Les Deux Frères (Sand)/4

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Calmann Lévy (p. 30-39).



IV


Ainsi la destinée, depuis plus de vingt ans éludée, combattue, vaincue en fait, semblait reprendre ses droits et ramener impérieusement la famille de Flamarande au complet sur ce rocher qui fut son berceau.

À chaque tour de roue qui m’en rapprochait, je voyais avec terreur arriver le moment où allaient se trouver en présence la mère et ses deux fils, inconnus l’un à l’autre, avec le père de Gaston, vivant et agissant, et le père de Roger, inerte, impuissant, scellé dans son cercueil de métal, présent quand même dans la pensée de tous à cette crise suprême que sa dernière volonté provoquait fatalement.

Avait-il eu conscience de ce danger en choisissant Flamarande pour le lieu de sa sépulture ? Le désir de reposer aux pieds de ses parents l’avait-il emporté sur toute autre considération ? S’était-il imaginé que ni sa femme ni son fils absent n’assisteraient aux derniers honneurs qui lui seraient rendus ? ou bien avait-il tracé son dernier ordre dans un de ces moments d’abattement suprême où le passé s’efface comme un vain rêve ? Il ne m’avait pas consulté, je n’avais qu’à obéir, et je me sentais redevenu passif devant le choc inévitable.

Je roulais ces pensées dans mon esprit durant les heures que je passai souvent en tête-à-tête dans le wagon mortuaire avec madame de Flamarande. Les autres compartiments du même wagon contenaient miss Hurst, deux domestiques des plus attachés au comte et deux vieux parents qui voulurent l’accompagner jusqu’à Clermont. Madame voyageait tantôt avec les uns, tantôt avec les autres. Elle continuait à être grave et recueillie comme la situation le commandait, et je la trouvais réservée à un point qui m’inquiétait. Elle semblait réfléchir profondément au nouvel horizon qui s’ouvrait devant elle ; mais elle ne voulait plus dire ses craintes ou ses espérances, et, quand, m’efforçant de la distraire, je lui disais qu’elle allait se trouver pour la première fois au milieu de ses deux enfants, elle me souriait doucement comme pour me dire merci, et ne s’expliquait plus.

Je pensais la deviner. Elle n’était pas décidée. La mort imprévue de son mari avait tout remis en question pour elle. Enfin, aux approches de Flamarande, comme j’insistais, lui demandant, pour la forcer de répondre, dans quel sens son désir serait de me voir agir :

— Mon bon Charles, me dit-elle, je n’ai rien arrêté. Que puis-je faire sans l’avis, sans la volonté de M. de Salcède ? N’a-t-il pas sur l’enfant qu’il a élevé des droits plus sacrés que M. de Flamarande n’en avait sur Roger, dont il ne s’occupait plus depuis dix ans ? Ne pas reconnaître Gaston sera de ma part, aux yeux de Gaston, l’aveu d’une faute que je n’ai pas commise. Vous me direz qu’à le reconnaître il y a un danger équivalent, celui de lui faire penser que je n’ai pas été injustement soupçonnée. Je ne pourrais me justifier qu’en accusant son père, et je ne veux pas, je ne dois pas lui faire maudire son père. Je me trouve dans une impasse, et je comprends que M. de Salcède avait raison lorsqu’il me suppliait de ne plus me faire voir à Gaston quand l’âge est venu où il devait se rappeler mes traits : j’avais promis, et puis l’enfant a eu le croup, il a été en danger, je me suis à peine annoncée, je suis accourue, et alors il m’a aimée, et moi, je n’ai plus eu le courage de l’abandonner. Je vais essayer cette fois de ne pas me montrer à lui, et peut-être sera-t-il possible de lui cacher encore que sa mère la paysanne est la comtesse de Flamarande ; mais, à moins de l’envoyer dans un pays éloigné où il ne risquera pas de me rencontrer sous mon nom, sera-t-il possible de lui laisser ignorer toujours la vérité ? Moi, d’ailleurs, je n’ai qu’un désir et qu’un vœu, c’est que, n’importe sous quel nom et à quel titre, il vive près de moi. Je consentirai à tout, pourvu que je ne sois plus séparée de lui. J’accepterai même ses soupçons, si, malgré lui, il lui arrive d’en concevoir. Je suis sûre qu’il les combattra en lui-même et ne m’en aimera pas moins.

— Il est possible, répondis-je, que l’éducation qu’il a reçue lui fasse surmonter les inquiétudes que vous redoutez : mais madame ne pense qu’à celles de M. Gaston : elle me paraît oublier celles que peut concevoir M. Roger.

Madame de Flamarande qui marchait auprès de moi, sur le chemin de la montagne, pendant que les voitures prises à Murat suivaient au pas le corbillard avec nos autres compagnons de voyage, s’arrêta brusquement, comme si je lui eusse poussé un serpent sous les pieds.

— Roger ? s’écria-t-elle, Roger me soupçonnerait ? Voilà à quoi je n’ai jamais songé, par exemple !… Ah ! ne dites jamais ce mot-là, Charles ; Roger aura toujours foi en sa mère comme en Dieu.

— Il est vrai que madame la comtesse peut compter sur sa tendresse beaucoup plus que sur celle de M. Gaston.

— Je ne dis pas cela, mais Gaston ne me connaît que par l’instinct de son cœur, et Roger me connaît comme lui-même. Il ne m’a jamais quittée, il a été nourri par moi, il m’a vue auprès de lui, son appui, son secours, son bien, sa chose, à tous les moments de son existence. Roger et moi, c’est un seul être en deux personnes. Non, non, je ne crains pas mon Roger ; je lui dirai : « Ton père était bizarre, tu le sais bien, il a voulu élever son aîné comme cela jusqu’à sa majorité. J’en ai souffert, mais je me suis soumise, parce que je craignais qu’il n’agît de même avec toi. » Roger ne m’en demandera pas davantage, et il adorera son frère. Oh ! non, ce n’est pas de ce côté-là que le chagrin me viendra jamais.

— Certainement non ; mais M. Roger est bien jeune ; il a des passions, des besoins, et l’habitude d’aspirer à un certain état dans le monde. Le partage des grands biens qui lui incombent apportera un notable changement…

— Un changement salutaire peut-être, Charles ! Je redoute beaucoup cette grande fortune pour Roger, qui est si jeune et si ardent au plaisir. Qu’il soit de moitié moins riche, il fera moitié moins de folies. Cependant la question n’est pas là ; s’il n’y avait que cette considération, elle serait nulle, car les droits de Gaston sont imprescriptibles tant que nous n’aurons pas disposé de son état civil par quelque mensonge jugé nécessaire à son bonheur, mais auquel je répugne beaucoup, je ne vous l’ai jamais caché. Vous me paraissez être dans les idées de M. de Salcède, et je ne saurais vous faire un crime de votre sollicitude pour Roger. Loin de là, je vous en suis reconnaissante, bien que je ne puisse rien décider encore. Il faudra tenir conseil, car l’avis de madame de Montesparre est bon à prendre aussi ; je vous promets, Charles, que vous serez consulté et que nous aurons de grands égards pour votre opinion ; mais doublons le pas, mon ami, il me semble que nous allons trouver Roger à Flamarande !

Je n’espérais pas que Roger pût arriver avant le lendemain. Madame de Montesparre, qui avait été prévenue par télégramme, était déjà rendue au manoir. Elle vint au-devant de nous avec les Michelin et Ambroise. Ni Gaston, ni Roger, ni Salcède, n’étaient là. On avait préparé le donjon pour les deux dames et leurs femmes. Il y avait de bons lits tout neufs, des meubles, que je reconnus pour les avoir vus au Refuge, des tapis, du feu de genévrier dans les cheminées pour bien assainir l’air. M. de Salcède avait dû veiller à tout. On avait dressé dans la chapelle un catafalque de cyprès pour recevoir le cercueil. Le curé de Saint-Julien l’attendait pour lui dire des prières. Le service et la descente dans le caveau devaient avoir lieu le lendemain. M. de Salcède avait-il présidé aussi à ces préparatifs ? faisait-il à son rival les honneurs du sanctuaire de Flamarande ?

Quand tout fut installé, je me rendis à l’invitation des Michelin, qui ne voulaient pas dîner sans moi, et on me présenta officiellement Charlotte, que j’avais déjà aperçue, mais qui vint m’embrasser en m’appelant son parrain. C’était une angélique créature, la distinction même dans son petit habillement de deuil en sergette noire, l’air intelligent et affectueux. Je fus touché de son accueil jusqu’au fond du cœur, et le désir de la voir heureuse vint se joindre à celui de lui voir retenir Gaston au fond de sa montagne. Je reconnus bien vite que personne ne se doutait de la vérité relativement à lui, sinon Ambroise Yvoine, qui savait tout et n’en faisait rien paraître. Il était très-franc malgré sa grande habileté, et je vis, à l’accueil vraiment cordial qu’il me fit, qu’il n’avait aucun soupçon de mon exploration au Refuge.

J’étais donc tenu par ces braves gens, comme par madame de Flamarande et par Roger, pour le plus excellent et le plus délicat des hommes. Je vis bientôt que M. de Salcède et madame de Montesparre avaient de moi la même opinion, et ce fut Ambroise qui, dans la soirée, en fumant sa pipe avec moi dans le jardin, — il méprisait mes cigares, — me mit au courant de ma situation dans les esprits.

— Voyez-vous, me dit-il, quand je vous ai reconnu déguisé, dans le temps, à la Violette, amenant ici le petit, je me suis dit que vous étiez un malin et que vous vouliez cacher quelque secret de votre maître. Mon idée a été d’abord que l’enfant appartenait à M. le comte à l’insu de sa femme ; mais, quand les recherches auxquelles M. Alphonse m’a employé m’ont fait savoir les affaires de Sévines, j’ai compris pourquoi vous aviez eu tant de tristesse et de tourment ici, jusqu’à en être malade. Vous aviez parlé dans la fièvre, monsieur Charles, vous m’aviez dit votre secret, croyant parler tantôt à M. le comte, tantôt à madame. « C’est votre fils, disiez-vous ; madame est innocente, je le jure ! ne le tuez pas, ce pauvre enfant ; donnez-le-moi, j’en aurai bien soin, je l’emporterai bien loin, et vous ne le reverrez jamais ! » Et, quand vous pensiez parler à la comtesse, vous lui juriez de lui rendre son enfant dès que vous l’auriez mis hors de danger. Alors j’en ai su plus long que tout le monde sur l’enfant, et c’est comme cela qu’il a été retrouvé. C’est moi qui ai fait savoir que vous l’aviez emmené pour le sauver, et que, si vous le cachiez à la mère, c’était pour ne pas augmenter le danger. Si j’avais voulu vous faire parler dans ce temps-là, vous n’auriez pas demandé mieux ; mais je ne voulais pas vous mettre dans des embarras avec votre maître, et il valait mieux pour l’enfant que le comte n’eût point méfiance de vous.

Je demandai alors à Ambroise ce qu’il pensait des amours d’Espérance et de Charlotte.

— Comment savez-vous ça ? me dit-il.

— Je le sais par madame, à qui M. Alphonse l’a dit.

— Ah !… Eh bien, je pense qu’il y aura du chagrin pour cette affaire-là. Espérance aime Charlotte d’une amitié qui n’est pas commune ; il l’aime depuis le jour qu’elle est venue au monde, et on peut dire qu’il n’a jamais voulu seulement regarder la figure d’une autre femme. Ils se sont élevés comme ça sans se quitter et sans qu’on songe à les reprendre. Il n’y avait pas de mal, et il n’y en a pas ; mais voilà qu’Espérance va devenir M. le comte de Flamarande, et il ne pourra plus être question d’épouser la petite Michelin. Michelin, qui fait le fier à cette heure, qui ne se rend pas volontiers à l’idée de ce mariage-là, se repentira de ne l’avoir pas accordé la première fois que les enfants lui en ont parlé. Il aura la crête bien rabattue, pas moins !

— Vous êtes donc sûr que madame la comtesse n’y consentirait pas ? Qui sait ?

— Madame la comtesse est une femme point fière et bonne comme les bons anges ; mais le frère ? ce jeune homme qu’on ne connaît point, et les autres parents, et enfin tous les gros messieurs et dames de cet ordre-là ? Moi, je n’y connais rien, mais je sais bien que des seigneurs qui épousent des bergères, ça ne se voit que dans les contes et complaintes, et j’ai dans l’idée que notre gars Espérance sentira en lui du changement quand il sera M. Gaston. Pourtant ça n’ira pas tout seul, croyez-moi. Ce garçon-là n’est pas fait comme un autre ; quand il a une idée, elle tient rude.

Je vis à ces réflexions d’Ambroise qu’Espérance n’avait pas encore reçu les quarante mille francs que, sur l’ordre du comte de Flamarande, je lui avais expédiés de Londres au moment même où ils m’avaient été remis. Pour faire parvenir l’argent que je lui envoyais tous les ans par la poste, sans lui en laisser soupçonner la provenance, il me fallait le faire passer par plusieurs mains avec de grandes précautions. J’avais cru ne pas devoir parler à la comtesse de ce don in extremis, qui avait pour but de fixer le sort de son fils sans consulter sa volonté. Je n’étais pas forcé de dire que je l’avais provoqué, ni même d’avouer que j’en eusse connaissance. Par là, j’échappais au blâme et me tenais en dehors des conséquences.