Les Deux Frères (Sand)/Conclusion

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Calmann Lévy (p. 260-264).



CONCLUSION


C’est ainsi que l’enfant arraché par moi à sa mère et privé de sa condition sociale par mes soins tour à tour dévoués et perfides s’empara de ma vieillesse pour la rendre heureuse et digne. M. de Salcède, plus généreux encore, ne révéla jamais le secret de ma confession et me témoigna toujours une confiance que je ne fus jamais tenté de trahir. Il ne me parla pas de me rendre mes cent mille francs, mais il me fit bâtir une jolie maison au milieu de beaux pâturages garnis de troupeaux d’un bon rapport, et il me força d’en accepter la propriété comme venant de lui. C’est grâce à lui que je jouis d’une honnête aisance sans connaître d’autre souci que celui d’amasser pour les enfants d’Espérance et de Charlotte.

Ils se sont mariés au bout de l’année que Charlotte avait assignée à l’épreuve de son fiancé. Il a vu Paris, il en est revenu plus épris d’elle et de la vie rustique qu’auparavant. Madame de Flamarande et Roger sont venus assister au double mariage, car, le même jour, le marquis de Salcède a épousé dans la chapelle de Flamarande l’heureuse Berthe de Montesparre.

Ce jour-là, madame de Flamarande me parut illuminée d’une beauté surprenante. La conscience d’avoir tout sacrifié à l’amour maternel et au bonheur d’une amie dévouée avait mis sur son visage une sorte de rayonnement dont je fus profondément frappé.

— La conscience, me disais-je en soupirant, voilà une forteresse, un sanctuaire dont le faîte touche au ciel !

Salcède comprit comme moi et mieux que moi peut-être l’effort de cette grande âme et ne voulut pas rester au-dessous d’elle. Son union avec madame Berthe, que le bonheur a rajeunie de dix ans, a été sans nuages.

Il n’a pas bâti de château, sa femme a trouvé que le Refuge était une retraite exquise et qu’il ne fallait pas toucher au paysage inculte et désert qui l’entoure. Elle a partagé tous ses goûts, toutes ses idées.

Il s’est rendu acquéreur de toutes les montagnes et forêts environnantes et n’a point changé l’agriculture pastorale du pays. Il l’a seulement améliorée, et, comme il n’a point d’enfants de son mariage, il compte, d’accord avec la marquise, laisser cette grande fortune aux enfants d’Espérance et de Roger.

Roger n’a hérité que de la moitié des biens sur lesquels il avait compté. Il en a pris bravement son parti, et, à la grande surprise de tous, il n’a pas mené la vie de plaisir et d’enivrement que l’on redoutait pour lui. L’amitié ardente qu’a su lui inspirer Espérance Michelin a marqué pour lui une époque de transformation. Il a longtemps cru que son frère accepterait le partage de sa fortune. L’obstination héroïque et un peu étrange de celui-ci à rester dans l’heureuse médiocrité l’a frappé si vivement qu’il a pris en dégoût la vie de désordre et de paresse. Il a gardé près de lui M. Ferras et n’a pas voulu faire un grand mariage, il a choisi selon son cœur. Il quitte peu sa mère et l’entoure de soins, il la suit avec sa famille dans les fréquents voyages qu’elle fait à Montesparre et à Flamarande. Espérance a si bien arrangé le donjon et le pavillon qu’il y a place pour tout le monde, le père Michelin ayant été vivre dans sa propriété personnelle avec sa famille, qui est aussi dans l’aisance. Michelin est fier d’entendre appeler sa fille la jeune dame de Flamarande, et on prétend qu’il signe quelquefois de Michelin pour illustrer son gendre.

Pourquoi non ? c’est une nouvelle famille aristocratique qui commence.

Gaston aura des enfants très-riches, et, comme il les instruit en conscience, ils seront à la hauteur de leur condition. Quant à lui, il ne fera pas fortune par lui-même, il manque absolument d’ambition et n’aime que le travail qui donne des résultats pour le progrès des gens et des choses. On lui reproche de trop vouloir améliorer les races et produire de beaux élèves ; on assure qu’il y dépense trop pour y beaucoup gagner. Il répond gaiement qu’il aime le beau et que le profit n’est pas tout dans les écus. Il passe pour original, et ceux qui ne savent pas le mot de son étrange destinée le chérissent sans le comprendre.

Ambroise Yvoine, qui est resté son hôte, son ami, son bras droit, et qu’il a choisi pour parrain de son dernier-né, me dit souvent tout bas :

— Il n’y a que nous deux pour savoir ce qu’il vaut !

Roger s’est peu à peu radouci avec moi et me traite avec amitié ; mais quelque chose s’est brisé mystérieusement entre nous ; j’ai dû accepter ce châtiment et reporter sur l’enfant exilé ma tendresse et mon admiration.

J’ai eu quelque peine à en prendre mon parti. Longtemps je me suis ennuyé de ne vivre que pour moi-même ; mais, depuis que j’ai occupé mes loisirs à écrire ma confession générale, je ne suis plus tourmenté par le souvenir du passé, et j’espère qu’un jour, en la lisant, Roger versera quelques larmes sur la tombe de son vieux serviteur.



FIN




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