirent compte de tous ces détails, qu’ils semblaient contempler pourtant avec l’attention la plus soutenue ; mais, à la fin, la jeune fille, comme oppressée de ce long silence, dit :

— Et la fin de l’histoire, monsieur Joseph, vous avez promis de me la dire ?

Joseph rougit beaucoup :

— Elle est là dans ma poche, répondit-il après un moment d’hésitation.

— Eh bien ?

— J’aime mieux la lire, dit-il en dépliant le journal.

Mais il parut que la voix lui manquait, aussi bien pour lire que pour raconter ; car, se penchant vers Marinette :

— Lisons ensemble, voulez-vous ?

Elle cherchait ; il montra du doigt le paragraphe ; leurs têtes étaient tout près l’une de l’autre, et Marinette sentait la chaleur du front de Joseph qui venait enflammer le sien.


« Il mit un genou en terre, et lui dit :

» — Le ciel nous réunit enfin ! Ô divine Éléonore, je vous aime ! Si vous daignez répondre à mon amour, Dieu même n’a point de couronne qui puisse aller à mon front.

» L’adorable jeune fille laissa tomber sa main dans la main de Gaston, et le jeune héros, que cet aveu remplit d’une ivresse indicible, cueillit sur les lèvres de cet ange le premier baiser d’amour.

» — Et maintenant, dit la jeune fille en relevant son front éclatant des plus chastes feux, Gaston, nous voilà fiancés pour l’éternité ! Jamais d’autres lèvres… etc. »


Marinette avait rougi, et détournait la tête pour le cacher. Joseph prit sa main, l’attirant doucement à lui.

— Mon Dieu ! que voulez-vous ? murmura-t-elle en rapprochant un peu son visage ; mais le front toujours baissé.

— C’est une chose que je n’ose pas vous dire, Marinette, comme de vous lire ces lignes, je ne pouvais pas. Je ne sais pas ce que j’ai… ou plutôt, si, je le sais bien…

La jeune fille se taisait ; il reprit tout tremblant :

— Et vous, Marinette, le devinez-vous ?

Elle ne répondit pas davantage ; mais il sentit que la main de Marinette pressait la sienne, et, devenu hardi tout à coup, il s’écria :

— Ah ! nous aussi, Marinette, n’est-ce pas, nous sommes fiancés ?

— Oui, dit-elle bien bas, mais d’un accent si tendre et d’un tel visage que Joseph faillit en devenir fou.

André LÉO

(La suite à demain.)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 29 AVRIL

LES DÉSIRS DE MARINETTE



Il se jeta aux pieds de la jeune fille et baisa l’herbe foulée par ses genoux et sa robe, oubliant si bien dans ce transport qu’il se trouvait au bord d’une chute de douze mètres, que Marinette eut peur, et le saisit par la main en s’écriant. Mais il s’étonna de sa crainte.

— Est-ce que je puis tomber ? disait-il ; n’ayez pas peur. Et quand même je tomberais, Marinette, je suis bien sûr que je n’aurais pas le moindre mal. Je ne crains rien maintenant ; il ne peut plus m’arriver malheur.

Il le croyait comme il le disait, et vraiment si l’on reconnaît un Dieu pour les fous et pour les ivrognes, à plus forte raison doit-il y en avoir un pour les amoureux.

Joseph était si heureux, que sa figure le disait à tout le monde ; et, pour Marinette, elle avait le coeur si plein et si transporté, qu’elle sentit bien que ce jour-là était le plus grand de sa vie.

Elle aimait Joseph sincèrement : aussi se rappela-t-elle toujours les émotions de celle journée.

La mère Cadron, au contraire, n’eut que des objections contre cet amour, à cause de leur pauvreté, Marinette ne gageait rien ; elle n’était pas forte ; Joseph avait, il est vrai, de bonnes journées, mais point d’avances ; les chômages pouvaient venir en même temps que les enfants. Ce qui ne chômait jamais, cependant, c’étaient le loyer et la nourriture. Où prendraient-ils l’argent pour acheter un mobilier ?

Marinette songeait aussi à tout cela et devenait triste. Pour Joseph, c’était un homme de tant de cœur qu’il en avait jusque dans la tête. Il prit un jour son parti, tout seul, et loua pour dix ans une partie de terrain vers l’aqueduc d’Arcueil, près de l’endroit où Marinette, étant petite, aimait à se rouler du haut du talus, où maintenant ils venaient quelquefois tous deux en compagnie de la bonne voisine, s’asseoir à l’ombre des arbres et causer intimement, la main de l’un dans celle de l’autre.

Joseph obtint de prendre dans la carrière, qui est à côté, autant de moellons qu’il voudrait, et le dimanche suivant, sans rien dire à personne, il commença de creuser les fondations de sa cabane. Tous les matins, il se levait deux heures plus tôt pour y travailler. Enfin, il acheta de la chaux, trouva du sable ou quelque chose de pareil près de la carrière et fit chaque jour tranquillement, son petit morceau de maçonnerie. Heureusement pluies ne le dérangèrent pas trop ; pour la pierre de taille, il va sans dire qu’il ne s’en occupa point. Après avoir acheté de son patron le bois nécessaire, il fit lui-même les cadres de la porte et de la fenêtre et tailla les poutrelles qui, simplement posées sur le mur, devaient supporter le toit.

Tout ce travail, qui dura près de quatre mois, il ne put le faire sans que le voisinage s’en aperçût. Les quolibets ne lui manquèrent pas, et non plus les doléances de sa mère. Mais Marinette fut si troublée du courage de son fiancé, qu’elle brava le qu’en dira-t-on pour venir l’aider autant qu’elle pouvait. Elle apportait les pierres et le sable dans un panier, et c’était le goujat le plus gentil qu’on eût jamais vu : quelquefois même elle saisissait la truelle à son tour.

Quand la maison fut achevée, à la fin d’octobre, Joseph, sans se reposer, traça le jardin, y planta des arbres, sema les graines qui devaient passer l’hiver. Ils vivaient là par avance et regardaient cette cabane bâtie de leurs propres mains avec un sentiment d’orgueil et de joie que ne comprendra jamais le propriétaire d’aucun palais. C’est qu’ils faisaient œuvre humaine : ils créaient. Ils avaient devant eux un but, leur propre bonheur ; et le bonheur humain se composant d’efforts et de conquête, ils en jouissaient d’avance, non-seulement d’avance et tout entier par la pensée, mais aussi brin à brin en réalité. Ils avaient à la fois l’avenir et le présent, la satisfaction et le désir, possession complète.

Je ne sais quel fondateur ou quel conquérant fut plus heureux qu’eux ; il ne le fut point autrement ; car chacun jette en un moule différent son idéal ; mais tout idéal procure les mêmes jouissances à celui qui l’atteint, ou plutôt qui le poursuit. À des tons différents, la gamme est toujours la même. Ils étaient plus heureux, assurément, que des rois qui s’ennuient, ou que ceux, quels qu’ils soient, qui attendent leur destin du sort ou d’autrui.

Il fallait voir, en face de cette construction uniforme, leurs faces rayonnantes et leurs regards complaisants ; puis entendre les projets qu’ils faisaient, leurs rêves et les calculs sans cesse recommencés. Que ce fût leur propre imagination qui leur dorât cette demeure, ou quelque peintre décorateur, pour eux c’était même chose, excepté qu’ils y trouvaient bien plus grand plaisir.

Ce fut pour Marinette le commencement d’un rêve qui la passionna : les nécessités d’abord, puis les aises de la vie, telles qu’elle en avait l’idée, acquises par le travail, mais successivement et peu à peu. Je crois qu’elle n’eût accepté pour rien au monde le couronnement de son édifice avant le milieu. Sa première ambition, la maison achevée, fut une armoire, une armoire de noyer bruni.

Ils s’étaient mariés dès le printemps, jugeant leur maison suffisamment riche. Marinette apportait en dot sa couchette, et Joseph la sienne, dont ils firent un seul grand lit : le père donna deux chaises, et la mère Cadron une table. Joseph fixa horizontalement quelques planches au mur, et un vieux jupon décousu par Marinette servit de rideau à la garde-robe des deux époux ; mais cette précaution ne suffisait pas pour empêcher la poussière de se poser sur les vêtements.

Cependant, ils avaient dépensé tout leur argent pour le mariage et l’achat d’un peu de vaisselle. Joseph devait encore à son patron le prix de quelques planches ; il fallait attendre.

Marinette se dit qu’un peu plus tard Joseph recommencerait son travail du dimanche à l’atelier et parviendrait avec le temps à faire une armoire ; mais il était devenu impossible au jeune époux de se lever une minute plus tôt que l’heure obligée, et, le soir, il revenait près de sa femme en courant.

Il ne bougeait non plus, le dimanche, du jardin ou de la maison, ce qui faisait d’ailleurs grand plaisir à Marinette. Pour elle, elle soignait le jardin pendant la semaine, faisait les repas, raccommodait les habits et trouvait encore le temps de ramasser des violettes et du pissenlit, qu’elle vendait à la fruitière. Malgré ce désir d’une armoire qu’elle gardait au fond du cœur, Marinette se trouvait heureuse, et on l’entendait souvent, assise au bord du talus, tout en cousant, alterner sa chanson avec celle des fauvettes perchées dans les arbres, et jeter en l’air de belles notes sonores aussi haut que l’alouette porte son chant.

Cependant, elle mettait de côté l’argent qu’elle gagnait à vendre des herbes, et calculait déjà que, peut-être en deux ou trois ans, elle aurait amassé une trentaine de francs, qui suffiraient à Joseph pour lui construire une armoire, quand un poupon s’annonça ; il fallut faire la layette et le berceau ; tout y passa, mais sans regret. Après celui-là en vint un autre, puis un autre encore. L’armoire était désormais bien loin ; mais la jeune femme ne la désirait que plus vivement.

Elle se disait quelquefois :

— Quand les enfants seront grands, nous cueillerons tant d’herbes ensemble !…

Un jour qu’elle était assise au bord du talus, chantant comme un rossignol, avec ses deux aînés qui se roulaient sur la pente, et le plus petit sur les genoux, elle vit venir à elle deux messieurs qui s’arrêtèrent à quelque distance comme pour l’écouter. D’abord elle n’y fit guère attention ; mais, s’apercevant enfin que c’était bien à cause d’elle qu’ils restaient là, sa voix devint plus chevrotante, et puis elle se tut. Les messieurs alors s’approchèrent, lui firent cent questions, si elle avait appris un peu de musique, et comment elle pouvait moduler si bien sa voix.

Enfin ils lui donnèrent 5 francs, en la priant de recommencer. Marinette, bien étonnée de trouver des gens si riches et si généreux, ne se fit pas prier et chanta de son mieux une seconde fois. Ils parurent enchantés et firent promettre à la jeune femme de les venir trouver le lendemain, vers deux heures, à une adresse qu’ils indiquèrent rue du Heider.

Quand Marinette raconta le soir cette aventure à son mari, celui ci fut comme elle bien surpris ; il ne voulut pas que Marinette allât seule chez ces inconnus ; on pria la mère Cadron de venir garder les enfants et, les deux jeunes gens s’acheminèrent ensemble à pied vers les boulevards. C’était la première fois que Marinette pénétrait au cœur de Paris ; elle regardait de tous ses yeux autour d’elle, s’arrêtait aux étalages, et, si Joseph ne l’eût pressée, elle aurait oublié l’heure du rendez-vous.

Rue du Helder, ils furent introduits dans un salon magnifique, où l’ébahissement de Marinette redoubla.

— Mon Dieu ! que de dorures, et de glaces, et de velours !

On les fit attendre assez longtemps ; fatigués de leur course, ils osèrent s’asseoir enfin sur le bord des belles chaises, et Marinette, qui se serrait contre son mari, comme si tant de luxe l’eût effrayée, la tête appuyée sur l’épaule de Joseph, les yeux agrandis, lui montrait du doigt, l’une après l’autre, toutes ces merveilles qu’elle ne pouvait nommer.

Trois hommes entrèrent enfin, parmi lesquels Marinette reconnut les deux qui lui avaient parlé la veille. Un des beaux meubles s’ouvrit et laissa voir une longue rangée de choses blanches comme les dents d’une bouche, qui produisirent des sons merveilleux à mesure que la main d’un des hommes courait dessus.

Marinette avait bien entendu çà et là dans les rues, par les fenêtres ouvertes, des sons à peu près pareils, et savait que c’étaient ceux du piano, mais elle n’avait point vu l’instrument qui les produisait et n’avait jamais entendu rien de si beau. Aussi oubliait-elle complètement qu’elle était venue là sans doute pour autre chose qu’être émerveillée, quand le monsieur qui tenait le piano la pria de s’approcher et lui fit reproduire l’une après l’autre plusieurs notes, puis une gamme entière.

— Eh bien ? dit-il en se retournant vers les autres.

— C’est admirable, charmant, répondirent ceux-ci, une pureté d’intonation, une justesse ! Et quelle fraîcheur de timbre !

L’exercice recommença ; tour à tour, le piano et Marinette chantèrent ; celle-ci reproduisait avec fidélité ce qu’elle venait d’entendre. Cette fois, elle eut dix francs pour sa peine, et on la pria de revenir encore le lendemain.

— Je veux étudier à fond cette voix, avait dit le pianiste.

L’étude dura toute une semaine. Quand Marinette eut cinquante francs dans sa poche, elle n’y tint plus, et entrant résolûment chez un marchand de meubles de la rue Saint-Jacques, elle acheta une armoire de noyer verni.

André LÉO

(La suite à demain.)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 30 AVRIL[1]

LES DÉSIRS DE MARINETTE



Bien vif était son bonheur en revenant, le cœur gonflé, à son pauvre logis, où elle attendit le meuble tant désiré avec des transports alternatifs de joie et de crainte, car elle se défiait par moments de tant de bonheur.

On le vit arriver enfin, et les petits enfants coururent au-devant et faillirent même se faire écraser pour le voir de plus près.

La belle armoire une fois placée dans la hutte, à peine assez haute pour la recevoir, l’unique chambre où vivait la famille s’en trouva plus étroite ; mais Marinette ne se lassait pas de la contempler.

Au bout de quelques jours cependant, quand elle y fut habituée, elle n’y pensa presque plus, et bientôt un autre rêve prit la place de celui-là.

Le monsieur en quittant Marinette lui avait dit :

— Vous entendrez parler de moi d’ici à quinze jours.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Y aurait-il encore des dix fr. à gagner ? Ils allaient donc devenir riches, avec un moyen si facile de gagner tant ! Mais alors ils pourraient se procurer bien autre chose qu’une armoire, et, par exemple, un bois de lit en noyer semblable, comme elle en avait vu chez le marchand, une table de nuit, un buffet, puis des tasses à fleurs, comme il y en avait chez la maîtresse d’école, sur la cheminée. Mais la cheminée de la cabane n’avait point d’appui ; c’était une sorte d’auvent où s’engouffrait la fumée ; Joseph ayant construit cela comme il avait pu. La chambre vraiment devenait trop petite et trop laide pour de si belles choses. Marinette osait bien alors se bâtir en idée une vraie maison pourvue d’un étage ; mais bientôt, effrayée de sa hardiesse et chassant tous ces rêves, elle reprenait ses occupations.

L’ouvrage languissait maintenant entre ses mains. Elle n’y avait plus le même cœur. L’ardeur avec laquelle, auparavant, elle soignait son jardin, s’était engourdie.

Elle sentait la fatigue plus tôt, et y cédait sans longue résistance. Oubliant, pour la première fois, les conseils de l’almanach, elle laissa passer le mois d’août sans semer des salades ni des navets ; une partie de la graine de ses oignons se perdit. Elle ne recueillait plus tous les jours tant de petites joies de tous ces progrès que la nature accomplissait sous ses ordres autour d’elle. Ce cadre, où elle renfermait autrefois tous ses désirs, lui semblait maintenant — sans qu’elle se l’avouât bien — trop étroit. Elle se sentait comme arrêtée dans sa marche. Son amour se retirait de son œuvre, avant qu’elle fût achevée. Elle commençait à ressentir des atteintes d’inquiétude et d’ennui.

Sur ces entrefaites, elle reçut un message du pianiste, qui la mandait le lendemain rue du Helder, avec son mari. Ils s’y rendirent, et, dans cette séance mémorable, tout leur sort fut changé. Leur cabane, où ils avaient vécu si heureux pendant cinq ans, fut abandonnée, et ils se logèrent en ville, dans un petit appartement au cinquième, rue Bleue, le plus près possible du Conservatoire, où Marinette devait étudier. Le directeur de l’Opéra prenait leurs frais à sa charge et meublait leur appartement. Ils prirent avec eux la bonne mère Cadron pour garder les enfants et faire la cuisine en l’absence de Marinette, que ses études occupaient toute la journée. Joseph continua de travailler chez son patron.

Les premières études furent d’une immense difficulté pour l’esprit inculte de Marinette ; mais, grâce à sa vive intelligence, elle apprit bientôt à apprendre et fit dès lors de grands progrès.

Comme tous les artistes, en peu de temps, ce fut la gloire qui occupa ses désirs, et vis-à-vis du rêve triomphal, qu’elle portait en elle le petit appartement de la rue Bleue et son modeste mobilier bourgeois, luxe auquel son ambition d’autrefois n’eût jamais osé prétendre, lui parurent bien vite mesquins et même indignes d’elle.

Joseph n’allait pas si vite ; il y regardait encore à deux fois avant d’oser s’asseoir dans le fauteuil-voltaire qui l’attendait au coin du feu quand il revenait de sa journée. Il était tout surpris de voir sa femme devenir chaque jour plus élégante de manières et de costume, et ne pouvait s’habituer à la nommer Marie, comme elle l’exigeait. Peut-être avait-il perdu au change, le jeune ouvrier : Marie n’était plus aussi gaie ni aussi douce que Marinette : elle craignait maintenant d’être chiffonnée ; elle reprenait Joseph à tout propos sur son langage ; elle voulut qu’il revêtit l’habit bourgeois à la maison, et refusait de l’embrasser quand il se présentait devant elle avec sa blouse.

Joseph désirait trop de plaire à Marinette pour se tourmenter de ces énigmes, mais il l’eût voulue toute à lui comme autrefois, quand, après avoir couché les enfants, dont le souffle léger accompagnait leur causerie, elle le regardait si doucement et d’un visage si heureux, qu’elle n’avait pas besoin de lui dire plus haut :

— Je t’aime et ne vis que pour toi.

Mais elle avait tant de choses à apprendre, la pauvre enfant ! Rien que la vue de tous ces cahiers couverts de grimoire faisait frémir Joseph ; et il y avait bien là, pensait-il, de quoi changer un peu le caractère. Mais quand elle aurait appris tout ce qu’il fallait savoir, ça serait fini ; elle ne serait plus aussi occupée ; elle serait à lui comme auparavant.

Pauvre Joseph ! Ce fut bien pis quand Marie fut de l’Opéra. Il ne l’entrevit plus dès lors qu’au milieu d’un tourbillon où il ne pouvait la saisir.

Il avait laissé le rabot le lendemain de l’engagement qui garantissait à sa femme 20, 000 francs par an. Quelle fortune ! Il n’y pouvait croire ; mais ce qui l’étonna bien plus, c’est que, pour la première fois de leur vie, alors ils firent des dettes. Il avait fallu monter une maison pour laquelle tout fut neuf jusqu’aux armoires. Oui, Marinette fit vendre aux enchères, avec le mobilier de la rue Bleue, l’armoire de noyer verni, devenue trop vulgaire : son rêve de cinq ans !

Les débuts de la jeune femme avaient été éclatants. On parlait de toutes parts de sa voix incomparable, et, comme pour chacun de ses engouements, le public parisien se portait en foule tous les soirs au théâtre pour l’applaudir. Enivrée d’éloges, comblée de bouquets, Marinette vivait d’une vie enchantée, mais fébrile. Avait-elle bien le temps de s’occuper de Joseph ? Non ; elle avait assez à faire de disputer à ses courtisans le temps qu’elle devait donner à son art. Il y eut des jours où elle ne put même embrasser ses enfants. Heureusement, Joseph était là pour soigner et caresser les pauvres petits, et c’était bien heureux ; car la femme de chambre était si occupée de la toilette de madame, et la cuisinière de ses fourneaux, que ces deux jeunes personnes, auraient eu seulement le temps de leur distribuer ça et là quelques tapes et quelques conseils, et de les empêcher de faire du bruit, c’est-à-dire de remuer. La mère Cadron venait de mourir. C’était grâce à leur père que les trois chers trésors, comme il les nommait, allaient passer de belles matinées au jardin des Tuileries, où ils s’abreuvaient d’air et de soleil, regrettant bien, par exemple, de ne pouvoir se rouler sur le gazon, comme ils faisaient autour de la cabane et ne pouvant comprendre qu’on séparât ainsi le gazon des enfants, et pourquoi faire alors ces grands espaces verts ? Il y avait une chose qu’ils ne comprenaient pas davantage : c’était pourquoi leur mère n’était plus avec eux.

Marie aussi le regrettait… quand elle avait le temps. Mais elle l’avait si peu ! Elle buvait à la coupe des délices de ce monde avec une joie folle. Elle désirait maintenant mille choses qu’elle possédait aussitôt, robes, meubles, dentelles. Elle désira aussi des bijoux : mais elle s’aperçut enfin que le chiffre de la dépense dépassait celui des appointements. Cependant elle n’était pas mise aussi richement que les autres dames de l’Opéra, ses inférieures. Une figurante même portait ces diamants que la prima donna désirait en vain. Marie sut bientôt le mot de l’énigme, et dès lors elle désespéra d’avoir jamais des diamants ; car elle était honnête femme, de cœur et de volonté. Mais ce désir s’aigrit en elle, et lui devint un chagrin. Joseph, qui le devina, lui dit un jour :

— Je voudrais bien pouvoir te donner des diamants, Marinette ; mais puisque c’est impossible, réfléchis un peu que toutes les choses que tu as désirées, quand tu les avais obtenues, au bout de quelques jours ne t’étaient plus rien. Si tu avais des diamants, ce serait de même.

— Peut-être, répondit-elle avec humeur ; mais ne pouvant les avoir, j’en suis désolée, et il n’y a rien à faire à cela.

Joseph, vivement peiné, frappa du poing sur la table, et comme sa femme le regardait alors avec courroux :

— Je te demande pardon, ça m’ennuie tant de te voir malheureuse pour ces petites pierres ! Faut-il qu’il y ait des diables de choses comme ça, qui ne sont bonnes à rien qu’à faire de la peine quand on ne les a pas, et peu de plaisir quand on les a.

— On ne peut s’empêcher de désirer, dit-elle.

— Dame ! je ne sais pas. Il me semble pourtant que si nous étions toujours ensemble et que tu m’aimasses comme autrefois, je ne désirerais plus rien.

Marie devint rouge et semblait à la fois confuse et touchée, quand une visite vint les interrompre.

C’était le vicomte de Villegard, un beau jeune homme, plein d’élégances et de distinction. Il y avait tant de fierté dans son front et dans sa pose, et tant de douceur en même temps dans sa parole et dans son regard, qu’il était impossible de ne pas admirer en lui, à première vue, une nature choisie. Il n’était point audacieux et cavalier comme tant d’autres qui s’empressaient autour de Marie, mais courtois comme si elle eût été une grande dame et respectueux comme un mélomane fervent qui vient admirer dans un temple une divinité. Marie était toute fière de ce charmant visiteur. Il la mit bientôt à l’aise avec lui par une affectueuse simplicité, lui racontant ses souvenirs d’enfant, ses rêves d’adolescent et ses mélancolies présentes vagues ou secrètes. Avec lui, elle se sentait elle-même et causait naïvement, tandis que les autres l’intimidaient.

Ce beau mystérieux la préoccupa. Elle attendit ses visites, et, après, elle rêvait à ce qu’il avait dit, le ramenant près d’elle par la pensée. Bientôt, elle se demanda quel était le motif de la mélancolie qui perçait dans les paroles du vicomte, de la langueur qu’on lisait dans ses yeux. L’aimerait-il ? D’autres, effrontément, avaient dit à Marinette qu’ils l’adoraient : lui ne disait rien. C’est que probablement il n’avait pour elle que de la sympathie, de l’amitié. Elle eût bien voulu le savoir…

André LÉO

(La suite à demain.)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 3 MAI

LES DÉSIRS DE MARINETTE[2]



Elle aurait regretté d’être une cause de peine pour lui… Mais quelle gloire et quel bonheur pour une femme que l’amour d’un pareil homme ! pensait-elle parfois tout au fond du cœur. Cependant il valait bien mieux qu’il ne l’aimât pas, puisqu’elle ne pouvait le rendre heureux. L’aimait-il, ne l’aimait-il pas ? Voilà la question qui devint l’objet de ses pensées. Elle avait trop peu l’habitude de se rendre compte d’elle-même pour s’avouer qu’elle désirait ardemment l’amour du vicomte de Villegard. Et, cependant, elle ne songeait qu’à cela. C’était au point que le chagrin de ne pas avoir de diamants en était fort allégé.

Précisément, un jour, dès le matin, un messager inconnu qui ne dit point d’où il venait, apporta chez Marie une boîte, qu’on lui remit à son réveil. C’était une parure en brillants. Elle fut éblouie, puis stupéfaite. Ce n’était pas la première fois qu’elle recevait de pareils cadeaux ; mais ils portaient toujours la signature de l’intéressé donateur, et avaient toujours été renvoyés sur l’heure. Cette fois, ne sachant pas à qui renvoyer cette parure, il fallait bien la garder.

Marie promit seulement à son mari de ne point la porter ; et, seulement le soir, dans sa chambre, seule, répétant ses rôles, elle se parait des diamants aux clartés de vingt bougies, et se plaisait à les voir étinceler à ses bras et sur son cou.

L’idée lui vint que l’auteur de ce cadeau devait être le vicomte. Elle en parla devant lui, mais ne put rien deviner de son attitude. Il n’avait guère besoin d’ailleurs de pareils moyens pour être aimable. C’est du cœur et de l’imagination qu’il s’emparait.

Les visites du vicomte devinrent presque journalières. Il venait toujours à l’heure où Joseph promenait les enfants aux Tuileries, et pendant laquelle Marie était censée étudier. Mais elle abandonnait l’étude pour se livrer au charme de sa présence et de sa conversation. Il apportait à cette jeune femme artiste passionnée, mais ignorante de tout, le monde de la pensée et celui de la poésie. Elle puisait dans ces inspirations de plus beaux accents, mais délaissait presque entièrement le travail, la méthode à peine effleurée.

De plus en plus, d’ailleurs, le goût des suffrages du public s’effaça en elle pour y laisser dominer ce rêve qui lui semblait céleste, l’amour de cet homme si distingué, si bon, si aimant, supérieur de si loin à tous les autres hommes, qui avait besoin d’elle, elle le voyait enfin, pour être heureux. Il s’était trahi un jour que, depuis longtemps assis près d’elle, il tenait sa main qu’elle lui avait abandonnée, et contemplait sous la dentelle un bras blanc et arrondi, comme pour rompre un silence qui devenait embarrassant, il dit tout à coup :

— Pourquoi ne portez-vous pas vos diamants ?

— Je ne les porterai point, répondit-elle, ne sachant pas qui me les a envoyés.

— Portez-les pour l’amour de moi, je vous en prie.

— Ah ! c’est donc vous ? C’est bien mal.

— Non, mais c’est inutile ; vous n’avez pas besoin de parure, et vous dédaignez mon souvenir.

— Cela n’est pas, vous le savez bien, reprit Marie ; j’ai promis à mon mari de ne pas recevoir de cadeaux, et celui-là comme les autres…

— Oui, celui-là comme les autres, assurément, interrompit le vicomte avec amertume, et Marie crut voir une larme dans ses yeux.

Le lendemain, quand le vicomte entra chez la jeune femme, il la trouva parée des diamants qu’elle avait mis pour lui seul. Ses remerciements furent si vifs et si passionnés qu’ils effrayèrent Marie. Elle devint inquiète ; elle eut peur. Une fièvre lui fit garder le lit pendant quelques jours, et les médecins lui ordonnèrent la campagne.

C’était l’été, d’ailleurs, époque de relâche. Joseph installa sa femme et ses enfants dans une jolie maisonnette, aux environs de Sceaux, et revint à Paris pour régler une affaire.

Le lendemain de cette absence, à peine un premier rayon de soleil venait-il jouer au plafond de la chambre de Marie, qu’une harmonie éclatant sous sa fenêtre, la réveilla. C’était un chœur de harpes, de flûtes et de violons, chantant la Symphonie pastorale de Beethoven. Un silence de quelques instants suivit ce morceau ; puis une voix que Marie connaissait bien, s’éleva, doucement accompagnée par les instruments, et chanta sur un air harmonieux et tendre cette autre mélodie parlée de Victor Hugo :

    L’aube naît, et ta porte est close,
    Ma belle, pourquoi sommeiller ?
    À l’heure où s’éveille la rose,
    Ne veux-tu pas te réveiller ?
        Ô ma charmante,
        Écoute ici
        L’amant qui chante
        Et pleure aussi.
    Tout frappe à ta porte bénie,
    Le rayon dit : je suis le jour,
    L’oiseau dit : je suis l’harmonie,
    Et mon cœur dit : je suis l’amour !
    Ô ma charmante, etc.

Sous la magie de ces accents, le cœur de Marie se fondit ; saisie à la fois de joie, de crainte, d’amertume, elle pleura. Elle se sentait attirée irrésistiblement vers cet homme par les séductions d’une vie supérieure. C’était à l’aide des aspirations nobles qu’il l’entraînait au mal. Elle ne voulait point faillir ; mais ne pouvait renoncer à lui, car il lui semblait un intermédiaire entre elle et le ciel de l’inconnu. Il était la lumière sans laquelle la vie lui eût semblé froide et ténébreuse. Elle sentait bien pourtant qu’elle entrait dans une voie coupable, mais jusqu’alors elle n’avait exercé ses forces que contre les obstacles extérieurs, jamais contre elle-même. Elle ne sut que pleurer.

Le jardin de la villa était un gracieux fouillis d’arbres et d’arbustes, disposés en massifs, où l’art du jardinier parisien avait fait tous ses efforts pour rendre la ligne courbe et le cercle adéquats à l’infini, mais où l’on ne pouvait s’égarer cependant, à moins d’être aveugle. Les amoureux le sont, à ce qu’on dit ; ils ont du moins cet aveuglement qui consiste à ne voir qu’eux-mêmes. À deux pas de Joseph, presque sous ses yeux, Charles et Marie firent de ce jardinet l’Éden de leur amour, amour contenu encore, mais de plus en plus avide. C’étaient, derrière les massifs, des fleurs échangées, de longs regards, des paroles passionnées, des serrements de main.

Leur instinct les portait à rechercher la solitude à deux, et ils la cherchaient sans voir que Joseph, resté seul avec les enfants, les suivait d’un regard sombre. Sur toutes ces imprudences, le vicomte jetait encore le voile de mille prétextes ; mais la passion de Marie était si naïvement visible, que Joseph n’en put douter.

Il hésita quelque temps ; un matin enfin qu’en l’absence du vicomte, assise sur un banc du jardin, Marie rêvait à lui, sans voir les gentillesses des enfants qui jouaient à ses pieds, sans même entendre les paroles que son mari lui adressait, Joseph lui prit la main et, d’une voix tremblante :

— J’ai quelque chose à te dire, Marie, tâche de m’écouter.

Et comme elle le regardait enfin attentive :

— Tu aimes le vicomte de Villegard, ajouta-t-il avec effort.

Marie jeta un cri ; elle croyait encore son secret caché dans son cœur ; puis elle essaya de nier ; mais comme elle était confuse :

— Tu m’avais tant dit que tu ne voulais point ressembler aux autres actrices, reprit Joseph. Et maintenant…

Il s’arrêta : c’était lui qui avait l’air d’être le coupable ; il était plus pâle que Marie et tremblait.

— Je suis honnête femme, répondit-elle vivement.

— Je le crois, dit Joseph, sans relever tout ce qu’il y avait à dire là-dessus et qu’il sentait bien ; mais je serai seul à le croire, sois-en bien sûre. En te voyant accueillir cet homme comme tu le fais, on ne doutera pas…

— Oh ! pour cela… nous sommes seuls ici…

— Je sais que tu m’oublies, reprit-il d’un accent navré ; mais, Marie, je suis là et je ne peux pas te dire ce que je souffre à vous voir tous deux comme vous êtes ensemble. S’il ne s’agissait que de moi, je serais déjà parti, et ne t’aurais point ennuyée de mon chagrin ; mais nous ne sommes pas seuls, tu vois ; ces pauvres petits-là ont besoin de leur père et tu ne voudrais pas non plus t’en séparer, n’est-ce pas ?… il y a quelques mois nous faisions encore de si beaux projets pour eux, te rappelles-tu ?

Tant de douceur et de tendresse émurent vivement la jeune femme. Elle se jeta dans les bras de son mari, pleura beaucoup et promit en sanglotant d’éloigner le vicomte.

— Oui, dit Joseph, car lui et moi nous ne pouvons pas, nous ne devons pas être ensemble auprès de toi.

Mais cette promesse, arrachée par le devoir, désespéra Marie, dès que seule avec elle-même elle envisagea les douleurs de cette rupture. Le sentiment de cet amour, si haut placé par elle qu’elle en avait fait son seul idéal, reprit le dessus, et le cœur lui manqua pour rompre avec Charles.

Ce ne fut point avec une douloureuse décision qu’elle lui parla, mais en tremblant et comme effrayée de ses paroles ; aussi n’eut-il point de peine à la convaincre qu’un amour chaste et profond comme celui qu’ils avaient l’un pour l’autre était supérieur au devoir même, et ne se résignèrent-ils qu’à être prudents, Marie exigea que le vicomte ne vînt plus à Sceaux ; ils ne devaient se revoir qu’à Paris, furtivement.

Elle le voulait, du moins, espérant accorder ainsi l’attachement sincère qu’elle gardait à Joseph et son amour pour le vicomte ; mais celui-ci n’était guère d’humeur à respecter cet humble mari, qui ne se fâchait pas même, et qu’il jugea faible parce qu’il était aimant.

M. de Villegard écrivit à Marie, la força par ses instances d’abréger son séjour à la campagne et reprit, à Paris, l’habitude de la visiter journellement, à l’heure des absences de Joseph.

La jeune femme n’était ni sans crainte, ni sans remords ; mais résister aux volontés de cet homme qu’elle adorait comme un dieu, elle ne le pouvait.

Joseph observait sa femme ; en la voyant embarrassée vis-à-vis de lui, mais non chagrine, il devina. Un jour, laissant les enfants seuls aux Tuileries, sous la garde de l’aîné, il regagna en courant la rue de Provence, qu’ils habitaient, ouvrit la porte du salon brusquement et vit M. de Villegard assis tout près de Marie ; leurs mains étaient enlacées ; leurs visages animés. Il resta sur le seuil, muet, immobile. Aux timides excuses de sa femme, aux impertinences du vicomte, il ne répondit pas et n’entendit rien. Il ne voyait qu’une chose, la trahison de sa femme, de Marinette !

Il referma la porte et descendit l’escalier.

André LÉO

(La suite à demain.)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 4 MAI

LES DÉSIRS DE MARINETTE[3]



Pendant tout le temps qu’il mit à se rendre de la rue de Provence à la rue de Rivoli, une seule idée le conduisait : il allait se jeter à la Seine. Qu’avait-il désormais à faire dans la vie ? il aimait uniquement Marinette, sa femme, et elle ne l’aimait plus et elle le trompait ?

Mais comme ses pas l’avaient conduit par le chemin qu’il suivait d’habitude, Joseph se trouva en face de la grille des Tuileries et se rappela ses enfants. Il se dit qu’il devait avant tout les reconduire, afin que les pauvres petits ne fussent pas égarés, perdus, peut-être broyés dans les rues, en cherchant à s’en revenir.

Tandis qu’il les ramenait, en les tenant par la main et s’efforçant d’entendre ce qu’ils lui disaient pour y répondre, il se demanda ce qu’ils allaient devenir avec leur mère qui aimait M. de Villegard et ne s’occupait plus d’eux ! Il les vit livrés au caprice des bonnes, à des brutalités, à cent oublis… Pourtant, il ne pouvait plus demeurer avec sa femme ; chez elle, non, pour rien au monde ! Mais abandonner ces enfants, dont il était le père et presque l’unique ami !… Joseph ne savait à quoi se résoudre. Cependant il conduisit les enfants jusqu’à la porte, leur dit de sonner et s’en alla.

Une fois hors de la maison, il se mit à marcher vite, au hasard, n’ayant souci que de s’éloigner, il verrait après. Rue Saint Lazare, se trouvant en face du chemin de fer, il entra, prit une place pour le Havre, et quand on lui demanda :

— Voulez-vous une première ? Il répondit : Oui, machinalement. Sa place payée, il ne lui restait plus en poche que 5 fr. ; mais il ne pense pas même à se demander ce qu’il deviendrait là-bas. Il ne songeait qu’à quitter Paris.

Il entra dans un wagon et se blottit à la première place venue. Un moment après, si on lui eût demandé où il se trouvait, il eût été longtemps à pouvoir le dire ; il n’avait en ce moment qu’une idée, la trahison de sa femme, de Marinette, ou plutôt cette idée là le pénétrait tout entier, ne lui laissant aucune autre perception. Elle qui était si bonne autrefois, et qui l’aimait tant ! Il croyait tant en elle ! Oh ! quelle amertume ! Il sentait des marteaux de fer rouge lui battre les tempes.

D’un côté se trouvait sa femme et de l’autre les enfants. Les deux ensemble avaient été jusque-là son bonheur, toute l’unité de sa vie ; et maintenant ces deux amours, nés l’un de l’autre, se contredisaient en lui. Tantôt Marinette lui hachait le cœur et tantôt il entendait les petits qui l’appelaient avec leurs mains potelées tendues vers lui.

Auguste, l’aîné, demandait sans doute où était son père en ce moment, et comme il était déjà si intelligent et si raisonnable, il ne se contentait pas des réponses qu’on lui faisait ; et la fillette, la jolie Marion, comme elle secouait sa petite tête d’un air entendu en disant : Je sais bien que papa viendra, mais je veux voir papa tout de suite, moi. Est-ce qu’elle allait être élevée à l’Opéra, sa fille ? Ô mon Dieu ! on la trouvait déjà si souple et si gentille ! on la ferait danser peut-être, et alors, elle aussi, ferait plus tard le chagrin d’un honnête homme… ou de plusieurs. Non il ne le voulait pas, il empêcherait cela. Et le petit Jacques, il avait oublié de le dire à Marinette, cet enfant-là demandait beaucoup de soins.

Depuis quelque temps, il n’était pas bien ; un rien le fatiguait ; il ne mangeait plus. Ces bonnes le feraient tomber malade tout à fait. Il aurait dû emmener celui-là peut-être…

Depuis que le bon Joseph s’occupait de ses enfants, il avait pris pour eux un vrai cœur de mère.

Il y eut un mouvement dans le wagon ; des gens sortirent et d’autres entrèrent. On heurta Joseph si fort, qu’il sortit un peu de son triste rêve pour enfoncer son chapeau sur ses yeux et ramener son paletot sur ses genoux. Il eût voulu pouvoir mettre un rideau, plutôt un linceul, entre ce monde et lui. En touchant son vêtement, il l’avait senti mouillé, sans savoir pourquoi.

Il était retombé dans la douleur, comme dans un océan sans rives, inconscient du temps, de l’espace, de tout, quand une main se posa sur son épaule, forte et douce à la fois, et une voix, dont l’accent était plein de bonté, dit :

— Je vous en prie, monsieur, qu’avez-vous ? Dites-le-moi.

Joseph, d’un air hébété, regarda celui qui parlait : il n’avait pas entendu.

Cet homme alors ouvrit la fenêtre : le vent du soir frappa Joseph au visage et le réveilla un peu. Il balbutia quelques mots.

— Monsieur, reprit l’inconnu, voici plus de deux heures que je vous vois pleurer. Votre douleur me navre ; elle doit être immense. Je ne vous ai rien dit tant qu’il y avait du monde ; mais nous sommes seuls à présent et, je vous en prie, dites-moi la cause de votre chagrin. Si je puis quelque chose pour vous consoler, je le ferai ; si je n’y puis rien, je vous plaindrai de tout mon cœur et vous ne serez pas seul.

Ces paroles allèrent au cœur de Joseph ; il prit la main qu’on lui tendait et ses sanglots éclatèrent.

Quand il fut un peu plus calme, il consentit à raconter son histoire.

— Vous avez raison, lui dit après l’avoir entendue son nouvel ami. Vous ne pouvez plus habiter chez votre femme ; mais vous ne pouvez pas abandonner vos enfants. Il faut vous mettre en état de veiller sur eux. Je suis négociant à Paris, rue du Mail, où j’ai une maison de gros considérable. Il me faut un homme de confiance ; vous viendrez chez moi. Vous serez vite au fait de mes affaires, qui ne sont point embrouillées. Un homme de cœur est toujours un honnête homme. Je m’estime très heureux de vous avoir rencontré.

Au bout de quelques jours, Marie comprit enfin que Joseph l’avait abandonnée. Elle avait d’abord été désolée du chagrin qu’elle venait de lui causer, inquiète jusqu’à le chercher elle-même, au hasard, et follement. Elle avait eu le courage de visiter la Morgue ; elle s’était adressée à la police en pleurant ; mais enfin, persuadée par toutes les probabilités et surtout par son amant que Joseph l’avait simplement abandonnée, sans explication, elle se crut le droit de lui en vouloir.

Se retranchant dans ce peu qui lui manquait pour être la maîtresse du vicomte, elle accusa Joseph d’injustice envers elle, et de plus d’orgueil que d’affection. Elle souffrit que M. de Villegard l’assurât que désormais elle était libre, et quand, plein d’irritation, et presque découragé des refus de la jeune femme, il fut malade et garda la chambre pendant trois jours, folle d’exaltation et d’inquiétude, elle crut qu’il allait mourir et lui céda.

Marie croyait trouver dans l’amour de cet homme des délices inconnues aux autres amants. Moins heureuse que Psyché, quoique non moins curieuse, elle ne découvrit point d’ailes à son amant. Peu à peu, dans leur intimité plus étroite, alla s’affaiblissant le prestige dont elle-même l’avait entouré. Mais elle restait attachée à lui par ce grand sacrifice qu’elle lui avait fait de son honneur et de sa conscience. Il fallait que cet amour désormais fût tout pour elle, et elle s’y rattachait comme au seul appui qui lui restât. De temps en temps elle se rappelait à elle-même que Charles était un être supérieur à tous les autres, et ne voulait point abandonner cette excuse, la seule qu’elle eût.

Pour ses enfants, dont elle craignait les reproches plus tard, et qui souvent lui demandaient leur père, elle les comblait de joujoux et de caresses ; mais, absorbée d’un côté par son amour, et de l’autre par son art, elle ne pouvait s’occuper d’eux d’une manière efficace, et se bornait à demander souvent à leur bonne s’ils avaient bien dormi, bien mangé, bien joué, s’ils étaient sages, questions auxquelles la bonne accordait toujours des réponses satisfaisantes.

Au milieu de tant de préoccupations et de chagrins, l’art avait été fort négligé par Marie et l’était encore. Et cependant, après des études trop hâtives, ce n’était que par un travail âpre et soutenu que Marie eût pu se maintenir à la place où l’avait portée tout d’abord la puissance de ses facultés natives. Tout en vantant la merveilleuse souplesse, le timbre, l’étendue de sa voix, les critiques avaient dit : Elle se formera.

Elle ne se forma point.

Elle avait bien çà et là des éclairs de passion quand le chant exprimait des situations qu’elle avait trop bien connues ; mais elle ne savait point préparer d’effets : en tout, la méthode et l’art manquaient. On finit par la trouver fade et trop villageoise ; les critiques devinrent sévères pour elle de plus en plus, et tous leurs jugements avaient à l’Opéra, parmi les rivales de Marie, de longs et bruyants échos.

Six mois s’étaient écoulés depuis l’absence de Joseph, quand un jour un inconnu se présenta devant Marie, au nom de M. Joseph Cadron.

Et, comme à ce nom, Marie, éperdue, n’écoutant que les souvenirs de son affection pour son mari, fondait en larmes et le pressait de questions, il l’informa que Joseph avait gagné la confiance d’un riche négociant, dont il était devenu le principal employé, qu’il jouissait de beaux appointements, et désirait avoir ses enfants avec lui pour leur donner les soins et l’instruction qui leur étaient nécessaires.

— Madame, ajouta cet homme en voyant pâlir Marie, je ne me serais pas chargé d’une commission aussi dure, si je n’avais à vous dire, qu’il dépend de vous de suivre vos enfants et de revenir habiter chez votre mari. Vous en avez le droit, d’ailleurs ; mais s’il vous plaisait de l’exercer, c’est honorablement et avec amitié que vous seriez accueillie ; seulement, je n’ai pas besoin de vous dire, madame, que toute relation avec une personne justement antipathique à votre mari devrait en même temps être rompue.

Encore ce combat ? et maintenant de quel côté pencher ? Lequel choisir ? Un second parjure ! Briser une seconde fois le cœur d’un homme qui l’aime ! Charles ! mais il en mourrait !

Marie regardait d’un œil hagard ce messager fatal et ne pouvait lui répondre.

— Vous réfléchirez, madame, reprit-il.

Il se leva.

Elle bondit de son siège :

— M’enlever mes enfants ! mais vous êtes fou, monsieur ; qui êtes-vous donc ? est-ce que je vous connais ?

— C’est juste, dit-il. Je suis le médecin et l’ami de M. Cadron. Je l’ai soigné dans une grave maladie qu’il fit il y a six mois.

Il m’a prié dernièrement de vérifier l’état de santé de ses enfants, journellement abandonnés par leur bonne aux Tuileries, et j’ai dû constater que le petit Jacques est atteint d’un commencement de rachitisme très prononcé et qui demande les soins les plus pressants.

— Jacques ! s’écria-t-elle… Jacques !

André LÉO

(La suite à demain)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 5 MAI

LES DÉSIRS DE MARINETTE[4]



— Oui, madame ; et si la santé des aînés est assez bonne, permettez-moi de vous dire que la société des filles plus ou moins légères et de ces domestiques de grandes maisons plus ou moins honnêtes, au milieu desquels ils vivent journellement, dont ils entendent les confidences, est moralement dangereuse pour eux. M. Cadron sait que vos occupations vous empêchent de veiller d’assez près sur vos enfants ; il croit pouvoir s’acquitter mieux de cette tâche, et l’essayera.

— Monsieur, s’écria Marie, indiquez-moi les soins que je dois donner à Jacques, il les aura, et vous pourrez venir vous en convaincre vous-même. Je chasserai cette fille qui ne remplit pas son devoir près d’eux ; mais, monsieur, on n’enlève pas des enfants à leur mère comme cela ; ils sont à moi ; il faut que je les voie…

— Quand vous voudrez, madame, voici l’adresse de M. Joseph Cadron.

Marie prit le papier que lui tendait cet homme ; mais elle suivait ses pas, bien résolue à lui disputer les enfants, quand, devinant sa pensée, il lui dit avec compassion :

— Vos enfants sont déjà chez leur père, madame. Il a pu les emmener facilement, à l’insu de leur bonne, qui les quittait chaque jour. Calmez-vous ! n’oubliez pas que vous pouvez les venir voir toutes les fois qu’il vous plaira.

Sans répondre aux larmes et aux prières de la jeune femme autrement qu’en lui répétant ces derniers mots, il partit, la laissant désespérée.

— J’étais déjà une mauvaise épouse, s’écriait-elle en se tordant les mains ; me voilà une mauvaise mère. Une mauvaise mère !…

Et elle parcourait la chambre en appelant ses enfants.

Vingt fois, elle faillit partir pour les aller voir ; mais le cœur lui manquait à l’idée de se trouver en présence de Joseph. S’il eût été brutal et colère, elle l’aurait bravé sans peur ; mais la vraie dignité de cet homme, sa justice et sa bonté l’écrasaient de honte. Quant à sacrifier son amant, elle ne le pouvait ; les liens qui l’attachaient à lui subsistaient encore dans toute leur force, avec les illusions qui les avaient formés. Quelque coupable que fût cet engagement, il avait de sacré pour Marie tout ce qu’elle y avait mis de croyances et reçu d’amour. Elle se croyait nécessaire à Charles.

Aussi fut-elle douloureusement frappée quand il lui dit :

— Abandonne-moi ; tu feras mieux ; je te cause trop de chagrins.

Elle n’eût pas même voulu que cette idée lui pût venir ; mais elle se dit ensuite que c’était un sublime sacrifice qu’il voulait faire et ne l’en trouva que plus grand.

À partir de ce moment, elle cacha les regrets et les remords qui lui rongeaient le cœur, et s’étudia, près de son amant, à paraître heureuse.

Cependant de nouvelles peines, vagues et importunes comme le doute, assaillirent bientôt Marie. Le vicomte devint moins assidu près d’elle ; il venait moins souvent ; il fit un voyage ; même étant à Paris, quelquefois un jour, deux jours s’écoulaient sans qu’elle le vît. Il donnait pour cela de très bonnes raisons, mais comme elles se répétaient sans cesse, l’idée vint à Marie que ce pouvaient être des prétextes et, à partir de ce moment, elle n’eut plus de repos. La persuasion seule que cet amour était irrésistible et devait être éternel, l’avait poussée à sa faute et la soutenait dans ses remords. Mais, si Charles était capable de ne plus l’aimer, elle n’avait plus de justification ; tout élément de bonheur s’effaçait de sa vie, tout lui manquait.

Ce doute lui était insupportable ; il devint plus vif chaque jour, et bientôt elle passa le temps des absences de Charles à l’accuser et à pleurer. Il la rassurait ensuite ; mais ces alternatives d’espoir et de souffrance absorbaient toute l’âme de Marie, détruisaient sa fraîcheur et altéraient sa voix.

La femme, de plus en plus, détruisait la cantatrice. Elle s’aperçut que le public devenait froid pour elle et elle n’eut pas la force de réagir. Elle croyait si naïvement à l’amour, qu’il ne lui vint pas à l’idée une fois que la froideur du public et celle de Charles pouvaient avoir ensemble les moindres rapports.

Un de ces événements qui passionnent tout l’Opéra, qui la touchait plus directement que toute autre, ne l’émut, au milieu de ses chagrins, que d’une manière très secondaire, c’était le début d’une cantatrice italienne dont, à l’avance, on disait des merveilles, et qui sembla devoir les réaliser. Marie avait besoin d’amour bien plus que de gloire. Elle devenait de moins en moins ambitieuse, et il y avait longtemps que toutes ces beautés du luxe qui l’avaient tant éblouie, qu’elle avait tant désirées, ne la touchaient plus. Elle avait cru ensuite que l’amour d’un homme tel que le vicomte, devait être le bonheur même et la plus douce gloire ; elle vivait dans les larmes pourtant, avec cela.

Les deux ans que comprenait l’engagement de Marie, allaient expirer ; le directeur la fit appeler un jour et, après quelques circonlocutions, lui offrit un nouvel engagement à moitié prix. Comme elle se récriait : « Ma chère enfant, lui dit-il, vous aviez devant vous un bel avenir ; vous l’avez dédaigné ; ce n’est pas ma faute. Je vous l’avais dit : vous pouviez devenir, en travaillant, une des premières cantatrices de l’Europe ; vous avez préféré les joies du monde à celles de l’art ; tant pis, c’est dommage. Du reste, vous pouvez encore vous relever ; mais il faut vouloir.

Marie se plaignit au vicomte et celui-ci, plein d’indignation, courut chez le directeur. Mais il en revint fort différent : le directeur avait raison, il n’avait fait que constater l’indifférence du public ; le chiffre des recettes était là. Marie seule avait tort, et le vicomte le lui dit hautement. Il lui reprocha la froideur du public à son égard, le succès de l’Italienne, tança vertement sa nonchalance, son affaissement. La jeune femme l’écoutait, stupéfaite. Elle dit enfin :

— Quand nous avons commencé à nous connaître, j’étudiais avec ardeur, vous devez vous le rappeler, je ne songeais alors qu’à me faire un grand nom, à communiquer à l’âme des autres le grand sentiment que la musique m’inspirait ; je ne rêvais que d’enrichir mon mari et mes enfants, et de leur faire un bel avenir. Vous êtes venu près de moi, vous m’avez supplié de vous aimer, je n’ai plus songé qu’à cet amour. Mes pensées se sont retirées de l’art : mon cœur s’est retiré des miens, et j’ai souffert en les faisant souffrir. Tout cela n’est-ce qu’un rôle qu’on puisse jouer, des roulades aux lèvres, Charles, le pensez-vous ?

Il la vit indignée et voulut l’adoucir ; il y parvint. Cette soirée-là encore fut douce ; mais, le lendemain, Marie reçut une lettre de M. de Villegard, où il disait qu’après de sérieuses réflexions, se voyant un obstacle à la destinée d’une femme qui lui était et lui serait toujours chère, il avait trouvé la force d’accomplir un sacrifice douloureux, mais nécessaire ; il quittait la France pour quelque temps.

Le reste de la lettre était plein de conseils qui tenaient beaucoup plus du mélomane que de l’amant. Il espérait que Marie allait se consoler par le travail et lui prédisait comme récompense de ses efforts un succès magnifique.

C’était un abandon. Marie le comprit. Ce qu’elle avait refusé de voir jusque-là lui apparut : elle n’avait aimé qu’une âme vulgaire ; cet amour, auquel elle avait sacrifié toutes ses autres affections, ses plus chers devoirs, n’avait été pour Charles qu’un de ces enthousiasmes qu’enflamme le succès, que l’insuccès abat. Il allait chercher maintenant autre chose ailleurs. Mais elle, ayant donné pour lui tout ce qu’elle avait de précieux au monde, lui parti, elle n’avait plus rien. Elle ferma les yeux, joignit les mains, et du fond de son âme, ardemment, désira la mort.

Dès le soir même, elle fut prise d’une fièvre ardente, et pendant plusieurs semaines sa vie fut en danger. Entrée en convalescence, quand elle put regarder autour d’elle, cherchant à se reconnaître, elle ne trouva de toutes parts que le vide mortel dont la première impression avait failli la tuer. Elle n’avait plus où aller : que faire ? Rien au monde ne l’attachait, rien que le souvenir de son mari et de ses enfants ; mais cela n’était qu’une plaie douloureuse, non point un espoir. Ils avaient le droit de la repousser ; ils n’avaient nul besoin d’elle, et la pauvre femme ne songea pas même à les charger de sa misère. Elle resta où elle était, se demandant mille fois par jour pourquoi elle n’était pas morte et comment il se faisait qu’on put vivre ainsi. Vivre pour son art, elle n’en trouvait pas la force. Il eût fallu s’aimer soi-même, et elle ne s’aimait plus ; ou beaucoup les autres pour désirer leur donner, au prix de grands travaux, quelques jouissances : mais tous les ressorts de son âme étaient détendus, et même elle les croyait brisés à jamais.

Elle sentait avec étonnement ses forces physiques se ranimer, et s’indignait de voir la jeunesse en elle plus forte qu’elle-même. Bientôt elle put sortir en voiture, grâce au doux soleil de mai ; puis, selon les conseils du médecin, descendre et marcher un peu. Mais, dans ce demi-jour charmant, plein d’ombres aériennes et de losanges lumineux que fait, dans les allées couvertes du bois, les jeux du soleil et des feuilles nouvelles, malgré l’air amical et de connaissance que prenaient à son passage les petites fleurs, Marie ne promenait avec elle partout qu’un lourd ennui ou des pensées amères.

Une fois que, cédant à la fatigue, elle s’était assise au bord d’une allée, ses yeux se fixèrent sur une de ces primevères jaunes à plusieurs fleurons, appelées coucous ; elle y porta la main pour la cueillir, puis la retira comme si elle n’osait, et se mit à fondre en larmes. C’était de ces coucous, chaque printemps, que se couvrait le gazon autour de la cabane, et souvent, les mettant à cheval sur un fil, elle en avait fait des pelotes que les enfants, avec des cris de joie, jetaient en l’air.

Cette cabane, le creux planté de grands arbres qui est derrière et qu’ils appelaient le vallon, le champ qui l’entourait, tout ce tableau de son heureuse misère se présentait à elle souvent, et c’était le seul coin de fraicheur qu’elle eût dans l’âme. Bientôt un autre souvenir vint s’y joindre, celui de la promenade sur les fortifications, le jour où elle et Joseph se fiancèrent. Tous les détails de cette journée s’imprimaient en elle de plus en plus, et souvent, quand affaissée dans son fauteuil, la tête penchée sur sa poitrine, elle semblait sommeiller, elle était seulement occupée à revoir ces doux tableaux, dans lesquels elle se voyait telle qu’autrefois, avec ce Joseph si bon, si courageux, si franc, si digne d’être aimé !

André LÉO

(La suite à demain.)

Feuilleton du Journal LE PEUPLE
DU 6 MAI

LES DÉSIRS DE MARINETTE[5]



Après trois mois de séjour en Italie, le vicomte de Villegard était de retour à Paris. Il apprit la maladie de Marie, sa convalescence, et vint la voir en ami. Elle le reçut avec un étonnement profond du calme qu’elle éprouvait en sa présence, calme si vrai qu’il en fut piqué et le laissa voir. Mais elle répondit simplement :

— Je ne vous aime plus.

Un jour, qu’assise dans un fauteuil, seule au salon, Marie s’absorbait en des rêves pénibles, le doux mirage qui la visitait souvent lui revint sous les yeux plus distinct que jamais.

C’étaient les grandes roues des carrières se détachant immobiles sur le ciel, les hauteurs d’Arcueil et leurs ormeaux qui dentelaient l’horizon ; Gentilly, aux maisons encadrées de feuillages ; Bicêtre, puis, de l’autre côté, le grand Paris, avec ses monuments, ses milliers de toits et ses fumées ; mais ce qu’elle voyait le mieux, c’était là presque à ses pieds, Joseph, le jeune ouvrier dont les yeux, en ce moment lui disait des choses plus belles, plus ardentes et plus sincères que tout ce que depuis… Hélas, ou va-t-elle ? Non, elle veut rester là sur ce tapis de verdure, semé de fleurs, avec Joseph, qui l’aime et le lui dit timidement et de si grand cœur.

Tout est promesse, espoir et bonheur autour d’eux : tout chante, les oiseaux, les cloches, les insectes ; les fleurs sourient. Quelque chose de grand qui est en elle et partout, lui dit : aime ! et elle presse la main de son fiancé, dont le front rayonne. Oh ! comme elle est heureuse : et se sent aimée en le voyant si heureux ! Elle a le cœur plein de choses divines ; elle croit en l’amour, en Joseph, en elle même…

Elle s’arrêta, fit un grand soupir, et sa main, se posant sur la table à côté d’elle, saisit machinalement un petit calendrier, qu’elle serra fortement, comme pour résister mieux à la souffrance qui à cet instant, lui mordait le cœur. Puis, elle lâcha cet objet et, s’accoudant sur la table, appuya sa tête sur sa main. Ses yeux alors, tombant sur le calendrier, un chiffre, un seul, comme si les caractères de de ce chiffre eussent été plus gros que les autres, ou qu’elle ne pût distinguer que celui-là, frappa sa vue : 20.

D’abord, elle répéta ce chiffre sans y joindre aucune idée. Elle vit ensuite en haut le nom du mois et se dit : 20 juin. Mais elle ne savait trop encore ce que cette date était pour elle ; c’était comme une personne qu’on reconnaît déjà, mais dont on cherche en vain le nom.

Tout à coup, elle se rappela que c’était à la fois l’anniversaire de Joseph et celui de leurs fiançailles. Hélas ! que lui voulait maintenant ce jour ?

Marie tourna les yeux du côté de la fenêtre ; le soleil entrait à flots ; c’était bien l’été. Mais dans quel mois se trouvait-on, elle ne le savait pas même, ne s’inquiétant plus de rien. Elle sonna :

— Quel quantième avons-nous, Lucette ?

— Madame, ce doit être le 19, oui, le 19 juin.

Marie eut un tressaillement ; il lui sembla que ce bienheureux jour lui-même était venu dire : J’arrive, me voilà !

Le lendemain, à onze heures, elle montait en voiture seule, et disait au cocher :

— À la porte d’Arcueil !

C’était le premier désir qu’elle eût eu depuis longtemps : elle était impatiente d’arriver et se sentait plus forte qu’à l’ordinaire. Sur la route, le soleil était ardent, l’ombre épaisse, le ciel souriant, les hommes joyeux. Quelques pas avant d’arriver, Marie fit arrêter la voiture et descendit. À l’aspect de cette nature aussi sereine, de cette verdure aussi fraîche, de ce jour aussi beau que le jour d’autrefois, elle éprouva une émotion étrange.

C’était bien le 20 juin ; c’était bien ce jour… Mais elle, on ne l’aurait plus reconnue, et surtout elle-même ne se reconnaissait plus. La Marinette d’il y a dix ans avait l’âme aussi claire que ce beau jour ; elle se trouvait en harmonie avec toutes ces choses. Elle était bien plus changée par ses fautes qu’elle ne l’eût été par de longs malheurs. Le malheur passe sur l’homme ; la faute reste en lui et, de toutes les épreuves, c’est la plus profonde.

Elle montait, s’approchant du pylone, à l’ombre duquel, autrefois, ils s’étaient assis. L’ombre était à la même place, et, dans cette ombre… un cri faillit lui échapper.

Quatre personnes, assises sur l’herbe, prenaient un repas. Marie eut une hallucination ; elle revit la mère Cadron, la voisine, elle-même et Joseph ; c’étaient bien eux !… Elle se remit cependant, passa la main sur ses yeux et de nouveau regarda.

Cette fois, elle vit trois enfants dont les chapeaux couvraient le visage, et un homme que les yeux de la jeune femme, éblouis par le soleil, ne purent distinguer que vaguement. Fâchée de n’être point seule dans ce lieu, elle s’éloignait, quand une voix argentine vint la frapper au cœur :

— Auguste : disait la petite fille.

— Ô mon Dieu ! C’était Marion qui parlait à son frère ! c’étaient les enfants ! et… Joseph, sans doute ! Ils étaient là ! C’étaient eux… à quelques pas d’elle ! et il y avait si longtemps qu’elle les avait embrassés ! Elle voulut courir à eux, mais elle s’arrêta. Son cœur la poussait dans leurs bras ; la honte en arrière. Dans ce combat, ses forces fléchirent, elle s’évanouit.

Quand elle reprit connaissance, elle était dans les bras de Joseph qui pleurait. Le petit Jacques aussi pleurait, tout en riant, et, frappant ses petites mains l’une dans l’autre, il criait :

— Maman ! maman ! la voilà !

Les deux plus grands, bien qu’émus aussi, restaient silencieux, gênés sans doute par ce qu’ils démêlaient d’étrange et de mystérieux dans tout cela.

— Puisque tu es venue ici, aujourd’hui, c’est que tu nous aimes encore ? dit Joseph à demi-voix.

— Tu pourras me pardonner ? lui demanda-t-elle.

— Oui, Marinette, je te connais, tu as dû beaucoup souffrir et si tu nous reviens, c’est que tu es guérie. Je suis bien heureux ! Je n’ai pas cessé de t’aimer, moi… Pardon, c’est le dernier reproche et tu verras bien.

Ils restèrent dans ce lieu toute la journée, et tandis que les enfants jouaient et couraient dans l’herbe, un peu plus bas, assis à la même place où, pour la première fois, ils s’étaient dit leur amour, ils eurent une longue conversation, plus d’une fois interrompue par des larmes. Le soir, Marie emmena le petit Jacques, et, quelques jours après, elle vendait tout son mobilier, car elle avait voulu renoncer à l’Opéra, et Joseph lui faisait préparer une chambre rue du Mail.

Ils perdirent à cela une grande fortune peut être ; mais ils ne la regrettent pas. La figure de Joseph a repris son air de joyeuse franchise et de belle humeur. Marie se consacre à l’éducation de ses enfants et s’instruit avec eux. Elle est maintenant un peu sérieuse ; mais douce et d’humeur égale, et semble n’avoir plus d’autre désir que le bonheur de Joseph et la moralité de leurs enfants.

FIN
André LÉO
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