Les Deux Frères (Sand)/2

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Calmann Lévy (p. 13-21).



II


À partir de ce jour, madame de Flamarande m’entretint de ses peines. Elle les sentait plus vivement depuis qu’elle était séparée de Roger, et, n’étant plus forcée par sa présence de les renfermer, elle avait besoin de me les dire. J’eus ainsi toute la révélation de sa vie de contrainte et de secrète irritation. Elle n’était pas une victime aussi passive que je l’avais cru. L’amour maternel lui avait donné des forces surhumaines pour surmonter sa douleur ; mais elle n’en avait pas moins ressenti violemment ce qu’elle appelait l’injure qui lui avait été faite, et sur laquelle je trouvais qu’elle revenait trop souvent. Je ne pus m’empêcher une fois de le lui dire et de lui avouer que, la cherchant et la suivant partout pour lui parler de Gaston, dans un temps où je la croyais calomniée, j’avais surpris son rendez-vous au bois de Boulogne avec M. de Salcède.

Je fus stupéfait de l’assurance avec laquelle elle me dit en me regardant en face :

— Eh bien, si vous avez entendu ce que je lui disais, tant mieux. Trouvez-vous étonnant que j’aie donné le plus pur de ma tendresse à un homme qui me rendait mon fils et qui lui donnait toute son existence ? Cherchez donc un autre homme dans le monde qui, même étant le père de cet enfant, lui eût ainsi tout sacrifié jusqu’à aller vivre en paysan dans un désert de neige pour le voir tous les jours et l’instruire lui-même paternellement ! Est-ce M. de Flamarande qui a eu pour Roger ces soins assidus et cette tendresse immense ? On s’en étonnerait peut-être moins chez un vieillard ; mais M. de Salcède était presque un enfant lui-même quand il s’est consacré à mon enfant. Il a été véritablement un ange, et je ne lui aurais pas dit que je l’aimais de toute mon âme ! Est-ce que vraiment, Charles, vous me blâmeriez d’avoir vu en lui depuis ce jour mon meilleur ami ?

Elle parlait avec tant de conviction que je ne trouvais rien à lui répondre à moins de briser les vitres. Elle semblait me dire : « Eh bien, oui, je l’ai aimé le jour où j’ai su que j’étais torturée à cause de lui. Jusque-là j’étais innocente, et Gaston est légitime ; mais l’effet des accusations injustes de mon mari a été de me jeter dans les bras d’un homme plus digne de ma passion. »

Si j’avais pu croire que cela fût vrai, je lui aurais donné l’absolution, mais la preuve que j’avais du contraire ! Je ne pouvais pas la lui mettre sous les yeux, cette preuve que je rougissais d’avoir conquise. Je ne me sentais capable de la montrer que dans un cas de péril extrême pour Roger.

J’obtins facilement la confidence détaillée de ses entrevues avec Gaston. Elle faisait secrètement tous les ans, vers le mois de mai, un voyage à Montesparre. De là, déguisée en paysanne, elle allait soit à Flamarande, où elle entrait par un couloir souterrain aboutissant à l’intérieur du donjon habité par Ambroise et Gaston, soit au Refuge, d’où, selon elle, M. de Salcède s’exilait pendant quelques jours, soit dans quelque foire du pays où Ambroise, accompagné du jeune homme, conduisait les chevaux élevés par Michelin. Pour les vêtements, les connaissances spéciales, le langage et les manières de surface, Espérance était bien le fils de Michelin ou d’Ambroise. Il ne lui en coûtait pas de parler le patois, d’équiter pour la montre les chevaux nus, de manger au cabaret, de faire échange de quolibets avec les maquignons. On était tout surpris de découvrir en lui un homme parfaitement civilisé quand il se retrouvait avec ses pareils. La comtesse me raconta sa dernière entrevue avec lui.

— Cette année, c’était dans un buron du puy Mary, me dit-elle. Il lui avait pris fantaisie d’aller passer la saison sur les hauteurs avec les bergers, et M. de Salcède ne l’en avait pas détourné, pour des raisons qu’il ne m’a pas précisément dites, mais que j’ai devinées.

— Dois-je essayer de les deviner aussi ?

— Oui, essayez.

— L’amour a dû parler déjà au cœur de ce jeune homme.

— Justement ! Mais ce n’est pas, comme chez Roger, une fièvre que peut apaiser la première beauté venue, sauf à être oubliée pour une autre le lendemain. Gaston, élevé dans un milieu sauvage avec des idées romanesques, rêve l’amour exclusif, éternel. Déjà depuis quelque temps Salcède le trouvait triste et préoccupé, il ne pouvait plus travailler. Il a presque confessé son intention d’épouser Charlotte Michelin.

— Ma filleule ?

— Votre filleule. Elle est charmante, aussi sage que jolie et très-intelligente. C’est l’élève de Gaston, comme Gaston est l’élève de Salcède, et je crois bien que, moralement parlant, elle n’est inférieure à personne dans le monde ; mais Gaston est trop jeune pour s’établir, et la position qu’on lui a faite présente d’étranges obstacles. Il ne peut se marier sans avoir un acte d’état civil, et nous ne pouvons lui révéler que le sien est à la mairie de Sévines. Il lui faudrait je ne sais quel acte de notoriété, dressé à Flamarande, qui ne lui donnera d’autre nom que celui d’Espérance, sous lequel on l’a toujours connu, et qui demande des formalités. Enfin, voyant qu’il fallait tout au moins attendre, mon cher fils a voulu s’éloigner de Charlotte et tâcher de l’oublier au moins pendant quelque temps. Vous voyez par là les principes et la chasteté de ce jeune homme, élevé dans la solitude par un savant, qui est aussi un philosophe religieux.

» Voyant approcher l’époque de notre rendez-vous annuel, il se proposait de descendre au Refuge ; mais j’ai voulu le surprendre dans son chalet, où Ambroise m’a conduite à l’entrée de la nuit. Il faisait un temps magnifique. Toutes les bonnes senteurs de la forêt et de la prairie montaient vers nous, les ruisseaux chantaient des hymnes de réjouissance, et mon cœur chantait avec eux. J’envoyais des tendresses aux étoiles, qui sont si belles dans ce pays-là ; je suis comme folle toutes les fois que j’approche de mon cher fils exilé. Il ne m’attendait pas encore, il dormait. Les chiens ont fait peu de bruit. Ambroise, qui les connaît, les a vite apaisés, et il est descendu dans cette baraque, qui est une espèce de cave creusée dans le rocher avec un toit de planches au-dessus. Il s’est assuré que Gaston y était seul et l’a doucement averti. Ah ! Charles, si vous aviez entendu le cri de son cœur dans son premier réveil ! Le mien en a été si pénétré que j’ai béni Dieu de me donner de pareils moments de bonheur au milieu de mon infortune. Il a gravi son échelle, il s’est élancé vers moi d’un seul bond, comme un daim qui sort de son refuge. Il y a longtemps que vous ne l’avez vu, Charles ; vous ne pouvez pas vous figurer comme il est beau ! Il est peut-être encore plus beau que Roger ; il a des yeux de diamant noir, des cheveux de soie tout naturellement frisés, un sourire imperceptible qui a des profondeurs inouïes de sympathie et de compréhension. Il n’a pas encore la moindre barbe, et il est plus petit que Roger, qui pourtant a l’air moins fort et moins homme que lui. Gaston n’est pas non plus, à beaucoup près, aussi démonstratif, il a la gravité et la retenue du paysan. Il ne m’étouffe pas de baisers comme son frère, il se couche à mes pieds et colle ses lèvres à mes mains ; mais j’y sens ses larmes, et dans un simple mot de lui il y a plus que dans un torrent de paroles charmantes.

» Je l’avais à peine embrassé que Ambroise, qui faisait le guet, est venu me reprendre pour me cacher. Deux autres vachers arrivaient avec un troupeau de chez Michelin pour prendre la place d’Espérance, qui, comptant me voir au Refuge, avait annoncé une absence de quelques jours.

» L’échange des paroles et l’installation des animaux m’ont paru bien longs. J’entendais la voix de mon fils dominer avec autorité les autres et les plaintes des bêtes impatientes, et cette voix de pasteur montagnard me semble toujours si étrange dans sa bouche ! Je l’écoutais avec stupeur, je le regardais agir. Quelle énergie ! J’avais peur pour lui, car les vaches étaient pressées de revoir leurs veaux enfermés dans une grande étable, et elles menaçaient de tout briser. Enfin Gaston a simulé un départ et a fait des adieux en résistant à ses compagnons, qui voulaient le garder la nuit et lui disaient qu’il était fou de se mettre en voyage à pareille heure. Ne pouvant les éloigner de moi, il voulait m’emmener ailleurs, et nous avons gagné avec Ambroise une autre solitude où, dans une grange déserte et à demi ruinée, Ambroise faisant sentinelle au dehors, nous avons pu causer, mon enfant et moi. En retrouvant sa voix douce, son langage pur, sa prononciation exquise comme celle de Salcède, je m’émerveillais de ces soudaines transformations qui se produisent en lui, comme s’il y avait en mon enfant deux hommes différents.

» — N’en soyez pas surprise, me disait-il. Au fond, il n’y en a qu’un, ou du moins il y en a un qui domine, c’est le sauvage.

» Et, comme je me récriais, il m’a expliqué ses tendances telles qu’il les connaît et s’en rend compte à présent. Il aime la nature avec passion et ne se plaira jamais à d’autres spectacles ; les arts lui parlent peu, il les ignore et ne sent pas le besoin de les connaître. Il est artiste pourtant par le sentiment poétique des beautés naturelles ; mais il ne se contente pas d’une admiration vague. Il veut connaître le pourquoi et le comment des choses terrestres. Il est naturaliste passionné, et voilà pourquoi il se traite de sauvage, parce que, selon lui, la solitude est un charme qui domine tout et qui ne peut jamais s’expliquer. — C’est, dit-il, qu’elle répond à un instinct mystérieux de l’homme primitif, et qu’à moins d’être cet homme-là on ne peut pas s’en faire une idée. Je vous explique cela comme je peux, Charles, car je devine un peu mon fils sans le bien comprendre. Je ne suis pas un être primitif, moi ; j’appartiens à la société, qui m’a formée pour vivre en elle et selon elle : mais, quand Gaston me parle du parfum particulier qui émane du désert, et d’un certain ordre d’idées que les hauteurs de la montagne font éclore, je me sens émue de son émotion, et je vois la nature à travers ses regards.

— Ne pensez-vous pas, dis-je à madame de Flamarande, que cet amour de la solitude est, chez le jeune homme amoureux, un désir de ne pas quitter le milieu où vit la jolie Charlotte ?

— Ah ! répondit-elle, il y a de cela certainement ; mais je ne devais pas l’interroger, et je n’eusse pas osé le faire. Que lui dire pour lui faire comprendre qu’il n’est pas par le fait le sauvage qu’il veut être, qu’il appartient à cette société qu’il repousse, qu’il a une famille, un père sans lequel, après tout, il ne peut disposer de son sort pour contracter un mariage régulier ? Que M. de Flamarande le veuille ou non, son fils lui appartient, et je ne sais pas jusqu’à quel point nos consciences, la mienne comme celle de M. de Salcède, et comme la vôtre, Charles, nous permettraient de rompre les liens de la famille pour unir Gaston à Charlotte. S’il prenait fantaisie à mon mari de reconnaître son fils, il ne consentirait jamais à une telle union, et, s’il la trouvait contractée, il en invoquerait certainement la nullité.