Les Dames de Bellegarde - Mœurs des temps de la Révolution/02

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Les Dames de Bellegarde - Mœurs des temps de la Révolution
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 864-899).
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LES
DAMES DE BELLEGARDE
MŒURS DES TEMPS DE LA RÉVOLUTION

II[1]
LA GENÈSE D’UN TERRORISTE


I

Durant l’automne de l’année 1732, le bruit se répandit dans Paris que le lieutenant général de police, M. René Hérault, seigneur de Fontaine-Labbé et de Vaucresson, se mariait. Depuis quelques jours, il était allé déposer chez le portier des personnes avec qui il entretenait des relations une carte ainsi libellée : « M. René Hérault est venu pour avoir l’honneur de vous voir et de vous faire part de son mariage avec Mlle Hélène Moreau de Séchelles. » Ordinairement, les communications de ce genre étaient faites par les parens des futurs époux. Mais, alors âgé de quarante et un ans, n’ayant plus ni père ni mère, le lieutenant général de police avait dû s’acquitter lui-même du devoir que commandaient les usages.

L’union qu’il annonçait était réciproquement avantageuse. Jeune et charmante, sa fiancée, fille aînée de Jean Moreau, seigneur de Séchelles, intendant de la province de Hainaut, apportait en dot 300 000 livres, la terre de Séchelles en Picardie, dont ses parens ne conservaient que l’usufruit, une maison sise rue Neuve-des-Petits-Champs, une rente de 1 500 livres constituée au profit de Jean Moreau et de ses héritiers par les Barnabites du collège de Lescar près Loches, une autre rente de 750 livres sur les aides et gabelles, des diamans offerts par sa mère, évalués à 13000 livres, et, enfin, 60 000 livres déposées par un oncle dans la corbeille de mariage.

L’apport du mari comprenait les terres de Vaucresson et de Fontaine-Labbé, une maison quai des Morfondus, une autre place Dauphine, des biens à Épone[2] près Mantes, deux contrats de rentes au capital de 100 000 livres, un brevet de retenue de 150000 livres sur sa charge de lieutenant général de police, et enfin 100 000 livres en mobilier et vaisselle d’argent. En prévision de son décès survenant avant celui de sa femme, il constituait à celle-ci un douaire de 6 000 livres, complété par la jouissance du château de Séchelles. Les revenus assurés aux futurs époux devaient s’augmenter du traitement attaché aux fonctions qu’exerçait René Hérault et des bénéfices qu’au vu et au su de tous, procuraient alors les grandes charges de l’Etat à leurs titulaires. Le contrat qui relate ces dispositions porte la signature de Sa Majesté Louis XV, dont le lieutenant général de police, grâce à son protecteur le cardinal Fleury, possédait la faveur et la confiance. Sous la signature royale, figurent celles de d’Aguesseau, de Chauvelin, de Phelypeaux-Maurepas, d’Orry, contrôleur général des finances, du duc et de la duchesse de Brissac, d’autres encore. La cérémonie religieuse eut lieu à minuit, dans l’église de Saint-Roch, paroisse de la mariée. Les époux rentrèrent ensuite à l’hôtel du mari, rue du Bouloi, où ils allaient vivre désormais.

A ne le considérer qu’au point de vue des avantages matériels, le mariage qui venait d’être contracté présentait un imposant ensemble de chances de bonheur. Du milieu de province, simple et patriarcal, où Hélène Moreau avait été élevée, il la transportait sur un vaste théâtre, le plus brillant du monde, à la source des plaisirs que donnent la fortune et le rang. Originaire d’Avranches, la famille dans laquelle elle entrait, n’était pas moins considérée que la sienne. En faisant, en 1696, ses preuves de noblesse, le père de René Hérault avait pu établir qu’elle existait déjà en 1390 ; qu’en 1423, un chevalier Hérault avait figuré avec honneur parmi les défenseurs du Mont Saint-Michel ; qu’un autre Hérault, passé au calvinisme, avait été général en Prusse ; qu’un autre encore, ministre anglican, avait été nommé par Charles II, chanoine de Cantorbéry, en récompense de son dévouement à Charles Ier.

René Hérault promettait de porter plus haut encore la notoriété de son nom. Successivement secrétaire du prince de Conti, intendant de la généralité de Tours, avocat du roi et procureur général au Grand Conseil, il était entré au Conseil d’Etat pour être placé ensuite à la lieutenance générale de police. En ce poste, il s’était distingué et devait se distinguer plus encore[3]. Rien qu’il fût destiné à s’y faire beaucoup d’ennemis, et qu’ils se soient évertués à le présenter comme plus présomptueux que capable, il paraissait appelé au plus enviable avenir. Si donc sa femme n’avait souhaité que des satisfactions d’orgueil, elle eût été complètement heureuse.

Mais, à dix-huit ans, on souhaite autre chose. À ces satisfactions dont la fragilité égale l’éclat, il est rare qu’une âme sensible ne préfère pas les délices de l’amour. Hélène Moreau ne les dédaignait pas, quoique sévèrement élevée, et cependant ne pouvait les attendre de l’homme à qui elle s’était unie, son mariage, comme la plupart de ceux de ce temps-là, ayant été, au plus haut degré, un mariage de raison.

Son mari avait le double de son âge. Il était veuf de Mlle Durey de Vieucourt, unique héritière d’un président au Grand Conseil, nièce de Mme de Brissac et d’Aligre, morte à vingt-cinq ans, de la douleur d’avoir perdu deux filles et un fils. Elle avait laissé à son mari un fils et deux filles. Il ne s’était remarié qu’afin de leur donner une mère. Sa nouvelle compagne se trouvait ainsi, à l’aube de sa vie conjugale, en face de lourdes responsabilités et de grands devoirs dont la naissance des trois enfans qu’elle mit au monde allait bientôt accroître le fardeau. Mère de famille avant d’avoir pu être amante, elle dut se résigner à ne goûter d’autres joies que celles de la maternité. Et encore, ces joies, durant les années qui suivirent, furent-elles traversées par des deuils cruels. En huit années, elle ferma les yeux tour à tour à deux de ses enfans et au fils qu’avait conservé René Hérault de son premier mariage. Elle vécut donc plus de jours tristes que de jours heureux.

Le caractère ombrageux de son mari n’était pas pour les éclairer ni les embellir. Dans ses rapports avec elle comme dans l’exercice de ses fonctions, il apportait plus de sévérité que de bonne grâce. S’absorbant dans les obligations de sa charge jusqu’à compromettre sa santé, condamné par les divisions religieuses qui existaient alors à prendre parti contre les jansénistes et à user de rigueur envers eux, entraîné par ses convictions à exagérer, en les exécutant, les ordres qu’il recevait, prodiguant les perquisitions, les lettres de cachet, sanctionnant les refus de sacrement et de sépulture, consacrant de longues heures à interroger les gens détenus à la Bastille, tourmenté enfin par des scrupules de conscience, qui le livraient incessamment à la crainte de n’en pas faire assez pour la défense de l’Eglise, de compromettre à la fois sa carrière et le salut de son âme, il n’apparaissait dans sa maison que pour y montrer un visage morose, préoccupé, assombri par les deuils, dévasté par la maladie, et où se trahissaient souvent les colères que déchaînaient en lui les attaques de ses ennemis.

Ils ne lui épargnaient ni les railleries, ni les insinuations calomnieuses. Il avait beau faire saisir les écrits qu’il jugeait séditieux, témoigner de son horreur pour la liberté d’écrire, mettre l’embargo sur les Nouvelles ecclésiastiques, organe de la faction janséniste, jeter en prison tout ce qui lui semblait suspect, ses sévérités n’intimidaient pas les malveillans. Ils ne reculaient même pas devant les procédés les plus odieux, tel celui de mentionner dans leurs philippiques et leurs épigrammes, sous des formes injurieuses, le nom de Mme Hérault, — la Hérault, comme ils disaient, — dont la conduite, cependant, avait été longtemps au-dessus du soupçon.

Il n’apparaît pas que, pendant les premières années de leur mariage, son mari en ait douté. Mais sa confiance ne dura pas. Bientôt, il prit ombrage des relations que sa femme entretenait avec des hommes de cour, et sa jalousie acheva de la détacher de lui. Ses soupçons étaient-ils justifiés ? Rien ne le prouve. Les rumeurs du temps, d’après lesquelles elle aurait eu des bontés pour le duc de Boufflers et le duc de Durfort, ne constituent pas une preuve, à moins qu’on ne veuille considérer comme parole d’évangile le dicton qui prétend qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Ce qui semble plus vrai, c’est qu’après n’avoir goûté qu’un bonheur rapide et intermittent, le ménage s’était complètement désuni. Il ne serait donc pas étonnant qu’avide de compensations et de dédommagemens, la jeune femme, contaminée par la démoralisation générale qui caractérise son temps, les ait cherchés hors de chez elle.

En ces tourmens qu’on devine sans qu’il soit nécessaire de les décrire, il y eut cependant quelques rayons de soleil. René Hérault maria brillamment ses deux filles. L’aînée épousa M. de Marville, qui fut ensuite le successeur de son beau-père au poste de lieutenant général de police ; la cadette épousa le comte de Polastron, duquel naquirent celle qui est entrée dans l’histoire sous le nom de duchesse de Polignac, l’amie de la reine Marie-Antoinette, et un fils qui fut le mari de cette délicieuse Louise de Polastron, l’amie du Comte d’Artois, dont la conversion date de sa mort.

Une joie plus grande encore fut donnée au ménage Hérault. Un fils venu au monde en 1737 combla le vide que ces mariages d’une part, et d’autre part la mort avaient creusé dans la maison. Mais ce ne furent là que des éclaircies. La santé de René Hérault, devenue de plus en plus précaire, lui fit désirer un emploi moins laborieux que celui qu’il occupait et qu’amis et ennemis déclaraient trop lourd pour lui. Il obtint alors du roi que son gendre Marville lui succéderait. Lui-même fut nommé intendant de la généralité de Paris.

Par malheur, déjà la mort planait sur lui. Atteint d’hydropisie, sa maladie s’aggravait de son état moral. Ses derniers jours furent troublés par des remords. Il se demandait si, dans sa conduite envers les jansénistes, il s’était toujours inspiré d’une saine justice, s’il n’avait pas abusé de son autorité. Il semblait parfois accablé par les reproches de sa conscience. Ces scrupules témoignaient de son exaltation maladive, car il avait toujours agi sous l’empire de convictions sincères autant qu’inébranlables. Il croyait la religion chrétienne menacée, et qu’il était tenu de la défendre.

— Quoi que vous écriviez, avait-il dit un jour à Voltaire, son camarade de collège, vous ne viendrez pas à bout de la détruire.

— C’est ce que nous verrons, avait répliqué Voltaire.

C’était donc entre René Hérault et l’esprit philosophique destructeur de sa foi une lutte sans merci. C’est parce qu’il voulait assurer la victoire à l’Eglise que ses coups avaient manqué trop souvent de mesure et d’équité. Le traitement auquel le soumit un empirique qui s’était fait fort de le guérir précipita sa fin. Il rendit l’âme le 2 août 1740, à l’âge de quarante-neuf ans, léguant à sa femme leur unique fils encore au berceau. Elle devait survivre à son mari pendant près d’un demi-siècle[4] et voir périr tragiquement ce fils et le fils de ce fils.

Après la mort de René Hérault, sa veuve ne parut appliquée qu’à se faire oublier. Retirée dans sa famille au château de Séchelles, elle s’y consacrait tout entière à l’éducation de son enfant, s’efforçant de le rendre digne de la carrière que lui assuraient, soit dans la magistrature, soit dans l’armée, les services de son père, et la faveur royale. Après avoir étudié son caractère et ses goûts, c’est à l’armée qu’elle le destina. Sa décision prise, elle en fit avertir le roi par les amis et les parens qu’elle comptait à la cour. Jaloux de tenir ses promesses, le roi répondit en accordant au fils de son ancien lieutenant général de police, quoiqu’il n’eût que onze ans, un brevet d’enseigne aux grenadiers de France[5] C’était en 1750. En 1753, le jeune Hérault de Séchelles fut promu au grade de capitaine dans les dragons de Caraman. Mais il ne parut au corps que deux années plus tard. Il y fit son stage et, le 8 avril 1757, une place de colonel étant devenue vacante par suite de l’avancement accordé à M. de Talleyrand, il y fut nommé avec promesse du commandement de Rouergue-Cavalerie dont il prit effectivement possession le 27 mai suivant.

Il y avait en de tels débuts dans la carrière des armes de quoi satisfaire l’orgueil maternel le plus exigeant. Mais, à la légitime joie qu’en ressentait la mère, se mêlèrent bientôt de poignantes angoisses. Entre l’Angleterre et la France avait éclaté la guerre dont l’histoire nous a transmis les péripéties, en la désignant sous le nom de guerre de Sept ans. L’Autriche et la Russie avaient pris parti pour la France ; la Prusse pour l’Angleterre. Principal théâtre des opérations militaires, la Hesse et la Westphalie étaient en feu ; les armées européennes y évoluaient avec des fortunes diverses qui ne permettaient pas de prévoir la fin de cette sanglante conflagration. Il y avait donc lieu de supposer que le colonel de Séchelles ne tarderait pas à marcher à l’ennemi, et, si cette éventualité était pour lui un sujet d’espérance, elle était pour la mère un sujet de craintes et de terreur.

Cependant, ses appréhensions ne se justifièrent pas sur-le-champ. Une année après avoir inauguré son commandement, le colonel n’était pas encore désigné pour aller combattre. Au commencement de 1758, il arrivait avec sa mère à Saint-Malo, où elle voulait le présenter à une jeune, fille à qui elle projetait de le marier.


II

Ici, entre en scène un nouveau personnage que des circonstances d’ailleurs assez confuses allaient associer de manière si étroite à la destinée de la famille Hérault de Séchelles qu’il est indispensable de le présenter dès maintenant au lecteur avec quelques détails propres à le faire connaître. C’est du maréchal de Contades qu’il s’agit. Héritier d’une maison originaire de Narbonne, il était le petit-fils d’un Contades devenu sous-gouverneur de Gaston d’Orléans, moins encore par ses mérites, qui paraissent avoir été rares, que par la protection du connétable de Luynes, et le fils du marquis de Contades, maréchal de camp, grand-croix de Saint-Louis, que la part qu’il prit aux négociations qui précédèrent la paix de Rastadt avait mis en lumière.

Né en 1704, leur descendant Erasme de Contades s’était fait à la guerre une honorable réputation. Ses états de service[6] attestent qu’il la méritait. Ils relatent à son actif quelques beaux faits d’armes : à la bataille de Parme(1734) où il fut blessé, après avoir vu tomber autour de lui vingt-sept officiers du régiment de Flandres qu’il commandait ; à celle de Guastalla qui suivit ; pendant la campagne de Corse (1740) ; aux sièges de Menin, Ypres, Furnes et Fribourg (1744) ; aux prises de Vilvorde et de Bruxelles (1746), et, pour tout dire, dans la plupart des actions militaires de son temps. Un avancement justifié par sa bravoure l’avait porté, en 1745, au grade de lieutenant général. Ayant rempli pendant la paix les fonctions d’inspecteur général des armées, il venait d’être mis, en 1757, à la tête de celle d’Allemagne, où devait bientôt venir le trouver la dignité de maréchal de France.

Homme de droiture et d’honneur, on ne peut guère lui reprocher que de s’être montré soigneux à l’excès de ses intérêts. Largement pourvu d’emplois, de traitemens, de pensions, il semble n’avoir jamais été satisfait, avoir beaucoup demandé et beaucoup obtenu, grâce à la faveur dont il fut également l’objet sous Louis XV et sous Louis XVI. En 1788, âgé de quatre-vingt-quatre ans, il sollicitait encore, et titulaire du gouvernement de l’Alsace, il parvenait à se faire accorder en échange celui de la Lorraine qu’il considérait comme plus lucratif[7]. Il avait épousé en 1724 Mlle Magon de la Lande, d’une noble famille de Bretagne, fixée à Saint-Malo, et c’est sur une cousine de sa femme, portant le même nom, qu’en 1758, Mme Hérault venait de jeter son dévolu pour en faire l’épouse de son fils. Mlle Marguerite Magon de la Lande entrait alors dans sa seizième année. Elle possédait toutes les grâces de son âge, de l’esprit, de la fortune et des espérances, son père étant trésorier général des États de Bretagne.

Est-ce sous les auspices des Contades que le colonel de Séchelles fut présenté à la famille Magon ? Ne dut-il, au contraire, leur puissante protection qu’au mariage qui faisait de lui leur allié et lui assurait l’appui d’un maréchal de France influent et respecté ? Nous n’avons pu le découvrir. Mais, dès ce moment, la protection de l’illustre soldat lui fut assurée. On la verra bientôt s’étendre sur la jeune femme en des conditions aussi bizarres que mystérieuses.

Le mariage, auquel Mlle Magon, séduite par ce colonel de vingt ans, avait joyeusement consenti, fut célébré à Saint-Malo le 11 août 1758. Les époux ne demeurèrent ensemble que quelques mois. Le 18 février suivant, le maréchal dut reprendre le commandement de l’armée d’Allemagne et le colonel de Séchelles celui de son régiment qui faisait partie de cette armée. Mme de Séchelles, après son mariage, s’était rendue en Picardie. Elle y resta confiée à sa belle-mère, ne voyant son mari qu’à de rares intervalles.

Du fond de leur solitude, les deux femmes suivirent avec angoisse les péripéties de la campagne qui venait de s’ouvrir. Ces péripéties, de jour en jour, se multipliaient et s’aggravaient. Les combats se succédaient sans modifier la situation des belligérans. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi, et Mme de Séchelles venait de déclarer à sa famille qu’elle était grosse, lorsque, au commencement d’août, lui arriva la douloureuse nouvelle de la défaite qu’à Minden, en Westphalie, le duc Ferdinand de Brunswick avait fait subir, le 1er du même mois, à l’armée commandée par le maréchal de Contades.

Les résultats de cette défaite étaient désastreux pour nos armes. Sur 12 240 hommes engagés, 2 977 avaient été tués, dont 130 officiers. On comptait 1 450 blessés, prisonniers ou disparus, parmi lesquels des officiers au nombre de 182. Sur cette liste où les noms d’illustres héritiers de la noblesse française : Chimay, La Fayette, La Murinais, Montmorency, Sabran, Maugiron, Poyanne et tant d’autres étaient inscrits en lettres de sang, figurait le colonel de Séchelles. En chargeant les Anglais à la tête de son régiment, il avait reçu deux coups de sabre sur le crâne et était tombé au pouvoir de l’ennemi. Ses soldats, bien que leurs rangs fussent décimés par la mitraille, étaient parvenus à le délivrer et l’avaient transporté aux ambulances encombrées déjà de blessés et de morts, où, dans la panique générale causée par cette défaite inattendue, les médecins ne pouvaient prodiguer à ce qui vivait encore que des soins hâtifs et insuffisans.

Désespérées, sa femme et sa mère partirent aussitôt pour Paris, afin d’être plus à portée de recevoir des nouvelles. Elles trouvèrent la capitale en proie au plus violent émoi. Ce qu’on racontait d’un événement qui rappelait Rosbach y avait jeté la consternation. Les familiers du maréchal de Belle-Isle, ministre de la Guerre, colportaient le contenu des lettres qu’il avait reçues de Contades et d’un de ses lieutenans, le marquis d’Armentières. « Je viens d’être battu, écrivait le premier. Je suis forcé de passer le Weser pour me retirer par la Hesse. » D’Armentières entrait dans plus de détails : « Nous avons attaqué ce matin les ennemis et ils nous ont battus. La cavalerie, la gendarmerie et les carabiniers ont beaucoup perdu. Nous avons attaqué de l’infanterie anglaise qui nous a bien entamés sans pouvoir la défaire. Il n’y a que trois ou quatre escadrons des ennemis qui aient paru. On a déterminé de se retirer en Hesse par la rive droite du Weser. Nous allons marcher toute la nuit. »

Naturellement, comme il arrive toujours en pareil cas, on exagérait l’importance du désastre. On parlait de quinze mille morts. On traçait de la retraite commencée le tableau le plus sinistre. On la représentait comme une fuite désordonnée qui nous faisait perdre tout le terrain conquis. On voyait déjà les Anglais et les Prussiens passant la frontière dépourvue de défenseurs. Maintenant qu’on commençait à connaître la composition des troupes qui avaient pris part à l’action, on se demandait, sans parvenir à se l’expliquer, comment « soixante escadrons de la première cavalerie de l’Europe, combattant en plaine, n’avaient pu rompre et refouler neuf ou dix bataillons d’infanterie, tandis que, quelques instans après, une poignée de cavalerie ennemie avait mis en déroute quatre brigades d’infanterie[8]. »

Les adversaires du maréchal de Contades dénonçaient son incapacité, accusaient l’insuffisance et la défectuosité de ses dispositions, lui faisaient honte d’avoir laissé saisir ses équipages et jusqu’à sa correspondance[9]. Ses amis protestaient, imputaient au duc de Broglie, qui commandait sous ses ordres, la responsabilité de l’échec, lequel, disaient-ils, était uniquement dû au mauvais vouloir apporté par ce général dans l’exécution du plan arrêté la veille par le conseil de guerre où avait été discutée l’opportunité de la bataille et où on avait décidé de la livrer. C’est parce que Broglie n’avait pas obéi qu’à les en croire, Contades avait été battu[10].

Ces débats, qui passionnaient Paris, laissaient indifférentes, on le devine, Mesdames Hérault de Séchelles. Toutes à leur douleur et au regret de ne pouvoir elles-mêmes prodiguer des soins à leur cher blessé, elles maudissaient la distance qui les séparait de lui et attendaient anxieuses les courriers du maréchal de Contades. L’un d’eux cependant les rassura. Le colonel était à Cassel, où l’avait fait transporter le maréchal, avec MM. De Poyanne et de Maugiron. « Ils sont aussi bien qu’ils puissent être. » Elles le crurent sauvé, et s’en montrèrent d’autant plus heureuses qu’on leur rapportait que le Roi réservait à M. de Séchelles l’intendance d’Alsace pour le cas où le jeune officier serait empêché par ses blessures de rester au service. Mais il était écrit que leurs espérances ne se réaliseraient pas. L’état du blessé s’aggrava et la nouvelle de sa mort, survenue le 18 août, leur parvint à la fin de ce mois[11].

Le nom qu’il portait s’éteignait avec lui. Il ne pouvait revivre que si l’enfant à naître était un fils. C’est un fils qu’assurément a souhaité d’avoir la veuve du colonel de Séchelles et il n’est pas douteux que la veuve de René Hérault se soit associée à ce souhait. Mieux eût valu pour elles cependant que ce fils ne naquît jamais. Elles n’eussent pas connu les tourmens, les angoisses et la douleur que leur réservaient, à trente ans de là, les agitations de sa vie et sa mort, non moins tragique que celle de son père, mais non relevée par le même héroïsme.

Jean Hérault vint au monde à Paris dans les premières semaines de 1760. À ce moment, le maréchal de Contades, après avoir remis son commandement d’Allemagne au duc de Broglie nommé maréchal de France, avait obéi aux ordres qui le rappelaient, sans que ce rappel eût revêtu cependant le caractère d’une disgrâce. Un grand poste lui était promis. Dans un repos nécessité par ses longues fatigues, il attendait un gage positif de la confiance que le roi et Mme de Pompadour ne cessaient de lui témoigner. Tout porte donc à croire qu’il était à Paris lorsque Mme Hérault de Séchelles accoucha et qu’à cette époque, s’éveilla la sollicitude paternelle dont on le vit bientôt entourer le nouveau-né.

Celle qu’on le vit aussi, à la même date, prodiguer à la mère, sa cousine par alliance, avait-elle une origine plus ancienne ? Datait-elle du temps où, à Saint-Malo, il s’était rencontré avec Mlle Magon de la Lande encore enfant ? N’était-elle au contraire que la conséquence naturelle de l’intérêt qu’il avait porté au colonel de Séchelles et qu’après la mort de celui-ci, il entendait continuer à sa veuve ? Tout à cet égard demeure doute et mystère, et, encore que la question eût mérité d’être éclaircie, ne fût-ce que pour établir quelles influences ataviques se sont exercées sur le dernier des Séchelles, on en est réduit à se contenter de ce que nous a légué sur ce point une tradition familiale ininterrompue jusqu’à nos jours et que n’ont jamais mise en doute ceux qui étaient le mieux placés pour en contester ou en affirmer la vérité. Si cette tradition est fondée, la sollicitude du maréchal pour la mère et pour l’enfant s’explique mieux. Elle aurait tenu au droit qu’il avait de se croire le père de l’héritier des Hérault.

On ne saurait méconnaître ce qu’une telle supposition présente d’invraisemblable, alors qu’à l’époque où commence à s’exercer la sollicitude qu’elle prétend expliquer, le maréchal avait cinquante-six ans et Mme de Séchelles dix-sept. Elle ne vaudrait même pas de fixer plus longtemps l’attention, si certains faits probans ne venaient la corroborer, et notamment celui-ci, c’est qu’à dater de la naissance de Jean Hérault, sa mère devenue veuve et le maréchal, qui vivait quasi séparé de sa femme, ont associé leurs vies aussi étroitement que le permettaient les convenances. Quand ils sont à Paris, ils se voient tous les jours. Lorsque le maréchal réside dans ses terres de Montjouffroy, Mme Hérault et l’enfant sont auprès de lui. Ils ont là leur appartement à demeure[12]. En 1767, l’enfant ayant atteint sa septième année, le maréchal veut posséder son portrait à Montjouffroy. Il le commande au peintre Drouais[13]. Puis lorsqu’en 1788, la grand’mère Hérault ayant vendu le château de Séchelles va s’installer définitivement avec sa belle-fille dans sa propriété de Livry, aux environs de Paris, le maréchal y vient vivre aussi souvent et aussi longtemps qu’il le peut. Lui-même possède une terre à Livry. Elle avait appartenu en dernier lieu au duc de Lorges, beau-frère de Saint-Simon, à la marquise de Plessis-Bellière, à M. de Boisandré et c’est de ce dernier qu’il l’a achetée[14]. Mais, il y réside peu et loge de préférence sous le même toit que son amie. C’est là qu’il se réfugiera, la Terreur venue, là qu’il sera arrêté en 1793 et là enfin qu’en 1795, il mourra entre les bras de Mesdames Hérault, dont il a partagé la douleur quand le fils de l’une, petit-fils de l’autre, a péri sur l’échafaud.

Ces faits sont indéniables. Ils obligent à conclure ou que la tradition dont nous avons parlé exprime la vérité ou qu’une amitié constante et tendre a été dénaturée par la légende. L’une et l’autre de ces interprétations expliquent d’ailleurs également l’affection du maréchal pour le futur conventionnel. C’est tout ce qu’il y a lieu d’en retenir, sans chercher davantage à savoir si, dans les veines de Hérault de Séchelles, cet apôtre du terrorisme persécuteur et brutal, et qui l’a fougueusement prôné, coulait seulement le sang du lieutenant général de police qu’on vit pratiquer contre ses justiciables tant de procédés inquisitoriaux, ou s’il s’y est mêlé quelques gouttes de celui que tenait le maréchal de Contades de son aïeul, ce sous-gouverneur de Gaston d’Orléans, duquel ses contemporains ont dit que son élève n’apprit de lui qu’à jurer[15].


III

La carrière des armes avait trop peu réussi à la famille Hérault de Séchelles pour qu’elle songeât à diriger de ce côté son unique héritier. De bonne heure, sa mère le destina à la magistrature. Non moins qu’à l’armée, il était assuré d’y faire rapidement un brillant chemin, grâce aux souvenirs de son grand-père comme aussi grâce au goût très vif que, de bonne heure, il manifestait pour les belles-lettres, le droit et toutes les choses intellectuelles. Dès l’âge de vingt ans, avocat du roi au Châtelet, il s’essayait à écrire autant qu’à parler, ayant tout à la fois des prétentions au beau style et au beau langage. La grande comédienne Clairon lui apprenait à bien dire. C’est sans doute en se rappelant les leçons qu’elle lui a données que plus tard, dans sa Théorie de l’ambition, il consacrera un chapitre aux qualités de pensée, de diction et de geste que doit acquérir quiconque veut être orateur. Quant à l’art d’écrire, c’est dans les classiques grecs, latins et français et surtout dans Jean-Jacques Rousseau, dans Buffon qu’il en cherchait le secret.

Il professait pour ces deux écrivains une admiration sans limites. Le second était encore vivant. Il voulut se rapprocher de lui. Il lui écrivit au château de Montbard pour solliciter l’honneur d’y être reçu. C’était en 1785. Il venait d’entrer au Parlement comme avocat général. « Je regarderai comme l’époque la plus glorieuse de ma vie, si vous voulez bien m’honorer d’un peu d’amitié, si l’interprète de la nature daigne quelquefois communiquer ses pensées à celui qui devrait être l’interprète de la société. » Buffon répondit en invitant le jeune magistrat avenir passer quelques jours auprès de lui. Durant la route, Hérault de Séchelles relut l’une des œuvres de son amphitryon. « Je me nourris de ce style grand, relevé, mais simple, qui généralise tout, qui découvre une multitude de rapports, dont on ne peut changer ni déplacer un mot[16]. » Il passa là quelques jours dans un véritable enchantement et revint débordant d’un enthousiasme qui éclate à chacune des pages de son Voyage à Montbard.

L’admiration que lui inspirait Jean-Jacques n’était pas moins vive, quoique affectant d’autres formes. Il en témoigna en faisant le voyage de Hollande à l’effet de devenir possesseur du manuscrit autographe de la Nouvelle Héloïse et en payant au prix de 24 000 livres la satisfaction de l’avoir dans sa bibliothèque, à côté d’un portrait de Mme de Warens, peint sur émail[17].

Cette bibliothèque, installée dans l’élégant appartement qu’il occupait au deuxième étage d’une maison située rue Basse-du-Rempart et appartenant à sa grand’mère était celle d’un lettré, avidement curieux de toutes les manifestations de l’esprit. Les livres de piété s’y mêlaient aux livres profanes. Les oraisons funèbres de Bossuet, les sermons de Massillon et de Bourdaloue, y coudoyaient La Fontaine et Voltaire ; les Pères de l’Eglise y figuraient à côté de Daphnis et Chloé ; les plus illustres philosophes à côté des vieux conteurs français. Les reliures somptueuses de ces livres n’empêchaient pas leur propriétaire de les ouvrir à toute heure et de consacrer à leur lecture tout le temps que lui laissaient ses occupations professionnelles et celles qu’il s’imposait volontairement. Tout eût attesté qu’il était surtout homme de travail et d’étude, si sa tenue habituelle, « redingote de bazin anglais, doublée de taffetas bleu, » et le boudoir qui s’ouvrait à côté de la bibliothèque, « tendu de papier jaune anglais, avec bordure en arabesques, des amours au plafond, un lit de repos et une glace qui va de haut en bas, » n’eussent aussi révélé le petit-maître, le libertin de qualité, l’homme de plaisirs, celui que les femmes, lorsque, entre elles, elles parlaient de lui, appelaient le délicieux Séchelles.

La vérité, c’est qu’il apportait au travail et aux divertissemens la même ardeur, attachait autant de prix à ce qui l’amusait qu’à ce qui l’obligeait à penser, se plaisant à confondre, dans l’entraînement de ses passions si diverses, les satisfactions de l’intelligence et celles des sens, les devoirs du magistrat et les distractions mondaines, trouvant assez de temps pour ne pas négliger les uns et pour se livrer aux autres, dont le charme s’augmentait pour lui de l’attrait qu’il exerçait sur les femmes et de sa facilité à subir le leur.

En ces temps-là, il est aisé de le suivre à toutes les étapes de son existence quotidienne. Ce jeune homme, d’une élégance raffinée, dont « une énorme chevelure » encadre l’aimable visage, éclairé par de beaux yeux rieurs, qui descend, dès le matin, de son « wisky » devant la porte du palais où siège le Parlement et parlera tout à l’heure, vêtu de la loge, devant les hommes graves qui rendent la justice au nom du roi, c’est M. l’avocat général Hérault de Séchelles ; c’est lui aussi qui, le soir venu, après une promenade au bois et s’il ne parade pas dans les salons de la duchesse de Polignac, sa cousine, se glissera chez quelqu’une des filles à la mode, à moins qu’il n’aille la rejoindre dans une petite maison, « temple des plaisirs. »

Si tard qu’il ait veillé en ces galantes compagnies, il sera, le lendemain, debout de bonne heure pour préparer sa besogne de la journée, ouvrir ses livres, ou tracer en hâte quelques lignes dans le genre de celles-ci :

« Crois-toi, connais-toi, respecte-toi. La pratique habituelle de ces trois maximes fait l’homme sain, éclairé, bon et heureux. — Ayez une haute idée de vos facultés et travaillez, vous les triplerez. — Un livre et un homme même médiocres sont utiles à un méditatif. Ce sont des prétextes pour penser. De plus, la bêtise rafraîchit l’homme échauffé par le génie ou l’esprit. — Récapituler en se couchant toutes les opérations de la journée pour fonder le codicille dans sa substance et se l’assimiler. — Se consoler du mal réel par un bonheur idéal ; se réfugier de son cœur dans sa tête. — Se faire le second de beaucoup de gens, le premier de tous les absens et le second de tous les présens. — Avouer de soi un petit défaut qui tienne à une qualité fort estimée[18]. — Pour l’âme qui a été occupée par les passions, il n’y a plus que la gloire. — La douleur a des charmes et cela est heureux pour l’homme destiné presque exclusivement au malheur. Mais, avant d’attendrir, il faut y préparer ; autrement, les larmes ne viendront pas, quelque touchant que soit l’objet, et des urnes sans douleur, mais non sans art, obtiendront ce que des cendres réelles n’ont pu arracher. J’en ai un exemple sous les yeux ; A Falaise, M. de Tourny a répandu dans différentes parties de son jardin les tombes de son père, de sa fille, de son amie et d’une momie. Croiriez-vous que la mieux enterrée de tout cela, c’est la momie ? Elle est au fond d’un noir souterrain où trente marches conduisent, tandis que le père, la femme, la fille, l’amie sont jetés en plein champ comme des betteraves. Aussi, je l’avoue, si intéressantes que fussent ces inscriptions : A ma femme, à mon père, à ma fille, je n’ai pleuré que la momie[19]. »

Voilà qui révèle, on le reconnaîtra, un esprit cultivé, méditatif, appliqué à tout observer au dedans de lui comme au dehors, mais railleur, sceptique, dissimulé, utilitaire, — nous disons aujourd’hui arriviste, — dont les convictions n’ont d’autre source et d’autre base que son intérêt personnel. Il était bon de le constater, car rien n’explique mieux la métamorphose prochaine vers laquelle les événemens vont le faire marcher à grands pas. A cette heure, gentilhomme à la mode, magistrat d’avenir, châtelain accueillant et heureux d’avoir nombreuse compagnie, durant l’été, dans sa terre d’Epone, il n’était encore qu’un homme affamé de renommée, aux manières engageantes, aux formes douces, désireux de plaire, flattant son monde, les jeunes avocats surtout, cherchant à se les attacher par des prévenances et des politesses, persuadé que leurs suffrages l’aideraient à réaliser, ses ambitions vivement surexcitées par son élévation au poste d’avocat général, alors qu’il avait à peine vingt-cinq ans.

Cette élévation, il la devait au maréchal de Contades, qui vantait en toute occasion ses mérites, et surtout à sa cousine, la duchesse de Polignac. Elle l’avait présenté à Marie-Antoinette. La reine s’était intéressée à ce jeune magistrat, chez qui les grâces de l’esprit égalaient celles du visage et qui, partout où il se montrait, brillait au premier rang par les unes et par les autres. La vie alors semble n’avoir pour lui que des sourires et ne lui réserver que des faveurs. Toutes les portes s’ouvrent à son approche. Il est la coqueluche des femmes ; il le sait, en use et en abuse, sans perdre de vue ce que lui commande sa carrière ; roué discret, et ambitieux contenu, qui attend son heure et l’occasion, et se livre, en attendant, sous des dehors de tenue correcte et de sage réserve, à tous les agrémens que dans le rang qu’il occupe, et sa fortune aidant, il lui est aisé de goûter. Il est entièrement à sa place dans ces temps précurseurs de mémorables cataclysmes et dont Talleyrand a dit qu’il faut y avoir vécu, pour connaître la douceur de vivre.

Sous la parure intellectuelle et matérielle qui le rend alors si séduisant, rien encore n’annonce le révolutionnaire fougueux qui couve en lui. Il assiste, sans que rien le révèle, aux préludes de la Révolution, toujours en apparence du côté de l’autorité royale qui semble n’avoir pas de serviteur plus respectueux. Mais, vient le 14 juillet 1789 : ce jour-là, il éclate et se dévoile. L’insurgé perce brusquement sous le magistrat. Il se joint aux bandes qui marchent contre la Bastille. Bientôt après, en se vantant d’avoir figuré ce jour-là dans les rangs de la populace, il rappellera, pour s’en faire un titre aux suffrages des électeurs, que deux combattans ont été tués à son côté. Ce n’est donc pas en curieux qu’il assiste à ce spectacle, mais en acteur, et si sa présence au milieu de l’émeute qu’encouragent ses propos et, ses exemples est véritablement extraordinaire, elle l’est moins pourtant que l’impunité assurée à la scandaleuse violation de ses devoirs de magistrat. Au lendemain de l’événement, il occupe en effet son siège sans qu’aucune voix s’élève pour flétrir sa conduite et demander justice, preuve douloureuse de l’impuissance dans laquelle est tombée l’autorité royale en ce jour de fureurs sanglantes.

Dès ce moment, en dépit de ses fonctions qu’il conserve, en dépit des adjurations de sa mère, de sa grand’mère, et probablement du vieux maréchal, il va briser le cercle des traditions familiales dans lequel il a grandi ; il abdiquera le royalisme qu’il a toujours professé et sera à jamais enrôlé dans le parti des démolisseurs. La métamorphose est complète autant que soudaine. Beaucoup d’autres de qui l’on n’attendait guère pareil revirement ont fait comme lui, — dans le Parlement même on peut citer Lepelletier de Saint-Fargeau, — mais aucun avec la même violence, ni avec la même fougue.

S’est-il jeté dans le parti de la Révolution, comme le dit un de ses biographes[20], parce que son collègue Dambray lui portait ombrage et faisait obstacle à son avancement ? C’est attribuer à un grand effet une cause par trop minime. Il était assez bien en cour pour avoir raison de ses concurrens les plus redoutables, et, à son âge, déjà parvenu si haut, il pouvait se flatter de poursuivre sa carrière avec un égal bonheur si l’ancien régime eût duré. Mais il le sentait perdu, voyait venir le nouveau ; et, dépourvu de conviction, de discipline morale, possédé « d’un goût déterminé pour la métaphysique et d’un désir effréné de renommée, » il se donna au parti qui lui parut devoir le mieux réaliser les visées de son âme ambitieuse. En tout cas, sa défection fut définitive et sans retour.

Durant l’automne qui suivit la prise de la Bastille, il se trouvait en son château d’Epone, dont il faisait les honneurs ù quelques invités. L’un d’eux, Bellart, alors avocat au Parlement[21], nous a laissé un récit où l’on entend Hérault de Séchelles, entré déjà dans le camp de la Révolution, tenir des propos violens, cyniques et révoltans. Il avait jeté le masque et se révélait tout entier : « J’entendis des propositions à me faire dresser les cheveux sur la tête, raconte Bellart. Dieu, les religions, jusqu’au respect dû à la paternité, tout fut mis en question, et avec un cynisme et une liberté d’expressions qui me firent me tâter plus d’une fois pour savoir si je ne rêvais pas et si j’étais bien véritablement chez un des premiers magistrats de France. Dans les discussions, le maître de la maison se reposait des impiétés avec des obscénités. »

Nous devons au même témoin cet autre trait qui complète la physionomie d’Hérault de Séchelles nouvelle manière. Ayant assisté à la prise de la Bastille, il avait vu la tête de Berthier portée au bout d’une pique par ses assassins ; Foulon, beau-père de Berthier, traîné dans un cabriolet par d’autres scélérats ; et la rencontre des deux sinistres cortèges qui voulurent, après s’être réunis, obliger le vivant à embrasser la tête du mort. Il racontait cette scène hideuse, plaisamment, comme si elle n’eût été que ridicule.

— Figurez-vous un peu cette scène, narrait-il en ricanant, et ce malotru présentant la tête au beau-père comme s’il eût dit au gendre : « Baise papa… baise papa. »

Bellart confesse qu’il en eut le frisson.


IV

Lancé dans cette voie, Hérault de Séchelles ne devait plus s’arrêter. Les plus modérés et les plus prudens, s’ils ont le malheur d’y entrer, sont entraînés plus loin qu’ils ne veulent : à plus forte raison ceux qui ne possèdent, — c’est le cas de notre personnage, — ni la prudence ni la modération. Dans sa famille, son revirement faisait scandale. Sa mère et sa grand’mère en gémissaient. Les tragiques événemens du mois de juillet 1789 les avaient trouvées en villégiature estivale au « Grand Berceau, » leur résidence de Livry. Elles résolurent d’y rester et de ne pas rentrer à Paris. Le maréchal de Contades alla les rejoindre. Depuis cinq ans octogénaire, mais ayant conservé, quoique impotent, toutes ses facultés intellectuelles, il vivait à peu près séparé de sa famille, qui, d’ailleurs, ne tarda pas à émigrer. Il n’attachait plus de prix qu’au plaisir qu’il goûtait dans la société de son amie. Quel qu’eût été le caractère de leurs relations antérieures, son âge, celui de Mme Hérault de Séchelles, qui touchait à la cinquantaine, la présence auprès d’eux de la vénérable veuve de René Hérault, ne laissaient guère de place aux commentaires calomnieux ou malveillans. Comme, d’autre part, il préférait au séjour de Montjouffroy celui de Livry, il adopta définitivement cette résidence et s’installa chez ces dames, où il était assuré de recevoir les soins que réclamait son état. La jouissance de sa propre maison, voisine de la leur, fut abandonnée à ses domestiques ; il ouvrit son parc à la population de Livry ; et, décidé à ne pas émigrer, il voulut donner une preuve de son adhésion aux doctrines nouvelles en autorisant la municipalité à célébrer dans ses jardins les fêtes civiques qui devenaient de plus en plus fréquentes.

C’est de Livry que ses hôtes et lui assistèrent aux malheurs publics (sans en trop souffrir personnellement, mais affligés à l’excès de voir figurer le dernier des Séchelles au premier rang des ennemis de la royauté. Cependant, la demeure maternelle ne lui fut pas fermée. Il venait souvent au Grand Berceau. S’il était condamné à y entendre des reproches, il y rencontrait toujours une tendresse ardente et sincère, que ne parvenaient pas à décourager ses propos. Jusqu’au jour où il devint pour ses propres complices l’objet de la suspicion qui lui coûta la vie, sa protection s’étendit sur tout ce qui lui était allié. La population de Livry elle-même en profita ; elle ne subit qu’accidentellement le contre-coup de la tourmente. Quelques nobles, familles qui s’étaient réfugiées dans cette petite commune, — les Bésigny, les Berny, les Jarjayes, — furent laissées en repos tant que Hérault de Séchelles conserva son influence[22].

Quant à lui, il poursuivait sa carrière, en homme que rien n’intimide et ne paralyse. Il avait cherché la popularité ; elle lui arrivait avec un cortège de satisfactions et de faveurs. En 1790, lorsque les électeurs furent appelés à désigner des juges, les suffrages de ceux de Paris se portèrent sur Hérault de Séchelles. Le moment des violences n’était pas encore venu. Bien que les actes eussent pour effet de briser toutes les institutions du passé, les paroles restaient modérées. On en trouve la preuve dans le langage que tint le nouveau magistrat à ceux qui l’avaient élu. « Le choix de mes concitoyens a surpassé mon attente. Mais, au moment que vos suffrages m’ont fait remonter au rang des juges, je n’ai dû écouter que les voix de la patrie et je me suis empressé de lire mon devoir dans une bienveillance qui m’honore. Ainsi, au milieu d’une révolution qui a tout changé, je vous devrai, messieurs, de me retrouver encore le même en continuant à consacrer ma vie au maintien de la justice et aux intérêts de l’humanité. »

Cette modération ne trompait pas tout le monde. La grand’mère Hérault, qui considérait l’élection des magistrats comme un attentat à l’autorité du roi, reprocha à son petit-fils de s’être laissé nommer par une assemblée électorale. Mais il était habile à se faire pardonner. L’événement n’enleva rien à l’intimité des relations de famille. Hérault continua à se partager entre Paris où le retenaient ses fonctions et ses espoirs d’avenir, Livry où l’appelaient les nobles femmes qui l’avaient élevé, et sa terre d’Epone où il aimait à aller se délasser de ses travaux.

Au commencement de l’année suivante, il fut envoyé en Alsace, comme commissaire du roi, avec Mathieu Dumas, alors colonel du régiment de Languedoc-Infanterie, et le président Foisset, du tribunal de Nancy. Il s’agissait de rétablir l’ordre dans cette province, où la Révolution avait pris, dès ses débuts, un caractère de guerre civile. Il ne fallait, pour réussir dans une telle mission, que de la fermeté et un sincère désir de conciliation. Secondé par ses deux collègues, Hérault de Séchelles donna tout ce qu’on attendait de lui. Mais ce fut sa dernière manifestation modérée. Nommé, dès son retour à Paris, commissaire du roi au Tribunal de cassation, il ne fit qu’y passer. Au mois de septembre suivant, les électeurs de la Seine l’envoyèrent à l’Assemblée législative. Il avait alors trente et un ans.

Un portrait de lui que j’ai sous les yeux date de cette époque. Il y est représenté vêtu d’un habit couleur de noisette à collet rabattu, les revers du gilet blanc étalés sur ceux de l’habit, une ample cravate blanche formant jabot, les cheveux poudrés, bouclés aux extrémités. La figure est douce, grave, l’œil mélancolique avec une expression de bonté. Rien n’y révèle le railleur cynique que nous a dépeint Bellart, ni l’insurgé qui a marché contre la Bastille. Sous cette physionomie d’aristocrate, il est difficile de deviner le terroriste de demain, le député qui va se ranger parmi les plus menaçans et que ses propos audacieux porteront à la présidence de l’Assemblée dans laquelle il vient d’entrer, et plus tard à celle de la Convention où il siégera comme député de Seine-et-Oise.

Mais, ne nous méprenons pas : ce masque est menteur ! Les pensées qu’il nous cache ne tarderont pas à surgir, à éclater, à se traduire dans les actes et les paroles, qui nous montreront l’homme à nu, alors que, loin de se contenir, il aura tout intérêt à se montrer tel qu’il est. Il va maintenant brûler ses dieux d’antan, attaquer les souverains dont la bienveillance a tant contribué à satisfaire ses ambitions. Royaliste de naissance, il approuvera la mort du roi ; catholique d’éducation, il détruira les sanctuaires, brisera les autels : « La nature doit être le Dieu des Français, comme l’univers est son temple. Il faut remplacer les rêveries du paganisme et les folies de l’Eglise par la Raison et la Vérité, les religions mensongères par l’étude de la nature. » Aristocrate de naissance, il souhaitera : « F…, entre nous que l’aristocratie s’en aille, par en haut et par en bas. » A la Législative, il prélude à ce qu’il fera et écrira par la suite, en s’associant à toutes les mesures inquisitoriales et arbitraires ; en en prenant parfois l’initiative, comme, par exemple, lorsqu’il propose à ses collègues, qui l’approuvent, l’établissement du tribunal criminel que remplacera bientôt le tribunal révolutionnaire de sinistre mémoire.

C’est vers ce temps, alors que sa métamorphose est complète et publique, qu’un soir, en rentrant chez lui, après avoir voté la déchéance de la royauté et l’emprisonnement de la famille royale, il trouve sur son bureau cette lettre anonyme, saisie plus tard parmi ses papiers, qui lui apporte le témoignage insultant du mépris et des haines que d’honnêtes gens lui ont voués :

« Que de vils factieux, d’infâmes scélérats sortis de la fange inventent et exécutent tous les crimes présumables pour se maintenir dans l’autorité qu’ils ont usurpée, c’est ce qui ne surprendra pas ceux qui connaissent la canaille et sa férocité. Mais qu’un gentilhomme français, promu aux plus hautes dignités, un magistrat chargé de maintenir les lois, un Hérault de Séchelles en un mot, s’associe et préside cette horde effrénée, trahisse son corps, assassine son roi, c’est le comble de la scélératesse et de l’abomination. »

Ces propos ne sont pas pour l’émouvoir, ni pour le ramener en arrière. Il est probable qu’il y répond, en haussant les épaules, ce qu’il a déjà répondu à un ami qui lui faisait part de l’indignation et de l’étonnement que suggérait sa conduite politique à l’illustre Lavater :

— Ces gens-là ne comprennent rien à notre situation !

Peut-être, d’ailleurs, à côté de cette lettre vengeresse, en a-t-il trouvé d’autres d’un ton très différent, propres à la lui faire oublier, quelque billet doux de sa maîtresse du moment, d’autant plus appliquée à le flatter et à lui plaire qu’il devient chaque jour plus puissant. Rien n’étant indifférent dans l’existence d’un homme tel que celui-ci, on ne saurait passer sous silence les traits qui démontrent que les préoccupations et les soucis de sa vie publique n’apportaient pas d’entraves à sa vie de plaisirs. Il continuait à mener de Iront l’une et l’autre.

Sa liaison avec Mme de Saint-Amaranthe, veuve d’un honorable officier, dégringolée dans les bas-fonds de la galanterie jusqu’à devenir tenancière d’une maison de jeux au Palais-Royal[23], avait déjà fait quelque bruit. Des personnalités politiques fréquentaient les salons de cette femme. Hérault de Séchelles s’y était trouvé avec beaucoup d’autres et avait eu part à ses faveurs. Sa jalousie, sa mobilité, et plus encore la lassitude avaient brisé cette chaîne fragile. Il était alors tombé dans les mains d’une sirène qui ne valait pas mieux : Barbe-Suzanne Giroux, épouse Quillet, plus connue sous le nom de Mme de Morency, maîtresse du député Quinette, jeune et jolie créature, extravagante et détraquée, à qui l’on doit, outre quelques romans publiés sous le Consulat et l’Empire, cette profession de foi qui la juge et la classe : « La connaissance que j’ai des hommes m’a appris à traiter l’amour cavalièrement. » Elle traita de la sorte son mari, Quinette, Fabre d’Eglantine, Biron, Dumouriez et une infinité d’autres. Dans un de ces romans quelle prétend être l’histoire de sa vie, histoire en tous cas très scandaleuse, elle a raconté sa liaison avec eux et surtout avec le « délicieux Séchelles. » Elle y a même inséré quelques lettres de lui[24].

Sur beaucoup de points, ses dires sont suspects, l’inexactitude en est grossière. Quant aux lettres qu’elle attribue à son amant, il est visible qu’elle les a modifiées pour les mettre d’accord avec son récit et que, profitant de ce qu’elles ne portent pas de date, elle en a interverti l’ordre chronologique, en vue de nous faire croire, ce que démentent les faits, que la liaison durait encore lorsque Hérault fut condamné. Mais, ces réserves faites, il faut reconnaître que les lettres qu’elle cite ont, en plus d’un passage, une valeur documentaire qui permet de les considérer comme des pièces historiques. Elles nous révèlent sous son vrai jour le libertin qu’il y avait dans Hérault de Séchelles, le jouisseur effréné, mitigé d’un sentimental parfois un peu candide, jaloux et en même temps incapable de se fixer, dominé jusque dans ses plaisirs par le pressentiment d’une fin prochaine, l’homme enfin qui, dans les bras de sa maîtresse, s’écriait :

— Je veux me hâter de vivre. Lorsqu’ils m’arracheront la vie, ils croiront tuer un homme de trente-deux ans. J’en aurai quatre-vingts, car je veux vivre en un jour dix années.

Quand la Morency le connut, elle attendait avec impatience la loi sur le divorce, depuis longtemps annoncée, et qui devait lui rendre légalement la liberté dont elle jouissait de fait après avoir abandonné son mari. Elle séduisit Hérault en l’intéressant à son sort. Soucieux de plaire, il se fit l’ardent partisan du divorce et hâta la présentation de la loi. À propos d’une pétition que la jeune femme avait adressée au Corps législatif dans la même intention, il lui écrivait : « Cette lettre en forme de pétition est pleine d’esprit et de raisonnement juste. J’ai pris le parti de la lire à l’Assemblée ; elle a été applaudie généralement[25]. Comme beaucoup de mécontens ont fait de même que vous et ont réclamé la protection de l’Assemblée pour la dissolution de leurs liens, je ne doute pas que, d’ici à trois mois, le divorce ne soit décrété. Si vous en profitez, que m’en reviendra-t-il ? Prendrez-vous de nouveaux liens avec votre ami, ou resterez-vous libre ? » Le divorce fut décrété ; la belle en profita et, son mariage annulé, ne garda plus aucune mesure dans ses débordemens. Elle eut de nombreux complices, et, durant quelques mois, Hérault put se croire le préféré.

La société dans laquelle il vivait alors se composait surtout de spéculateurs véreux, qui trouvaient avantage à fréquenter les hommes au pouvoir et dont ceux-ci utilisaient les relations et le crédit, soit pour se procurer des ressources, soit pour être informés de ce qui se passait à l’étranger, soit enfin pour y faire savoir ce qu’ils voulaient qu’on y sût. Dans cette bande d’aigrefins, produit spontané des démocraties naissantes, brillaient l’abbé d’Espagnac, l’ancien factotum de Calonne, rallié en apparence à la Révolution, mais qu’on soupçonnait de jouer double jeu pour se faire bien voir de tous les partis, de servir les républicains en trahissant les royalistes et les royalistes en trahissant les républicains ; Pereyra, qui avait ouvert rue Saint-Denis, avec cette enseigne : « Au bonnet de la Liberté, » un débit de cigares de la Havane et de la Martinique, lequel n’était qu’un prétexte à de louches opérations financières ; Proly, sujet autrichien, bâtard du prince de Kaunitz, assurait-on, qui s’était insinué dans les régions politiques afin probablement d’alimenter les rapports qu’on l’accusa plus tard d’envoyer à l’étranger ; Dubuisson, homme de lettres mêlé à tout et bon à tout.

Ce monde interlope, familier des couloirs de la Convention, à tu et à toi avec les membres du Comité de Salut public, faisait fortune sur le dos de la République, grâce à la complicité de députés besogneux dont il payait l’influence en pots-de-vin et en parts de bénéfices. Alors que les Français, déjà victimes de lois arbitraires, préludaient à la terreur prochaine par la misère que créait l’arrêt progressif de tout commerce et de toute industrie, ces accapareurs se récréaient, godaillaient, menaient joyeuse vie, associaient à leurs débauches des personnages politiques tels que Danton, Hérault de Séchelles, le capucin Chabot, Bazire, Fabre d’Églantine, et de jolies femmes faciles et vénales, telles que la Sainte-Amaranthe et la Morency.

Pour l’honneur de la mémoire de Hérault, on voudrait qu’il n’eût pas vécu dans ce milieu taré. Mais la vérité oblige à dire qu’il y conduisait sa maîtresse, s’y livrait aux pires excès, et était devenu l’ami, le protecteur, peut-être l’associé des hommes d’argent qu’il y rencontrait. Quoique le luxe commençât à être proscrit, il n’avait rien changé à son train d’existence. Il était toujours le brillant Séchelles, l’habitué des restaurans à la mode, le boute-en-train des « voluptueuses soirées » et des parties fines en lesquelles quelques-uns des nouveaux maîtres de la France célébraient leur victoire et se délassaient des travaux du jour. « Je ne pourrai aller souper ce soir avec toi, comme je te l’avais promis, mandait-il à la Morency. Mais, demain, à midi, mon cabriolet et moi, nous serons à ta porte ; nous irons ensemble dîner à la Porte Maillot… En revenant de dîner, je t’installerai chez toi et j’inaugurerai ton nouvel appartement. » Il l’avait meublé pour elle et, jaloux de payer généreusement ses faveurs, il se mit en tête de lui faire obtenir un bureau de loterie. « Attends-moi chez toi ; j’irai te prendre dans mon cabriolet à quatre heures et demie pour te mener dîner chez M. M… Cet homme a de l’influence à l’administration. Je ne doute pas qu’il ne fasse avancer ton tour en possession. Mets ton joli petit chapeau jaune, il te sied si bien, ta jupe bleue, ta redingote blanche ; de cette manière tu es à croquer. On me tiraille de quatre côtés à la fois, on me tourmente de toutes parts. Je n’en pense pas moins à toi et au ministre d’E… Il m’a promis sa voix pour toi ; ainsi joint à M. M…, je ne doute pas que tu ne gères bientôt sous ton propre nom. »

Elle eut son bureau moyennant quelques milliers de francs que Hérault déboursa. Ce fut le dénouement de leur brève liaison, au cours de laquelle ils ne s’étaient ni l’un ni l’autre piqués de fidélité. Elle prit fin sans les brouiller, au moment où Hérault était envoyé en mission dans le département du Mont-Blanc avec Grégoire, Jagot et Philibert Simond. « C’est du Comité de Salut public, les chevaux mis aux voitures, que je t’écris. Je pars à l’instant pour le Mont-Blanc où j’ai une mission secrète et importante[26]. Ce voyage durera trois mois au moins. Ainsi, nous voilà séparés pour longtemps. Nous ne pourrons même pas correspondre, car où pourrais-je t’adresser mes lettres ? » Et, pour finir, il la renvoyait à un autre amant en lui souhaitant d’être heureuse avec lui.

Que le lecteur ne s’étonne pas que nous ayons un moment retenu son attention sur cet épisode frivole et en somme assez banal de la vie de Hérault de Séchelles. Pour nous contraindre à excuser les crimes des grands terroristes, on nous a tant vanté leur patriotisme, la gravité de leurs pensées, la correction de leur conduite privée, qu’on ne saurait trop montrer ce que cachaient souvent les dehors austères de leur personnage public. Vus de loin, ils sont des géans farouches, exclusivement préoccupés du bien de l’État et qui n’ont répandu tant de sang innocent que parce qu’à leurs yeux le salut de la patrie exigeait des hécatombes. Vus de près, leur grandeur diminue, leurs vertus s’effacent. Ils nous apparaissent affamés de domination, avec un cortège de vices, d’ambitions, de préoccupations personnelles ; ils ne seraient que des politiciens vulgaires, n’étaient leurs forfaits et le caractère tragique des châtimens dont la plupart d’entre eux ont été frappés.


V

On a vu Hérault de Séchelles et Philibert Simond, arrivés en Savoie avec Grégoire et Jagot, procéder à l’application rigoureuse des lois républicaines dont la Convention entendait établir le règne dans ce pays, bien qu’il ne se fût donné à la France avec tant d’allégresse que parce qu’il était convaincu qu’elle respecterait ses antiques coutumes, ses croyances, ses prêtres, ses mœurs. S’il y eut des protestations, elles furent promptement étouffées et, si la Terreur n’atteignit pas sur-le-champ le degré d’intensité auquel elle fut portée quelques mois plus tard, lorsque le représentant du peuple Albitte vint remplacer les commissaires nommés par la Convention au mois de décembre 1792, il n’en est pas moins vrai que c’est ceux-ci, et notamment Simond et Hérault, qui la préparèrent et en facilitèrent l’exercice à leur successeur. Nous avons énuméré précédemment les mesures décrétées par eux. Elles suffisent à démontrer qu’ils avaient résolu de pousser les violences à l’extrême et que, s’ils n’exécutèrent entièrement leurs projets, ce fut par suite de lenteurs et de tâtonnemens indépendans de leur volonté.

Les Savoyards durent à ces circonstances de ne pas être témoins des forfaits que connurent les Parisiens avec Robespierre, les Bordelais avec Tallien, les Nantais avec Carrier, les Lyonnais avec Fouché, les Marseillais avec Fréron, les habitans de Vaucluse avec Maignet, les Cévenols avec Javogues. Mais, quoique leur part de supplices ait été moindre, le régime auquel ils furent soumis eut pour effet, peu de temps après l’annexion, de leur rendre lourde et haïssable la domination française. Il fut aisé de s’en rendre compte lorsqu’en août 1793, le roi de Piémont tenta de reprendre la Savoie. Si cette province, qui s’était naguère jetée avec enthousiasme dans les bras de la France n’eût été alors enchaînée et terrorisée, elle se fût remise volontairement sous le pouvoir de son ancien souverain, dont la défaite finale la livra sans défense au despotisme de la Convention.

Quelques semaines après leur arrivée en Savoie, les citoyens commissaires y étaient exécrés autant que redoutés. Ils ne comptaient de partisans que parmi la plus basse lie du peuple dont, avec le concours de quelques hommes dévorés d’ambition ou pervertis par la peur, ils flattaient les passions et excitaient les convoitises. Si les haines et les ressentimens inspirés par leurs vexations avaient osé se manifester, on aurait vu tout le pays se soulever comme se soulevaient Lyon et diverses contrées du Midi, et, pour le réduire, il eût fallu faire marcher une armée. Mais la peur paralysait les intentions, glaçait les courages. A l’image de la France, la Savoie courbait la tête sous la puissance jacobine qui s’ouvrait, au même moment, une voie sanglante en envoyant Louis XVI à l’échafaud.

Absens de Paris, les représentans du peuple en mission dans la Savoie auraient pu se dispenser de s’associer au vote de la Convention qui prononçait la mort du roi. Mais ils revendiquèrent leur part de responsabilité et s’associèrent à ce crime, en écrivant de Chambéry : « que leur vœu était pour la condamnation de Louis Capet sans appel au peuple » Cette manifestation permettait de prévoir qu’ils ne reculeraient plus devant aucun excès et qu’ils avaient adopté le terrorisme comme le plus efficace moyen de gouvernement et de domination.

Liées avec de tels hommes, n’ayant pas craint de passer, au mépris de leurs traditions de famille, dans le camp jacobin et de fouler aux pieds toute pudeur en contractant avec Hérault de Séchelles et Philibert Simond une liaison scandaleuse, les dames de Bellegarde s’étaient vouées elles-mêmes au mépris public. Mais, on doit constater qu’elles le portaient allègrement, sans en garder rancune à ceux chez qui elles le soupçonnaient. Il est vrai qu’on s’efforçait de le leur dissimuler. Il en eût coûté trop cher d’offenser les populaires amies des citoyens représentans. Mieux valait ne pas manifester en leur présence les sentimens qu’elles inspiraient et, en feignant de leur conserver le respect et l’estime, s’assurer leur protection, qu’elles ne refusaient pas quand on y avait recours. Devenues des puissances, elles restaient exemptes de méchanceté, ce qui permet de dire non seulement qu’elles n’ont fait de mal qu’à elles, mais encore qu’elles firent quelque bien à autrui en usant assez souvent de leur influence pour porter aide et secours à leurs compatriotes victimes des persécuteurs dont elles s’enorgueillissaient d’être les adoratrices[27]. Le culte qu’elles professaient pour eux, quel qu’en fût le mobile, avait abouti à l’union la plus étroite, de la part d’Adèle surtout, qui considérait Hérault de Séchelles comme un dieu. Elle s’était irréparablement compromise pour lui, et, loin de concevoir des regrets ou des remords, elle rêvait maintenant de le suivre à Paris, afin de ne pas s’en séparer quand il quitterait la Savoie.

Peut-être semblera-t-il extraordinaire que l’inconduite avérée des deux sœurs durant les cinq mois que Simond et Hérault de Séchelles passèrent en Savoie n’ait pas été connue du comte de Bellegarde. C’est cependant la vérité, et nous en avons des preuves irrécusables. Après avoir vu partir sa femme et confié ses enfans à des mains amies, il avait rejoint sa légion dans les gorges du Petit Saint-Bernard, où se rassemblait l’armée sarde en vue d’un retour offensif en Savoie pour lequel le gouvernement piémontais espérait l’appui de l’Autriche. Là, lui étaient parvenues quelques lettres de la comtesse, sobres de détails, emplies de mensonges et muettes naturellement sur tout ce dont il aurait pu s’offenser ou prendre ombrage. Il ne savait donc rien et ne pouvait rien savoir, personne n’ayant osé lui révéler l’étendue de son malheur. La correspondance avait même cessé tout à coup. Aux mois d’avril et de mai, il demandait en vain des nouvelles à tous les échos et priait un de ses officiers, le marquis Henry Costa, de tâcher de s’enquérir par la marquise, plus à proximité que lui de Chambéry, du sort de sa femme[28].

Les informations que parvint à recueillir le jeune officier étaient telles qu’il n’osa pas les communiquer à son colonel. Sans révéler toute la vérité, elles disaient que les citoyennes Bellegarde étaient parties pour Paris en compagnie de Hérault de Séchelles et de Philibert Simond qu’avait rappelés la Convention, leur mission terminée. C’était vrai. La fugue des jeunes femmes avec les deux conventionnels, dont la présence à côté d’elles durant ce voyage équivalait à l’aveu public de leur liaison, était à Chambéry le sujet de tous les entretiens. Bientôt, plusieurs lettres arrivèrent au comte de Bellegarde. Elles ne lui parlaient pas des compagnons que sa femme et sa belle-sœur s’étaient donnés. Les raisons à l’aide desquelles elles lui expliquaient leur départ pour Paris ramenèrent la paix dans son âme. « Je vous ai dit les malheurs et les inquiétudes bien légitimes de mon pauvre colonel, écrivait le marquis Costa. Nous sommes, ou plutôt il est rassuré aujourd’hui sur le sort de ses femmes dont il a reçu plusieurs lettres à la fois. »

Quelques jours plus tard, Costa confirmait ses premiers dires dans un langage où la pitié le dispute à la raillerie : « Le mari est tout consolé de voir que sa femme, dont il ne savait rien, n’est point morte. Mais il l’aimerait, je crois, mieux ailleurs qu’à Paris. Le pauvre homme était tenaillé d’inquiétudes et les larmes lui sortaient des yeux comme des flèches. C’est quelque chose que d’en être soulagé. Vous sentez que, sans souffler mot des compagnons, je répète tant que je puis à Bellegarde qu’il y a un Dieu qui veille particulièrement sur les jolies femmes, qu’il faut les laisser courir quand on ne peut faire mieux, que c’est folie d’en prendre des cheveux gris, qu’assez d’autres calamités nous tombent sur la tête sans celle-là, et que, les pèlerines étant jeunes, pleines d’esprit, hardies, heureuses, elles s’en tireront sans que nous nous en mêlions. N’écrivez donc pas, ainsi que je vous l’avais demandé, pour avoir des nouvelles de ces gentilles fugitives. Nous avons, vous et moi, trop à faire pour nous confondre à chercher ce qui se perd de cette façon… Malgré la beauté de mes raisonnemens, évitez, mon amie, de courir le monde avec des généraux constitutionnels ou des commissaires de la Convention, car ils sont de détestable compagnie. »

Pendant ce temps, les « pèlerines » se dirigeaient vers Paris avec leurs protecteurs. Ce que fut ce voyage en partie carrée, il est facile de s’en rendre compte, quand on sait quels étaient alors le prestige et la puissance des représentans du peuple, la terreur et le désir de plaire qu’ils inspiraient, les privilèges dont ils jouissaient, la docilité avec laquelle on exécutait leurs ordres. C’était, partout où ils passaient, un agenouillement. Aux auberges auxquelles on s’arrêtait, le soir venu, les chambres les plus confortables étaient pour eux, comme, à la table, la meilleure place et les plus fins morceaux. Aux relais des postes, quand les chevaux manquaient pour tout le monde, on en trouvait pour leur service. C’est timides et tremblans qu’en exécution des lois égalitaires du jour, les agens des districts leur demandaient leurs papiers et que les présidens des sociétés populaires avides de prouver leur zèle civique se portaient à leur rencontre. Omnipotens et redoutables, s’ils daignaient adresser à ces humbles quelques paroles cordiales, c’est bien respectueusement qu’on les en remerciait. L’étonnement que pouvait causer la présence dans leur voiture d’une ou plusieurs femmes, élégantes et jolies, personne n’eût osé le leur exprimer. Tout au plus, les purs qu’effarouchait l’étalage de leur luxe se promettaient-ils d’écrire au Comité de Salut public pour dénoncer ces représentans du peuple qui voyageaient en compagnie d’aristocrates. Mais il en était bien peu d’assez téméraires pour donner suite à ce projet au risque de se briser contre plus puissant que soi ; et, pour de jeunes femmes à l’âme indépendante et sans préjugés, c’était en vérité tout plaisir que de courir les chemins sous une telle protection, le plus sûr moyen d’éviter les périls et les inconvéniens auxquels les mesures vexatoires décrétées par la Convention et la vigilance des soi-disant patriotes exposaient quiconque s’éloignait de son foyer.

La route est longue de Paris à Chambéry ; elle exigeait alors plus d’une semaine. Mais, elle dut paraître courte aux « gentilles fugitives, » à Adèle surtout, objet des attentions et des prévenances de Hérault de Séchelles. Le beau conventionnel était ardemment épris, et, tel que nous le connaissons, nous avons quelque raison de supposer qu’il manifestait ses sentimens sous les formes les plus propres à flatter l’orgueil de sa maîtresse et à toucher son cœur.

Tout était d’ailleurs sujet d’étonnement pour les voyageuses. N’ayant jamais quitté leur province, chaque étape leur réservait quelque surprise, non comparable cependant à celle qu’elles éprouvèrent à leur entrée dans ce Paris qui depuis si longtemps les attirait. En décidant de s’y rendre et de s’y fixer, elles avaient fait preuve d’une rare intrépidité. Il fallait être intrépide en effet pour oser se montrer dans la capitale alors que tant de gens ne songeaient qu’à s’enfuir, que les nobles et les riches étaient traqués, les prisons remplies, le tribunal révolutionnaire en plein fonctionnement et la guillotine en permanence. Mais, ces dangers ne semblent pas les avoir effrayées, ni même préoccupées, puisque, loin de se cacher, elles se mêlèrent aussitôt à toutes les manifestations de la vie publique, confiantes dans les protecteurs qu’elles s’étaient donnés.

On voudrait pouvoir préciser ici en quel logis elles s’installèrent. Ce fut peut-être chez Hérault de Séchelles, qui, dans la maison de sa grand’mère Hérault, rue Basse-du-Rempart, occupait deux étages. Les papiers dont la saisie suivit son arrestation font allusion, sans la nommer, à une « citoyenne » qu’on voyait chez lui, comme à demeure, et à qui s’adressaient parfois les solliciteurs qui venaient présenter quelque requête au député. Il n’est pas impossible que cette citoyenne fût Adèle de Bellegarde. Mais ce n’est là qu’une hypothèse qu’on ne peut, malgré sa vraisemblance, transformer en affirmation.

Nous sommes mieux informés en ce qui touche le genre d’existence qu’adoptèrent les deux sœurs une fois à Paris. Ce qu’a écrit sur elles une personne qui les a connues vers ce temps permet de se le figurer. « Elles étaient contentes de devenir Françaises, et ce que cette époque avait de désastreux frappait à peine des étrangères sans parens, sans habitudes, dont lu jolie figure, la jeunesse, plaisaient à tous les yeux, qui réfléchissaient peu sur les mesures publiques et n’avaient personne ni aucune chose à regretter… Rien ne leur faisait donc partager le deuil commun, et cette première indifférence, quand tout le monde dans le pays répandait des larmes, a imprimé sur elles une singularité qui ne manque pas d’un certain attrait piquant, mais qui repousse l’attachement et la confiance. N’éprouvant pas ces haines passionnées contre le sang et contre les persécuteurs, leur porte était ouverte à tout le monde et, leur curiosité pour voir les personnes célèbres de cette époque n’étant arrêtée par aucune répugnance, on peut se figurer les gens qui sont entrés dans leur chambre[29]. »

Bien que ces notes d’une observatrice attentive et clairvoyante se rapportent à la période postérieure au 9 thermidor, elles éclairent d’une lumière précieuse, en ce qui touche les dames de Bellegarde, la période antérieure, celle qui suivit leur arrivée à Paris. Leur curiosité les poussant, elles voulaient tout voir et tout connaître, les hommes et les choses, les acteurs et le théâtre des grands événemens qui se déroulaient à leur portée. Pour circuler à travers ces agitations mémorables, elles avaient un guide sûr, c’était Hérault de Séchelles. Il mettait quelque orgueil aies produire partout où lui-même brillait.

Il est logique de penser qu’elles étaient dans les tribunes de la Convention lorsqu’il fit casser la fameuse Commission des Douze, lorsqu’il réclama la mise en liberté d’Hébert, et pendant les tragiques séances de mai et de juin, alors qu’il la présidait et dut tenir tête au farouche Hanriot déclarant « que le peuple ne s’était pas levé pour écouter des phrases, mais pour donner des ordres. » Le 10 juillet, elles assistèrent sans doute à son élection comme membre du Comité de Salut public et, probablement, l’entendirent défendre la Constitution dite de 1793, en qualité de rapporteur. Enfin elles le virent figurer comme président de la Convention, dans la fête solennelle qui fut donnée le 10 août pour célébrer la mise en œuvre de la charte nouvelle et commémorer la prise de la Bastille.

A la place de l’antique forteresse, on avait élevé une colossale statue de la Nature ; l’eau coulait de ses seins. Hérault, tenant enlacé un vieillard, vénérable doyen de la Convention, s’avança, une coupe à la main ; il remplit cette coupe, et tous deux y burent, au bruit des applaudissemens et des acclamations de la foule, qui n’avait d’yeux que pour le beau Séchelles. Ses amies eurent la joie de constater qu’il était le triomphateur du jour. Elles se fussent moins réjouies, si elles avaient pu surprendre le regard jaloux, soupçonneux et chargé de haine que, durant cette solennité théâtrale, Robespierre dirigeait sur son collègue dont la popularité subitement lui portait ombrage. Elles auraient deviné que, dès ce moment, Hérault était marqué pour la guillotine. Mais, trop peu clairvoyantes pour prévoir ce féroce dénouement, l’arrêt de mort prononcé ce jour-là leur échappa.

Ainsi, leur existence se poursuivait agitée, distrayante, émouvante, les mettant en relations avec les puissans que fréquentait leur ami, et notamment avec Danton. Ces rencontres avaient lieu tantôt à Paris, tantôt au château d’Epone où, fidèle à d’anciennes habitudes, Hérault continuait à réunir nombreuse compagnie[30]. De plus en plus mêlées à sa vie, elles étaient de toutes les réunions de plaisirs, y coudoyaient sans scrupules les politiciens et les agioteurs dont il aimait à s’entourer.

A la même époque, dans des circonstances qui nous échappent, elles se trouvèrent accidentellement rapprochées de leur oncle, le marquis d’Hervilly, frère de leur mère. Elles allèrent le voir à Chenoise, aux environs de Provins, où il vivait retiré. Cette terre, qui avait compté d’illustres possesseurs et entre autres un des Strozzi, Pierre de Gondi, archevêque de Paris, le maréchal de Retz, était devenue, en 1773, à la mort de la marquise d’Hervilly, la propriété de son fils. Dès les débuts de la Révolution, ce jeune homme, officier dans les armées du roi, avait passé en Angleterre. Son père, n’ayant pas voulu émigrer, était resté au château de Chenoise ou plutôt dans un pavillon qui demeurait debout parmi les ruines de cette construction féodale, élevée au XVe siècle, et détruite par un accident qui témoigne de l’excentricité du marquis d’Hervilly. Possédé de la manie de multiplier les portes et fenêtres, il en avait tant et tant ouvert dans les façades de son château qu’un matin les murailles percées de part en part s’étaient effondrées[31]. Les communs et un pavillon avaient seuls échappé à la destruction.

C’est là que le vieux gentilhomme habitait et qu’il reçut ses nièces, la cocarde au chapeau, vêtu d’habits tricolores. Il avait adopté cette tenue pour donner un gage de son civisme et de sa soumission aux lois. Mais ce déguisement, pas plus que son langage, ne trompait personne. Il avait beau prodiguer aux paysans les : « Bonjour, citoyen, » ceux-ci lui répondaient :

— Bien le bonjour, monsieur le marquis.

— Mécontent, il répliquait :

— Citoyens, tous les hommes sont égaux.

— Vous êtes bien bon, monsieur le marquis. C’est vrai pour nous autres, mais pas pour vous.

Ayant reçu cordialement ses nièces, il voulut les présenter à la municipalité de Chenoise. Quand il entra avec elles dans la salle de la mairie, tous les conseillers se levèrent avec respect et, malgré ses adjurations, refusèrent de s’asseoir devant « ces demoiselles » et devant lui. Irrité par ces marques de déférence, il prétendait que ceux qui les lui prodiguaient cherchaient à le rendre suspect et à le faire arrêter. Il ne tarda pas à l’être. Ses nièces ne devaient pas le revoir, bien qu’après thermidor il eût recouvré sa liberté et qu’il ait survécu pendant plusieurs années à son fils, l’un de chefs de l’armée royaliste à Quiberon.

C’est à la même époque qu’Adèle de Bellegarde entreprit de faire prononcer son divorce. En se donnant tout entière à Hérault de Séchelles, et en laissant sa sœur se compromettre avec Philibert Simond, elle n’avait pu se dissimuler le caractère définitif de leur chute commune. Le chemin glissant qu’elles venaient de descendre avec une rapidité vertigineuse, elles ne le remonteraient jamais. Les liens de famille qu’elles avaient volontairement brisés ne se renoueraient pas. Elles le savaient au moment où elles quittaient la Savoie. Le séjour de Paris ne pouvait que fortifier cette conviction. De là, sans doute, le désir que conçut la jeune femme de consommer la séparation conjugale dont elle avait pris si lestement l’initiative.

La loi sur le divorce récemment promulguée lui fournissait le moyen de se rendre libre. Les exemples de quelques femmes de son monde qui ne craignaient pas d’en user eurent pour effet de transformer son désir en décision. Quelque usage qu’elle comptât faire de sa liberté, et peut-être avec l’espoir qu’Hérault de Séchelles l’épouserait, elle se livra aux démarches qui devaient la conduire à son but. Ces démarches n’étaient pas bien compliquées. Les mesures édictées contre les émigrés contribuaient à les faciliter. Il suffisait à l’un des époux de faire constater l’absence de l’autre pour obtenir le divorce. Le comte de Bellegarde étant inscrit sur la liste des émigrés, et sa présence dans l’armée sarde ne pouvant être contestée, sa femme avait beau jeu pour prouver ses droits à l’annulation de son mariage. Le 7 octobre 1793, armée d’un acte de notoriété dressé par le comité civil de la section du Mont-Blanc, établissant l’absence de l’époux, elle se présentait à la municipalité de Paris, où, sur sa requête, le divorce fut aussitôt prononcé.

À ce moment, Hérault de Séchelles et Philibert Simond venaient de quitter la capitale, le premier pour se rendre en Savoie où un retour offensif de l’armée sarde avait décidé la Convention à l’envoyer en le chargeant, avec son collègue Dumas et le général Kellermann[32], d’organiser la défense, le second pour remplir dans le Haut-Rhin une mission de même nature, ce département frontière étant menacé par la coalition et travaillé à son profit par la faction contre-révolutionnaire. Leur absence devait être de courte durée. Adèle, qui n’avait vu partir qu’à regret son amant, attendait avec impatience son retour, impatience d’autant plus vive qu’elle la savait partagée.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Le château d’Épone, dont il sera plusieurs fois question dans la suite de ce récit, était entré en 1706 dans la famille Hérault par l’acquisition qu’en fit, de la marquise de Créqui, Louis Hérault, père du lieutenant général de police, qui était alors receveur général des Domaines et bois de la Généralité de Rouen.
  3. On doit à René Hérault d’utiles mesures d’édilité. C’est sous son administration que commencèrent à être transportées hors Paris les ordures ménagères. Il organisa la surveillance des bureaux de nourrices et des maisons de jeux, supprima les combats de chiens et de taureaux, et lit rendre obligatoire le repos du dimanche. C’est à lui que sont attribués le numérotage des maisons et la pose au coin des rues d’écriteaux indicateurs.
  4. C’est par erreur que M. de Boislisle, à qui l’on doit de minutieuses et savantes recherches sur René Hérault, place la mort de sa veuve à la date de 1745. Elle mourut à Livry en 1798.
  5. .Archives de la Guerre.
  6. Archives de la Guerre.
  7. Les événemens qui suivirent et son grand âge l’empêchèrent d’en prendre effectivement possession. Il résulte de recherches aux Archives de Nancy qu’il ne parut pas dans cette ville, où il n’existe d’autre souvenir de lui que la minute des complimens que lui adressa, le 21 juin 1788, la municipalité.
  8. Belle-Isle à Contades, à août 1750, Archives de la Guerre.
  9. « J’ai, je vous l’avoue, toujours sur le cœur la perte de vos gros équipages, qui sûrement n’auraient pas été pris si chacun avait fait ce qu’il pouvait. Je partage de tout mon cœur ce que vous y avez perdu personnellement. Je suis véritablement peiné de tous vos papiers et de ceux de M. de Monteynard. Vous me permettrez de vous dire que, pour un homme aussi prudent que vous l’êtes, il ne faut jamais laisser des papiers dans les circonstances où vous vous êtes trouvé, éloignés de votre personne. J’ai appris cela des premiers généraux sous lesquels j’ai servi. Il faut toujours, en pareil cas, les mettre avec le Trésor, qu’on a toujours en garde particulière et qu’on a toujours soin de faire passer en sûreté. Je l’ai toujours pratiqué dans ma marche de Prague, où ils étaient toujours après le Trésor, avec ordre à un secrétaire d’y mettre le feu en cas de malheur. Je voudrais de tout mon cœur vous avoir fait part plus tôt de cette anecdote. » Belle-Isle à Contades, 13 août 1759, Archives de la Guerre.
  10. Les papiers et lettres du temps témoignent de la vivacité des débats auxquels cette question donna lieu. Il ne semble pas d’ailleurs que, ni à ce moment, ni depuis, et pas plus dans le public d’alors que dans les conseils du roi, elle ait été résolue. Belle-Isle, dans ses lettres à Contades, affecte de lui donner raison et déclare que le roi est de son avis. Mais, Belle-Isle n’aimait pas les Broglie. Il n’ignorait pas que ceux-ci le lui rendaient, et peut-être son opinion n’est-elle pas désintéressée. D’autre part, les raisons que lui oppose Broglie ont leur éloquence. Elles seraient probantes si l’on n’y pouvait objecter que celles de Contades ne le sont pas moins. De nos jours, dans son beau livre : le Secret du Roi, l’éminent et regretté duc de Broglie a pris parti pour celui des acteurs dont il portait le nom.
  11. La Gazette de France l’annonça le 1er septembre.
  12. La chambre de Mme Hérault de Séchelles au château de Montjouffroy existe encore et a conservé son nom.
  13. Ce portrait est à Montjouffroy et représente un délicieux enfant vêtu de blanc. Il y en a aussi une réplique chez Madame la duchesse de Polignac.
  14. Livry et son abbaye, par l’abbé A. E. Genty. Paris, 1893.
  15. Registres d’Hozier.
  16. Annotations de la main de Hérault de Séchelles sur un exemplaire de ses œuvres, conservé à la Bibliothèque Nationale (manuscrits).
  17. Catalogue de ses livres, dressé en vue de la vente qui en fut faite le 25 brumaire de l’an X. Bibliothèque de la Chambre des députés.
  18. Théorie de l’ambition.
  19. Annotations inédites.
  20. Feller. Dictionnaire biographique.
  21. On sait qu’il fut procureur général sous la Restauration. Les détails qui suivent sont extraits de l’introduction placée en tête de ses œuvres.
  22. Au commencement de 1793, on eut à Livry le spectacle alors bien étonnant d’un mariage célébré publiquement à l’église : celui de Mlle de Jarjayes, fille de l’homme courageux qui avait entrepris de sauver Marie-Antoinette, avec M. de Berny. — Notes manuscrites de l’abbé Esnot.
  23. On sait qu’elle fut envoyée à la guillotine peu de temps avant le 9 thermidor, avec sa fille, son fils et son gendre Sartines, dans la fameuse fournée dite des « Chemises rouges. »
  24. Illyrine ou les Ecueils de l’inexpérience. Paris, 1800. MM. Charles Monselet, dans ses Oubliés et Dédaignés ; Jules Claretie, dans son Camille Desmoulins ; Aulard, dans ses Orateurs de la Convention, ne mettent pas en doute l’authenticité des lettres de Hérault qui s’y trouvent ; Charles Nodier, dans ses Souvenirs de la Révolution, affirme même en avoir lu plusieurs en autographes. Une lecture attentive m’a convaincu toutefois que le texte original a été dénaturé en plus d’un point.
  25. Je n’ai pas trouvé trace de cette lecture dans le compte rendu des débats sur le divorce.
  26. La mission n’avait rien de secret. Les débats de la Convention en précisent l’objet, et ils étaient publics.
  27. Au mois d’octobre 1793, les nobles de Savoie qui étaient emprisonnés à Grenoble furent ramenés à Chambéry et mis en liberté. On attribua cette mesure de clémence à Philibert Simond et à Hérault de Séchelles, influencés par les dames de Bellegarde. Joseph de Maistre écrivait au marquis de Sales : « Supposez que la rare humanité de ces souvenirs ait été aidée par quelque tripot bienveillant de Hérault de Séchelles avec Aurore de Bellegarde, on comprendrait un peu la chose. » Il est à remarquer que Joseph de Maistre, mal informé, attribuait à la plus jeune des deux sœurs le rôle qu’en réalité jouait l’aînée.
  28. Voyez un Homme d’autrefois, p. 181 et 182.
  29. Mémoires d’Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, publiés car M. Etienne Lamy.
  30. Parmi les familiers de la maison, il faut citer le peintre David, qui siégeait alors dans la Convention. Jusqu’en ces dernières années, on a pu voir sur les murs d’un pavillon, au fond du parc d’Epone, un soldat romain dessiné au fusain et signé de lui. C’est dans ce pavillon que fut rédigé le projet de la Constitution de 1793.
  31. Notice manuscrite sur Chenoise et ses dépendances, par I. Debeuge, communiquée par M. Bouvrain, maire de Chenoise.
  32. Le 11 septembre, Kellermann était à Chambéry et assista à la séance du Conseil général. Accueilli par des acclamations enthousiastes, il déclara dans un discours emphatique qu’il aurait promptement raison des brigands qui menaçaient la liberté et qu’il ne demandait d’autre récompense, lorsque, sa carrière terminée, il viendrait se fixer en Savoie, que le commandement des gardes nationales du Mont-Blanc. Dans un ordre du jour voté à l’unanimité le Conseil général rendit hommage « à son courage, à son civisme épuré, à ses talens militaires, à ses principes de morale, de philosophie et d’humanité, » et prit acte de ses engagemens fraternels « pour servir de garantie réciproque et de monument éternel des services qu’il a rendus à la liberté dans ce département, de ceux qu’il veut encore lui rendre, de l’estime, de la confiance, de la reconnaissance et de l’amour de tous ses habitans. » Huit jours plus tard, il était destitué, rappelé à Paris et arrêté en y arrivant.