Les Dames vertes/VI

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 175-206).


VI

CONCLUSION


Nous arrivâmes par une journée de décembre. La terre était couverte de neige et le soleil se couchait dans des nuées violettes d’un ton superbe, mais d’un aspect mélancolique. Je ne voulus pas gêner les premières effusions de cœur des deux amants, et j’engageai Bernard à prendre de l’avance sur moi aux approches du château. J’avais, d’ailleurs, besoin de me trouver seul avec mes pensées dans les premiers moments. Ce n’était pas sans une vive émotion que je revoyais ces lieux où, pendant trois jours, j’avais vécu des siècles.

Je jetai la bride de mon cheval à Baptiste, qui prit le chemin des écuries, et j’entrai seul par une des petites portes du parc.

Ce beau lieu, dépouillé de fleurs et de verdure, avait un plus grand caractère. Les sombres sapins secouaient leurs frimas sur ma tête, et le branchage des vieux tilleuls chargés de givre dessinait de légères arcades de cristal sur le berceau des allées. On eût dit les nefs d’une cathédrale gigantesque, offrant tous les caprices d’une architecture inconnue et fantastique.

Je retrouvai le printemps dans la rotonde de la bibliothèque. On l’avait isolée des galeries contiguës, en remplissant les arcades de panneaux vitrés, afin d’en faire une espèce de serre tempérée. L’eau de la fontaine murmurait donc toujours parmi des fleurs exotiques encore plus belles que celles que j’avais vues, et cette eau courante, tandis qu’au dehors toutes les eaux dormaient enchaînées sous la glace, était agréable à voir et à entendre.

J’eus quelque peine à me décider à regarder la néréide. Je la trouvai moins belle que le souvenir resté en moi de celle dont elle me rappelait la forme et les traits. Puis, peu à peu, je me mis à l’admirer et à la chérir comme on chérit un portrait qui vous retrace au moins l’ensemble et quelques traits d’une personne aimée. Ma sensibilité était depuis si longtemps contenue et surexcitée, que je fondis en larmes et restai assis et comme brisé, à la place où j’avais vu celle que je n’espérais plus revoir.

Un bruit de robe de soie me fit relever la tête, et je vis devant moi une femme assez grande, très-mince, mais du port le plus gracieux, qui me regardait avec sollicitude. Je songeai un instant à l’assimiler à ma vision ; mais la nuit qui se faisait rapidement ne me permettait pas de bien distinguer sa figure, et, d’ailleurs, une femme en paniers et en falbalas ressemble si peu à une nymphe de la renaissance, que je me défendis de toute illusion et me levai pour la saluer comme une simple mortelle.

Elle me salua aussi, hésita un instant à m’adresser la parole, puis enfin elle s’y décida et je tressaillis au son de sa voix qui faisait vibrer tout mon être. C’était la voix d’argent, la voix sans analogue sur la terre, de ma divinité. Aussi fus-je muet et incapable de lui répondre. Comme devant mon immortelle, j’étais enivré et hors d’état de comprendre ce qu’elle me disait.

Elle parut très-embarrassée de mon silence, et je fis un effort pour sortir de cette ridicule extase. Elle me demandait si je n’étais pas M. Just Nivières.

— Oui, madame, lui répondis-je enfin ; je vous supplie de me pardonner ma préoccupation. J’étais un peu indisposé, je m’étais assoupi.

— Non ! reprit-elle avec une adorable douceur, vous pleuriez ! C’est ce qui m’a attirée ici, de la galerie où j’attendais le signal de l’arrivée de mon frère.

— Votre frère…

— Oui, votre ami, Bernard d’Aillane.

— Ainsi vous êtes mademoiselle d’Aillane ?

— Félicie d’Aillane, et j’ose dire votre amie aussi, bien que vous ne me connaissiez pas et que je vous voie pour la première fois. Mais l’estime que mon frère fait de vous et tout ce qu’il nous a écrit sur votre compte m’ont donné pour vous une sympathie réelle. C’est donc avec chagrin, avec inquiétude que je vous ai entendu sangloter. Mon Dieu ! j’espère que vous n’avez pas été frappé dans vos affections de famille ; si vos dignes parents, dont j’ai aussi entendu dire tant de bien, étaient dans la peine, vous ne seriez point ici ?

— Grâce à Dieu, répondis-je, je suis tranquille sur le compte de toutes les personnes que j’aime, et le chagrin personnel que j’éprouvais tout à l’heure se dissipe au son de votre voix et aux douces paroles qu’elle m’adresse. Mais comment se fait-il qu’ayant une sœur telle que vous, Bernard ne m’en ait jamais parlé ?

— Bernard est absorbé par une affection dont je ne suis pas jalouse et que je comprends bien, car madame d’Ionis est une tendre sœur pour moi ; mais n’êtes-vous pas venu avec lui, et comment se fait-il que je vous trouve seul ici, sans que personne soit averti de votre arrivée ?

— Bernard a pris les devants…

— Ah ! je comprends. Eh bien, laissons-les ensemble encore un peu ; ils ont tant de choses à se dire, et leur attachement est si noble, si fraternel, si ancien déjà ! Mais venez auprès de la cheminée de la bibliothèque, car il fait un peu frais ici.

Je compris qu’elle ne trouvait pas convenable de rester dans l’obscurité avec moi, et je la suivis à regret. Je craignais de voir sa figure, car sa voix me plongeait dans une forte illusion ; comme si mon immortelle se fût pliée à m’entretenir en langue vulgaire des détails du monde des vivants.

Il y avait du feu et de la lumière dans la bibliothèque et je pus alors voir ses traits, qui étaient admirablement beaux et qui me rappelaient confusément ceux que je croyais bien fixés dans ma mémoire. Mais, à mesure que je l’examinais avec autant d’attention que le respect me permettait d’en laisser paraître, je reconnus que ces trois images de la néréide, du fantôme et de mademoiselle d’Aillane se confondaient dans ma tête, sans qu’il me fût possible de les isoler pour faire à chacune la part d’admiration qui lui était due. C’était le même type, j’en étais bien certain ; mais je ne pouvais plus constater les différences, et je m’apercevais avec effroi de l’incertitude de ma mémoire quant à la sublime apparition. J’y avais trop pensé, j’avais trop cru la revoir, je ne me la représentais plus qu’à travers un nuage.

Et puis, au bout de quelques instants, j’oubliais cette angoisse pour ne plus voir que mademoiselle d’Aillane, belle comme la plus pure et la plus élégante des nymphes de Diane, et aussi naïvement affectueuse avec moi qu’un enfant qui se confie à une figure sympathique. Il y avait en elle une chasteté pour ainsi dire rayonnante, un abandon de cœur adorable sans aucune pensée de coquetterie ; rien des manières toujours un peu réservées d’une fille de qualité parlant à un bourgeois. Il semblait que je fusse un parent, un ami d’enfance avec qui elle refaisait connaissance après une séparation de quelques années. Son regard limpide n’avait pas le feu concentré de celui de madame d’Ionis. C’était une lumière sereine comme celle des étoiles. Impressionnable et nerveux comme je l’étais devenu à la suite de tant de veilles exaltées, je me sentais comme rajeuni, reposé, rafraîchi délicieusement sous cette bénigne influence.

Elle me parlait sans art et sans prétention, mais avec une distinction naturelle et une droiture de jugement qui trahissaient une éducation morale bien au-dessus de celle qu’on regardait alors comme suffisante pour les femmes de son rang. Elle n’avait aucun de leurs préjugés, et c’était avec une angélique bonne foi et même avec une certaine passion d’enfant généreuse qu’elle acceptait les conquêtes de l’esprit philosophique qui nous entraînait tous, à notre insu, vers une ère nouvelle.

Mais, par-dessus tout, elle avait le charme irrésistible de la douceur, et je le subis d’emblée sans songer à m’en préserver, sans me souvenir que j’avais prononcé, dans le secret de mon âme, une sorte de vœu monastique qui me consacrait au culte de l’insaisissable idéal.

Elle me parla avec abandon des chagrins et des joies de sa famille, du rôle que j’avais joué dans les péripéties de ces derniers temps, et de la reconnaissance qu’elle croyait me devoir pour la manière dont j’avais parlé à Bernard de l’honneur de leur père.

— Vous savez donc toutes ces choses ? lui dis-je avec attendrissement. Vous devez apprécier tout ce qu’il m’en coûtait d’avoir à vous combattre !

— Je sais tout, me dit-elle, et même le duel que vous avez failli avoir avec mon frère. Hélas ! tout le tort était de son côté ; mais il est de ceux qui se relèvent meilleurs après une faute, et c’est de là que date son estime pour vous. Il tarde à mon père, que ses affaires ont retenu à Paris tous ces temps-ci, mais qui sera ici bientôt, de vous dire qu’il vous regarde désormais comme un de ses enfants. Vous l’aimerez, j’en suis sûre ; c’est un homme d’un esprit supérieur et d’un caractère à la hauteur de son esprit.

Comme elle parlait ainsi, un bruit de voiture et les aboiements des chiens au dehors la firent sauter sur sa chaise.

— C’est lui ! s’écria-t-elle, je parie que c’est lui qui arrive ! Venez avec moi à sa rencontre.

Je la suivis, tout enivré. Elle m’avait mis le flambeau dans les mains et courait devant moi, si svelte et si souple, que nul statuaire n’eût pu concevoir un plus pur idéal de nymphe et de déesse. J’étais déjà habitué à voir cet idéal costumé à la mode de mon temps. Sa toilette, d’ailleurs, était exquise de goût et de simplicité, et je voulus voir encore un rapprochement symbolique dans la couleur de sa robe de soie changeante, qui était d’un blanc mat, à reflets vert tendre.

— Voici M. Nivières, dit-elle en me montrant à son père, aussitôt qu’elle l’eut embrassé avec effusion.

— Ah ! ah ! répondit-il d’un ton qui me parut singulier et qui m’eût troublé, s’il ne fût venu à moi en me tendant les deux mains avec une cordialité non moins surprenante : ne vous étonnez pas du plaisir que j’ai à vous voir ; vous êtes l’ami de mon fils, le mien par conséquent, et je sais, par lui, tout ce que vous valez.

Madame d’Ionis et Bernard accouraient ; je trouvai Caroline embellie par le bonheur. Quelques moments après, nous étions tous réunis autour de la table, avec l’abbé de Lamyre, qui était arrivé dans la matinée, et la bonne Zéphirine, qui avait fermé les yeux de la douairière d’Ionis quelques semaines auparavant, et qui portait le deuil comme toutes les personnes de la maison. Les d’Aillane, n’étant parents des d’Ionis que par alliance, s’étaient dispensés d’une formalité qui, de leur part, n’eût pu sembler qu’un acte d’hypocrisie.

Le souper ne fut pas bruyant. On devait s’abstenir de gaieté et d’expansion devant les domestiques, et madame d’Ionis sentait si bien les convenances de sa situation, qu’elle se contenait sans effort et maintenait ses hôtes au même diapason. Le plus difficile à rendre grave était l’abbé de Lamyre. Il ne pouvait se défendre de l’habitude de chantonner deux ou trois vers de couplet, en manière de résumé philosophique, à travers la conversation.

Malgré cette sorte de contrainte, la joie et l’amour étaient dans l’air de cette maison, où personne ne pouvait raisonnablement regretter M. d’Ionis, et où l’étroitesse d’idées et la banalité de cœur de la douairière avaient laissé fort peu de vide. On y respirait un parfum d’espoir et de délicate tendresse qui me pénétrait, et dont je m’étonnais de ne pas me sentir attristé, moi qui m’étais fiancé à l’éternelle solitude.

Il est vrai que, depuis ma liaison avec Bernard, je marchais à grands pas vers la guérison. Son caractère plein d’initiative m’avait arraché bon gré, mal gré, à mes habitudes de tristesse. En m’arrachant aussi mon secret, il m’avait soustrait à la funeste tendance qui me portait vers le détachement de toutes choses.

— Un secret sans confident est une maladie mortelle, m’avait-il dit.

Et il m’avait écouté divaguer, sans paraître s’apercevoir de ma folie : tantôt il avait semblé la partager, tantôt il m’avait adroitement présenté des doutes qui m’avaient gagné. J’en étais arrivé, la plupart du temps, à croire que, sauf l’inexplicable fait de la bague, mon imagination avait tout créé dans mes aventures fantastiques.

Je trouvai chez M. d’Aillane toute la supériorité de cœur et d’esprit que ses enfants m’avaient annoncée. Il me témoignait une sympathie à laquelle je répondais de toute mon âme.

On se sépara le plus tard possible. Pour moi, quand minuit sonna et que madame d’Ionis donna le signal du bonsoir général, j’eus un sentiment de douleur, comme si je retombais d’un songe délicieux dans une morne réalité. J’avais si longtemps renversé en moi la notion de la vie, prenant celle-ci pour le rêve et le rêve pour la veille, que cet effroi de me retrouver seul était, à mes propres yeux, une sorte de prodige subit, qui ébranlait tout mon être.

Je n’aurais certes pas voulu encore admettre l’idée que je pouvais aimer ; mais il est certain que, sans me croire amoureux de mademoiselle d’Aillane, je sentais pour elle une amitié extraordinaire. Je n’avais cessé de la regarder à la dérobée dans les moments où elle ne m’adressait pas la parole, et plus je m’initiais à sa beauté un peu étrange de lignes, plus je me persuadais retrouver l’effet produit sur moi par le fantôme adoré ; seulement, c’était une fascination plus douce et qui me remplissait moralement d’un bien-être inouï. Cette physionomie limpide inspirait une confiance absolue et quelque chose d’ardemment tranquille comme la foi.

Bernard, qui pas plus que moi n’avait envie de dormir, babilla avec moi jusqu’à deux heures du matin. Nous étions logés dans la même chambre, non plus la chambre aux dames, ni même celle où j’avais été malade, mais un joli appartement décoré, dans le goût de Boucher, des images les plus roses et les plus souriantes. Il n’avait pas plus été question de dames vertes que si l’on n’en eût jamais entendu parler.

Bernard, tout en m’entretenant de sa chère Caroline, me questionna sur l’opinion que j’avais conçue de sa chère Félicie. Je ne savais d’abord comment lui répondre. Je craignais de dire trop ou trop peu. Je m’en tirai en lui demandant à mon tour pourquoi il m’avait si peu parlé d’elle.

— Est-il possible, lui dis-je, que vous ne l’aimiez pas autant qu’elle vous aime ?

— Je serais, répondit-il, un étrange animal si je n’adorais pas ma sœur. Mais vous étiez si préoccupé de certaines idées, que vous ne m’auriez pas seulement écouté si je vous eusse fait son éloge. Et puis, dans la situation où nous étions et où nous sommes malheureusement encore, ma sœur et moi, il ne convenait guère que j’eusse l’air de vous la proposer.

— Et comment eussiez-vous pu avoir l’air de me faire un pareil honneur ?

— Ah ! c’est qu’il y a une circonstance singulière dont j’ai été bien des fois sur le point de vous parler, et que vous avez certainement déjà remarquée : la ressemblance étonnante de Félicie avec la néréide de Jean Goujon, dont vous étiez épris au point de prêter ses traits à votre fantôme.

— Je ne me trompais donc pas ! m’écriai-je, mademoiselle d’Aillane ressemble, en beau, à cette statue ?

— En beau !… merci pour elle ! Mais vous voyez, cette ressemblance vous impressionne ; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous la signaler d’avance.

— Je comprends que vous ayez craint de me suggérer des prétentions… que je ne puis avoir !

— J’ai craint de vous rendre amoureux d’une jeune personne qui ne pouvait prétendre à vous ; voilà, mon cher ami, tout ce que j’ai craint. Tant que la situation de fortune de madame d’Ionis ne sera pas connue, nous devons nous considérer comme dans la misère. Votre père et le mien craignent que son mari n’ait tout mangé, et qu’en la nommant sa légataire universelle, il ne lui ait fait qu’une mauvaise plaisanterie. Dans ce cas, jamais nous n’accepterons la petite fortune qu’elle veut nous céder et à laquelle nos droits sont contestables, comme vous le savez de reste. Je ne l’en épouserai pas moins, puisque nous nous aimons, mais sans consentir à ce qu’elle me reconnaisse, par contrat, le moindre avoir. Alors, ma sœur, sans aucune espèce de dot, — car ma femme ne serait pas assez riche pour lui en faire une, et Félicie ne souffrira jamais qu’elle se gêne pour elle, — est résolue à se faire religieuse.

— Religieuse, elle ? Jamais ! Bernard, vous ne devez jamais consentir à un pareil sacrifice !

— Pourquoi donc, mon cher ami ? dit-il avec un sentiment de tristesse et de fierté que je compris. Ma sœur a été élevée dans cette idée-là, et même elle a toujours montré le goût de la retraite.

— Vous n’y songez pas ! Il est impossible qu’une personne aussi accomplie ne daigne pas consentir à faire le bonheur d’un honnête homme ; il est encore plus impossible qu’un honnête homme ne se rencontre pas pour implorer d’elle ce bonheur !

— Je ne dis pas qu’il n’en sera peut-être pas ainsi ! C’est une question que l’avenir résoudra, d’autant plus que, si madame d’Ionis reste un peu riche, je ne me ferai pas de scrupule de lui laisser doter ma sœur dans une limite modeste, mais suffisant à la modestie de ses goûts. Seulement, nous ne savons rien encore, et, dans tous les cas, j’aurais eu mauvaise grâce à vous dire : « J’ai une sœur charmante qui réalise votre idéal… » C’eût été vous dire : « Songez-y !… » c’eût été vous jeter à la tête une fille beaucoup trop fière pour consentir jamais à entrer dans une famille plus riche qu’elle, par la porte de l’exaltation d’un jeune poëte. Or, le raisonnement que j’ai fait, je le fais encore, et je vous prie bien sérieusement, mon cher ami, de ne pas trop remarquer la ressemblance de ma sœur avec la néréide.

Je gardai un instant le silence ; puis, sentant malgré moi que cette recommandation me troublait plus que je ne m’y serais attendu moi-même, je lui dis avec une sincérité brusque :

— Alors, mon cher Bernard, pourquoi donc m’avez-vous amené ici ?

— Parce que je croyais ma sœur partie. Elle devait rejoindre, à Tours, mon père, qui lui-même ne devait venir ici que dans une quinzaine. Les événements contrarient mes prévisions ; mais je n’en suis pas moins tranquille pour ma sœur, ayant affaire à un homme tel que vous.

— Êtes-vous aussi tranquille pour moi, Bernard ? lui dis-je d’un ton de reproche.

— Oui, répondit-il avec un peu d’émotion. Je suis tranquille, parce que vous aurez la force d’âme de vous dire ceci : Une fille de cœur et de mérite a le droit de vouloir être recherchée par un homme dont le cœur soit libre, et elle serait peu flattée de découvrir, un jour, qu’elle n’a dû sa recherche qu’au hasard d’une ressemblance.

Je compris si bien cette réponse, que je n’ajoutai plus rien et résolus de ne plus trop regarder mademoiselle d’Aillane, dans la crainte de me donner follement le change à moi-même. Je pris même la résolution de partir, pour peu que je vinsse à être trop ému de cette fatale ressemblance, et c’est ce qui m’arriva dès le lendemain. Je sentis que je devenais éperdument épris de mademoiselle d’Aillane, que le rêve de la néréide s’effaçait devant elle, et que Bernard s’en apercevait avec inquiétude.

Je pris congé, prétendant que mon père ne m’avait donné que vingt-quatre heures de liberté. J’étais décidé à ouvrir mon cœur à mes parents et à leur demander l’autorisation d’offrir mon âme et ma vie à mademoiselle d’Aillane. Je le fis avec la plus grande sincérité. Le récit de mes souffrances passées fit rire mon père et pleurer ma mère. Cependant, quand j’eus assez bien dépeint cet état de désespoir où j’étais tombé par moments et qui m’avait fait envisager avec une sorte de volupté la pensée du suicide, mon père redevint sérieux, et s’écria en regardant ma mère :

— Ainsi, voilà un enfant qui a été maniaque sous nos yeux, et nous ne nous en sommes pas doutés ! Et vous pensiez, ma mie, qu’il nous cachait sa flamme pour la belle d’Ionis qui est si bien vivante, tandis qu’il se consumait pour la belle d’Ionis qui est morte, si tant est qu’elle ait jamais existé ! Vraiment, il se passe d’étranges choses dans la tête des poëtes, et j’avais bien raison, dans les commencements, de me méfier de cette diablesse de poésie. Allons, grâces soient rendues à la belle d’Aillane qui ressemble à la néréide et qui nous a guéri notre insensé ! Il faut l’épouser à tout prix, et la demander bien vite avant qu’on sache si elle aura une dot ; car, si elle doit en avoir une, elle se trouvera trop grande dame pour épouser un avocat. Pourquoi diantre madame d’Ionis ne m’a-t-elle pas confié le soin de sa liquidation ? Nous saurions à quoi nous en tenir, au lieu que ce vieux procureur de Paris n’en finira pas de six mois. Est-ce qu’on travaille à Paris ? On fait de la politique et on néglige les affaires !

Dès le lendemain, mon père et moi, nous retournions à Ionis. Notre demande fut soumise à M. d’Aillane, qui commença par m’embrasser ; après quoi, il tendit la main à mon père et lui dit avec une droiture toute chevaleresque :

Oui, et merci !

Je me jetai de nouveau dans ses bras et il ajouta :

— Attendez pourtant que ma fille y consente, car je veux qu’elle soit heureuse. Quant à moi, je vous la donne sans savoir si elle sera assez riche pour vous ; parce que, si elle l’est, je suis décidé à vous trouver assez noble pour elle. Vous risquez le tout pour le tout. Eh bien, mordieu ! j’en veux faire autant et ne pas rester au-dessous de l’exemple que vous me donnez. Vous n’avez pas d’ambition d’argent, vous autres ; moi, je n’ai plus de préjugés de noblesse. Nous voilà donc d’accord. J’ai votre parole et vous avez la mienne. Seulement, je tiens à ce que ma fille seule en décide : et vous allez, cher monsieur Nivières, laisser votre fils faire sa cour lui-même, car son amour est bien nouveau, et c’est à lui d’inspirer la confiance sur ce point. Quant à son caractère et à son talent, nous les connaissons, et il n’y aura pas d’objection de ce côté-là.

Il me fut donc permis d’être assidu au château d’Ionis, et ce fut, relativement au passé, le plus beau temps de mon existence.

J’aimais, dans les conditions normales de la vie, un être au-dessus de la région ordinaire de la vie ; un ange de bonté, de douceur, d’intelligence et de beauté idéales.

Elle me fit attendre l’espérance. Elle s’exprimait librement sur son estime et sa sympathie pour moi ; mais, quand je parlais d’amour, elle montrait quelque doute.

— Ne vous trompez-vous pas, disait-elle, et n’avez-vous pas aimé avant moi, et plus que moi, certaine inconnue que mon frère n’a jamais voulu me nommer ?

Un jour, elle me dit :

— Ne portez-vous pas là, au doigt, une certaine bague qui est pour vous un talisman, et, si je vous demandais de la jeter dans la fontaine, m’obéiriez-vous ?

— Non certes ! m’écriai-je, je ne m’en séparerai jamais, puisque c’est vous qui me l’avez donnée.

— Moi ! que dites-vous là ?

— Oui, c’est vous ! ne me le cachez plus. C’est vous qui avez joué le rôle de la dame verte pour satisfaire madame d’Ionis, qui voulait vous faire décréter sa ruine et qui croyait trouver en moi la personne digne de foi dont son mari exigeait le témoignage. C’est vous qui, en cédant à sa fantaisie jusqu’à m’apparaître sous un aspect fantastique, m’avez tracé mon devoir conformément à la délicatesse et à la fierté de votre âme.

— Eh bien, oui, c’est moi ! dit-elle ; c’est moi qui ai failli vous rendre fou et qui m’en suis cruellement repentie quand j’ai su, tardivement, combien vous aviez souffert de cette aventure romanesque. On vous avait, une première fois, éprouvé par une scène de fantasmagorie où je n’étais pour rien. Quand on vous vit si courageux, plus courageux que l’abbé de Lamyre, à qui Caroline avait joué, pour se divertir, un tour semblable, on s’imagina pouvoir vous régaler d’une apparition qui n’avait rien de bien effrayant. Je me trouvais ici secrètement, car la douairière d’Ionis ne m’y eût pas soufferte volontiers. Caroline, frappée de ma ressemblance avec la nymphe de la fontaine, s’imagina de me coiffer et de m’habiller comme elle, pour me faire rendre mon oracle, qui ne fut pas conforme à ses désirs, mais auquel vous avez religieusement obéi, sans oublier un seul instant le soin de notre honneur. Je partis le lendemain matin, et on me laissa ignorer ensuite que vous aviez été gravement malade ici, à la suite de cette apparition. Quand vous eûtes une querelle avec Bernard, j’étais à Angers, et c’est moi qui vous renvoyai la bague que je vous avais fait trouver dans votre chambre. Cette circonstance avait été inventée par madame d’Ionis, qui possédait deux bagues pareilles, fort anciennes, et qui avait tout disposé pour notre roman. C’est elle qui vous l’a reprise ensuite pendant votre fièvre, dans la crainte de vous voir trop exalté par cette apparence de réalité, et préférant vous laisser croire que vous aviez tout rêvé.

— Et je ne l’ai pas cru ! jamais ! Mais comment aviez-vous repris possession de cette bague qui n’était pas à vous ?

— Caroline me l’avait donnée, dit-elle en rougissant, parce que je l’avais trouvée jolie !

Puis elle se hâta d’ajouter :

— Quand Bernard vous eut confessé, j’appris enfin par quels chagrins et quelles vertus vous aviez mérité de revoir la dame verte. Je résolus alors d’être votre sœur et votre amie pour réparer, par l’affection de toute ma vie, l’imprudence où je m’étais laissé entraîner et vous dédommager ainsi des peines que je vous avais causées. Je ne m’attendais guère à vous plaire autant au grand jour qu’au clair de la lune. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, sachez que vous n’avez pas été seul malheureux, et que…

— Achevez ! m’écriai-je en tombant à ses pieds.

— Eh bien, eh bien…, dit-elle en rougissant encore plus et en baissant la voix, bien que nous fussions seuls auprès de la fontaine, sachez que j’avais été punie de ma témérité. J’étais, ce jour-là, une enfant bien tranquille et bien gaie. Je sus très-bien jouer mon rôle, et mes deux sœurs, Bernard et l’abbé de Lamyre, qui nous écoutaient derrière ces rochers, trouvèrent que j’y avais mis une gravité dont ils ne me croyaient pas capable. La vérité est qu’en vous voyant et en vous écoutant, je fus prise moi-même de je ne sais quel vertige. D’abord, je me figurai que j’étais réellement une morte. Destinée au cloître, je vous parlai comme séparée déjà du monde des vivants. La conviction de mon rôle me gagna. Je sentis que je m’intéressais à vous. Vous m’invoquiez avec une passion… qui me troubla jusqu’au fond de l’âme. Si vous voyiez ma figure, je voyais aussi la vôtre… et, quand je rentrai dans mon couvent, j’eus peur des vœux que je devais prononcer, je sentis qu’en jouant à m’emparer de votre liberté, j’avais livré et perdu la mienne.

En me parlant ainsi, elle s’était animée. La timide pudeur du premier aveu avait fait place à la confiance enthousiaste. Elle entoura ma tête de ses beaux bras longs et souples et m’embrassa au front, en disant :

— Je te l’avais bien promis que tu me reverrais ! J’étais navrée en te faisant cette promesse que je croyais trompeuse, et, pourtant, quelque chose de divin, une voix de la Providence me disait à l’oreille : « Espère, puisque tu aimes ! »

Nous fûmes unis le mois suivant. La liquidation de madame d’Ionis, devenue madame d’Aillane, n’était pas terminée, quand éclata la Révolution qui mit fin à toute contestation de la part des créanciers de son mari, jusqu’à nouvel ordre. Après la Terreur, elle se retrouva dans une situation aisée, mais non opulente : j’eus donc la joie et l’orgueil d’être le seul appui de ma femme. Le beau château d’Ionis était vendu, les terres dépecées. Des paysans, égarés par un patriotisme peu éclairé, avaient brisé la fontaine, croyant que c’était la baignoire d’une reine.

Un jour, on m’apporta la tête et un bras de la néréide, que j’achetai au mutilateur et que je garde précieusement. Ce que personne n’avait pu briser, c’était mon bonheur de famille ; ce qui avait traversé, ce qui traversa toujours, inaltérable et pur, les tempêtes politiques, ce fut mon amour pour la plus belle et la meilleure des femmes.


fin