Les Deux Frères (Sand)/6

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Calmann Lévy (p. 55-64).



VI


Elle rentra, et je suivis Gaston, n’espérant pas le rejoindre, car il allait sans doute s’engouffrer dans une entrée à moi inconnue de l’espélunque ; mais je comptais sans l’amour. Il prit simplement le petit chemin de la poterne où l’attendait ma filleule Charlotte, et moi, me glissant dans l’obscurité, je pus entendre leur conversation, que je transcrirai autant qu’on peut résumer un dialogue d’amour.

— Enfin, te voilà ! disait la jeune fille. J’étais tout inquiète. Pourras-tu me dire à présent pourquoi M. Alphonse te commande de rester au Refuge ? Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

— Il y a du nouveau, répondit le jeune homme. Quant à M. Alphonse, il n’a pas d’autre idée que de faire ici de la place pour loger ceux qui sont arrivés aujourd’hui et ceux qu’on attend demain. Il ne m’a pas défendu de sortir de sa maison ; mais écoute, et ne t’afflige plus, nos affaires vont bien, ma Charlotte ! nous voilà sauvés.

— Ah ! mon Dieu, quoi donc ?

— Tu sais que, tous les ans, je reçois, je ne sais d’où et de qui, mais de mon père assurément, de l’argent pour payer ma pension à ton père. Tu sais aussi qu’il y a eu dans une lettre, au commencement, une promesse de vingt mille francs pour m’établir à vingt et un ans. Je ne recevais plus rien, ton père croyait qu’on m’avait abandonné ou que mes parents étaient morts sans pouvoir rien faire de plus pour moi. Eh bien, j’ai reçu aujourd’hui du facteur un gros paquet où il y a le double de ce qu’on m’avait promis. Je suis donc riche, très-riche, et ton père dira oui.

— Oh ! bien sûr ! Quel bonheur, mon Dieu ! Mais viens donc lui dire cela, il n’est pas couché ; d’ailleurs, il se réveillera avec plaisir.

— Attends ! Dis-moi d’abord que tu es contente et que tu ne mépriseras pas le pauvre nom d’Espérance.

— Ah ! peux-tu le croire ? moi qui t’ai aimé toute ma vie !

— C’est vrai, toute ta vie ! C’est comme moi. S’aimer toute la vie, mon Dieu, que c’est bon et que c’est beau de pouvoir s’aimer comme cela !

— Mais viens donc ! pourquoi n’es-tu pas venu tout de suite ? Qu’est-ce que tu faisais tout à l’heure dans la chapelle ?

— J’avais besoin de remercier Dieu… et mon père !

— Ton père ?… tu le connais donc ?

— Non, je ne le connaîtrai jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas le connaître.

— Vraiment ?

— Il a séduit ou abandonné ma mère… Ne parlons pas de lui, il répare aujourd’hui envers moi… Je l’ai remercié dans l’église, et à présent qu’il n’en soit plus question…

— Tu ne sais pas si c’est lui qui t’envoie cette grosse fortune.

— Il faut bien que ce soit lui : ma mère est une pauvre femme qui a été bien élevée, mais qui n’a rien, puisque, pour ne pas me priver des dons de mon père, elle m’a laissé ici.

— Tu t’en plains ?

— Oh ! non, je la bénis et je bénis mon sort…

— Es-tu sûr qu’elle ne sera pas contrariée de notre mariage ?

— Nous ne le ferons pas avant qu’elle l’ait permis. M. Alphonse sait où elle demeure : je lui écrirai, elle viendra ; mais elle sera contente, va, et elle t’aimera, elle est si bonne !

— Tu la connais ? et tu me disais que non !

— Je ne pouvais rien dire à ma Charlotte, mais je peux tout dire à ma femme. Viens à présent ! il faut que ton père nous bénisse. Il faut qu’il sache que je peux te rendre heureuse, et qu’il m’accorde ce que je lui avais demandé avec ta main.

— Ah quoi donc ?

— Il me faut un nom, Charlotte ; je ne veux pas que tu sois la femme d’un inconnu. Je veux le plus beau des noms pour mon cœur, le tien ! Je veux être Espérance Michelin. À présent, ton père dira oui.

— Oh ! certainement ; mais M. Alphonse, consent-il à tout cela ?

— M. Alphonse ne peut consentir à rien et rien empêcher, voilà ce qu’il m’a dit encore aujourd’hui. Il n’a aucun droit sur moi ni sur mes parents. Il ne connaît pas mon père ; il ne sait même pas si mon père existe. Il n’a pas d’autre pouvoir sur moi que celui de la grande amitié qu’il me porte et que je lui rends de toute mon âme. Il ne croit pas que je doive me marier si jeune et sans consulter ma mère ; mais, moi, je suis sûr de ma mère, je lui ai déjà parlé de toi l’an dernier : elle m’a dit d’attendre, comme M. Alphonse me dit d’attendre. Attendre quoi ? Que ton père te promette à un autre ? Il est tenté par les trente mille francs du fils de Simon le meunier. Il faut qu’il sache bien vite que je suis encore plus riche. M. Alphonse, qui a passé la soirée ici, ne sait pas cela. Il le saura tantôt, quand je rentrerai chez lui ; mais le plus pressé, c’est que ton père le sache. Viens.

Les deux enfants repassèrent devant moi bras enlacés, joue contre joue, Charlotte ayant appuyé sa jolie tête sur l’épaule de Gaston, qui marchait fier et comme en triomphe.

Ainsi mon plan, mené à tout hasard, avait été pris en main par la destinée. Gaston allait s’engager par des liens d’honneur à rester perdu dans la plèbe, et, si ce mariage ne s’opposait pas à sa réintégration dans le monde, il apporterait du moins un obstacle de plus aux dernières espérances de sa mère.

Pourvu que Salcède ne vînt pas tout déranger en ce moment suprême ! Était-il encore au donjon ? Probablement, puisque Gaston avait pu quitter sans qu’il le sût le Refuge, où il l’avait installé pour quelques jours. Impossible de m’en assurer, le donjon était fermé, et Salcède pouvait toujours s’en aller par le passage secret, ce qui par parenthèse favorisait merveilleusement ses entrevues plus ou moins intimes avec la comtesse. Il n’était que onze heures du soir, peut-être était-il déjà au Refuge, et peut-être, n’y trouvant pas Espérance, était-il en route pour revenir le chercher : mais un danger plus pressant s’offrit à mon esprit. Ambroise Yvoine n’était sans doute pas couché, ayant quitté le donjon qu’il habitait pour le laisser à la dame de Flamarande ; il devait loger à la ferme. Il était peut-être comme autrefois en train de fumer sa pipe avec Michelin, qui, levé le premier, se couchait toujours le dernier. Ces deux bonshommes aimaient à causer ensemble. Michelin n’avait pas de secrets pour Ambroise. Probablement Espérance n’en avait pas non plus. Ambroise, informé de la résolution du jeune homme, en suspendrait l’exécution ou se hâterait d’en avertir madame de Flamarande. Il fallait empêcher son action sur Michelin ou sur Gaston dans cette circonstance décisive. Je me hâtai de rentrer à la ferme sur les pas des jeunes amants, qui m’y précédaient.

Je me mis à chercher Ambroise avec précaution dans le pavillon où l’on m’avait installé auprès de la chambre de maître préparée pour Roger. Cette vieille pièce, à meubles du temps de Louis XIV, attenait à une autre qui servait de salle à manger et qui était décorée dans le même style. C’est là que ordinairement Michelin écrivait et tenait ses comptes. Il avait déménagé ses papiers pour céder la place au maître attendu, et l’appartement bien nettoyé était assez confortable. La salle à manger ne servait au fermier que dans les grandes occasions. Tout était donc fort bien tenu et aussi bien conservé que possible. Michelin occupait comme autrefois avec sa famille l’étage au-dessus, qui était assez vaste et divisé en plusieurs pièces ; mais cette famille, malgré le mariage et le départ de deux des filles, était encore trop nombreuse pour qu’il y eût place pour Ambroise dans ce corps de logis. Je montai pourtant avec précaution, ayant un prétexte tout prêt pour demander Ambroise. Je fus arrêté net par une servante qui, d’un air empressé, me demanda ce qu’il y avait pour mon service, et qui m’apprit qu’Ambroise couchait provisoirement dans le village. Il était parti, fallait-il l’aller chercher ? Je refusai, j’étais tranquille. Ce n’était pourtant pas la vérité, cette fille se trompait. Ambroise, comme je le sus le lendemain, ne voulait pas quitter le manoir. Il était allé dormir sur le fourrage des étables.

Je rentrai dans ma chambre, j’ouvris les fenêtres sans bruit et je prêtai l’oreille. J’entendis la servante monter un escalier de bois sonore qui conduisait aux chambres des combles. Tout le monde était couché, sauf Michelin et les deux amoureux, puisque Espérance ne redescendait pas ; mais toutes les fenêtres étaient fermées, et il me fut impossible de saisir un mot. Une lune brillante se levait dans les nuages tourmentés et jetait sur les cours une lueur intermittente. Les chiens étaient dans la montagne avec les troupeaux ; un seul, vieux, qui avait ses invalides, gardait encore la maison ; mais, quand un bruit inusité le réveillait, il grognait sourdement et n’avait plus la force d’aboyer. Je l’avais caressé pour qu’il ne gênât pas mes mouvements par sa méfiance ; il m’avait suivi et dormait à mes pieds sur une natte, nullement étonné de tant d’égards pour son grand âge et très-disposé à en profiter.

Il y avait une chose que je ne savais pas, c’est que Capitaine, tel était le nom du chien, était très-cher à Charlotte, qui le faisait coucher à la porte de sa chambre. Elle l’avait oublié ce soir de grande émotion, et Capitaine, qui était fort discret, attendait chez moi qu’elle songeât à l’appeler. Aussi, quand je me risquai à monter, pour tâcher de saisir quelques paroles à travers la porte de Michelin, le diable de chien s’obstina-t-il à me suivre, croyant que je devais le conduire à sa maîtresse. Je voulus l’enfermer chez moi, mais il retrouva la vigueur de sa jeunesse pour gratter si furieusement qu’il me fallut rentrer et renoncer à mon projet.

J’attendis la sortie d’Espérance, qui n’eut lieu qu’au bout d’une heure. L’entrée du pavillon était à portée de ma vue. Charlotte le reconduisit, s’arrêta avec lui sur le seuil, et ils échangèrent là des paroles dont je ne pus saisir que les dernières.

— Ainsi c’est convenu, disait ma filleule ; pas un mot à personne, pas même à M. Alphonse ni à Ambroise !

— Puisque ton père le veut ! répondit Espérance.

— J’ai bien promis, reprit Charlotte, de ne rien dire à maman ni à mes sœurs !

— Oui, mais M. Alphonse… Allons, j’ai promis ; pour toi, Charlotte, je suis capable de tout !

Ils se séparèrent. Charlotte ferma la porte, et Gaston s’en alla par la poterne, dont sans doute il avait la clef. Charlotte remonta en appelant par un petit sifflement discret son vieux chien, que je me hâtai de délivrer et qui alla la rejoindre.

Tout marchait au gré de mes souhaits. Gaston s’était engagé, et les vieux amis ne devaient pas le savoir. L’honneur autant que l’amour le retenait désormais à Flamarande. J’étais fatigué. Je me jetai sur mon lit tout habillé, pour être prêt à recevoir Roger, s’il arrivait dans la nuit. Il arriva en effet avant le jour, et le premier j’entendis la cloche secouée par sa main impatiente, dont je reconnus bien la vigueur. Je courus lui ouvrir et fus rejoint presque aussitôt par Ambroise, qui sortait de la vacherie, et par Michelin, qui accourait jambes nues et le bonnet à mèche au front. En même temps je vis s’éclairer les fenêtres du donjon ; madame avait entendu la cloche, elle se levait à la hâte.

Roger courut vers elle et la trouva sur l’escalier du donjon. Ils se dirent quelques mots en se donnant beaucoup de baisers ; puis Roger, qui avait pris un cheval de poste pour arriver plus vite, conjura sa mère de se rendormir jusqu’à l’heure de la triste cérémonie, et promit de dormir aussi le plus vite possible. Il était fatigué, étant peu habitué à courir la poste en personne. Je le conduisis à sa chambre, où Michelin nous laissa seuls, tandis que Ambroise s’occupait des chevaux et du postillon. J’avais préparé du thé, du rhum et quelques victuailles froides auxquelles mon cher enfant fit honneur, tout en me racontant que l’abbé Ferras n’avait pu se décider à enfourcher un cheval pour courir la nuit le long des précipices. Il était resté à Murat, et ne viendrait que le lendemain matin pour la cérémonie. Roger me questionna sur le compte de sa mère. Avait-elle eu beaucoup de chagrin ? sa santé n’avait-elle pas souffert du triste voyage qu’elle venait de faire ? De son père, il ne me dit pas un mot. Évidemment il ne trouvait rien à dire pour exprimer des sentiments de tendresse et de confiance que le comte n’avait pas voulu ou pas su lui inspirer. Il ne put s’empêcher de rire en essayant de gravir le lit monumental qui l’attendait, et prétendit qu’il y avait place pour lui, les deux chevaux et le postillon. Il demanda où était l’échelle pour gagner les hauteurs d’une pareille citadelle ; puis, prenant son élan du milieu de la chambre, il bondit sur les matelas en disant que c’était indubitablement la manière de se coucher des anciens preux de Flamarande. Il riait et jouait malgré lui, le pauvre enfant ! J’étais triste en songeant que son père avait arrangé sa vie de manière à faire de sa mort une délivrance pour les siens et même pour ce fils auquel il avait longtemps voulu tout sacrifier.