Les Dirigeables de guerre

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Les Dirigeables de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 382-404).




LES DIRIGEABLES DE GUERRE


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Plus que jamais, la question des aérostats dirigeables est à l'ordre du jour. Tout le monde dit, et c'est malheureusement exact, que, sous ce rapport, nous sommes très inférieurs à l'Allemagne ; c'est là une raison plus que suffisante pour justifier les pre'occupations de l'opinion publique. Qu'un incident sensationnel, peu important peut-être en lui-même, vienne à se produire, — comme l'atterrissage d'un Zeppelin sur le champ de manœuvre de Lunéville, — ces préoccupations prennent un caractère d'acuité spéciale, et deviennent presque de l'inquiétude.

Jusqu'à quel point cette inquiétude est-elle justifiée ? C'est ce que je voudrais examiner aujourd'hui.

Ce qui peut surprendre un observateur, je ne dirai pas averti, mais ayant seulement conservé le souvenir de ce qui se passe depuis quelques années, c'est le caractère intermittent de ces préocccupations. Il s'écoule des mois pendant lesquels on n'entend pas parler des dirigeables. Tout à coup, un cri d'alarme retentit brusquement ; on constate la supériorité de nos rivaux, on s'en émeut, des articles de journaux, des conférences, parfois des enquêtes parlementaires et extra-parlementaires, se multiplient ; puis, au bout de quelque temps, le silence se fait de nouveau sur la question, jusqu'à ce qu'une circonstance quelconque vienne réveiller l'attention publique.

En réalité, la question est posée depuis plusieurs années, et n'aurait jamais dû cesser de faire l'objet des préoccupations légitimes de l'opinion : si nous ne nous y intéressons que de temps à autre, c'est là une des preuves de ce manque de suite dans les idées qu'on reproche, quelquefois, à notre caractère national.

I

J'ai déjà, ici même, à plusieurs reprises, traité la question des dirigeables militaires, notamment dans un article paru dans le numéro du 1er  février 1912. Je demanderai au lecteur la permission d'en donner le résumé, et même d'en faire quelques citations ; car, depuis cette époque, la question n'a que très peu changé de face, et les principes directeurs qui doivent servir à la résoudre ne sont pas modifiés du tout.

Les trois qualités fondamentales d'un aéronef militaire sont la vitesse, l'altitude et le rayon d'action.

La vitesse est indispensable pour naviguer par tous les temps. Au point de vue militaire, elle permet d'imposer le combat aérien à l'adversaire ou de l'éviter à son gré, suivant qu'on se sent plus ou moins en force. C'est donc là un élément incontestable de succès.

L'altitude seule peut permettre à un aréonef d'échapper à l'infanterie ou à l'artillerie de l'ennemi ; elle forcera celui-ci à venir attaquer les aéronefs dans leur propre élément, en risquant de voir les siens détruits à la suite du combat aérien.

Le rayon d'action est nécessaire pour permettre d'effectuer des reconnaissances de grande étendue, sans avoir besoin de reprendre le contact du sol. Mais, tandis que la vitesse et l'altitude sont utiles à peu près au même degré à tous les aéronefs militaires, le rayon d'action varie suivant le but à atteindre. Pour les grandes reconnaissances stratégiques, c'est à 600, 800, ou 1000 kilomètres qu'il faut l'évaluer, tandis que, pour les besoins de la tactique, 300 kilomètres suffisent largement, et, que, dans bien des cas, on peut se contenter de beaucoup moins. Des reconnaissances de 100 kilomètres aller, et retour, peuvent être fréquemment très utiles.

La question est de savoir si ces différens besoins militaires peuvent être satisfaits au moyen des dirigeables ou des aréoplanes. Si ces deux sortes de navires aériens possédaient au même degré les trois qualités requises, il n'y aurait pas à hésiter un seul instant ; il faudrait supprimer les dirigeables et constituer entièrement notre flotte aérienne d'aéroplanes. Ces derniers appareils sont en effet beaucoup moins coûteux, moins encombrans, plus maniables, et immobilisent pour leur manœuvre à terre un personnel beaucoup plus restreint. À qualité égale, ils sont donc, à tous égards, d'un emploi beaucoup plus pratique.,

Malheureusement, si, au point de vue de la vitesse et de l'altitude, la supériorité appartient aux aéroplanes, il n'en est pas de même en ce qui concerne le rayon d'action. Sous ce rapport les dirigeables sont préférables, et de beaucoup. Tandis qu'avec les aéroplanes on ne peut guère compter sur plus de 300 kilomètres de rayon d'action, l'expérience de chaque jour prouve que les dirigeables peuvent facilement acccomplir des parcours de 600, de 1 000 kilomètres, et même davantage, sans reprendre le contact du sol. C'est là une qualité précieuse qu'ils possèdent seuls, et c'est pour cela qu'il est indispensable, malgré leur prix élevé et leurs inconvéniens pratiques de toute nature, d'en avoir un certain nombre dans notre flotte aérienne.

Je ne rappelle que pour mémoire les avantages d'ordre secondaire qu'offrent les dirigeables : installation plus confortable, plus grande facilité pour employer la télégraphie sans fil, possibilité de voyager de nuit, sensibilité moins grande aux caprices du vent, etc.

Ainsi, nous devrions bien comprendre, une fois pour toutes, que notre flotte aérienne doit se composer d'aéroplanes et de dirigeables ; ces derniers en nombre beaucoup moindre, destinés exclusivement aux grandes reconnaissances stratégiques, et en général aux opérations exigeant un grand rayon d'action.

Cette vérité n'est pas nouvelle : la question se pose, de la même manière, depuis plusieurs années; et, néanmoins, on paraît ne pas l'avoir suffisamment comprise en haut lieu, puisque, tandis que nous poussions avec activité au développement de l'aviation militaire, nous faisions des efforts beaucoup moindres en ce qui concerne nos dirigeables de guerre. Cela semble une aberration inexplicable; on peut néanmoins trouver, sinon des excuses, du moins des circonstances atténuantes.

Toutes les personnes un peu au courant de la navigation aérienne savent, en effet, que, depuis son apparition, l'aviation a progressé d'une façon extraordinaire. C'est en 1908 qu'elle a triomphalement révélé son existence; dès le début, les aéroplanes ont eu, sur leurs aînés les dirigeables, la supériorité de la vitesse ; mais ils leur étaient inférieurs au point de vue de l’altitude et du rayon d’action. Les deux genres d’appareils ont réalisé des progrès, mais ceux des aéroplanes ont été beaucoup plus rapides, et il est certain que cela continuera ainsi. Ils ont très rapidement conquis la supériorité de l’altitude. En ce qui concerne le rayon d’action, leur gain est considérable, et la distance qui les sépare, sous ce rapport, des dirigeables doit aller constamment en diminuant.

Ceux-ci ne maintiennent, d’ailleurs, leur supériorité qu’à une condition, c’est d’avoir des volumes de plus en plus considérables. Il y a trois ou quatre ans, on pouvait prétendre que des dirigeables de petit volume, 2 à 3 000 mètres cubes, qui ne possédaient pas un très grand rayon d’action, pouvaient néanmoins rendre des services aux armées, pour les grandes reconnaissances tactiques exigeant un parcours de 200 à 300 kilomètres ; pour avoir un rayon d’action plus grand, on prévoyait des dirigeables de 5 à 6 000 mètres cubes. Un an plus tard, c’est-à-dire vers le commencement de 1911, tout le monde reconnaissait l’inutilité des petits dirigeables, que les aéroplanes pouvaient remplacer avec avantage ; on admettait que les flottes aériennes devaient comprendre des dirigeables moyens, de 5 à 6 000 mètres cubes, qu’on appelait des éclaireurs, et de grosses unités de 8 000 mètres cubes, peut-être de 10 000 auxquelles on a donné le nom de croiseurs. Actuellement, on considère que les éclaireurs ne peuvent pas servir à grand’chose, que les aéroplanes sont capables de les remplacer à moins de frais, et les croiseurs de 8 à 10 000 mètres cubes sont devenus les petites unités de la flotte aérienne de dirigeables. Pour avoir toutes les qualités de rayon d’action, d’invulnérabilité relative, de puissance offensive, que l’on désire aujourd’hui, il faut des volumes de 15 à 20 000 mètres cubes, et on sera probablement amené à les augmenter encore.

Ainsi, grâce aux progrès des aéroplanes, la supériorité des dirigeables au point de vue du rayon d’action, ou de la capacité de transport, — ce qui est, au fond, la même chose, — va constamment en diminuant ; elle ne se maintient qu’à la condition de recourir à des appareils de plus en plus considérables. De cet accroissement des volumes résulte une exagération des défauts reprochés, à juste titre, aux dirigeables : prix élevés, installations dispendieuses, encombrement, difficulté de manœuvre à terre, etc. Ce sont là des argumens très sérieux pour les partisans de leur suppression. Toute leur thèse peut se résumer ainsi : avec le prix d'un dirigeable et de ses accessoires, on pourrait avoir toute une flottille d'aéroplanes militaires, qui rendrait certainement de plus grands services.

Ce raisonnement sera inattaquable le jour où les aéroplanes posséderont la seule qualité qui leur manque aujourd'hui. Je suis persuadé que ce moment arrivera d'ici à quelques années ; mais nous n'en sommes pas encore là, et jusqu'à nouvel ordre ce serait une grave imprudence que de ne pas continuer à entretenir, dans notre flotte aérienne, un nombre respectable de dirigeables de gros volume.

Cette imprudence, nous l'avons commise, et nous en subissons aujourd'hui les conséquences ; il faut tâcher de les réparer. Certes, la responsabilité de cette situation fâcheuse incombe évidemment au Ministère de la Guerre et aux dirigeans de notre flotte aérienne, mais il serait tout à fait injuste de la faire peser sur eux tout entière, car l'opinion publique, depuis quelques années, s'est certainement enthousiasmée, avec raison d'ailleurs, pour l'aviation. Mais cet enthousiasme, si légitime qu'il soit, a été exagéré, car on attendait des aéroplanes plus qu'ils ne pouvaient donner. C'est cet emballement qui est la véritable cause de l'insuffisance de nos dirigeables militaires actuels. Il en a été tellement ainsi qu'au mois de février 1912 j'éprouvais le besoin de disculper notre Aéronautique militaire, de n'avoir pas abandonné complètement la construction des dirigeables : « Je ne pense pas, disais-je, qu'on puisse reprocher à l'inspection permanente d'aéronautique militaire d'avoir gaspillé les deniers de l'État en commandant des dirigeables. Je serais plutôt tenté de lui faire le reproche inverse. » Le seul tort de nos dirigeans est, à mon avis, d'avoir cédé trop facilement à l'impulsion générale de l'opinion publique, et de n'avoir pas développé comme il convenait notre flotte d'aéronefs plus légers que l'air.

Tâchons, une bonne fois, de bien nous mettre dans la tête cette idée, que les dirigeables sont aujourd'hui nécessaires à notre armée, que cette situation durera quelque temps encore, et que, tant qu'elle durera, notre devoir strict est de créer et d'entretenir une flotte de dirigeables égale, au moins, à celle de nos rivaux.

II

Il ne faut pas nous dissimuler que notre infériorité actuelle est considérable. Au mois de décembre dernier, les Allemands possédaient 35 dirigeables, représentant un volume de 301 000 mètres cubes, tandis que nous n'en avions que 23, d'un volume total de 193 000 mètres cubes. Mais, parmi ces dirigeables figurant dans cette statistique complète, il fallait en déduire un certain nombre, dont la construction n'était pas terminée, et d'autres qui étaient de trop petites dimensions, ou d'un modèle démodé. En faisant toutes ces réductions, on arrivait à cette conclusion que les Allemands pouvaient, à la fin de l'année dernière, mettre en ligne 11 dirigeables, et nous 6, et que le volume des unités réellement utilisables était de 137 700 mètres cubes pour l'Allemagne, contre 47 500 pour la France.

Il est vrai que, parmi les dirigeables allemands, un certain nombre étaient du type Zeppelin, c'est-à-dire à carcasse rigide. Le poids de cette carcasse est considérable ; il représente à peu près le tiers de la force ascensionnelle totale ; si bien que le poids utile (passagers, approvisionnement pour le moteur, projectiles, appareils divers, lest, etc.) emporté par un Zeppelin n'est pas plus grand que celui qu'on peut embarquer à bord d'un dirigeable souple d'un volume inférieur de 30 à 35 pour 100 ; pour fixer les idées, un dirigeable souple de 13 000 mètres cubes transporte le même poids utile qu'un Zeppelin de 20 000. Pour que la comparaison soit équitable, il convient, par suite, de réduire d'un tiers environ le volume des Zeppelin ; en faisant ce calcul, on arrivait à attribuer aux unités réellement mobilisables de la flotte allemande un volume de 117 000 mètres cubes ; mais, malgré cette réduction, c'était encore plus du double de ce que nous possédions.

Je n'ai pas, en ce moment, les élémens pour faire de nouveau cette statistique, mais il me paraît certain que la disproportion a dû plutôt s'accentuer que diminuer.

Si nous ajoutons que nos dirigeables ont une vitesse plus faible que ceux de nos voisins, l'infériorité apparaîtra plus grande encore.

À quoi tient cette situation ? Est-ce à notre incapacité technique ? On ne peut pas l'admettre un seul instant, car tout le monde sait que l'aérostation est ne'e en France, que c'est dans notre pays que les dirigeables ont fait leur apparition, et qu'en cette matière nous avons à peu près tout inventé. Est-ce à notre impuissance financière ? Pas davantage, car les pouvoirs publics ne ménagent pas les millions pour notre aéronautique militaire, et l'opinion les encourage hautement dans cette voie. La France est certainement assez riche pour se payer une flotte aérienne.

La seule cause de notre infériorité est celle que j'indiquais tout à l'heure : une conception inexacte de la situation, l'espoir, non pas chimérique, mais prématuré, de trouver dans les aéroplanes la solution complète du problème de l'aéronautique militaire. Nous pouvons donc faire cesser cette situation fâcheuse, il suffit d'en prendre la ferme résolution.

Mais il ne faut pas nous dissimuler les difficultés de l'entreprise. Quand, depuis plusieurs années, on suit une ligne de conduite erronée, ce n'est pas en un instant qu'on en fait disparaître les conséquences ; il s'est créé des courans que l'on ne remonte pas facilement.

L'accroissement de notre flotte de dirigeables est, avant tout, une question d'argent, et de ce côté nous ne serons pas arrêtés.) Mais quand nous consacrerions des centaines de millions à cette œuvre, nous n'obtiendrions pas un résultat immédiat, La construction d'un gros dirigeable exige, en effet, un temps assez grand, une année au moins ; c'est déjà une cause de retard, mais ce n'est pas tout. Notre industrie ne possède pas des moyens de production indéfinis. Il existe, en France, un petit nombre de constructeurs de dirigeables, parmi lesquels quatre maisons importantes seulement ; on ne peut guère demander à chacune d'elles la construction de plus d'un dirigeable par an, deux au maximum. L'État peut en fabriquer également dans ses ateliers. En mettant toutes voiles dehors, nous pouvons espérer, en un an, augmenter de 6 à 8 unités notre flotte aérienne, pas davantage. La capacité de production de l'Allemagne est certainement beaucoup plus grande. Comment expliquer cette situation ? Toujours par la même raison : le manque de suite dans les idées.

Pour construire de grands dirigeables, il faut des ateliers puissamment outillés, des installations vastes et coûteuses ; tout cela entraîne des frais auxquels un industriel ne se résigne que s'il se sent assuré de les récupérer grâce à des commandes ultérieures. Comme, depuis plusieurs années, notre aéronautique militaire est hésitante en la matière, les constructeurs, auxquels on commandait de temps en temps un dirigeable sans leur promettre des commandes ultérieures, se contentaient de leurs installations relativement restreintes et ne songeaient pas à les développer. Il en était tout autrement en Allemagne, où les industriels se sentaient assurés de l'avenir, et ont, en conséquence, développé leurs moyens de production. Pour sortir de cette fâcheuse situation, il n'y a qu'une manière : c'est de savoir ce que nous voulons. Il faut commander autant de dirigeables qu'on peut en fabriquer, et c'est chose faite ; mais il faut aussi que notre industrie aéronautique soit bien persuadée que l'effort d'aujourd'hui aura un lendemain, et ce n'est qu'à cette condition qu'elle pourra prendre un développement suffisant.

À moins d'aller acheter nos dirigeables en Allemagne, ce qui est impossible, il faut nous résigner, malgré tous nos efforts, à ne sortir que lentement de la situation inférieure dans laquelle nous nous débattons.

III

Indépendamment de cette question matérielle, il y a aussi une question de personnel. Les manœuvres de dirigeables à terre sont souvent difficiles, et exigent des troupes bien exercées. Ces troupes, nous les possédons depuis de longues années ; ce sont les aérostiers militaires. Ils ont été créés en France sous la Première République dès 1792. Sous les ordres de Conté et de Coutelle, ils ont manœuvré les ballons captifs à Fleurus, à Maubeuge et à Mayence. Supprimés au commencement du XIXe siècle, ils ont été rétablis eji France dès 1880, et toutes les nations européennes ont suivi peu à peu notre exemple.

Nos aérostiers militaires étaient incomparables. Rompus à la manœuvre des ballons sphériques, ils ne se laissaient intimider ni par les ouragans, ni par les obstacles qu'ils rencontraient sur leur route. Ils étaient arrivés à faire parcourir à leurs ballons tout gonflés des étapes avec la même vitesse que l’infanterie, et cela malgré la gêne apportée par les arbres bordant les routes, les lignes télégraphiques, les ponts de chemins de fer, et les autres obstacles qu’on avait à franchir. Nous aurions eu en eux des ressources admirables pour manœuvrer nos dirigeables ; malheureusement, là encore, on s’est laissé hypnotiser par les progrès de l’aviation. Il fallait des troupes pour la manœuvre à terre des aéroplanes ; on y a affecté les aérostiers, qui, peu à peu, ont désappris leur ancien métier, et aujourd’hui, je ne crois pas que nous possédions une seule compagnie connaissant à fond la manœuvre des ballons.

Cette situation ne date pas d’hier, et la perte du dirigeable Patrie, enlevé à Verdun par un ouragan il y a quelques années, est certainement imputable à l’inexpérience d’aérostiers improvisés. C’est une lacune à combler, mais il sera facile de le faire ; en quelques mois, nous pouvons dresser de bonnes troupes d’aérostiers, car nous possédons encore la plus grande partie des cadres des anciennes compagnies, et, si les traditions ont été fâcheusement interrompues, rien n’est plus simple que de les renouer.

Qu’il s’agisse de personnel ou de matériel, nous portons aujourd’hui la peine des erreurs commises. Pour améliorer la situation, il faut des efforts longs et perse vérans ; espérons que nous saurons déployer l’énergie et la patience nécessaires.

IV

Comment doit-on constituer notre flotte de dirigeables ? Il y a un point que personne ne discute plus, aujourd’hui, dans les milieux compétens, c’est la nécessité des gros volumes. 15 000 mètres cubes sont considérés comme un minimum, et on est d’accord pour se fixer aux environs de 20 000. C’est grâce à cela que nous aurons un rayon d’action suffisant, que nous pourrons nous maintenir, — non pas pour quelques instans, grâce à un effort momentané, mais d’une manière permanente, — à une hauteur suffisante pour échapper au tir ennemi. C’est également par ce moyen que nous pourrons protéger par des blindages sinon l’appareil entier, du moins l’équipage et les œuvres vives contre les petits projectiles, que nous pourrons donner à nos dirigeables les armes leur permettant de lutter contre leurs ennemis aériens, et d'exercer de temps à autre une action offensive contre les troupes ou les établissemens de l'adversaire.

Ce point admis, devons-nous adopter, comme les Allemands, le type rigide ou nous en tenir au type souple, comme nous l'avons fait jusqu'à présent ? Il n'est pas rare d'entendre dire que la supériorité de nos rivaux tient avant tout à ce qu'ils emploient le type rigide et que c'est là la cause de tous leurs succès. À mon avis, c'est une opinion complètement erronée. Le type rigide présente quelques avantages; il se prête plus facilement à l'installation des hélices, des surfaces d'empennage et des gouvernails, soit pour les manœuvres verticales, soit pour les manœuvres horizontales ; c'est là, à mon avis, leur seule supériorité, mais elle est très chèrement achetée par le poids inutile que l'on est condamné à enlever. Ce poids n'est pas négligeable, puisqu'il représente, à lui seul, à peu près le tiers de la force ascensionnelle totale du ballon. On a trouvé le moyen, en France et ailleurs, d'installer convenablement les hélices, les empennages et les gouvernails sur des dirigeables souples, et ce n'est pas pour quelque commodité de construction qu'il faudrait se résigner à s'encombrer d'un poids mort aussi considérable.

Cette manière de voir pourra surprendre, car ce ne sont pas ces petites facilités de construction qui constituent, aux yeux de l'opinion publique, les avantages du système souple. Il permet, croit-on généralement, d'obtenir plus de vitesse et plus de sécurité. Voyons ce qu'il faut penser de ces affirmations.

La vitesse d'un aéronef est d'autant plus grande que son moteur est plus puissant, ses hélices meilleures, et qu'il présente moins de résistance à la pénétration dans l'air.

Emporter un moteur puissant, c'est une question de poids disponible. D'après ce que nous avons vu, un dirigeable souple de 13 000 mètres cubes pourra être muni d'un moteur aussi puissant qu'un rigide de 20 000. Si nous prenons deux ballons de volumes égaux, de 20 000 mètres cubes chacun par exemple, le moteur du ballon souple pourra avoir environ une fois et demie la puissance de celui du ballon rigide. Du côté des moteurs, il y a donc une raison théorique pour que les souples soient plus avantageux.

La question des hélices n'a pas à entrer en ligne de compte ; il est évidemment aussi facile de munir de bonnes hélices un dirigeable d'un type que d'un autre.

Quant à la résistance, à la pénétration, la chose est discutable. D'une part, en effet, il est plus facile, peut-être, de donner à un rigide une forme ramassée, de rapprocher la nacelle du ballon proprement dit, et de diminuer ainsi ce qu'on appelle les résistances parasites, qui sont dues principalement aux organes servant à relier le ballon à la nacelle. J'admettrai donc qu'à volume égal, il est plus facile de donner des formes fines à un dirigeable rigide qu'à un souple. Mais ce n'est pas à volume égal qu'il faut faire la comparaison, c'est à capacité de transport égale ; par conséquent, c'est un souple de 13 000 mètres cubes qu'il faut comparer à un rigide de 20 000. Or, il est évident que le ballon le plus petit présentera moins de surface et, par conséquent, moins de résistance ; et, bien que la partie parasite de cette résistance puisse être relativement plus considérable, la résistance totale sera moindre pour le ballon le moins volumineux.

Il n'y a donc aucune raison théorique pour qu'un ballon rigide ait une vitesse supérieure à celle d'un ballon souple. Si, en fait, certains rigides ont atteint des vitesses plus grandes que les nôtres, cela tient à la perfection générale de leur construction. On pourrait, d'ailleurs, citer des dirigeables souples, notamment ceux de l'armée italienne, qui ont obtenu des vitesses égales à celles de rigides allemands. Si nos dirigeables français sont inférieurs sous ce rapport, c'est parce que, jusqu'à présent, nous n'avons construit que des appareils de volumes relativement restreints, et tous les ingénieurs aéronautes savent que plus les dirigeables sont gros, plus il est facile de leur donner de la vitesse.

Laissons donc de côté cette prétendue supériorité des rigides au point de vue de la vitesse, et voyons quels avantages ils peuvent présenter sous le rapport de la sécurité.

D'après l'opinion généralement admise, cet avantage est double. Comme le gaz qu'ils contiennent est renfermé dans des compartimens étanches, les dangers résultant de l'atteinte des projectiles sont atténués ou même supprimés ; d'autre part, leur armature rigide offre, en cas d'atterrissage brusque, des garanties précieuses.

Certes, il y a, au point de vue de la sécurité, un avantage réel à ce que le gaz d'un ballon soit réparti dans plusieurs enveloppes distinctes ; mais il ne faudrait ni exagérer cet avantage, ni croire qu'il constitue un monopole pour les dirigeables rigides.

Si un ballon formé d'une seule enveloppe vient à être crevé accidentellement, c'est évidemment la chute fatale, comme l'a démontré malheureusement la catastrophe de notre dirigeable liépublique. On est tenté de croire que si le gaz est réparti en plusieurs compartimens distincts, et que l'un d'eux vienne à être perforé, on en sera quitte pour descendre d'une certaine quantité, de quelques centaines de mètres peut-être, et on retrouvera ensuite un nouvel équilibre; de même qu'un navire, dont la coque a été perforée, et dont un des compartimens étanches a été ainsi envahi par les eaux, descend d'une certaine quantité au-dessous de sa ligne de flottaison primitive, et se maintient dans cette nouvelle position.

Cette assimilation n'est pas légitime. Les lois d'équilibre d'un bateau, qui flotte à la surface supérieure de l'océan liquide, ne sont pas les mêmes que celles d'un ballon, complètement immergé dans l'océan aérien. Il est comparable, sous ce rapport, non pas au navire ordinaire, mais au sous-marin, et on sait que lorsque, par suite d'une avarie, un de ceux-ci commence à descendre, il descend jusqu'au fond de la mer. Il en est de même des aérostats. Si, dans un dirigeable à compartimens étanches, l'un de ceux-ci vient à être crevé, et à perdre son gaz, le dirigeable descendra jusqu'à terre; sa chute sera ralentie, mais non supprimée. Il n'y a qu'un moyen d'éviter la descente, c'est de projeter immédiatement un poids de lest égal à la force ascensionnelle que possédait le gaz du compartiment crevé. On pourra ainsi retrouver un nouvel équilibre, mais cet équilibre sera assez précaire. La stabilité longitudinale se trouvera modifiée et probablement fort compromise ; elle ne pourra être maintenue qu'au prix d'une diminution de vitesse, et le dirigeable ainsi avarié ne sera plus susceptible de jouer un rôle militaire. L'existence des compartimens étanches pourra sauver la vie des aéronautes, mais n'empêchera pas l'appareil d'être pratiquement indisponible. On voit donc qu'au point de vue purement militaire l'avantage n'est pas aussi grand qu'on le suppose d'habitude.

C’est, d’ailleurs, une erreur que d’attribuer au seul type rigide la possibilité d’avoir le gaz réparti entre des compartimens séparés par des cloisons ; on a essayé de le faire pour des dirigeables souples, et on y a parfaitement réussi dans la dernière unité sortie des ateliers français, le Fleurus, sur lequel nous aurons à revenir.

Mais, disent les partisans des rigides, il reste la garantie qu’on obtient en cas d’atterrissage brusque ; il vaut mieux, dit-on, heurter le sol par une charpente bien solide, une sorte de tour Eiffel en aluminium, que dans une frêle nacelle métallique analogue, comme construction, à un cadre de bicyclette, comme celle de nos dirigeables souples.

Ici, c’est encore une illusion, mais il faut reconnaître qu’elle semble très naturelle. Quand on examine les photographies d’un Zeppelin, avec cette cabine où les voyageurs sont aussi confortablement installés que dans un bateau ou dans un wagon perfectionné, où ils prennent tranquillement leurs repas en jetant de temps en temps un coup d’œil sur un merveilleux paysage, cela donne l’apparence d’une sécurité complète, mais elle est parfois bien trompeuse. On a pu voir, dans les journaux illustrés, d’autres photographies représentant l’aspect d’un Zeppelin, non pas à la suite d’une catastrophe, mais d’un atterrissage un peu brusque ; cet aspect est vraiment lamentable, et il justifie pleinement l’opinion d’un ingénieur aéronaute français, qui a visité dans le plus grand détail le Zeppelin atterri à Lunéville : « Cette charpente, disait-il, est une merveilleuse ferblanterie. »

Ce n’est pas faire la critique des ingénieurs allemands qui ont construit ces appareils, mais c’est la critique du système. Les carcasses des Zeppelin actuels sont incapables de résister à un choc de quelque violence, et il est impossible de les faire plus solides, car, puisque leur poids absorbe déjà plus de 30 pour 100 de la force ascensionnelle totale, si on les renforçait encore, il absorberait tout le reste, et le ballon ne s’enlèverait plus du tout. Or, la première qualité d’un aérostat, c’est de pouvoir s’élever dans l’atmosphère. Il faut donc se résigner, si l’on veut donner aux ballons des armatures rigides, à se contenter d’une solidité insuffisante. Ces lourdes et frêles carcasses sont l’antipode de ce que doit être une bonne construction aéronautique, dont les qualités primordiales sont, au contraire, la légèreté et la solidité. Pour mon compte, je suis de plus en plus convaincu que la prétendue sécurité des dirigeables rigides est complètement illusoire, et je reste partisan des souples.

Les rigides présentent d'ailleurs un inconvénient, d'un ordre secondaire, mais néanmoins très réel. Les adversaires des dirigeables, ceux qui voudraient constituer notre flotte aérienne exclusivement en aéroplanes, ont pour principaux argumens le prix élevé, l'encombrement, les difficultés de manœuvre à terre des dirigeables. Nous avons vu que, avec les progrès de l'aviation, les aéroplanes voyant s'accroître peu à peu leur capacité de transport, et par suite leur rayon d'action, on est amené à employer des dirigeables d'un volume croissant ; cette nécessité a pour conséquence inévitable d'exagérer les inconvéniens réels des aéronefs plus légers que l'air. Des appareils de 20 000 mètres cubes coûtent plus cher que ceux de 10 000 ; ils exigent des hangars plus vastes, et nécessitent pour leur manœuvre des troupes plus nombreuses. Peut-être même, avant que les aéroplanes possèdent toutes les qualités militaires désirables, viendra-t-il un moment où les dirigeables de guerre deviendront si gros, et par suite si coûteux et si encombrans, qu'on pourra se demander si les services qu'ils peuvent rendre seront en rapport avec leurs exigences de toutes natures. Or, pour une même capacité de transport, comme un rigide est d'un volume égal à environ une fois et demie celui d'un souple équivalent, tous ces inconvéniens sont exagérés dans la proportion de 2 à 3 ; où l'on dépense un million, il faudra dépenser un million et demi ; les hangars seront plus volumineux, et pour la manœuvre à terre, au lieu de 100 hommes, il en faudra 150.

Ce n'est pas tout. Il y a des circonstances où les élémens sont les plus forts, et où un ballon, loin de son hangar, sera le jouet de l'ouragan, et risquera d'être enlevé ou détruit par la tempête, cette catastrophe matérielle pouvant même être accompagnée de nombreux accidens graves dans le personnel employé à la manœuvre. Lorsque de semblables circonstances se présentent avec les dirigeables souples, on a un moyen radical de mettre fin à cette dangereuse situation, c'est de dégonfler le ballon, et tous les dirigeables de ce type sont munis, aujourd'hui, de dispositifs de déchirure, permettant un dégonflement presque instantané. C'est une perte matérielle ; le gaz, dont le prix est de plusieurs milliers de francs, va se répandre dans la haute atmosphère ; le ballon a besoin de réparations plus ou moins importantes, mais enfin on le conserve. Avec un dirigeable rigide, il en est tout autrement; on a beau dégonfler les ballons imperméables qui contiennent le gaz, et qui sont dissimulés aux yeux de l'observateur par la toile qui habille la carcasse, celle-ci subsiste, et présente autant de prise au vent après qu'avant le dégonflement ; le gigantesque aéronef reste une menace de danger, et risque, en demeurant exposé à la tempête, d'être détérioré d'une façon irrémédiable.

Ainsi, à côté de quelques avantages de détail, nous voyons que les dirigeables du type rigide méritent, plus que les souples, les critiques qu'on formule à juste titre contre les dirigeables de toute nature, qu'ils possèdent des inconvéniens graves qui leur sont propres, et tous ces désavantages ne sont nullement compensés par une sécurité, qu'on doit considérer comme fallacieuse.

V

Ces idées, qui ont toujours prévalu en France parmi les ingénieurs aéronautes, semblaient devoir triompher dans le grand public, mais les partisans du système rigide ont repris récemment l'offensive. « Tout cela, disent-ils, peut être vrai pour les ballons civils, mais au point de vue militaire les rigides présentent un avantage appréciable, c'est de permettre l'installation de mitrailleuses au-dessus du ballon lui-même. Cette artillerie, dont le tir n'est gêné par aucun obstacle, pourra surveiller et atteindre les aéronefs ennemis qui chercheraient à survoler le dirigeable. Nos souples, au contraire, sont à la merci des aéroplanes qui viendront à les dominer, et qu'ils ne pourront pas même voir. À l'appui de ces argumens, on a publié des dessins de dirigeables Zeppelin, munis d'une ou de plusieurs plates-formes supérieures pour mitrailleuses, avec des cheminées de communication, permettant de se rendre depuis la nacelle à ce poste élevé.

Je reconnais volontiers que les installations de ce genre sont plus commodes à réaliser dans le système rigide que dans le système souple ; elles ne sont néanmoins pas impossibles dans ce dernier cas, et il y a, à l'heure actuelle, en construction en France des dirigeables souples qui seront surmontés d'une mitrailleuse et pourvus d'une cheminée de communication entre cette batterie haute et le poste de l'équipage. Là encore, on ne saurait considérer cette possibilité d'installation comme un monopole de tel ou tel type.

D'ailleurs, je ne crois pas qu'il y ait lieu de s'exagérer l'utilité pratique de cette artillerie surélevée. Même avec des armes simplement installées dans la nacelle, il sera, dans la plupart des cas, possible de tirer sur des aéronefs ennemis, et ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles qu'on aura besoin de recourir aux mitrailleuses supérieures. Je crois du reste que, malgré ces engins, un dirigeable qui se sera laissé dominer verticalement par une escadrille d'aéroplanes risquera fort d'être détruit. Ce ne sont évidemment que des hypothèses, car les expériences de ce genre sont difficiles à faire en temps de paix, et il n'y a pas encore eu de guerres dans lesquelles les belligérans des deux partis aient possédé des aéronefs.

Néanmoins, je suis intimement persuadé que la situation dominante et la supériorité de vitesse constitueront des facteurs de première importance dans les luttes aériennes futures, et que les aéronefs rapides qui parviendront à survoler leur adversaire auront les plus grandes chances de vaincre. Si l'on admet, en effet, que, de leur côté, ils ne seront pas dépourvus d'armement, on admettra sans doute aussi qu'il est plus facile de tirer vers le bas que vers le haut. D'autre part, la supériorité de vitesse permet d'imposer le combat à un adversaire, qui est, lui, dans l'impossibilité absolue de l'éviter.

VI

Quoi qu'il en soit, les nouvelles inventions d'artillerie surélevée et de cheminée verticale à travers la masse d'un aéronef ne modifient pas mes préférences pour le système souple. Il convient de remarquer qu'en dehors de l'Allemagne, aucun pays n'a construit de dirigeables rigides ; il n'y a d'exception, jusqu'à présent, que chez nous où nous avons fabriqué un dirigeable à armature en bois, système Spiess. La construction a duré assez longtemps ; vers la fin de 1912, on annonçait qu'enfin cet appareil allait exécuter ses premières sorties, mais on ne vit rien venir, et on apprit qu'il lui était arrivé une mésaventure fort simple et fort grave, c'est que le poids de sa carcasse avait, de beaucoup, dépassé les prévisions et que l'aéronef n'avait pas pu s'enlever. Il fallut augmenter son volume, et, à cet effet, lui ajouter un certain nombre de tranches. Ce travail demanda plusieurs mois ; il est actuellement terminé. Le Spiess a pu cette fois s'enlever à une faible hauteur, exécuter quelques randonnées. Jusqu'à présent, il ne paraît pas posséder des qualités bien brillantes; mais attendons la fin.

Pendant ce temps, un dirigeable souple, construit en France, à l'Etablissement du matériel aéronautique militaire de Chalais, procédait à ses essais. Contrairement à ce qui arrive d'habitude en matière aéronautique, le Fleurus ne réservait à ses constructeurs que des surprises agréables.

Sa force ascensionnelle dépassait les prévisions, si bien qu'au lieu d'embarquer 6 personnes à bord, on en a enlevé jusqu'à 43, et pourtant on avait un approvisionnement de combustible de plus de vingt heures, ce qui correspond à un rayon d'action énorme.

Sa vitesse ne fut que de 50 et quelques kilomètres, c'est-à-dire notablement inférieure à celle des Zeppelin et de certains dirigeables italiens. Mais il convient de remarquer qu'il s'agit là d'un ballon de 6 à 7 000 mètres cubes seulement, qu'on ne saurait légitimement comparer à des léviathans de 20 000. D'ailleurs, s'il n'a pas réalisé une vitesse plus grande, c'est uniquement parce qu'on ne comptait disposer pour le moteur que d'un poids limité. Or, la force ascensionnelle ayant dépassé les prévisions, il va être facile de substituer au premier moteur un moteur plus puissant, et d'augmenter ainsi notablement la vitesse.

De plus, avec le moteur actuel, on a pu constater que les hélices du Fleurus construites sur les indications du commasdant Dorand sont certainement les meilleures hélices aériennes qui aient jamais été construites jusqu'ici. On a reconnu également que, parmi tous les dirigeables connus, c'est lui qui, proportionnellement à ses dimensions, présente le moins de résistance à l'avancement à travers l'atmosphère, si bien qu'à puissance motrice égale, il doit avoir une vitesse supérieure à tous les dirigeables de même volume. Ceci n'est pas de la pure hypothèse, c'est une conséquence mathématique des mesures de puissance et de vitesse qui ont été faites au cours des derniers essais.

Au point de vue de l'altitude, le Fleurus devrait présenter une supériorité sur tous les autres, en raison de la proportion considérable de lest disponible qu'il peut emporter; mais on n'a pas pu profiter complètement de cette précieuse faculté parce que, ne comptant pas sur une force ascensionnelle aussi grande, on avait muni l'appareil de ballonnets à air trop petits. Or, on sait qu'on ne doit pas, sans imprudence très grave, monter à une hauteur, supérieure à celle qui correspond au volume des ballonnets à air. On va donc être obligé, pour profiter de toute l'altitude possible, de remplacer les ballonnets actuels par d'autres d'un volume plus considérable.

Ajoutons que le Fleurus possède une imperméabilité tout à fait exceptionnelle. Tandis qu'on était habitué à voir les dirigeables perdre en un ou deux mois peu à peu leur force ascensionnelle, et qu'on avait même été amené à considérer comme une règle de les vider complètement pour les regonfler à nouveau au bout de trois mois, le Fleurus a été entretenu gonflé pendant plus de huit mois, et était encore, au bout de cette période, capable d'exécuter dans d'excellentes conditions des voyages de longue durée.

Cette construction fait le plus grand honneur à l'Établissement de Chalais, notamment à son chef le commandant Fleury, et au capitaine Lenoir, l'éminent ingénieur-aéronaute qui fut chargé de ce travail, ainsi qu'à ses collaborateurs, les ingénieurs civils Dupoux et Meaux Saint-Marc, tous trois anciens élèves de notre Ecole supérieure d'aéronautique.

La comparaison du Fleurus avec un Zeppelin est particulièrement suggestive. Le Zeppelin est le triomphe du « kolossal. » Depuis plus de cent ans, on sait que les gros dirigeables sont plus avantageux au point de vue de la vitesse que les petits ; car, sans rien inventer, on peut les doter d'une puissance motrice plus grande relativement à leur résistance à l'avancement. Cette résistance croît, en elîet, pour employer le terme technique, comme le carré des dimensions, c'est-à-dire qu'un ballon de 20 mètres de diamètre aura quatre fois plus de résistance, à vitesse égale, qu'un ballon de 10 mètres ; mais la puissance motrice disponible augmente non pas comme le carré, mais comme le cube des dimensions, de telle sorte que le moteur qu’on pourra embarquer à bord du ballon de 20 mètres de diamètre sera, non pas quatre fois, mais huit fois plus puissant que celui du ballon de 10 mètres. Ainsi le gros dirigeable, qui présentera quatre fois plus de résistance que le petit, aura huit fois plus de puissance motrice ; il sera donc dans de meilleures conditions et obtiendra une plus grande vitesse.

Ces faits sont connus depuis longtemps, et ce ne sont pas les Allemands qui les ont inventés. Dès 1852, Henri Giffard, qui ne disposait à cette époque lointaine que de moteurs extrêmement lourds, déclarait qu’ils seraient suffisans pour réaliser la direction des aérostats, à la condition de donner à ceux-ci des dimensions considérables. Soixante-dix ans plus tôt, en 1784, l’année même qui suivit l’invention des frères Montgolfier, un éminent savant français, le général Meunier, concevait le projet d’un dirigeable à hélices actionnées simplement à bras d’hommes ; mais il avait soin, en vertu du principe énoncé plus haut, de prévoir pour cet appareil des dimensions gigantesques.

Il y a donc quelque chose comme cent trente ans que l’on connaît les avantages des gros dirigeables par rapport aux petits ; mais, tout en étant bien convaincus de cette vérité, les techniciens français se sont ingéniés à faire tout au monde pour éviter les dimensions exagérées, qui ont pour effet d’augmenter le prix de revient, l’encombrement, les difficultés de manœuvre, comme nous l’avons déjà signalé plusieurs fois au cours de cette étude. Pour y arriver, on a cherché à améliorer les moteurs, les hélices, à affiner les formes des carènes, en un mot à perfectionner tous les élémens dont l’ensemble constitue un aéronef, et par ce moyen on est arrivé à des résultats satisfaisans sans tomber dans les inconvéniens des dimensions exagérées, ou au moins en réduisant ces inconvéniens au minimum.

C’est ainsi que ce petit dirigeable le Fleiirus, qui ne cube pas le tiers d’un Zeppelin normal, présente des qualités tout à fait remarquables. Un dirigeable de 20 000 mètres cubes, construit d’après les mêmes principes, serait certainement, et à tous égards, supérieur aux rigides d’outre-Rhin. Le jour, qui, je l’espère, n’est pas éloigné, où nous posséderons une flotte d’aéronefs de ce genre, notre infériorité sera bien près de disparaître.)

VII

Il ne faut donc pas nous décourager. Si je me suis étendu un peu longuement sur le Fleurus, c’est que, à mon avis, cet appareil est une preuve manifeste de la haute capacité de nos ingénieurs aéronautes, et la démonstration péremptoire que notre infériorité actuelle sous le rapport des dirigeables n’est pas le résultat de notre incompétence ; elle tient uniquement, et on ne saurait trop le répéter, à l’absence de ligne de conduite rationnellement tracée et patiemment suivie.

La construction de cet intéressant dirigeable n’est d’ailleurs pas le seul effort que notre aéronautique militaire ait fait récemment dans la voie du plus léger que l’air. Des hangars ont été construits dans difl’érens points, et notamment à Maubeuge et dans les grandes places de notre frontière de l’Est, Verdun, Toul, Épinal et Belfort. Ces hangars ont été pour la plupart établis de manière à loger deux dirigeables simultanément.) Quand on en a fait les projets, on a tablé sur les dimensions des dirigeables à ce moment, c’est-à-dire sur des éclaireurs de 3 à 4 000 mètres cubes, et des croiseurs de 8 à 10 000, et on a, par prudence, forcé les dimensions, de manière à pouvoir y loger de plus grosses unités. Malgré tout, ces hangars seront peut-être insuffisans pour les futurs dreadnoughts aériens, mais on a prévu la possibilité de les allonger.

D’autre part, il ne servirait à rien d’avoir des dirigeables sans appareils à fabriquer l’hydrogène, et sans produits chimiques pour les alimenter. Ces appareils existent, les approvisionnemens de réactifs sont constitués déjà sur une large base, et on les augmente chaque jour. Ici, nous nous trouvions en présence d’une difficulté sérieuse. C’est un lieu commun de dire qu’en Allemagne l’industrie chimique est beaucoup plus développée qu’en France ; aussi, nos voisins trouvent-ils sans peine à se procurer dans leur pays les produits nécessaires à la fabrication de l’hydrogène. Il n’en est pas de même chez nous, et pour certains réactifs nous étions, il y a quelques années, tributaires de l’Allemagne. Au point de vue militaire, c’était une situation inadmissible ; on a fait de grands efforts pour en sortir, et on y est parvenu. Je crois inutile de dire par quels procédés, mais c’est un résultat acquis, et, en cas de guerre, nous pouvons compter sur les ressources de notre pays pour renouveler, autant qu'il sera nécessaire, les approvisionnemens de réactifs destinés à gonfler ou à renflouer nos dirigeables. Tout cela s'est fait sans bruit, et il est de toute justice de noter ce fait à l'actif de notre service d'aéronautique militaire, qu'il est actuellement de mode de critiquer, souvent à tort.

En ce qui concerne les étoffes imperméables caoutchoutées qui servent à construire les enveloppes de ballons, la situation était analogue. On a fait grand bruit, il y a quelques mois, à propos des commandes d'étoffes à ballons faites à d'importantes maisons allemandes ; à en croire certains articles de journaux, les dirigeansde notre aéronautique militaire étaient des traîtres à la patrie, qui achetaient systématiquement à l'étranger leurs tissus de dirigeables. La vérité est que, si on allait chercher en Allemagne des étoffes caoutchoutées, c'est qu'on n'en trouvait pas en France présentant les qualités requises. Certes, ces tissus allemands n'étaient pas parfaits, mais ils étaient infiniment supérieurs à ceux de nos fabriques nationales. Il fallait donc ou renoncer à avoir des dirigeables, ou se résigner à faire des commandes au delà de nos frontières. Mais, en même temps qu'on assurait le présent comme on pouvait, on se préoccupait de l'avenir; on encourageait l'industrie nationale; et à l'heure actuelle, les étoffes de nos ballons sont, suivant la formule réglementaire, de fabrication exclusivement française.

VIII

En résumé, nous sommes, actuellement, sous le rapport des dirigeables, inférieurs, et de beaucoup, à nos voisins les Allemands. Cette infériorité est due uniquement à un manque de décision de notre part, tout le monde est à peu près d'accord, aujourd'hui, pour le reconnaître, et c'est là un fait heureux, et de même ordre, — toutes proportions gardées, — que l'accord qui s'est fait récemment dans notre pays sur la nécessité de rétablir le service de trois ans. Il est bien entendu que nous allons nous mettre à l'œuvre pour sortir de cette infériorité. Mais il importe de ne pas nous laisser décourager dans cette voie par les difficultés concernant le matériel ou le personnel. D'une part, en effet, notre industrie n'est pas suffisamment outillée ; d'autre part, nos troupes d'aérostiers doivent être remises en forme. Les résultats désirables ne s'obtiendront pas en un jour; ce n'est donc que peu à peu qu'il nous sera possible de faire disparaître notre infériorité actuelle. Mais, outre les mesures à prendre pour les dirigeables, il y a autre chose à faire. Les dirigeables n'ont plus, sur les aéroplanes, qu'une seule supériorité, c'est celle de la capacité de transport, ou du rayon d'action, ce qui est la même chose; par suite des progrès qui seront nécessairement plus rapides pour les avions, cet avantage ira en s'atténuant, et finira par disparaître. Nous avons tout intérêt à hâter ce moment, et, à cet effet, à pousser la construction des aéroplanes de poids lourds, et par conséquent de grande capacité de transport.

Notre aéronautique militaire a fait, dans ce sens, un effort très sérieux. Il y a deux ans, un concours a été institué, pour obtenir des aéroplanes capables d'emporter trois voyageurs, avec un poids utile de 300 kilogrammes, et un rayon d'action de 300 kilomètres. Ce concours, qui s'est terminé en novembre 1911, a permis d'atteindre le résultat désiré. Je regrette qu'on n'ait pas persévéré dans cette voie, car, si on l'avait fait, nous posséderions aujourd'hui l'avion portant 400 kilogrammes de poids utile, et capable de parcourir d'une traite 400 kilomètres ; et, après être passé du type de 300 au type de 400, nous serions bien près d'avoir celui de 500. En continuant ainsi, on pourrait espérer que, dans quelques années, les aéroplanes seraient à même de prendre partout, ou à peu près, la place des dirigeables. Je regrette que le concours militaire de 1911 n'ait pas eu de lendemain. À vrai dire, je ne tiens pas essentiellement à la formule de ce concours, ou à toute autre analogue ; le procédé importe peu. Ce qui présente, au contraire, un intérêt capital, c'est le résultat à obtenir : à savoir la construction d'aéroplanes dont le rayon d'action aille constamment en progressant, de manière à réduire peu à peu le rôle des dirigeables jusqu'à le supprimer complètement. Si l'on marchait résolument dans cette voie, je ne désespérerais pas de voir atteindre ce but avant que notre flotte de dirigeables soit devenue supérieure à celle de l'Allemagne.

Quelle que soit la solution de l'avenir en ce qui concerne les puissantes unités de notre flotte aérienne, nous sommes, sous le rapport des appareils à puissance restreinte, dans une excellente posture. Il est de mode, aujourd'hui, de crier sur tous les tons que notre infériorité ne se borne pas aux dirigeables ; qu’en ce qui concerne les aéroplanes, l’Allemagne, l’Angleterre l’emportent, ou vont incessamment l’emporter sur nous. Je ne crois pas beaucoup à ces affirmations pessimistes.

Ce qui, à mon avis, doit nous rassurer, c’est l’admirable fonctionnement de nos escadrilles d’avions. Au mois de septembre 1912, ce fut une véritable révélation que de voir le service intensif accompli par nos aviateurs, sans accident, et même sans incident. En se bornant aux manœuvres du Poitou, on a rais en ligne plus de 60 appareils, dont les vols, mis bout à bout, représentent plus de deux fois le tour de la terre ; c’est déjà quelque chose. Mais ce qui est plus frappant encore, c’est la réunion de nos aéronefs en escadrilles bien compactes, bien homogènes, qui forment de véritables unités militaires, aussi maniables que celles de nos vieilles armes, bataillons d’infanterie, escadrons de cavalerie, ou batteries d’artillerie.

À cette époque, aucune Puissance au monde n’était capable de présenter une organisation pareille. J’ignore quel progrès ont été depuis réalisés à l’étranger dans cette voie, mais tant que je n’aurai pas constaté qu’en Allemagne ou ailleurs, on a mis en œuvre une masse aussi imposante et aussi homogène d’avions, je resterai persuadé que notre supériorité en aviation militaire est considérable, et au-dessus de toute discussion.

Certes, nous ne pouvons pas prétendre posséder indéfiniment le monopole des escadrilles aériennes, et il ne faut pas nous endormir sur nos lauriers ; mais l’avance que nous possédions il y a un an sur nos rivaux ne me paraît pas difficile à garder. Je sais quels efforts on fait pour la maintenir, et j’ai confiance dans l’avenir de nos destinées aéronautiques.

Je voudrais faire partager cette confiance à mes lecteurs. Notre infériorité en dirigeables ne doit être que momentanée, et elle est, d’ailleurs, à mon avis, largement compensée par notre supériorité en aéroplanes.

Pour le présent, notre mot d’ordre doit être de travailler avec énergie et persévérance, et d’avoir confiance, malgré tout ce qu’on a pu dire, en notre flotte aérienne militaire.

Lieutenant-colonel Paul Renard.