Pour se damner/Les Deux Pantoufles

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(p. 147-156).


LES DEUX PANTOUFLES


Deux pantoufles riaient derrière un framboisier,

Mignons étuis d’un pied de sultane mignonne ; La vigilante Aurore, un beau matin d’automne, Les avait là jetées, et les fleurs d’un rosier Feuille à feuille emplissaient les pantoufles rieuses.

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Cette histoire vraie se passe en mai, au moment où la campagne est en pleine magnificence. Les abeilles et les papillons volent à la picorée ; les pommiers étalent avec fierté leurs fleurs piquées de boutons incarnats ; les poiriers, tout blancs, montrent leurs pyramides d’argent d’un ton dur ; les branches, ployantes sous la sève, trempent dans les prés ; pas une feuille ne se risque au milieu de ces tons clairs. Dans ce concert d’une flore de tendresse infinie, l’aubépine jette une note violente d’étamines pourprées ; le muguet, caché sous les ronces, laisse deviner son parfum printanier ; tout ce vert se fond avec le bleu du ciel : c’est une couleur opaline et ombreuse se dessinant doucement sur le velours des gazons, caressant le tronc noir des chênes.

L’âme s’illumine, l’hymne éclate ; on dirait que les prés, les bois, les fleurs, les nids, envoient des cantiques à quelque chose de suprême qui flotte partout.


Nous voilà donc en mai ; après la fatale date du 16, l’administration est renouvelée de fond en comble ; les préfets barbus sont remplacés par des messieurs à favoris corrects, d’une élégance bien d’aplomb ; les sous-préfets faméliques, par de gentils petits jeunes gens, enrubannés, pomponnés comme des Kings’s Charles.

Monsieur de Broglie a envoyé, comme sous-préfet, Armand de R…, à S…, petite ville dans le Midi doré ; Armand a vingt-quatre ans, la moustache blonde, les yeux rêveurs et tendres, les cheveux frisés sans le secours du fer, et la bouche friande du miel des baisers.

À Paris, il préparait son baccalauréat chez Mimi-Pompadour, une adorable brune aux yeux bleus comme la Ninon de Musset, avec cette différence qu’elle consentait à s’entendre dire : Je vous aime.

Armand, arrivé à S… et encore tout barbouillé des caresses de la folle Mimi, se jeta dans la politique pour échapper à la tristesse mortelle qui rongeait son cœur. Le conseil municipal, malgré la tablature qu’il lui donna, ne l’empêchait point de se pourlécher les lèvres au souvenir des ivresses envolées.

Son père, un ancien préfet de l’Empire, l’avait suivi à S… pour l’aider de ses conseils et de son expérience ; il voyait, avec de terribles froncements de sourcils, qu’Armand mordait médiocrement aux fruits rougeâtres de la carrière administrative.

On résolut de le marier, et il était si triste, si découragé, il se sentait si loin de sa Mimi, qu’il ne se récria pas trop lorsqu’on lui présenta sa future, une blonde filasse, assez maigre, qui arrêta complaisamment sur le jeune homme deux yeux ronds, candides et bêtes à la fois.

Cette jeune personne était flanquée de son père et de sa mère, provinciaux endurcis, ayant gagné une honnête fortune dans les savons ; ils crevaient d’orgueil à l’idée que leur fille s’appellerait Madame la Préfète quelque jour.

En attendant, Armand faisait sa cour, il avait pris son parti, les choses allaient leur train et le mariage fut fixé à quinzaine.


L’automne était arrivé ; le jeune homme, plein de mélancolie, se promenait sous les grands arbres presque dépouillés du parc de la sous-préfecture ; ce jour gris le remplissait d’angoisse ; il songeait à Paris, à Mimi-Pompadour, que l’on avait surnommée ainsi à cause de son engouement pour les ajustements rocailles ; il la voyait adorable, exquise, dans son air mutin de marquise galante ; ses yeux se remplissaient de larmes.

Soudain quelque chose frappe son regard ; il s’avance éperdu, son cœur bat à coups pressés… Au pied d’un rosier il aperçoit deux mignonnes pantoufles de satin brodées de grosses fleurs d’or ; un cri lui échappe, cri de surprise, de joie délirante : ce sont les mules de Mimi, Mimi est à S… Tout le passé l’étreint et bat des ailes autour de son cœur ; il veut la revoir, la serrer contre lui ; ce moment le paye de toutes ses souffrances, de ses dégoûts ; il est sauvé de ces bourgeois imbéciles et de leur vie maussade.

Il baise gourmandement les petits souliers, puis s’élançant comme un fou, il cherche derrière les arbres, parmi les fleurs, traverse les serres demandant partout sa maîtresse. Il court à la ville interrogeant les hôteliers, fouillant les maisons : rien, toujours rien, pas de Mimi ; il s’arrache les cheveux. Que signifie ce mystère ? Mais il donne à dîner le soir même à sa future, au conseil municipal. Pas moyen de se soustraire à cette corvée qui, aujourd’hui, est une souffrance.

Il pleure, le petit sous-préfet, il rentre recevoir ses invités ; son père ne pardonnerait pas une incartade. Hélas ! lorsque arrive sa fiancée avec les savonniers endimanchés, il comprend pour la première fois dans quels tristes liens il va s’engager.

On se met à table ; on dîne la fenêtre ouverte, devant un immense marronnier dont le feuillage fait ombre sur la nappe blanche. Armand ne dit pas mot ; la future sous-préfète le mange des yeux ; le conseil municipal dévore la poularde ; et l’ancien préfet cause matières premières avec le beau-père. Tout à coup, un cri d’oiseau en détresse traverse les airs, les branches du marronnier craquent sous un poids trop lourde et une femme bondit comme une balle sur le rebord de la fenêtre, et de là sur la table.

Effroi général, exclamations, surprise ! Les corbeilles de fruits roulent aux pieds des convives, et Armand se précipite sur Mimi-Pompadour. Il la presse contre lui, il l’étouffe de baisers ; il rit, il pleure ; il crie mille choses extravagantes et adorables : Ah ! il est bien loin le conseil municipal, et la fiancée, et le père, et la sous-préfecture !

— D’où sortez-vous, Madame ?

— Monsieur, vous l’avez vu, de ce maudit arbre où j’étais fort mal à mon aise, je vous prie de le croire ; mais je voulais voir mon cher Armand. En apprenant qu’il allait se marier, j’ai perdu la tête. Ah ! ouiche, elle n’est pas jolie la future. Lui si gentil, épouser cette quenouille de chanvre, je ne le souffrirai point.

— Mademoiselle l’effrontée, vous allez nous tourner les talons, j’imagine ? — Je m’appelle Mimi-Pompadour, répondit fièrement la petite. Je ne voulais pas faire de scandale ; j’avais gagné votre jardinier qui m’a aidé à me fourrer dans cet arbre ; je suis tombée, j’ai manqué me casser le cou, ce n’est pas ma faute.

Et elle ajouta, les larmes aux yeux :

— Adieu, mon chéri ; je t’ai vu, maintenant, je m’en vais !

— Ah ! que non pas, ma Mimi ! s’écria l’amoureux garçon ; je pars avec toi, je ne te quitte plus ; je t’adore et je me moque pas mal du reste. Plus de grandeurs ; surtout plus de mariage, ajouta-t-il en se tournant vers la fiancée qui ébauchait une attaque de nerfs. Mon père, vous me pardonnerez, mais sans ma Mimi, je serais mort dans huit jours.

La jolie fille donna un friand coup de hanche, prit à deux mains sa robe collante en satin à bouquets roses, la releva ; montrant ses petits petons Louis XV, et fit une profonde révérence à la société ébahie et furieuse ; puis les deux enfants, se tenant par la main, sortirent de la chambre. On entendit se perdre dans le parc leurs rires perlés, entrecoupés de baisers qui sonnaient une joyeuse fanfare d’amour dans le silence du soir.

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Huit jours après, Armand fut destitué, et comme il s’était mis à la porte, son père l’y laissa ; mais il s’en préoccupe peu : il est entré à la Bourse, où il travaille comme un nègre ; et chose invraisemblable, qui donne à mon histoire une couleur de conte de fées, Mimi-Pompadour ne le trompe pas !